SUR LE SYSTÈME DE LA PAIX PERPÉTUELLE EN EUROPE
§ 1M. de Fontenelle écrivit à M. le Cardinal de Fleury au commencement de cette année 1740 pour lui souhaiter une heureuse année. Il le félicitait de la paix qu’il avait faite et de celle qu’il avait procurée entre les chrétiens et les Turcs, et il l’invitait, comme excellent médecin des maladies des nations, à calmer la fièvre qui commençait à se montrer en Europe entre les Espagnols et les Anglais. M. le Cardinal lui répondit sur le même ton de plaisanterie par une lettre fort obligeante ; et, dans cette lettre, il disait en raillant qu’il faudrait que les princes prissent quelque dose de l’élixir du Projet de Paix perpétuelle de l’Europe de M. l’Abbé de Saint-Pierre, un des amis de M. de Fontenelle. M. de Fontenelle montra cet article à M. l’Abbé de Saint-Pierre qui comprit que peut-être le cardinal aurait quelque envie de se servir de ce plan pour rendre la paix durable en Europe, si le plan était praticable. Il lui écrivit la lettre qui suit en lui envoyant les cinq articles fondamentaux pour l’établissement d’une diète générale des puissances de l’Europe. M. le Cardinal lui répondit de sa main six ou sept lignes qui contiennent les principales difficultés de ce plan, auxquelles M. l’Abbé de Saint-Pierre répondit en peu de paroles, et il a fait depuis une réponse plus ample qui est ci-après.
COPIE DE LA LETTRE De M. l’Abbé de Saint-Pierre à M. le Cardinal de Fleury
§ 2Je suis fort aise, Monseigneur, que vous m’ayez ordonné d’appliquer mon remède universel pour guérir la fièvre de nos voisins ; vous m’avez ainsi autorisé à vous demander avec plus de raison quel homme il y a en Europe qui puisse plus habilement que vous faire l’application de ce remède universel.
§ 3Voilà pourquoi je prends la liberté, Monseigneur, de vous envoyer en cinq articles la composition de ce merveilleux remède que les malades prendront volontiers de votre main, dès que vous l’aurez pris vous-même par précaution ; et il deviendra ainsi parfaitement à vous, puisque vous seul en pouvez faire l’application. Et tous les États d’Europe vous remercieront de leur avoir ainsi indiqué un si bon remède et un si bon préservatif contre les maladies futures.
§ 4Paradis aux bienfaisants
§ 5L’Abbé de Saint Pierre
§ 6Je ne suis que l’apothicaire de l’Europe, vous en êtes le médecin : n’est-ce pas au médecin à ordonner et à appliquer le remède ?
Les cinq articles fondamentaux
ARTICLE PREMIER
§ 7Il y aura désormais entre les souverains d’Europe qui auront signé les cinq articles suivants une alliance perpétuelle :
§ 81o Pour se procurer mutuellement durant tous les siècles à venir sûreté entière et perpétuelle à eux et à leur postérité de la conservation en entier de leurs États suivant les lois du pays, malgré les grands malheurs des guerres étrangères.
§ 92o Pour se procurer mutuellement durant tous les siècles à venir sûreté entière contre les grands malheurs des guerres civiles, malgré les minorités et les divisions de leurs familles et autres temps d’affaiblissement.
§ 103o Pour se procurer mutuellement une diminution très considérable de leur dépense militaire en augmentant cependant leur sûreté.
§ 114o Pour se procurer mutuellement une augmentation très considérable du profit annuel que produiront la continuité et la sûreté du commerce.
§ 125o Pour se procurer mutuellement avec beaucoup plus de facilité et en moins de temps l’agrandissement intérieur, ou l’amélioration de leurs États, par le perfectionnement des lois, des règlements et par la grande utilité de plusieurs excellents établissements.
§ 136o Pour se procurer mutuellement sûreté entière de terminer promptement sans risques et sans frais leurs différents futurs.
§ 147o Pour se procurer mutuellement sûreté entière de l’exécution prompte et exacte de leurs traités passés et futurs.
§ 15Or, pour faciliter la formation de cette alliance, ils sont convenus de prendre pour point fondamental la possession actuelle et l’exécution des derniers traités, et se sont réciproquement promis à la garantie les uns des autres, que chaque souverain qui aura signé ce traité fondamental, sera toujours conservé, lui et sa maison, dans tout le territoire et dans tous les droits qu’il possède actuellement. Ils sont convenus que les derniers traités depuis, et compris le traité de Munster1 , seront exécutés selon leur forme et teneur.
§ 16Et afin de rendre la grande alliance plus solide, en la rendant plus nombreuse et plus puissante, les grands alliés sont convenus que tous les souverains chrétiens seront invités d’y entrer par la signature de ce traité fondamental.
SECOND ARTICLE
§ 17Chaque allié contribuera à proportion des revenus actuels et des charges de son État à la sûreté et aux dépenses communes de la grande alliance. Cette contribution sera réglée pour chaque mois par les plénipotentiaires des grands alliés dans le lieu de leur assemblée perpétuelle, à la pluralité des voix pour la provision2 , et aux trois quarts des voix pour la définitive.
TROISIÈME ARTICLE
§ 18Les grands alliés pour terminer entre eux leurs différends présents et à venir, ont renoncé et renoncent pour jamais, pour eux et pour leurs successeurs, à la voie des armes, et sont convenus de prendre toujours dorénavant la voie de conciliation par la médiation du reste des grands alliés dans le lieu de l’assemblée générale ; et en cas que cette médiation n’ait pas de succès, ils sont convenus de s’en rapporter au jugement qui sera rendu par les plénipotentiaires des autres alliés perpétuellement assemblés, et à la pluralité des voix pour la provision, et aux trois quarts des voix pour la définitive, cinq ans après le jugement provisoire.
QUATRIÈME ARTICLE
§ 19Si quelqu’un d’entre les grands alliés refusait d’exécuter les jugements et les règlements de la grande alliance, négociait des traités contraires, faisait des préparatifs de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui offensivement, jusqu’à ce qu’il ait exécuté lesdits jugements ou règlements, ou donné sûreté de réparer les torts causés par ses hostilités et de rembourser les frais de la guerre, suivant l’estimation qui en sera faite par les commissaires de la grande alliance.
CINQUIÈME ARTICLE
§ 20Les alliés sont convenus que les plénipotentiaires à la pluralité des voix pour la définitive, régleront dans leur assemblée perpétuelle tous les articles qui seront jugés nécessaires et importants pour procurer à la grande alliance plus de solidité, plus de sûreté et tous les autres avantages possibles ; mais l’on ne pourra jamais rien changer à ces cinq articles fondamentaux que du consentement unanime de tous les alliés.
RÉPONSE De M. le Cardinal de Fleury
§ 21Vous avez oublié, Monsieur, un article préliminaire pour base aux cinq que vous me proposez : c’est de commencer, avant de les mettre en pratique, d’envoyer une troupe de missionnaires pour y préparer l’esprit et le cœur des princes contractants, en vous confirmant la dignité d’apothicaire de toute l’Europe, de préparer des potions calmantes et adoucissantes pour tenir les humeurs liquides et solides dans un juste équilibre.
RÉPONSE De M. l’Abbé de Saint-Pierre à M. le Cardinal.
Au Palais-Royal, vendredi 15 janvier 1740.
§ 22J’admire votre bonté, Monseigneur, dans les six lignes que vous m’écrivez de votre main ; et c’est cette même bonté qui me donne la confiance d’y répondre. Il s’agit par rapport au roi de savoir si, tout bien pesé, il y a beaucoup à gagner pour lui et pour sa postérité à signer les cinq articles fondamentaux et de les proposer à signer à ses voisins. Pour s’en convaincre, il n’a pas besoin d’autre missionnaire que vous, Monseigneur, et pouvez-vous jamais lui exposer de plus grands motifs que les sept principaux avantages de la signature.
AUTRE RÉPONSE plus ample aux difficultés.
§ 23[La suite reprend les sept principaux avantages du premier article, avec des éclaircissements, une objection nouvelle et sa réponse.]