Projet pour l’extirpation des corsaires de Barbarie
Introduction, établissement du texte et annotation par Carole Dornier
Le Projet pour l’extirpation des corsaires de Barbarie s’inscrit dans l’évolution de la conception de l’Union européenne développée dans le Projet de paix perpétuelle. La paix envisagée doit garantir les relations commerciales, facteur de prospérité, diminuer, répartir et prévoir les dépenses militaires afin de limiter les pertes des puissances chrétiennes en Méditerranée. En 1711, l’abbé avait d’abord envisagé d’inclure les États de Barbarie dans son union de paix afin de les obliger à cesser leurs pirateries1 . Par ailleurs l’organisation d’une défense commune contre la course constituerait l’un des nombreux avantages de l’Union européenne2 . Comme le montrent, en 1709, les menaces d’attaques venues de Turquie et de Barbarie, la Sublime Porte et les corsaires barbaresques faisaient cause commune contre l’Ordre soutenu par le pape et les États chrétiens3 . En 1715, les Ottomans déclarèrent la guerre à Venise pour reprendre la Morée ; Leibniz, lecteur du Projet de paix, suggéra alors à l’abbé une union défensive contre l’expansion ottomane, première étape pour convaincre d’une union chrétienne en faveur de la paix sur le continent. Dans le troisième tome, composé en 1715, Saint-Pierre imagine de chasser le Turc d’Europe et de faire un traité avec Alger, Tunis et Tripoli pour les soustraire à la tutelle ottomane en leur accordant un statut de républiques marchandes4 . Cependant, si les États barbaresques dépendaient en théorie du sultan ottoman et pouvaient lui prêter main-forte, ils vivaient en réalité de façon presque indépendante. Comme le remarque l’abbé, à la suite de Jacques Philippe Laugier de Tassy, la course était nécessaire économiquement aux pays dont les pirates étaient originaires et elle profitait aux élites dirigeantes, si bien que la situation perdurait5 . En 1662, la situation s’étant dégradée pour les négociants français, Louis XIV avait déclaré la guerre aux régences barbaresques ; dans les années qui suivirent, il fit l’expérience sur les villes ennemies de nouvelles méthodes de bombardement, mais ni les succès militaires ni les négociations n’apportèrent de solution durable6 . Les traités conclus avec les puissances européennes en l’échange de fournitures et savoir-faire étaient non seulement provisoires mais contribuaient en fait à renforcer les flottes barbaresques7 . Dans la guerre de course contre les infidèles, l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, religieux-militaire, installé dans cette île, jouait un rôle de premier plan. La dimension confessionnelle se mêlait aux motifs économiques pour le contrôle des voies maritimes et des ports de la Méditerranée.
§ 2En 1700, Raymond Perellos de Rocafull8 , nommé grand maître de l’Ordre de Malte trois ans auparavant, avait envisagé, pour remédier aux attaques des corsaires musulmans qui sévissaient au large des côtes espagnoles et italiennes, de rétablir une escadre de vaisseaux de guerre. Il chargea le chevalier de Saint-Pierre9 , frère de l’abbé, jugé « le plus intelligent pour présider à leur construction et le plus en état de les commander » de faire construire et de diriger cette flotte qui remporta plusieurs victoires10 . Entre 1713 et 1715 Vertot, dans son Histoire des Chevaliers hospitaliers de S. Jean de Jérusalem, comme l’abbé lui-même, attribue au chevalier la paternité du Projet présenté ici, qui aurait été « fort approuvé par le grand maître »11 . L’actualité offrit plus tard à l’abbé une occasion de publier cette idée formulée dans la première décennie du siècle et qu’il relie à son Projet de paix perpétuelle. Alger avait conclu des traités de paix avec l’Angleterre, la France et la Hollande mais cette paix était intenable économiquement. En 1716, la cité dut décider auquel des États commerçants qui envoyaient leurs vaisseaux en Méditerranée et qui avaient pourtant des résidents à Alger, elle allait déclarer la guerre pour s’assurer des prises qui alimentaient son commerce ; ce fut la Hollande qui fut choisie12 . À l’occasion du conflit entre la Hollande et Alger mentionné par les périodiques hollandais de 1721, Saint-Pierre reprend et diffuse un plan élaboré une vingtaine d’années plus tôt : responsable de la construction et de la direction d’une escadre de navires de guerre, le chevalier de Saint-Pierre aurait songé à la constitution d’un fonds commun aux États chrétiens pour multiplier les forces existant à Malte, l’Ordre devenant ainsi la police chrétienne de la Méditerranée. L’abbé de Saint-Pierre mentionne, fin 1724, dans une demande aux autorités pontificales, un mémoire qu’il a fait imprimer sur les moyens « pour extirper entièrement les corsaires de Barbarie »13 . C’est entre 1721, date du numéro de la gazette de Hollande auquel il fait référence et 1724, qu’il faut donc situer la rédaction de ce projet.
§ 3À partir de cette idée qui fait contribuer les différents États chrétiens, et pas seulement les catholiques, Saint-Pierre estime, selon son habitude, les pertes évitées et les gains réalisés par les États chrétiens et, dans la continuation de la méthode utilisée à propos du Projet de paix, il énumère les intérêts des parties à la signature d’un tel accord, y compris ceux de la Sublime Porte. Il fait ensuite suivre sa démonstration d’objections auxquelles il répond, procédé destiné à compléter sa démonstration.
§ 4Ce projet confirme donc que l’Union européenne pour la paix envisagée par l’abbé de Saint-Pierre s’affirme comme chrétienne et commerciale. Cette évolution qui prétend substituer le droit à la force par une violence légitime a recours à un bras armé chrétien, que Saint-Pierre n’imagine pas ex nihilo. Trait commun à ses projets relatifs à la mendicité, aux hôpitaux et à l’instruction du peuple, il envisage d’orienter l’activité d’ordres religieux existants, ici les chevaliers de l’Ordre de Malte, ailleurs les bénédictins ou les Filles de la Charité, vers l’utilité publique, la prospérité et la paix européenne.
§ 5Postulant que la guerre n’est jamais profitable à quiconque, Saint-Pierre doit admettre cependant que les États barbaresques ont besoin de la course et sont obligés de poursuivre leur activité prédatrice, ce qui fragilise une argumentation des intérêts bien compris de chaque partie. Mais selon un raisonnement caractéristique de l’idée de progrès et de perfectionnement des Modernes, l’économie de la course correspondrait à une étape arriérée de l’évolution des sociétés : « Ces peuples [de Barbarie] ne sont point encore suffisamment tournés ni à l’agriculture ni aux manufactures ni au commerce » (Corsaires, § 3). Le Projet d’extirpation envisage donc qu’ils suivent leur véritable intérêt sous la contrainte (« ils ont besoin d’y être forcés »), exercée par une police chrétienne maritime organisée, un corps d’agents compétents motivés rationnellement par des perspectives de carrière, des incitations financières et honorifiques. La paix exige donc de substituer à une économie de prédation, une économie de production. Plus que d’une croisade chrétienne, comme l’a souligné Azzeddine Guellouz, il s’agirait d’une croisade philosophique, ou tout du moins en faveur de l’économie des Modernes14 .
Note sur l’établissement du texte
Manuscrits
Projet pour l’extirpation des corsaires de Barbarie, BM Rouen, Ms. 949, t. II (I. 12). p. 317-333.
Cette version est antérieure à l’imprimé, le recueil de Rouen ne contenant pas de textes postérieurs à 1730. Elle présente neuf Objections, dont cinq seront supprimées ensuite (Objections 4, 5, 6, 7, 9)15 .
Projet pour l’extirpation des Corsaires de Barbarie, BPU Neuchâtel, Ms. R202, p. 1-14.
Mise au net. Texte identique à celui de l’imprimé.
Imprimé
« Projet pour l’extirpation des corsaires de Barbarie », in Ouvrages de politique, Rotterdam, chez J. D. Beman, et se vend à Paris chez Briasson, 1733, t. II, in-12, p. 84-104.
L’auteur ajoute des sous-titres à la première version et réduit les Objections et Réponses à quatre.
Entre la version de Rouen, plus longue et parfois répétitive, et l’imprimé, le texte gagne en clarté et en concision : c’est donc celui paru en 1733 que nous proposons.