La religion de l’abbé de Saint-Pierre
Introduction par Carole Dornier
Une famille engagée dans les œuvres de la Contre-Réforme
§ 1L’abbé de Saint-Pierre appartient à une famille qui s’est signalée par ses œuvres, en particulier en faveur de l’éducation. Laurence Gigault de Bellefonds (1612-1683), la tante de l’abbé, à qui son père le confia avec ses deux frères cadets à la mort de leur mère, bénédictine de l’abbaye de Sainte-Trinité de Caen, fonda le monastère des religieuses bénédictines de Rouen. Le Père Bouhours, qui lui a consacré une biographie édifiante à fonction apologétique servant la propagande des jésuites, nous présente celle-ci et la famille maternelle de l’auteur du Projet de paix perpétuelle, comme des soutiens de son ordre1 . Le beau-frère de madame de Bellefonds, Charles Castel, baron de Saint-Pierre (?-1676), le père de l’auteur, l’aurait aidée à restaurer financièrement et à installer dans la ville le monastère de Rouen. Le désintéressement du baron et son dévouement aux pauvres, lui qui avait fondé un hôpital dans la basse-cour de son château, sont célébrés par Bouhours2 . Le grand-père maternel de l’abbé de Saint-Pierre, père de Laurence, Bernardin Gigault de Bellefonds (1580-1639), gouverneur du château de Caen, aurait contribué à l’établissement des Pères jésuites dans sa ville, persuadé de leur « talent particulier pour l’éducation de la jeunesse » et se serait rendu célèbre, selon le Père Bouhours, pour sa « tendresse de père pour le peuple », lui dont la maison était « l’asile des pauvres et des malheureux »3 . Son épouse était connue pour ses œuvres, ses soins aux malades et ses aumônes aux pauvres et pour la formation chrétienne qu’elle donnait aux jeunes filles de qualité de la région. Ses propres filles furent élevées dans le même esprit, pratiquant une charité active au service des pauvres et des malades4 . Les familles Castel et Bellefonds, d’après le témoignage de Bouhours, donnent une image d’exigence morale et de charité active, engagées dans les œuvres d’éducation chrétienne, de rétablissement ou d’introduction d’établissements religieux, dans une stratégie de reconquête des âmes par l’orthodoxie catholique et d’affermissement du pouvoir royal. La vision apologétique de Bouhours, relayée par celle de Pierre-Daniel Huet, le célèbre évêque d’Avranches, lui-même issu d’une famille de réformés et qui avait fait ses études au collège des jésuites de Caen5 , recouvre sans doute les luttes et tensions qui jalonnent cette histoire familiale au moment des conflits religieux.
La noblesse bas-normande et les rivalités confessionnelles
§ 2Une bonne partie de la noblesse bas-normande adhéra au protestantisme sous le règne d’Henri II, dont les Aux-Épaules, de Sainte-Marie-du-Mont, la maison de Jeanne, grand-mère maternelle de l’abbé6 . Soucieuse de concorde, cette noblesse rallia plus tard le parti royal, contre la ligue. Après l’édit de Nantes, on assista à des abjurations retentissantes de réformés qui appuyaient la politique d’Henri IV après sa conversion, comme celle de l’arrière-grand-père de l’abbé de Saint-Pierre, Henri-Robert Aux-Épaules, de Sainte-Marie-du-Mont, gouverneur de Valognes, député protestant de Normandie en 15957 . La femme de Nicolas Castel, Jeanne de Couvert, grand-mère paternelle de Charles-Irénée, élevée dans la religion réformée, se convertit en mars 1606 à la suite d’une conférence entre trois ministres protestants et le Père jésuite Gonteri ou Gontier, qui se servit de l’épisode pour sa propagande8 .
§ 3La famille paternelle de l’abbé de Saint-Pierre avait choisi le parti du roi : Nicolas Castel, sieur de Saint-Pierre, son grand-père paternel, capitaine-colonel garde de côte du Val-de-Saire, participa en 1595 à la lutte contre le chef ligueur, Raffoville, qui dévasta le pays et brûla le château du sieur de Saint-Pierre, lequel le fera condamner à de lourdes indemnités9 . C’est dans le contexte de la politique d’Henri IV visant à se concilier la papauté, l’ordre des jésuites et les anciens ligueurs, qu’il faut situer la volonté du gouverneur du château de Caen, l’époux de Jeanne Aux-Épaules, grand-père de l’auteur, de favoriser dans sa ville l’établissement d’un collège de jésuites. Henri IV avait rappelé la Compagnie de Jésus le 1er septembre 1603 mais certaines villes résistèrent à l’établissement d’un collège de l’ordre. Si l’on en croit Gervais de La Rue, ce fut le cas de Caen10 . Contrairement à ce que suggère Bouhours11 et surtout ce qu’affirme Huet12 , la fondation de cet établissement en 1608, qui allait s’installer dans le collège du Mont, devenir collège royal et s’agréger à l’université, ne se fit pas sans heurts dans une ville où catholiques comme protestants voyaient avec méfiance un ordre considéré comme complice de la Ligue, voulaient préserver la coexistence pacifique qui s’était instaurée entre les deux confessions, et disposaient déjà d’un établissement d’instruction de bonne tenue, le collège du Mont. La biographie de Bouhours souligne que Bernardin Gigault de Bellefonds fit preuve d’un zèle tout particulier en faveur des jésuites13 . D’après les Mémoires du président Claude Groulart, le sieur de Bellefonds était un ancien ligueur, qui avait servi comme capitaine des gardes du duc de Mayenne, et à qui Henri IV avait tenu à donner le gouvernement du château de Caen en 1603 à des fins politiques14 . Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre a donc été élevé dans une région et dans une famille dont l’histoire récente était marquée par ces tensions religieuses et a suivi une partie de ses études dans le collègue de jésuites, lui-même établi non sans résistance. Laurence de Bellefonds et sa famille incarnent une reconquête catholique par l’exigence morale, les œuvres de charité, le secours aux pauvres et aux malades et l’organisation et l’amélioration de l’éducation, enjeu majeur face au protestantisme15 .
Un prêtre cartésien à la Cour
§ 4À ce contexte de formation, il faut ajouter le climat intellectuel dans lequel l’abbé de Saint-Pierre a baigné lors de ses études à Caen. Comme cadet, ayant le goût de l’étude, Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre devint assez naturellement prêtre, comme ses amis le mathématicien Varignon et l’historien Vertot, mais un prêtre cartésien. L’université de Caen, centre de la culture protestante pendant les guerres de Religion, avait retrouvé sa pleine efficacité au cours du XVIIe siècle. Le climat favorisait l’éclosion des débats philosophiques qui, à partir de 1650, pénètrent en France16 . L’abbé de Saint-Pierre raconte comment, vers 1675, il fut atteint par cette « petite vérole de l’esprit »17 , expression qu’il attribue à Segrais, c’est-à-dire par le désir de rentrer, à l’âge de dix-sept ans, dans les ordres. S’il fut peu marqué par l’atteinte de cette maladie spirituelle, il le fut durablement pas le cartésianisme. Castel de Saint-Pierre était en 1677 élève en philosophie et en théologie au collège des jésuites du Mont de Caen, l’année où la philosophie cartésienne fut proscrite de la faculté de théologie de la cité normande18 .
§ 5En 1692, alors qu’il est installé à Paris, son frère est nommé confesseur de Madame, la belle-sœur de Louis XIV ; Charles-Irénée achète l’année suivante la charge de premier aumônier de la même princesse, la Palatine, qui ne croit pas à « toutes les bagatelles de miracles »19 . Grâce à sa position auprès de Madame, l’abbé de Saint-Pierre reçoit en 1702, à la mort du chevalier de Lorraine, Philippe de Lorraine-Armagnac, qui en était titulaire commendataire, l’abbaye de Tiron, qui avait été réformée en 1629 pour passer dans l’ordre des bénédictins de Saint-Maur. Un collège, appelé école royale militaire, y fut fondé sous Louis XIV et l’établissement y accueillait des invalides20 . L’abbé de Saint-Pierre connaissait de l’intérieur, pour en être bénéficiaire, le système de la commende, qu’il défend dès 1704, contre la logique communautaire des mauristes, dans son Mémoire au sujet des bénéfices possédés par les religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Il propose en 1717 un plan de réforme de l’ordre bénédictin qui s’insère dans ses projets pour faire servir les congrégations à une politique d’éducation et de prise en charge de la pauvreté, ordre plus conforme à ses vues que les jésuites car plus indépendant à l’égard de Rome.
Religion et utilitarisme
§ 6L’abbé de Saint-Pierre entend faire rentrer la religion dans un système de pensée fondé sur le droit naturel et sur l’utilité. Qu’il s’agisse des débats théologiques, des notions de béatitude ou d’essentiel de la religion, de l’efficacité des sermons, des établissements religieux et des vœux monastiques, du célibat des prêtres, du perfectionnement du clergé, de l’attribution des bénéfices, l’auteur conçoit la religion en termes d’utilité sociale. Les lieux communs de la critique du XVIIIe siècle à l’égard des institutions ecclésiastiques (relâchement des mœurs, excessive richesse, inutilité sociale, austérités contre-nature) sont réinvestis au profit d’un projet politique global préconisant une sécularisation de l’Église, le contrôle politique par le pouvoir monarchique de l’utilisation de ses ressources, une redéfinition de la fonction des clercs et des ordres. Mentionnant à plusieurs reprises William Petty dans ses écrits, il imagine, à l’instar du fondateur de l’économie politique, d’utiliser l’Église, son clergé et ses biens, à la constitution de services publics21 . La pensée de l’abbé de Saint-Pierre, d’inspiration déiste, fait de la règle de réciprocité et de la bienfaisance les fondements de la perfection chrétienne, déprécie les cérémonies extérieures, les austérités inutiles, les prières, la clôture. Son refus des dissensions et controverses sur les matières de religion, sa volonté de réprimer les affaires de possession, ses déclarations sans ambiguïté en faveur du « silence » concernant la Bulle Unigenitus s’inscrivent dans une recherche de la paix et de l’harmonie sociale, conditions nécessaires à la prospérité. La piété est engagement actif au service d’une religion rationnelle qui se confond avec une morale assurant la tranquillité, et en faveur des pauvres et des plus faibles. Un État fort au service du plus grand bonheur du plus grand nombre doit organiser l’Église de France en un vaste service public d’éducation et d’œuvres sociales. La réflexion de l’abbé pose, avant le vide éducatif provoqué par l’expulsion des jésuites, les questions dont s’empareront Charles Duclos et Caradeuc de La Chalotais, celles d’une formation visant l’intérêt général et le bien public. Concernant la pauvreté, à la solution fiscale envisagée dans son projet Sur les pauvres mendiants vient s’ajouter une injonction audacieuse faite au pouvoir politique d’utiliser les biens ecclésiastiques pour l’instruction du peuple, le soin des malades, des démunis, des invalides, la formation des prêtres, eux-mêmes chargés d’organiser un service public d’éducation. Dans cette sécularisation de l’Église se dessine une critique implicite de la logique du don asymétrique, libéralité du riche et aumône chrétienne, dépendantes des aléas de la bonne volonté. La bienfaisance est l’observation du premier des devoirs du chrétien et l’acquittement d’une dette des nantis envers les pauvres, de l’État monarchique envers ses sujets. Les écrits de l’abbé sur la religion confirment donc, au nom du perfectionnement de la raison universelle et de la prospérité, un rejet des superstitions et un souci d’éducation et de diffusion des connaissances et techniques qui, chose remarquable parmi les représentants des Lumières et admirateurs du Testament politique de Richelieu, s’applique non seulement aux élites mais au petit peuple des campagnes, qu’il convient d’alphabétiser. Infléchissant le rationalisme d’un Richelieu et d’un Colbert vers l’économie politique et l’utilitarisme, il soumet les affaires religieuses au pouvoir civil, non pour la seule puissance du royaume mais pour la prospérité et le bonheur de la population.