Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens
Introduction par Nicolas Lyon-Caen
Établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier
Le silence des brebis. Sur le Projet pour faire cesser les disputes séditieuses entre théologiens
§ 1En 1733, lorsque paraît le 5e tome des Ouvrages de politique, les théologiens ont la parole1 . La querelle du jansénisme continue d’alimenter les controverses publiques. La déclaration royale du 24 mars 1730 fait de la Bulle Unigenitus, fulminée en septembre 1713 par Clément XI et dernière condamnation en date du jansénisme, une loi de l’Église et de l’État. Mais enregistrée par un Parlement récalcitrant, elle n’en finit pas de susciter les protestations des clercs mais aussi de nombreux laïcs2 . Le Projet pour faire cesser les disputes séditieuses entre théologiens, rédigé à partir de 1731 et travaillé jusqu’en 1738, doit être compris dans ce contexte. L’adjectif « séditieux » paraît en justifier la démarche. Car l’objet premier du texte n’est pas tant la dispute de religion en soi que sa transformation en querelle publique. Devant la difficulté qu’éprouve dans ces années agitées le pouvoir royal à éteindre les dissensions entre les évêques, le clergé, les parlements et ce qui peut se caractériser comme une opinion publique émergente, l’abbé de Saint-Pierre propose une mesure de pure prophylaxie sociale : il invite à une censure préalable des écrits religieux plutôt qu’à une répression sans efficacité.
§ 2Il envisage donc, sans égard pour la complexité bien réelle d’un dispositif d’encadrement de la librairie profondément remanié sous Louis XIV, la création d’une nouvelle institution de police destinée à opérer cette censure préventive3 . Pour démontrer l’utilité de son « invention », l’abbé de Saint-Pierre déroule un raisonnement en s’inspirant d’un cas concret pris dans l’histoire des Provinces-Unies du début du XVIIe siècle. L’épisode est suffisamment connu pour faire partie de la culture commune des lettrés européens. Mais ce recours au passé n’est là que pour permettre de parler à mots couverts de la situation du royaume de France. Évoquant les protestants, il vise en fait les catholiques. Le parallèle implicite des deux situations souligne l’originalité de sa conception des disputes de religion. Car son projet, sur les modalités concrètes duquel il ne s’étend guère, voudrait comme il le dit, obtenir la paix par l’erreur, plutôt que la vérité par la guerre. Un tel choix questionne la consistance du théologique : qui peut parler de théologie et comment s’articule-t-elle avec la vie publique ? L’idée de privilégier le silence, que la papauté elle-même avait depuis longtemps cherché à imposer au sujet de la grâce, et l’abbé de Saint-Pierre en est conscient, n’a rien de très neuf en Europe, même pour l’Église catholique4 . En France, une série de déclarations royales, entre 1717 et 1730, et un arrêt du conseil du 5 septembre 1731 constituaient autant de tentatives en ce sens. Mais dans la justification qu’il en fournit, il se démarque des procédures employées à l’époque. En ce sens, c’est moins son objectif qui s’avère original que les présupposés sur lesquels il réfléchit.
Protestants et jansénistes
§ 3L’abbé de Saint-Pierre prend pour point de départ une querelle théologique qui a eu lieu aux Provinces-Unies au début du XVIIe siècle. Elle a schématiquement opposé deux groupes, les arminiens et les gomaristes, sur la question des rapports entre prédestination et libre arbitre et mis en jeu la question d’une orthodoxie calviniste relative au salut5 . La dispute démarre en 1604. L’année précédente Jacobus Arminius (v. 1560-1609) accédait à une chaire à la faculté de théologie de Leyde. Son collègue Franciscus Gomarus (1563-1641) attaqua très vite ses thèses qu’il jugeait trop latitudinaires, en se présentant comme le défenseur d’une vision rigoureuse de la prédestination. Après la mort d’Arminius en 1609, Konrad Vorstius (1569-1622) reprend sa place et ses positions qui sont exprimées dans des remontrances aux états généraux des Provinces-Unies publiées en 1610. Dès l’année suivante, les partisans des deux camps sont officiellement invités à débattre devant les états assemblés. Le problème n’est tranché en faveur des gomaristes qu’en novembre 1618-mai 1619 lors du synode de Dordrecht qui élabore un canon doctrinal.
§ 4Si l’abbé de Saint-Pierre se réfère à cet épisode, c’est parce que la querelle est rapidement devenue politique et violente, prenant des allures de guerre civile. Elle sort en effet des amphithéâtres universitaires car s’y mêlent des enjeux de pouvoir liés à la guerre d’indépendance menée contre l’Espagne et de rivalité interne aux Provinces-Unies entre le stathouder, le prince Maurice d’Orange-Nassau (1567-1625), protecteur militaire de la jeune République, et le Grand pensionnaire de Hollande, Johan van Oldebarneveldt (1547-1619). Le premier s’oppose à la trêve conclue avec le monarque Habsbourg pour douze ans en 1609, et prône un pouvoir plus centralisé et militarisé, quand le second se montre favorable à la paix et aux intérêts de la république de Hollande. Partisan des arminiens, Oldebarneveldt est exécuté juste après le synode de Dordrecht le 13 mai 1619, et son collaborateur, le juriste Hugo Grotius, n’échappe à la même peine qu’en s’évadant de prison6 .
§ 5Mais l’abbé de Saint-Pierre a en réalité autre chose en tête que les péripéties bataves. Ce cas historique, fort imprécisément situé (« vers 1615 »), ne vaut à ses yeux que comme miroir de la situation française sur laquelle il cherche à prendre position, tout en s’appliquant à lui-même la loi du silence qu’il promeut : on ne parle pas du royaume de manière trop franche. Les références à la querelle janséniste sont néanmoins transparentes. De fait, l’abbé glisse de nombreuses allusions, voire établit quelques parallèles explicites. Dès la fin du premier paragraphe, il affirme que l’« opinion [des gomaristes] qui suppose que Dieu régit sans raison, et qu’il punit cruellement les hommes les plus vertueux d’un crime auquel ils n’ont eu nulle part, est celle que les molinistes attribuent à Jansenius et aux jansénistes »7 . Le véritable objet du texte est donc précisé d’emblée, même pour le lecteur le moins attentif. Mais l’abbé mobilise également le vocabulaire-clef des querelles jansénistes pour décrire la situation des Pays-Bas : au lieu des remontrances (De vijf artikelen van de remonstranten), il évoque le « Formulaire », mot désignant le texte d’adhésion à la condamnation des thèses jansénistes requise des futurs prêtres, et transforme le synode de Dordrecht en ce « concile général » ou universel que réclament les appelants, les adversaires de la Bulle Unigenitus. Il est vrai que le fond même de l’affaire facilite la lecture du calque puisque le problème janséniste roule également en partie, et au moins initialement, sur le rapport entre grâce et libre arbitre. De plus, les propositions litigieuses sont de part et d’autre au nombre de cinq et issues d’univers intellectuels et chronologiques pas si lointains.
§ 6Corneille Jansen (1585-1638), professeur à l’université de Louvain et évêque d’Ypres, auteur de l’Augustinus (1640), est en effet devenu sur le tard la figure de proue d’un mouvement de promotion d’une interprétation augustinienne de la Réforme catholique issue du concile de Trente (1545-1563)8 . Il met en particulier l’accent sur le péché originel et sur la grâce divine, au détriment des œuvres, divisant l’humanité entre élus et réprouvés. Le salut n’est accessible qu’aux justes que, de tout temps, Dieu a prédestinés. Les œuvres elles-mêmes ne sont pas un moyen de combler l’incommensurable distance entre l’homme et Dieu. Ce courant se heurte aux défenseurs d’une tradition optimiste issue de l’humanisme qui a des implications pratiques sur la direction de conscience. Certains pères de la compagnie de Jésus se voient notamment reprocher un laxisme excessif au profit des pénitents, trop facilement absous de leurs fautes. Sur un versant plus politique, on leur reproche par ailleurs leur non-condamnation du tyrannicide. La vigueur des polémiques conduit finalement la papauté à établir elle-même une grille d’interprétation. La Bulle Cum occasione en 1653 puis le Formulaire en 1657 condamnent cinq propositions (ou articles), extraites de l’Augustinus, et, affirme le censeur, dans le sens effectivement utilisé par Jansen. La condamnation en 1713 des Réflexions morales sur le Nouveau Testament de Pasquier Quesnel par la Bulle Unigenitus se veut la condamnation finale et complète du jansénisme. Mais elle étend pourtant considérablement sa définition car la censure pontificale a voulu débusquer l’ensemble des adeptes. De ce fait, condamnant 101 propositions, elle atteint des thèses jusque-là communément admises et déclenche la formation d’un front de résistance hétéroclite, mais soudé dans l’appel à un concile général pour trancher la question. Ces appelants, moins d’une dizaine d’évêques et des milliers de clercs, représentent environ 10 % du clergé français vers 1720. Ce poids démographique ne fera que décroître par la suite9 .
§ 7Si on constate ce même glissement qu’aux Provinces-Unies des bancs de Louvain et de la Sorbonne vers un espace plus ouvert sur la ville, il manque dans le cas français la dimension de violence armée. On s’en tient en effet aux insultes de plume, à quelques coups de poing au cimetière de Saint-Médard, et aux mesures de détention arbitraire ou d’exil. Et sous la plume des écrivains, ce sont les parodies, comiques ou érotiques, qui fleurissent. Ainsi de L’Écumoire ou Tanzai et Néadarné. Histoire japonaise qui vaut à Crébillon fils un bref séjour à la Bastille en décembre 173410 . Mais si toute cette agitation pourrait prêter à rire, la crainte exprimée par l’abbé de Saint-Pierre est bien de voir resurgir les guerres civiles et religieuses du XVIe siècle. Car l’appel au concile met en fait à mal le consensus absolutiste né avec l’avènement des Bourbon qui passait par le silence, la soumission extérieure mais loyale à l’autorité du monarque qui préserve théoriquement – et implicitement – un espace du for privé11 . Sa crainte est d’autant plus forte que les simples fidèles sont appelés à participer à la querelle par les militants jansénistes et ils ne se privent pas de donner leur avis. On peut du reste se demander si ce n’est pas l’expression de cette parole du populaire qui gêne l’abbé plus encore que la division elle-même.
L’erreur plutôt que la guerre
§ 8Le remède proposé par l’abbé de Saint-Pierre consiste d’abord à rabattre les enjeux religieux sur des considérations éminemment politiques de police du quotidien. Car « des magistrats craignent bien plus la division et la discorde entre citoyens, qu’ils ne craignent le progrès de l’erreur ». Privilégiant la concorde civile, il met donc de côté la question de la vérité, celle de l’opportunité de la clarifier, et, plus profondément encore, celle de l’unité de la croyance catholique12 . La préservation de la paix publique consistant à garder les esprits calmes, il faut avant tout empêcher les individus de devenir chefs de parti en leur interdisant de parler.
Le silence empêche la formation des partis, ou du moins l’éclat des divisions. Car il est bien certain qu’il ne se commence jamais de parti, ni parmi le peuple, ni parmi les Grands, ni parmi les femmes, sur des questions dont ils n’entendent point parler, ni dans les écrits, ni dans les chaires, ni dans la conversation des théologiens. Ainsi il fallait que la police civile imposât aux théologiens un silence très rigoureux, pour éviter les divisions, les haines, et les persécutions entre les citoyens13 .§ 9
Cette vision des choses est foncièrement conservatrice, non seulement parce que l’abbé confesse volontiers qu’il n’aime ni les contestations, ni les nouveautés, particulièrement quand elles viennent des gens du peuple : « la décision d’une question n’est jamais nécessaire, tant qu’il n’est pas nécessaire que le bas peuple la connaisse pour se sauver », affirme-t-il, « puisque la ravaudeuse du coin de la rue n’a besoin que de son credo, et d’être juste et bienfaisante pour être sauvée »14 . On se demande bien dans ce cas pourquoi le salut de gens plus sophistiqués dépendrait d’autre chose. L’abbé de Saint-Pierre fait assurément le choix d’une orthopraxie de la bienfaisance plutôt que d’une orthodoxie de la vérité : seuls la crainte de l’Enfer et l’espoir des récompenses éternelles motiveraient suffisamment les conduites (la simple attrition, opposée à la contrition faite de regret du péché pour lui-même). L’application de son principe de censure ne laisserait subsister en somme que les ouvrages de morale et les catéchismes strictement nécessaires à l’éducation des individus. Il prône de la sorte une foi minimum, sinon du charbonnier, du moins ici de l’ouvrière. Celle-ci, consciente de ses limites intellectuelles, aurait en effet d’autres soucis en tête que ces vétilles, comme le montre une anecdote à nouveau tirée de l’histoire néerlandaise.
Il n’y a aucun des chefs de parti qui ne convienne que cette pauvre veuve d’un savetier d’Amsterdam, occupée de nourrir ses enfants avec son travail, qui ignore parfaitement en quoi consiste la question contestée avec tant de colère entre les gomaristes et les arminiens, ou qui même est sans le savoir dans la même opinion que ceux qui errent, ne laisse pas d’éviter l’enfer si elle observe la justice, et d’obtenir le paradis si elle pratique la douceur, la patience, et les autres œuvres de bienfaisance envers ses voisins, et cela pour plaire à Dieu15 .§ 10
Le problème, c’est que ces gens du peuple ont des opinions et qu’ils sont réellement susceptibles de les défendre. Ce qui était le cas en 1610 vaut encore un siècle plus tard. La mise en scène de l’ignorance, ou plutôt de la prétention des femmes au discours savant, revient fréquemment sous les plumes des adversaires des appelants, comme le jésuite Bougeant qui présente volontiers des dévotes réunies en compagnie d’avocats et d’ecclésiastiques pour parler théologie et commenter pamphlets et gravures16 . Ses descriptions ne sont pas sans rapport avec des faits contemporains partiellement avérés.
En 1732, un curé parisien fit sa rétractation en chaire après la lecture du prône et demandant pardon à tous ses paroissiens du scandale qu’il avait donné par son appel, et exhortant ceux qu’il avait pu pervertir par son pernicieux exemple à imiter son retour et sa juste soumission aux décisions de l’Église. Marie Vilmondel frappée de ce saint début se leva et sans respect ni pour le lieu saint, ni pour l’exercice du ministère de la parole, ni pour son pasteur, ni pour les auditeurs, l’interrompit et s’écria : « Ô abomination de la désolation introduite dans un lieu saint. Entendez-vous chrétiens ? » Puis courant au vicaire qui, prosterné, gémissait sur le sort de son curé, lui dit à l’oreille : « Entendez-vous, monsieur, les horreurs que prononce votre curé ? Paix ma fille, répondit-il, il n’est plus mon curé parce que dès ce moment, je ne suis plus son vicaire ». Alors M. Hérault, lieutenant de police, informé d’une pareille extravagance, et du trouble qu’elle avait causé publiquement dans l’église pendant l’instruction du peuple, la fit arrêter dans le dessein de la faire conduire à l’hôpital17 .§ 11
Résidant dans la capitale, l’abbé n’a pu manquer d’être témoin de semblables manifestations du militantisme religieux de la part de ceux qui ne devraient pas avoir voix au chapitre, et qui, au fond, ne devraient même pas se sentir concernés. C’est ici qu’achoppe le parallèle historique. Car lors de l’Appel, l’intervention explicitement sollicitée par les jansénistes d’un public croyant tranche sur la réserve des polémistes du XVIIe siècle, bien plus réticents et volontiers repliés sur une sphère cléricale, la République des lettres ecclésiale, lieu d’échanges vécu comme celui d’une charité de correction, fraternelle et informative18 . Mais la stratégie des appelants a profondément modifié la donne : certains, appuyés sur une théologie originale dite des « temps de troubles », spécifique aux temps pendant lesquels l’institution ecclésiale se fourvoie et obscurcit la vérité, invitent les simples fidèles à défendre publiquement l’orthodoxie. Cette théologie sape la notion de hiérarchie et les frontières entre les hommes et les femmes, les clercs et les laïcs, les élites et le peuple19 . De fait, ce message porte loin grâce au développement d’une presse partisane. Pour raconter les méfaits de la Bulle Unigenitus au sein de l’Église, les militants jansénistes élaborent un journal, les Nouvelles ecclésiastiques. Rédigé et imprimé dans une relative clandestinité à Paris à partir de 1728, bien soutenu financièrement, le périodique est condamné par la hiérarchie ecclésiastique dès 1732. Il continue pourtant sa carrière avec un triple objectif : décrire les ravages de la Bulle, éduquer les fidèles en leur fournissant une clef de lecture des événements et engendrer une communauté de lecteurs unis par la souffrance. L’engagement s’impose comme une obligation pour le fidèle de partager en les éprouvant les heurs et malheurs de défenseurs de la vérité.
§ 12Pour éviter que le peuple ne se trouve un meneur ou n’en suscite un en son sein, il convient, selon l’abbé de Saint-Pierre, de censurer les imprimés en amont en empêchant les controverses théologiques de paraître au grand jour et de sortir des universités ou des cloîtres, leur lieu assigné. Par là, il réduit la théologie à une pratique orale, académique ou mondaine : on en discute poliment entre clercs et savants, mais en dehors du tribunal que constitue la figure du public ; voire sans instance ecclésiastique susceptible de valider ou d’infirmer les opinions des théologiens20 . De sorte que l’abbé en vient implicitement à dénier l’existence d’un espace professionnel où s’exercerait la science théologique autrement que sous le signe de la « gratuité », d’un relatif désintéressement vis-à-vis de l’ordre social. Il prend ainsi acte de la requalification des querelles théologiques en processus de controverses littéraires, mais aussi du brouillage des différentes catégories de la censure à l’œuvre depuis la fin du XVIIe siècle21 .
Une idée controuvée ?
§ 13La proposition de l’abbé de Saint-Pierre n’est pas, sur le plan pratique, d’une grande originalité. Mais son pragmatisme transforme le statut de l’erreur théologique, et par conséquent les mécanismes institutionnels aptes à en juger. Les diverses institutions dotées de pouvoirs de censure (Chancellerie, facultés de théologie, évêques, parlements, etc.) ne méconnaissent ni la négociation préalable avec les auteurs, ni la censure des opinions mal éclairées22 . Le silence est entré depuis longtemps dans l’arsenal des pouvoirs temporels et religieux. L’abbé l’évoque avec une certaine ironie en faisant appel au témoignage du maréchal Bernardin Gigault de Bellefonds (1630-1694), un parent et Normand illustre (la famille a occupé et occupe de nombreuses charges militaires en Basse-Normandie), mais aussi un officier qui a notoirement connu quelques difficultés avec la discipline militaire du Roi-Soleil. Elles lui ont valu plusieurs exils pour insoumission au front23 . Le maréchal, discutant avec l’abbé de Rancé au sujet des règles de vie à La Trappe, se voit expliquer la nécessité de se taire. Rancé affirme en effet :
Si je relâchais tant soit peu de la sévérité du silence, comme chacun de ces vertueux religieux a ses opinions, ses préjugés et son degré de lumière, il y aurait bientôt des disputes, des divisions, et des partis parmi eux. Je ne dois qu’à leur grand silence, la grande obéissance, la grande tranquillité, et la grande union de ces cent quarante hommes qui composent cette communauté dont vous admirez la vertu. Je puis vous assurer que sans ce silence, qui a ses inconvénients comme vous dites, je ne les tiendrais jamais unis et paisibles24 .§ 14
L’exemple permet à l’abbé de Saint-Pierre de fonder ce consentement tacite sur la règle de saint Bernard, le dernier des pères ayant lui-même promu cette idée. Mais il se garde d’approfondir de ce côté-là, par manque de goût et peut-être d’armes théologiques25 . Il dresse plutôt un éloge appuyé du mystère de la foi qu’il faut révérer et non pas éclaircir. La religion est remplie de choses indécidables ; on doit volontairement y laisser subsister les doutes et les incertitudes (sans pour autant développer de lecture mystique). Car au fond, ce qui est original sous sa plume, c’est que le silence imposé aux opinions religieuses repose sur un constat d’inadéquation entre la notion de vérité et la notion de dogme : la vérité de l’Église n’est manifestement pas une. Car « à dire la vérité, il semble que ces deux opinions opposées, prises sans en adopter certaines conséquences trop dures, ont toujours subsisté ensemble dans l’Église »26 . Et s’il ne faut pas trancher, c’est parce que décider entre deux opinions conduit à la persécution : « Avant le synode nulle persécution contre aucun citoyen, après le synode beaucoup de persécutions et d’exils autorisés par l’État même contre les citoyens d’ailleurs gens de bien, que l’on aurait pu facilement contenir et conserver par l’observation du silence »27 . Refuser la tolérance envers les hétérodoxes dans l’Église revient surtout à nuire à la société en la privant de sujets capables, en même temps que manquer au devoir de charité. Les talents d’un Oldebarneveldt vivant auraient été fort utiles aux états généraux… Reste que l’exemple de La Trappe vient rappeler que l’absence d’expression des opinions va également de pair avec une obéissance absolue à l’autorité supérieure.
§ 15Si le silence n’est pas une idée neuve, la proposition de l’abbé de Saint-Pierre se distingue des usages alors en vigueur. Car les tentatives antérieures, contemporaines ou postérieures d’imposer le silence ne reposent pas sur ces présupposés, qu’elles viennent du clergé ou des pouvoirs civils. Du côté de l’Église, elles reposent sur la nécessité de maintenir une unité doctrinale, ne serait-ce que de façade, face au protestantisme afin de ne pas donner prise à la critique et de maintenir Rome comme arbitre de la catholicité. Pour tenter de vider la querelle sur la grâce, la papauté s’est par exemple empressée de créer une congrégation baptisée de auxiliis sur la grâce efficace et destinée à trancher la querelle entre jésuites et dominicains. Cette commission qui siège de 1594 à 1607 concentre en théorie les débats plutôt qu’elle ne les étouffe, afin de produire une censure doctrinale la mieux informée possible. Mais concrètement, la commission ne rend aucun avis et se contente de renouveler l’interdiction de publier sur ces matières et de se décrier les uns les autres. Par ailleurs, l’abbé de Saint-Pierre insiste sur le rôle des magistrats comme instance de régulation extérieure, déniant aux théologiens la capacité à devenir des experts de la censure religieuse28 . Il s’agit pour lui d’une laïcisation de la gestion des crises, au nom du sage discernement des élites. « Si la doctrine nouvelle est évidemment hérétique, le magistrat la verra hérétique comme le théologien, et alors il n’a pas besoin d’écrits pour juger qu’il la faut proscrire et en bannir l’auteur »29 . Si au contraire le magistrat ne peut trancher, c’est donc que l’hérésie n’est pas évidente et que les théologiens se disputeront. Or tel n’est pas le raisonnement ordinaire des juristes français appelés à se prononcer en matière de foi. Bien qu’officiellement combattu par la monarchie, le jansénisme intéresse en effet magistrats, administrateurs et hommes d’État car il leur permet de replacer l’Église sous la dépendance du pouvoir politique. La transposition du débat ecclésiastique y contribue : la relation entre le pape et le concile sert de matrice pour penser celle qui lie au roi les magistrats30 . Ceux-ci revendiquent, à partir d’une tradition remontant à la fin du Moyen Âge, la possibilité de réguler la vie religieuse (sonnerie de cloches, règlement de confréries, administration des sacrements), en fonction de considérations relatives aux droits des sujets du monarque à ne pas être injustement poursuivis en tant que croyants et citoyens31 . Cette attitude, appuyée sur une conception immédiate de l’origine du pouvoir royal et arguant de l’utilité sociale du religieux, dégagerait ainsi une théorie des droits du croyant par la médiation d’un souverain lieutenant de Dieu sur terre. L’administration des sacrements aux appelants est un devoir du prêtre dans la mesure où le roi interdit de soulever la question de la Bulle. Il n’est possible de les refuser qu’en cas d’excommunication explicite et individuelle, établie par un jugement en bonne et due forme.
§ 16Reposant sur des prémices différentes, le silence selon Saint-Pierre rejoint bien dans la forme la solution alors employée par les pouvoirs séculiers et spirituels : les tractations entre les cours de Paris et de Rome débouchent sur ce qui est surnommé la « loi du silence » dans le cadre de la querelle des refus des derniers sacrements32 . L’arrêt de règlement du Parlement du 18 avril 1752 la formule de manière lapidaire en interdisant « de faire aucun refus public des sacrements, sous prétexte de défaut de représentation d’un billet de confession, ou de déclaration du nom du confesseur ou d’acceptation de la Bulle Unigenitus » ; une injonction que la monarchie n’exprimera guère différemment sur le principe dans sa déclaration du 2 septembre 1754. L’approche de l’abbé de Saint-Pierre décale donc sensiblement la question. S’il se fixe comme but la tranquillité publique, s’il prive de compétences les ecclésiastiques, il refuse néanmoins de raisonner en termes de pouvoir, de droit ou de juridiction. Autant de concepts qui sont pourtant à la source des querelles et informent leurs développements. C’est bien à cause de cette différence de perspective qu’il feint de ne pas saisir l’enjeu ecclésiologique de l’Unigenitus. Ses canons 90 et 91, condamnant une proposition qui peut se résumer comme « une excommunication injuste ne doit pas empêcher de faire son devoir », réactivent la menace d’un schisme. Car au-delà de l’allusion au sort de quelques jansénistes opiniâtres, elle vise surtout le lancinant problème du droit du pape à jeter l’interdit sur le royaume en excommuniant le roi, voire à légitimer le régicide33 .
§ 17Le Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens illustre le double paradoxe d’un acteur des Lumières défendant la censure, et d’un ecclésiastique rétif à l’explication de la croyance. L’abbé de Saint-Pierre prend acte du statut désormais trouble de la théologie et de la notion d’unité de la foi catholique. Mais il ne peut guère l’avouer, ni même peut-être se l’avouer. Il n’en reste pas moins que le principe d’action qu’il propose, même au sein d’un débat religieux, s’éloigne nettement, comme l’a souligné Simona Gregori, d’une justification religieuse34 . Il est à mille lieues sur ce point de ses contemporains, le libraire Jean-Frédéric Bernard et le graveur Bernard Picard, protestants français exilés aux Pays-Bas, pour lesquels la tolérance se conçoit précisément au nom d’une large liberté de croyance35 . Mais Saint-Pierre esquisse également curieusement un portrait foncièrement pessimiste de l’évolution des choses, comme s’il était des domaines où l’espèce humaine ne s’améliorait guère. « La multiplication de l’erreur est un beaucoup moindre mal, que l’augmentation de la division : Or entre deux maux, ne faut-il pas choisir le moindre ? »36 . De sorte que son amour de la paix accouche d’un éloge de l’histoire immobile. Si on avait traité les réformateurs des débuts du XVIe siècle par le silence :
Nous n’aurions eu en Europe que quelques erreurs tolérables, et très excusables sur des mystères incompréhensibles : l’autorité de l’Église romaine serait demeurée dans tous les États de l’Europe, en Suède, en Danemark, en Angleterre, en Prusse, comme elle y était de tout temps. Enfin nous aurions été exempts des grands malheurs, des schismes, des hérésies, des inquisitions, des persécutions, et surtout des guerres civiles qui sont les plus grands maux de la société humaine37 .§ 18
Reprenant le fil de son raisonnement contrefactuel initial, l’abbé semble regretter le temps de la robe romaine sans couture. Il ne peut en effet s’empêcher d’associer la paix civile à une autorité politique incontestée, calque assez net d’un schéma absolutiste dont il peine à s’extraire. À la différence d’un Montesquieu qui s’efforce de construire ses analyses politiques sur une lecture de la diachronie historique et du changement, il paraît mal à l’aise avec tout ce qui ne relèverait pas d’un univers stable, d’un État monarchique puissant38 .
Note sur l’établissement du texte
Manuscrits
Observations politiques sur la conduite des Hollandais dans la dispute de théologie entre Gomarus et Arminius, BM Rouen, ms. 949 (I. 12), t. II, p. 207-230. (A)
Gomarus et Arminius, archives départementales du Calvados, 38 F 42 (ancienne liasse 3), cahier paginé, p. 1-32, corrections et additions autographes.
Observations politiques sur les meilleurs moyens de préserver la société civile des troubles que les disputes des théologiens y peuvent causer et sur les meilleurs remèdes que le souverain puisse employer pour y rétablir la tranquillité, BPU Neuchâtel, ms. R250, p. 1-31, mention autographe : « décembre 1731 ».
Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens, archives départementales du Calvados, 38 F 43 (ancienne liasse 4), cahier paginé, p. 1-37, manuscrit autographe daté : « Chenonceau septemb 1738 5e volum page 143 ».
Imprimé
Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens, in Ouvrages de politique, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. V, p. 143-192. (B)
Le projet de l’abbé de Saint-Pierre sur les mesures pour faire cesser les troubles liés aux querelles théologiques présente cinq états dont trois sont datés : le manuscrit de Neuchâtel de décembre 1731 (mention autographe), l’imprimé de 1733 paru à Rotterdam et une des versions manuscrites conservées aux archives départementales du Calvados, autographe daté de septembre 1738. Ces trois états présentent le même texte, bien que le manuscrit de Neuchâtel s’intitule Observations politiques sur les meilleurs moyens de préserver la société civile des troubles que les disputes des théologiens y peuvent causer et sur les meilleurs remèdes que le souverain puisse employer pour y rétablir la tranquillité. Le texte inclus dans le recueil manuscrit de Rouen diffère de ces trois états et n’y figurent ni la fin de la réponse à l’Observation V ni l’Objection et la Réponse VI. Un deuxième manuscrit conservé aux archives départementales du Calvados contient le texte de Rouen avec des corrections et additions autographes intégrées dans le manuscrit de Neuchâtel. Cet état s’arrête cependant là où finissait le manuscrit de Rouen. Cet examen permet d’établir la chronologie de ces différents états : les Observations politiques sur la conduite des Hollandais dans la dispute de théologie entre Gomarus et Arminius conservées à Rouen constituent une version rédigée avant décembre 1731, que l’abbé corrige puis complète pour aboutir à la version de Neuchâtel, identique à l’imprimé que la copie de 1738 se contente de reproduire. C’est donc le texte de l’imprimé (B) que nous présentons, avec les variantes du manuscrit de Rouen (A).