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Préservatif politique contre les maladies populaires appelées convulsions et possessions

Introduction, établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier

§ 1

Comme dans le cas des Observations pour juger sagement de la valeur des actions courageuses qui se font pour plaire à Dieu1, c’est une affaire religieuse récente qui donna à l’abbé de Saint-Pierre l’occasion d’en appeler à la justice ecclésiastique et au pouvoir civil pour réprimer les troubles provoqués par les cas de convulsions et de possessions.

§ 2

L’auteur écrivit la première version de ce texte en 1738, lors d’un séjour chez la présidente Ogier2, au château d’Hénonville, dans le Vexin. Six ans auparavant, en 1732, avait éclaté en Normandie une affaire de possession qui dura trois ans et se termina par une dispersion des jeunes filles possédées dans différentes communautés religieuses et par l’enfermement du curé de la paroisse, Heurtin, à l’abbaye de Belle-Étoile, en Basse-Normandie3. Cette affaire déclencha alors une polémique par voie de libelles et publications diverses qui lui donna un écho jusqu’à Paris. Ces écrits anonymes qui parurent de 1735 à 1739 opposèrent d’une part le curé Heurtin et Pierre Le Vaillant de Léaupartie, le père des jeunes filles possédées, seigneur du lieu, qui disposait de la nomination de la cure, et d’autre part le chanoine de Saint-Patrice de Bayeux, membre de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, Charles-Gabriel Porée (1685-1770), ancien bibliothécaire de Fénelon et frère du célèbre Père jésuite, Charles Porée. Le chanoine s’était adjoint dans son combat le concours du médecin Dudouet qui exerçait dans la capitale bas-normande. Rien d’étonnant à ce que l’abbé de Saint-Pierre, rationaliste militant ayant conservé des attaches dans sa province d’origine, où il revenait régulièrement, et en contact avec les milieux lettrés de Caen où il avait fait une partie de ses études, se soit intéressé à la possession des filles de Landes-sur-Ajon, paroisse du diocèse de Bayeux. En juin 1738, date inscrite sur les manuscrits de Neuchâtel et de Caen contenant des versions du Préservatif antérieures à l’imprimé, cette polémique n’est pas terminée puisque paraissent cette année-là plusieurs écrits concernant l’affaire, dont le Pour et Contre de la possession des filles de la paroisse de Landes rédigé par Porée et Dudouet4. En intitulant son projet Préservatif, l’abbé de Saint-Pierre, usant d’un terme employé en médecine, se situe d’emblée du côté des explications rationnelles des possessions. Des praticiens furent convoqués dans les grandes affaires de possession qui défrayèrent la chronique au début du XVIIe siècle, comme Marescot, désigné par Henri IV dans l’affaire de la possession de Marthe Brossier, ou Yvelin, médecin d’Anne d’Autriche, dans celle des possédées de Louviers10. Employant dans la première version de cet écrit le terme de « maladie hystérique » (Convulsions, § 4, variante) pour caractériser le cas de possessions, l’abbé de Saint-Pierre fait aussi écho aux travaux du médecin janséniste Philippe Hecquet qui fit paraître en 1733 un Naturalisme des convulsions, attribuant à un dérèglement des fluides dans le corps féminin l’« épidémie convulsionnaire »11. Dès le début du Préservatif, l’auteur amalgame l’affaire normande et les « convulsionnaires modernes de Paris » (Convulsions, § 2), alors que leur signification est différente : dans le cas des possédées de Landes, on a affaire à un cas de possession prétendument démoniaque qui évoque ceux du siècle précédent, de Marthe Brossier, de Loudun ou de Louviers, tandis que les convulsions jansénistes étaient supposées témoigner de l’action de Dieu sur les corps12.

§ 3

L’affrontement entre théologiens partisans de la possession, comme Bérulle au siècle précédent, ou capucins effectuant en public des exorcismes spectaculaires, comme à Loudun, et médecins alléguant la mélancolie, paraît en 1738 un combat dépassé, alors que l’Ordonnance générale de juillet 1682 avait considéré la sorcellerie comme un illusionnisme qui n’est plus réprimé que par la voie de délits d’empoisonnements, d’escroqueries, d’abus de confiance. En alléguant un « système des capucins », l’abbé de Saint-Pierre, de façon biaisée, rappelle indirectement à ses lecteurs des affaires dans lesquelles la présence du diable est attestée par le souci d’impressionner des foules crédules ou par le fanatisme ligueur de capucins, adversaires du pouvoir royal, qui avaient menacé la cohésion du royaume. Derrière l’affaire des possédées de Landes-sur-Ajon, l’auteur en appelle à prévenir les troubles provoqués par ces manifestations, qu’elles soient l’effet de l’imposture ou d’un « esprit malin ». Sous couvert de concéder la réalité de certaines possessions, l’auteur engage à réprimer par les mêmes châtiments toutes formes de comportements, qu’ils soient d’origine pathologique, délictueuse ou surnaturelle. La volonté répressive de Castel de Saint-Pierre, désirant associer justice ecclésiastique et pouvoir du parlement pour infliger des châtiments corporels (jeûnes et fustigation), vise à rétablir l’ordre par la prévention et la répression des pratiques en question. Le maintien de l’ordre social et politique prévaut finalement sur les explications religieuses et médicales : l’abbé de Saint-Pierre adjoint au mot du titre « préservatif » l’adjectif « politique ». Comme dans son Projet pour faire cesser les disputes séditieuses des théologiens, l’auteur promeut, à défaut de pouvoir convaincre les parties en présence, une approche pratique consistant à faire taire les fauteurs de troubles, approche dont l’intention politique n’est pas douteuse : ces maladies pourraient, dit-il, devenir « séditieuses dans les villages et dans les villes » (Convulsions, § 25) et « faire révolter [les peuples] contre l’autorité légitime » (Convulsions, § 28). Sa conclusion ôte le doute sur la cible de son Préservatif : « le progrès de la maladie des convulsionnaires » (Convulsions, § 28) qui agite la France au moment où il écrit5. Derrière les possédées de Landes, dont la brève notoriété doit sans doute beaucoup au réseau de relations de Charles-Gabriel Porée, et qui n’agitait que le bocage normand, ce sont les jansénistes convulsionnaires, défrayant la chronique parisienne entre 1728 et 1740, évoqués allusivement à travers les « prophètes Élie à la Bastille » et les « prophétesses admirées à Paris par des ignorants » (Convulsions, § 27)6, qui préoccupent l’abbé de Saint-Pierre. Au rationalisme cartésien qu’il n’a pas cessé de professer s’ajoute dans cet écrit le souci d’affirmer l’autorité d’une juridiction ecclésiastique et d’un pouvoir politique qui doivent s’unir pour faire cesser les désordres.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrits

Préservatif et remède efficace contre les maladies appelées convulsions et possessions, BPU Neuchâtel, ms. R196, p. 1-7, « À Hénonville, juin 1738 ». Mise au net d’un premier état, avec quelques corrections autographes. (A)

Préservatif efficace contre les maladies appelées convulsions et possessions, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 1-8, « À Hénonville, juin 1738 ». Copie corrigée et modifiée du manuscrit de Neuchâtel.

Réflexions morales, BPU Neuchâtel, ms. R157, p. 91-101 ; ms. R195, p. 87-96. Texte manuscrit identique à celui de l’imprimé.

Imprimé

Préservatif politique contre les maladies populaires appelées convulsions et possessions, in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 118-130. L’imprimé modifie légèrement le texte de Caen. (B)

§ 4

Le texte de l’imprimé (B) est proposé avec les variantes du manuscrit de Neuchâtel dans son état initial (A).


2.Voir Le portefeuille de madame Dupin, G. Villeneuve-Guibert (éd.), Paris, Calmann-Lévy, 1884, lettre de l’abbé de Saint-Pierre à madame Dupin du 11 septembre 1742, p. 259.
3.Sur toute l’affaire et les publications qu’elle suscita, voir Michel Bée, « La possession des filles de Landes-sur-Ajon. Conjoncture convulsionnaire et combats des Lumières, 1732-1739 », Hors-série des Annales de Normandie. Recueil d’études offert en hommage au doyen Michel de Boüard, vol. I, no 1, 1982, p. 21-36.
4.Antioche [Caen ou Rouen ?], Chez les Héritiers de la Bonne Foy, à la Vérité, in-8° de 275 p. ; sur l’ensemble de ces publications, voir Michel Bée, « La possession des filles de Landes-sur-Ajon… », Conjoncture convulsionnaire et combats des Lumières, 1732-1739, Hors-série des Annales de Normandie. Recueil d’études offert en hommage au doyen Michel de Boüard, vol. I, no 1, 1982, p. 23.
5.Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, Plon, 1968.
6.Titre complet : Naturalisme des convulsions dans les maladies de l’épidémie convulsionnaire, Soleure, Andreas Gymnicus, à la Vérité, 1733.
7.Voir Catherine Maire, Les convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard (Archives ; 95), 1985.
8.Catherine Maire, « Les querelles jansénistes de la décennie 1730-1740 », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 38, La formation de D’Alembert 1730-1738, 2005, p. 71-92.
9.Voir la note de ce paragraphe dans Convulsions.