COMPARAISON ENTRE LE SYSTÈME DE L’ÉQUILIBRE DES DEUX PRINCIPALES PUISSANCES, ET LE SYSTÈME DE LA DIÈTE EUROPÉENNE
I
§ 1Nous savons par l’expérience de deux cents ans que le système de l’équilibre n’empêche point les guerres ; il les fait même durer, par la presque égalité de forces des combattants.
§ 2Au lieu que la diète européenne terminerait les différends entre les souverains européens sans guerre, comme la diète d’Allemagne termine sans guerre les différends des souverains allemands.
II
§ 3Si la plupart des princes de l’Europe souhaitent l’indivisibilité des États de l’Empereur, c’est uniquement pour faire durer l’équilibre, sans lequel ils ne voient point de sûreté contre l’ambition injuste du plus puissant.
§ 4Mais si par le système de l’arbitrage européen, ils pouvaient voir qu’ils auraient une sûreté beaucoup plus grande de la conservation de leurs États contre l’ambition injuste du plus puissant, ils ne proposeraient plus l’indivisibilité, qui fera sûrement naître de grandes guerres, et proposeraient eux-mêmes le système de l’arbitrage permanent, et annuleraient leurs autres engagements.
III
§ 5À l’égard des engagements que la France peut avoir pris avec les alliés, comme il est certain que c’est principalement pour la sûreté de leur mutuelle conservation, il est évident qu’il vaut beaucoup mieux pour eux tous faire pour cet effet une alliance générale qui empêche les guerres, que de continuer des ligues partiales qui font naître la guerre, et qui la font durer d’autant plus longtemps que les ligues opposées seront plus égales, et leur union plus durable.
IV
§ 6Ni l’Empereur, ni la France, ni les autres princes ne gagnent rien à leurs alliances partiales ; ils dépensent autant en troupes ; ils n’ont pas même par leurs troupes la centième partie de sûreté de leur conservation réciproque, que leur donnerait le traité de l’alliance générale et de l’arbitrage européen, par lequel ils gagneraient tous beaucoup, dès les premières années, par la diminution de leur dépense.
V
§ 7Dans les alliances partiales qui se font en Europe, soit pour l’indivisibilité, soit pour la divisibilité, les princes risquent une très grande dépense de cinq ou six ans de guerre.
§ 8Au lieu que dans le système de l’alliance générale, ils sont sûrs de n’avoir point de guerres, et par conséquent de faire des profits très considérables.
VI
§ 9Souvent, dans les ligues partiales, les alliés se divisent : l’expérience ne nous apprend que trop qu’elles ne sont pas durables, parce qu’un allié peut toujours s’en séparer impunément, en se jetant dans la ligue opposée.
§ 10Au lieu que dans la ligue générale, nul ne peut s’en séparer impunément : puisqu’il n’y a point de ligue partiale opposée, de laquelle il puisse s’appuyer.
VII
§ 11La France ne risque rien, en proposant à tous une alliance générale.
§ 12Au lieu qu’elle risque beaucoup, en laissant faire aux ennemis, et en faisant elle-même des alliances et des ligues partiales, puisqu’elle risque les préparatifs et la dépense d’une longue guerre : au lieu qu’elle ne risque rien à proposer l’alliance générale ; elle y gagnera même, en ce qu’elle rendra le refusant suspect de finesse, de dissimulation, et d’une ambition immodérée qui menace ses voisins. Car la proposition de l’arbitrage européen sera un moyen sûr de discerner les ambitieux des pacifiques.
§ 13D’ailleurs si la négociation de la ligue générale ne réussit pas d’abord avec tous, elle réussira avec la plupart qui signeront les cinq articles, et cette ligue deviendra bientôt de beaucoup la plus forte.
§ 14Si la négociation réussit par l’accession de tous les principaux souverains, la France en recevra des avantages immenses et infinis ; et le ministère en sera d’autant plus affermi que les projets commencés ont besoin, pour être achevés, de ceux qui ont le bonheur de lever les obstacles des commencements.
§ 15L’occasion n’a jamais été si belle ; et si la France la perd, elle court grand risque de tomber bientôt malgré elle dans un labyrinthe d’affaires très désagréables, dont l’effet naturel sera d’être dégoûté d’un ministère qu’elle croira bientôt cause des grands maux qu’elle souffrira.