Écrits sur la morale
Introduction générale par Carole Dornier
Selon les dires de l’abbé de Saint-Pierre lui-même, c’est entre 1685 et 1693, alors qu’il réside à Paris, qu’il délaisse ses études de physique pour lire des ouvrages de morale et pour écrire ses propres réflexions sur le sujet1 . Les Fragments de morale rédigés durant cette période seront pour un temps abandonnés et partiellement repris, tardivement, dans les derniers volumes de ses Ouvrages de politique et de morale, principalement dans les tomes XIII, XV et XVI. C’est que, progressivement, l’intérêt de Saint-Pierre pour la politique, qu’il juge le plus important objet d’étude au regard du bonheur des hommes, n’efface pas les préoccupations morales, mais les associe étroitement à l’élaboration d’une science du gouvernement des hommes qui s’appuie sur une science des mœurs.
§ 2C’est pourquoi il est parfois difficile de distinguer ce qui, dans ses écrits, appartient à l’un ou à l’autre des domaines, comme le soulignent les variations dans l’intitulé de la série en seize volumes parue à Rotterdam et la remarque de l’auteur lui-même envisageant une seconde édition : « Il y a des traités de politique qui peuvent être mis sous le titre de morale et des traités de morale qui peuvent être mis sous le titre de politique » (Seconde édition, § 10).
§ 3Classer des textes de Castel de Saint-Pierre dans une rubrique « Morale » implique donc des choix d’autant plus délicats que la réflexion sur les mœurs est également très présente dans la plupart des ensembles thématiques qui composent cette édition : religion, éducation, vie des hommes illustres, belles-lettres, histoire et même économie. Est-ce, par exemple, dans ce dernier ensemble qu’il faut placer l’« Observation sur le luxe », au motif qu’elle s’inscrit dans un débat sur le sujet avec Jean-François Melon, considéré comme un des premiers économistes français, ou faut-il observer la classification opérée par l’abbé lui-même qui rédigea une première réflexion sur le luxe dans ses Fragments de morale ? Nous avons cherché à souligner la position originale de l’abbé sur la dépense somptuaire en la présentant dans le même ensemble que le Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils et que la critique Contre l’opinion de Mandeville, deux écrits qui éclairent son point de vue dans cette querelle.
§ 4Faut-il intégrer les écrits sur Pascal et sur La Rochefoucauld dans l’ensemble concernant la langue et les belles-lettres ou privilégier le contenu moral de leurs écrits ? La première solution a été adoptée pour les pages que l’abbé consacre à Pascal, centrées sur son éloquence, tandis que celles portant sur l’auteur des Maximes sont éditées ici, avec celles concernant l’amour-propre et l’Esprit moqueur.
§ 5Une autre difficulté provient du peu de soin que l’abbé apportait à la composition des volumes parus à partir de 1733 en Hollande à compte d’auteur : à côté des éditions séparées publiées en France, la série de Rotterdam contient des doublons et les derniers volumes sont des recueils d’opuscules sans grande cohérence. Il est parfois difficile de savoir où commencent et où se terminent les textes qui y sont rassemblés et qui s’enchevêtrent. Enfin, l’abbé se répète et la sélection des écrits les plus significatifs paraît indispensable pour en faciliter la lecture et l’interprétation.
§ 6Nous avons choisi d’insérer dans les Écrits sur la morale un ensemble de textes portant sur l’association entre douceur, bonheur et bienfaisance, qui constituent un aspect caractéristique et original de la pensée de l’abbé, introduits et édités ici par les soins de Patrizia Oppici ; figurent aussi, dans le même ensemble, les écrits portant sur le plaisir de la distinction, l’amour-propre, l’esprit, le luxe, le mariage, écrits dans lesquels Saint-Pierre prend position à la fois contre une conception rigoriste, issue de l’augustinisme, de la vertu et du vice, et en faveur de la vie ordinaire, contre les valeurs de l’éthique aristocratique et de la culture mondaine.