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PRÉSERVATIF POLITIQUE CONTRE LES MALADIES POPULAIRES APPELÉES CONVULSIONS ET POSSESSIONS

§ 1

J’ai lu, depuis peu, un imprimé1 fait à l’occasion de [•] certaines convulsions arrivées aux filles d’un gentilhomme de Normandie du diocèse de Bayeux, depuis trois ou quatre ans, et que le père et la mère, personnes vertueuses [•] mais crédules et peu éclairées, ont cru légèrement [•] mouvements surnaturels2, sur la foi de leur curé Heurtin3 ignorant et fanatique, qui soutenait sottement que quatre diables avaient pris possession des quatre corps de ces quatre jeunes demoiselles, dont l’aînée avait dix-huit ou dix-neuf ans. Ce pauvre ignorant nous croit encore dans le douzième ou treizième siècle où l’on ne faisait guère d’usage de la raison.

§ 2

Des convulsions de ces quatre filles et des autres convulsionnaires modernes de Paris4, il résulte qu’il y a encore en France des maladies convulsives et fanatiques qui sont scandaleuses, superstitieuses et contagieuses, surtout entre filles de même âge. Il est vrai que le nombre de ces malades de corps et d’esprit ira toujours en diminuant à mesure que diminuera le nombre des prêtres ignorants et visionnaires tel qu’est le bon curé Heurtin.

§ 3

Il y avait, dans ces demoiselles, maladie de corps et maladie d’esprit ; mais une preuve sensible qu’il n’y avait point de véritable diablerie, c’est que dans le système5 même des capucins ignorants, le diable qui anime un corps humain y souffre beaucoup de douleur quand l’exorciste jette de l’eau bénite sur le possédé ou sur la possédée, parce que, dans ce système, il est de la nature et de la vertu de cette eau bénite de chasser d’une maison, par la crainte de la douleur, tous les esprits immondes et malins qui pourraient y être entrés ; et il est certain que la plus sûre manière de chasser un malfaisant, un diable, c’est certainement de lui causer une grande et nouvelle douleur.

§ 4

D’ailleurs, une autre maxime de ce système des pères capucins, c’est que le diable, qui devine et qui sait tant de choses cachées, sait à merveille discerner l’eau bénite de l’eau non bénite ; or, comme dans cette affaire des quatre demoiselles du diocèse de Bayeux, il est arrivé plusieurs fois qu’aucun diable n’a pas discerné l’eau bénite de l’eau commune, et que les filles possédées ont crié et hurlé dans les aspersions d’eau commune non bénite, c’est une preuve évidente que dans toute cette aventure, il n’y a eu réellement aucune diablerie, mais seulement beaucoup d’ignorance [•] et de crédulité.

§ 5

Ces sortes de maladies sont devenues beaucoup plus rares depuis que le monde plus éclairé a commencé à mépriser et à se moquer de la grande ignorance et des imaginations folles de ces malades, et de tous les ignorants qui croyaient y voir des effets surnaturels, mais qui, dans le vrai, étaient produits par des causes toutes naturelles mais inconnues aux ignorants et du ressort des philosophes [•] et des médecins qui connaissent les forces de l’imagination et la nature des convulsions et des mouvements des parties du corps humain.

§ 6

M. l’évêque de Bayeux6 a fait sagement cesser les exorcismes qui n’étaient que des spectacles publics où il se passait souvent des scènes remplies de médisances, d’immodesties et même de blasphèmes. Il a prudemment employé un remède plus efficace et plus proportionné à la nature de la maladie que n’étaient les exorcismes ; c’est qu’il a enfin obtenu de la Cour des lettres de cachet et a fait mettre ces quatre demoiselles dans des couvents séparés et fait exiler le curé Heurtin comme un [•] visionnaire dangereux, en ce qu’il peut rendre visionnaires d’autres ignorants, et l’on a vu la maladie cesser7. On dit même que la seule considération qu’on a fait faire à ces demoiselles, que cette sorte de maladie les empêcherait de trouver des maris, leur a procuré en peu de temps le rétablissement entier de leur santé.

§ 7

 [•] De là, il suit qu’il serait à souhaiter que le gouvernement mit en usage un préservatif sûr, simple et facile contre ces maladies qui peuvent devenir populaires, afin de dispenser dorénavant les évêques et les magistrats d’avoir recours à l’autorité de la Cour [•] et des lettres de cachet pour nous en préserver.

§ 8

Sur quoi il faut observer que les pères capucins, la plupart très pieux et très ignorants des causes naturelles, ont, sur ces sortes d’événements, un système différent du système des médecins8.

§ 9

Ces bons pères, pleins de bonnes intentions, croient volontiers que les démons font de nos jours beaucoup d’effets surnaturels dans l’air, dans les corps des possédés et ailleurs. Les [•] physiciens, au contraire, soutiennent qu’il ne s’y passe rien de surnaturel et qui ne soit selon les règles ordinaires de la nature et de la providence.

§ 10

Les plus habiles savent que les effets qui paraissent aux ignorants surnaturels ne laissent pas d’être très conformes aux règles établies et conservées dans la nature par la providence divine, sans aucune intervention d’aucun démon et d’aucune nature spirituelle étrangère, quoique l’on ne puisse pas toujours en donner sur-le-champ une explication mécanique.

§ 11

Les capucins suivent [•] encore le système des anciens prêtres d’Égypte et d’Asie, chez qui la physique étant encore dans sa première enfance, n’a pas laissé de fonder successivement la religion des premiers Grecs et des premiers Romains.

§ 12

 [•] Dans ce système, l’enfance de la philosophie faisait faire aux esprits aériens qu’ils imaginaient, tous les effets qui leur paraissaient extraordinaires ; ainsi elle mettait des esprits bons et mauvais presque partout où il y avait du mouvement : fleuves, mers, cieux, arbres, terre, astres, lune, soleil. Or, avec un pareil système de la force des esprits sur les corps, ils croyaient avoir tout expliqué sans songer à combien de contradictions ce système était sujet.

§ 13

 [•] Nous devons particulièrement à Descartes depuis cent ans un nouveau système de physique moins sujet aux contradictions. Il donne aux lois du mouvement établies par le Créateur tout ce que nos pères ignorants donnaient à la volonté de ces esprits imaginaires. Il ne nous a pas encore donné de lumières suffisantes, mais il nous a appris à raisonner et à chercher des causes suffisantes.

§ 14

 [•] Or, comme l’ancienne physique influe encore dans les opinions des bons pères capucins et du peuple, il est à propos que le préservatif que l’on doit proposer s’accorde non seulement à la nouvelle physique, mais encore au système de l’enfance de la philosophie ancienne ; car en plaisant aux uns, il faut, s’il est possible, ne pas déplaire aux autres.

§ 15

Il y a de temps en temps des filles pauvres qui veulent faire du bruit dans leur canton par leurs convulsions, se faire et respecter et nourrir par des personnes riches [•], timides, ignorantes et par conséquent trop crédules, qui ne connaissent que le système des esprits ; ainsi il faut chercher un préservatif suffisant pour [•] les éloigner de pareilles entreprises déraisonnables.

§ 16

Or telle sera la crainte salutaire d’une peine suffisante qui sera châtiment suffisant pour les imposteurs, si c’est imposture, et qui sera remède suffisant pour ceux qui ne sont qu’ignorants et superstitieux ; c’est que cette [•] peine passagère leur procurera une parfaite guérison, s’ils sont malades, et la crainte de cette peine les empêchera de devenir malades.

PRÉSERVATIF PRATIQUE

§ 17

Chaque évêque peut faire un mandement par lequel il ordonne à ses curés de l’avertir de toutes les possessions, obsessions et convulsions causées, soit par l’esprit malin, soit par maladie, afin d’ordonner une pénitence convenable pour guérir les malades dans un couvent de religieuses, si c’est une malade, pour obtenir la guérison de la malade et la délivrance de l’esprit malin, s’il y en a un qui la tourmente, et à l’égard des hommes malades de la même maladie, de les mener en pénitence chez les pères capucins.

§ 18

Cette pénitence sera de jeûner deux jours la semaine au pain et à l’eau, et de souffrir patiemment la discipline ou fustigation jusqu’aux premières gouttes de sang, matin et soir de ces deux jours, attachés à une colonne pour honorer [•] la colonne, le jeûne et la fustigation du Sauveur, et pour obtenir la cessation de leur maladie.

§ 19

Ainsi l’Official9 ordonnera une information et, par sa sentence, ordonnera que le malade ou la malade convulsionnaire [soit] obligé d’entrer dans un couvent, et que, pour chasser de son corps l’esprit malin qui pourrait y être entré, on [fasse] des prières dans le couvent pour la malade, tandis qu’elle accomplira la pénitence ordonnée par le mandement pour sa guérison.

§ 20

Le possédé ou le convulsionnaire sera de même condamné par l’évêque à faire la même pénitence chez les capucins.

CONCOURS DE LA PUISSANCE CIVILE

§ 21

Chaque parlement, à la réquisition du Procureur Général, pour concourir avec la puissance ecclésiastique, ordonnera de son côté que la sentence de l’Official [soit] exécutée par la maréchaussée aux frais de la malade ou du seigneur haut justicier de la malade.

EFFETS D’UN PAREIL RÈGLEMENT DE POLICE ECCLÉSIASTIQUE

§ 22

Ce règlement soutenu de la police civile étant connu de ceux qui ont quelque disposition à ces prétendues possessions ou convulsions, surtout s’il est connu dès le commencement de leur maladie, en empêchera sûrement la continuation ; car il est certain que, dans le système des capucins, pour chasser ce genre de démons ou d’esprits malfaisants, ce préservatif est excellent, parce que dans ce système ces esprits malins craignent surtout les prières, les pénitences, les jeûnes au pain et à l’eau, surtout ces saintes et charitables fustigations jusqu’au sang que le possédé ou la possédée subirait patiemment pour honorer les souffrances de notre Seigneur.

§ 23

Il est certain qu’une crainte salutaire de ces saintes pénitences préservera pour toujours, sans grand miracle et selon les règles de la providence ordinaire, toutes les filles et tous les autres convulsionnaires de ces sortes de maladies.

§ 24

Les pères capucins croient que le corps du convulsionnaire est en la possession d’un démon malfaisant, et que c’est une vraie maladie inspirée par le démon de vanité ou de singularité, et que toutes les convulsions sont du même genre quoique de différentes espèces que celles des possessions ; ainsi pour les guérir, il est à propos que la police ecclésiastique, de concert avec la police civile, use du même préservatif, et qu’elle veille à faire prendre sur-le-champ ce remède à celui qui serait malade de convulsions.

§ 25

C’est que sans ce préservatif salutaire, ces maladies pourraient devenir un jour contagieuses [•], nombreuses, fanatiques et séditieuses dans les villages et dans les villes.

§ 26

Les fous, les folles et les autres fanatiques de bonne foi peuvent croire follement avoir des visions propres à tromper les simples, et peuvent se mêler de prophétiser des malheurs capables de jeter mal à propos du trouble parmi les peuples ; ainsi il est à propos de les regarder tous comme inspirés par un mauvais esprit, et par conséquent, il faut d’abord pour les guérir, les traiter comme les possédés.

§ 27

Si nos ancêtres avaient été assez sages, il y a cent ans, pour employer, avec les prières, le jeûne deux jours la semaine et surtout la sainte et salutaire pénitence de la fustigation ou discipline jusqu’au sang, nous n’aurions point vu de nos jours tant de convulsions, de possessions, d’obsessions, de visions, de visionnaires ni de Heurtin à Bayeux, ni de prophètes Élie à la Bastille10, ni de prophétesses admirées à Paris par des ignorants, ou fêtées par des imposteurs11.

§ 28

Mais ces règlements, que nos ancêtres n’ont pas encore fait pour leurs successeurs, ne pouvons-nous pas les faire pour nous et pour nos neveux ? Faut-il donc attendre qu’ils aient étonné et trompé les peuples au point de les faire révolter contre l’autorité légitime ? Et voilà pourquoi les maisons de correction sont si nécessaires dans les grandes villes pour les malades des deux sexes, pour empêcher le progrès de la maladie des convulsionnaires.


1.Plusieurs écrits sur l’affaire des possessions de Landes parurent à partir de 1735, dont trois en 1738, année de rédaction du Préservatif : voir Michel Bée, « La possession des filles de Landes-sur-Ajon. Conjoncture convulsionnaire et combats des Lumières, 1732-1739 », Hors-série des Annales de Normandie. Recueil d’études offert en hommage au doyen Michel de Boüard, vol. I, no 1, 1982, p. 23.
2.Comprendre : convulsions que le père et la mère ont considérées avec légèreté comme des mouvements surnaturels.
3.Le curé de la paroisse.
4.Allusion au phénomène des convulsionnaires jansénistes qui agite la capitale à partir de 1728 : voir Catherine Maire, Les convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard (Archives ; 95), 1985.
5.Le mot système est employé ici au sens de doctrine.
6.L’évêque de Bayeux en fonction entre 1729 et 1753, Paul d’Albert de Luynes (1703-1788), protecteur de l’académie de Caen, fut la cible des Nouvelles ecclésiastiques, l’organe janséniste, pour ses positions en faveur de la Bulle. Féru d’astronomie et amené à devenir membre de l’académie des Sciences, il n’était sans doute pas enclin à soutenir ces manifestations de superstition.
7.Sur les mesures prises pour faire cesser les possessions, voir l’Introduction, § 2.
8.Des affaires de possession ont opposé en France des capucins à des médecins au siècle précédent : la possession de Marthe Brossier, de Romorantin (1599), était considérée comme une imposture par le médecin du roi Henri IV, Marescot, mais soutenue par les capucins, hostiles à l’édit de Nantes : voir Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968, p. 163-179. Plus tard le cas des possédés de Louviers opposera Yvelin, médecin de la reine Anne d’Autriche, à Esprit de Bosroger, provincial des capucins de Normandie, qui entendait sauver la réputation du couvent incriminé (procès : 1643-1647) : voir Ernest Hildesheimer, « Les possédées de Louviers », Revue d’histoire de l’Église de France, t. XXIV, no 105, 1938, p. 422-457.
9.Official : officier de l’Évêché (Furetière, 1690).
10.Le « prophète Élie » est le surnom donné à Pierre Vaillant (1688 ?-1761), prêtre janséniste, par des convulsionnaires qui prirent le nom de vaillantistes ; selon lui, le prophète Élie était ressuscité et reparaissait sur la terre pour convertir les juifs et la cour de Rome. Il fut détenu à la Bastille à partir de 1734 : voir Dictionnaire des journalistes, en ligne, art. « Pierre Vaillant ».
11.Aux convulsions jansénistes furent associées des prophéties d’inspiration figuriste : voir Catherine Maire, Les convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard (Archives ; 95), 1985.