Économie bienfaisante
Introduction, établissement et annotation du texte par Patrizia Oppici
Le texte que nous présentons ici a d’abord été intégré à la première édition séparée de Sur la douceur. Dans les différents écrits qui la composent, Castel y analyse les meilleures façons pour l’individu de s’intégrer avec bonheur dans la société où il vit, qu’il s’agisse de la douceur des manières ou des formules linguistiques les plus respectueuses d’autrui. Économie bienfaisante, comme son titre l’indique, est consacré à l’aspect le plus concret du problème, celui de la distribution de la richesse, source inévitable de conflits. Or ce texte est parmi les plus représentatifs de la pensée du don développée par l’abbé. L’économie qu’il recommande doit servir à pratiquer une bienfaisance conçue comme une sorte d’impôt volontaire sur le revenu, dans une mesure qui évoque immédiatement la dîme ecclésiastique. Il y a sans doute un message implicite, et probablement critique, dans ce dixième consacré aux bienfaits. Cette bienfaisance suggérée au lecteur doit se transformer en une véritable contribution aux besoins du prochain, fondée sur la raison et destinée à réaliser le bonheur de celui qui donne et de celui qui reçoit. Saint-Pierre n’exclut pas de ce bonheur la perspective des récompenses célestes – « mériter le Paradis pour ses bienfaits » fait partie de son système –, mais il insiste sur la dimension sociale de sa théorie du don. La bienfaisance qu’il préconise dans ce texte est l’expression d’une sociabilité heureuse qui recouvre seulement en partie la signification que le terme prendra ensuite sous la plume des philosophes. Son économie bienfaisante n’est pas seulement destinée à soulager de pauvres familles ; elle consiste en une stratégie de « petits présents » qui peuvent s’adresser à sa femme ou à ses enfants, aux voisins et aux amis ; mais aussi à compenser avec plus de libéralité ses ouvriers ou ses marchands, et à payer plus promptement ses créanciers. L’accent est mis sur la qualité de la relation humaine assurée par le don. Cette bienfaisance vise donc à la constitution d’un capital d’estime et de reconnaissance mutuelle qui rend plus agréable l’existence du bienfaisant. L’abbé va jusqu’à conseiller d’acheter par la bienfaisance « la paix de l’injuste qui demande un peu plus qu’il ne lui est dû, et pour éviter ainsi un procès avec un voisin difficile » et également de laisser passer sans vérification « les menues dépenses du maître d’hôtel » (Économie bienfaisante, § 1, 3e variante). Obliger tout le monde par cette politique habile revient à se garantir la considération de la meilleure société, et donc réalise « la gloire solide » d’une vie bienfaisante, au lieu que la dépense en luxe n’est que « gloriole » qui n’ajoute rien à la véritable douceur de vivre. Par certains aspects cette stratégie de bienfaisance pourrait rappeler l’idéal aristocratique de la libéralité du seigneur, parce qu’il s’agit de pratiquer un art de vivre fait d’égards et d’attention à autrui qui marque une supériorité morale, mais Castel n’hésite pas à s’appuyer aussi sur des raisons plus concrètes de pratiquer la bienfaisance : « Sa réputation de juste et de bienfaisant lui rendra faciles des affaires que les autres trouvent très difficiles » (Économie bienfaisante, § 13).
§ 2Tous ces exemples sembleraient indiquer à première vue que les conseils d’économie bienfaisante ne s’adressent qu’au maître d’une maison, et d’une grande maison. Or l’abbé entend également faire appel aux femmes, aux enfants, et même aux domestiques, « l’humeur bienfaisante » pouvant se trouver « dans les conditions les plus pauvres » (Économie bienfaisante, § 17).
§ 3Tout le monde peut pratiquer, à plus modeste échelle, son économie bienfaisante, justement parce qu’il s’agit surtout d’entretenir par les bons procédés une relation satisfaisante avec son prochain. Ainsi les écoliers doivent être habitués à quelques petites économies sur leur menues dépenses. Mais Castel insiste tout particulièrement sur le rôle des femmes, et dans un paragraphe ajouté au texte publié dans les Ouvrages de morale et de politique, écho probable des conversations qu’il entretenait avec ses élèves et amies, il s’efforce de montrer que, même sans la possibilité d’administrer directement les biens de la famille, la femme pourra pratiquer une sage économie dans sa dépense en robes ou en jeu, qui persuadera son mari de suivre son exemple.
Note sur l’établissement du texte
Manuscrits
Économie bienfaisante, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. [1-4].
Brouillon autographe du texte de l’édition de 1740, avec biffures, suppressions et additions.
Économie bienfaisante, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. [1-4].
Mise au net du texte précédent, avec quelques suppressions.
Économie bienfaisante. Réserve du dixième de son revenu, BPU Neuchâtel, ms. R178, p. [1-6].
Mise au net correspondant au texte du recueil De la douceur de 1740.
Économie bienfaisante, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 1-7 [8].
Copie correspondant au texte du tome XIV des OPM, suivi de la pièce intitulée « Sentiment de Pline » (p. [8]).
Économie bienfaisante, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 1-7.
Copie identique à la précédente, avec addition autographe : « Sentiment de Pline » (p. 7).
Imprimés
« Économie bienfaisante. Réserve du dixième de son revenu », in De la douceur, Amsterdam / Paris, Briasson, 1740, in-8°, p. 1-7. (A)
Première version imprimée dans un recueil à la pagination discontinue.
Économie bienfaisante, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1740, t. XIV, p. 1-11. (B)
Version comportant de nombreuses additions en comparaison de l'édition précédente, dont les Objections et Réponses I et II et la pièce « Sentiment de Pline ».
Économie bienfaisante, in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 305-316. (C)
Version qui comporte deux paragraphes supplémentaires en comparaison du texte du tome XIV et qui est suivi de la pièce « Sentiment de Pline le neveu ».
Nous proposons la version la plus complète du texte (C), avec les variantes du recueil De la douceur de 1740 (A) et celles du tome XIV des OPM (B).