Observations sur l’essentiel de la religion
Introduction, établissement, présentation et annotation du texte par Claudine Poulouin
Le tome XI des Ouvrages de politique de l’abbé de Saint-Pierre, publié en 1737, s’ouvre sur les Observations sur l’essentiel de la religion et s’achève avec le Discours sur le désir de la béatitude. Entre les deux, quatre textes – Sur le grand homme et l’homme illustre, Observations pour juger sagement de la valeur des actions courageuses qui se font pour plaire à Dieu, Observations pour rendre la lecture des Hommes illustres de Plutarque beaucoup plus agréable et plus utile, Observations sur les progrès continuels de la raison universelle – tissent tout un réseau de réflexions visant à convaincre le plus large public possible de l’utilité d’une révision des principes éthiques et des comportements de chacun au sein de la société. L’ensemble de ces textes s’inscrit dans un contexte où, de la fin du XVIIe siècle aux premières décennies du suivant, s’opèrent d’importants glissements qui, selon les termes de Michel de Certeau, font passer les cadres de référence de la pensée d’une « organisation religieuse » centrés sur les croyances chrétiennes à une « éthique politique ou économique » formulant un ensemble de pratiques efficaces dont le but est d’organiser le bonheur individuel et collectif1 .
§ 2Dans les années 1680-1685 encore, l’opposition stricte de l’ordre de la nature et de l’ordre de la grâce, du bonheur terrestre (associé aux passions et aux plaisirs) et du salut, ramenait la question du bonheur collectif – celui du peuple en particulier – à la question de la « charité » que le chrétien devait pratiquer pour assurer son salut. Dans la dernière décennie du siècle, en revanche, une rupture s’opère entre la morale et la religion qui en déplace le centre de Dieu à l’homme et réoriente les intérêts de chacun du salut spirituel personnel à l’intérêt commun. Le déplacement majeur se joue autour des notions d’amour-propre, d’intérêt, d’utilité et de raison, le critère de l’utilité se substituant à celui de vérité dans le champ religieux2 . C’est désormais au regard de ces notions que se définissent les tentatives de compréhension et de légitimation de l’action, tant individuelle que collective, chez l’abbé de Saint-Pierre en particulier, dont les préoccupations sont toutes orientées vers la possibilité d’organiser la vie sociale et l’action des hommes sur le monde. À travers le personnage de l’archevêque Agaton3 , Castel de Saint-Pierre louait la prise de distance à l’égard de pratiques religieuses sans utilité et d’une charité d’intention au bénéfice d’une réinterprétation de la charité alignée sur les catégories imposées par la société. On retrouve dans les Observations le même souci de faire s’épanouir la foi en raison, mais il s’agit surtout, ici, de convaincre le public que cette réinterprétation de la relation des affects humains au regard de la religion rend possible une nouvelle société, pacifique et heureuse.
La démarche des Observations sur l’essentiel de la religion
§ 3Comment, pour reprendre la formulation de Michel de Certeau, « le système chrétien affaibli, se transforme[-t-il] en théâtre sacré du système qui lui succède » ? Comment assure-t-il « le transit des consciences chrétiennes vers une nouvelle moralité publique »4 ? Dans le cadre strict des textes qui nous intéressent, comment la charité qui était le ciment de la société chrétienne se trouve-t-elle remplacée par une charité bienfaisante que l’institution politique utilisera au profit de la tranquillité sociale et de sa propre autorité ? Telle est la question que l’abbé de Saint-Pierre aborde dès la préface qui, dans les manuscrits R125 et R126 de Neuchâtel, précède les Observations sur l’essentiel de la religion.
§ 4L’abbé s’adresse à deux sortes de personnes : ceux qui croient à l’immortalité de l’âme et à une vie éternelle heureuse en paradis mais se contentent de respecter les cérémonies extérieures de la religion sans se donner les moyens de s’assurer cette seconde vie ; ceux qui, croyant que l’âme est anéantie après la mort, se donnent pour esprits supérieurs et traitent d’imbéciles les « esprits vulgaires » qui croient à l’immortalité de l’âme. Il précise que son but est de démontrer « l’utilité publique » d’une pratique scrupuleuse de ce qui constitue l’essentiel de la religion et qu’il appellera « loi essentielle de la religion » en 17405 , à savoir la justice et la « charité bienfaisante ». S’il préfère ce terme à celui de « charité », c’est que celui-ci a été rendu équivoque par les théologiens qui, dans leurs disputes, ont pu appeler « charité » la persécution de ceux qu’ils estimaient dans l’erreur6 . Mais ce qui importe avant toute autre chose, c’est que cette charité bienfaisante soit pratiquée de manière collective car seule la multiplication des actes utiles et efficaces est susceptible de permettre une vie heureuse pour tous dans la vie présente. L’abbé fait en outre observer que l’espérance largement partagée d’un bonheur éternel venant récompenser cette pratique de charité bienfaisante constituerait déjà, à elle seule, un « grand bien présent ». Dans les Observations sur la béatitude après cette vie à Madame D.P.7 , il précisera que la grande vraisemblance de cette espérance doit nous convaincre d’y céder plutôt que de vivre dans la crainte de châtiments éternels. Il est tout aussi vraisemblable, estime-t-il, que l’Être parfait et bienfaisant qui a créé le monde et le conserve, se trouve plus honoré de nos actes de justice et de bienfaisance que de la simple pratique des dehors de la religion8 ; il ne traitera donc pas de la même manière les bienfaisants et les injustes.
§ 5Le texte des Observations lui-même avance l’idée que cette loi essentielle de la religion est exprimée dans deux textes de l’Évangile (Mt, VII, 12 et XXII, 39) que les missionnaires et les prêtres ignorants feraient mieux d’enseigner au lieu de prêcher des choses incompréhensibles9 . Si, pour « le gros du monde » peu accoutumé aux démonstrations, il a fallu que certaines vérités soient révélées par des miracles, les sages n’ont pas eu besoin de la Révélation pour découvrir, par simple raison naturelle, ce que Jésus formule à l’adresse des juifs dans le Sermon sur la Montagne : « Faites donc pour les hommes tout ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous, car c’est là la loi des Prophètes » ; et : « car c’est là toute la loi » (Mt, XXII, 40). Loi courte, simple, qui exprime le moyen nécessaire et suffisant d’accéder à la béatitude éternelle, c’est-à-dire au but que s’est proposé l’Être bienfaisant « pour rendre les hommes heureux tant durant leur passage sur terre que dans le ciel, en récompense du bon ouvrage qu’ils auront fait de leur liberté »10 . En effet, estime l’abbé de Saint-Pierre, si tout le monde – de l’artisan, au juge et au ministre – suivait cette loi, il n’y aurait plus de violences ni de calomnies, les Grands auraient à cœur de procurer des biens aux familles pauvres et les règlements politiques rendraient la société plus heureuse. Suivent trois objections – un assassin oppose au juge cette même loi pour ne pas être pendu ; un pauvre me demande mon bien ; un esclave mahométan enjoint à son maître de lui rendre sa liberté –, objections que l’abbé renvoie immédiatement comme « sophismes », considérant que le magistrat vise d’abord la sécurité, que donner tout son bien relève de l’imprudence, qu’il s’agit de faire le bien selon sa condition en rendant chacun plus heureux qu’il ne le serait ailleurs. La conclusion, présentée comme « conclusion politique très importante », concentre ce que l’abbé de Saint-Pierre appelle ses « opinions présentes » 11 .
Une éthique hostile à tout fanatisme
§ 6À la suite de Leibniz, Castel de saint-Pierre se contente de défendre le credo rationaliste classique selon lequel il n’existe qu’un seul corps de vérité, toutes les propositions en étant accessibles à la raison, ou du moins cohérentes avec elle. Il est en particulier attentif au fait que les principes, qui gouvernent la justice divine et expliquent le modus operandi de Dieu, doivent être suffisamment proches de notre propre conception de la justice pour qu’ils soient transparents pour la raison humaine. Contre la conception cartésienne d’un Dieu n’offrant aucune consolation dans un monde gouverné par la nécessité, il opte pour la position leibnizienne qui insinue que toute souffrance imméritée chez les êtres vertueux ici-bas est récompensée dans l’autre vie. Au-delà, la préoccupation de l’abbé de Saint-Pierre est de polariser les volontés autour du désir de béatitude dans la vie éternelle dans le but de transformer le potentiel énergétique de cet élan mystique au bénéfice de la cohésion sociale. Dans cette perspective, on comprend l’opportunité d’insérer à la suite des Observations sur l’essentiel de la religion un désaveu des lettres attribuées à l’abbé de Saint-Pierre « contre ceux qui conseillent de faire schisme ». Dans le contexte de la querelle des années 1730-1740 relative à la Bulle Unigenitus, l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens (1733), ses Observations pour juger sagement de la valeur des actions courageuses qui se font pour plaire à Dieu (1737), Agaton, archevêque très vertueux, très sage et très heureux (1737), se prononce en faveur du silence, condition de la tranquillité publique. L’archevêque Agaton avait décidé d’orienter les études ecclésiastiques vers les pratiques de bienfaisance pour détourner les prêtres de disputes préjudiciables à la tranquillité publique. Il faisait en outre observer que si les « erreurs » de doctrine qui sont prises pour des vérités sont involontaires, ceux qui persécutent ces « errants » commettent, eux, une injustice volontaire, faisant contre autrui ce qu’ils ne voudraient pas qu’on fît contre eux12 . S’il peut arriver que certaines vérités soient contestées mal à propos, c’est par la douceur et de bonnes raisons qu’il convient de les convaincre de leur erreur. L’action courageuse est inverse de l’action fanatique qui peut aller jusqu’au meurtre, ce que la raison universelle nous fait connaître avec autant d’évidence que s’il s’agissait d’une proposition de géométrie13 . Il suffit donc, pour éviter de faire le mal, de garder le silence sur tout ce qui serait susceptible d’entraîner la discorde au sein de l’État.
Note sur l’établissement du texte
Manuscrits
Observations philosophiques sur l’essentiel de la religion chrétienne, BPU Neuchâtel, ms. R126, p. 1-27. P. 1, en haut à gauche, autographe : « Ce tome 11 sera moins gros mais ce qu’on en a ôté sera imprimé ailleurs. Corrigé. P. 1. Premier cahier ». Le texte comporte une préface, dont le début est omis dans l’imprimé et il est suivi de la lettre datée du 30 mars 1736, non titrée, qui figure dans l’imprimé. (A)
Observations sur l’essentiel de la religion, BPU Neuchâtel, ms. R125, daté du 1er août 1740, p. 1-27, avec la préface du ms. R126, sans la lettre du 30 mars 1736. (C)
Imprimé
Observations sur l’essentiel de la religion, in Ouvrages politiques, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XI, p. 1-32, sans la préface, avec la lettre du 30 mars 1736. (B)
Le manuscrit (A) contient un texte datant probablement de 1736, selon la lettre qui suit les Observations, et correspond à une copie préparée pour le tome XI de la série des Ouvrages de politique et de morale. L’imprimé de 1737 (B) omet la préface mais fait suivre les Observations de la lettre du 30 mars 1736.
§ 8Le manuscrit (C), daté de 1740, est une version révisée de l’imprimé. L’auteur y reprend la préface et les sous-titres du manuscrit de 1736, mais pas la lettre du 30 mars 1736 dont le contenu n’est plus d’actualité. Nous proposons le texte de l’imprimé (B) augmenté de la préface, avec les variantes les plus significatives des deux manuscrits (A et C).