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DÉFINITION DE LA SUPERSTITION

§ 1

Les superstitions sont ou de grandes craintes ou de grandes espérances que des ignorants ont [•], sans raison suffisante, de quelque puissance invisible [•].

ÉCLAIRCISSEMENT

§ 2

Ces craintes et ces espérances sont fondées sur des opinions fausses mais populaires et anciennes qui en sont les plus respectées : elles paraissent extravagantes aux personnes sages, mais elles sont proportionnées à la crédulité et à l’ignorance du bas peuple, qui croit les faits non sur un examen des preuves, mais qui croit comme on dit, sur parole [•], et par l’effet d’une grande crainte ou d’un grand désir.

§ 3

Que l’on examine les superstitions religieuses et les cérémonies des anciens [•] Égyptiens, des anciens Grecs, des anciens Romains qui ne subsistent plus, mais qui ont subsisté si longtemps, et l’on verra que cette définition des superstitions leur convient parfaitement.

§ 4

La première partie de cette définition en montre la nature, la seconde partie en montre l’origine.

§ 5

La nature1 est un sentiment ou de crainte de quelque grand mal, ou d’espérance de quelque bien considérable que les hommes imaginent pouvoir leur arriver par la puissance et la volonté de quelque être invisible que les différents peuples ont appelé esprits aériens, génies, divinités, anges, démons, dieux immortels, habitants célestes [•], comme ayant du pouvoir sur les corps par leur volonté, de sorte qu’ils espèrent, par leurs sacrifices et autres sortes de services, obtenir d’eux des grâces.

§ 6

Ils attribuaient à la nature les événements ordinaires, comme le lever du soleil, l’accroissement des plantes [•], la guérison des malades. Mais pour les événements extraordinaires malheureux, comme les grandes tempêtes, les grandes inondations, certains effets du tonnerre, ils les attribuaient à des puissances invisibles en colère contre les hommes.

§ 7

Si, dans une consternation générale, un fourbe vient dire qu’il lui est apparu en songe un génie sous la forme d’un jeune homme qui s’est plaint de ce qu’on ne lui marquait aucune reconnaissance des fruits qu’il procurait à la terre, et qu’il propose de lui sacrifier de temps en temps quelques animaux domestiques, voilà le prêtre et le sacrifice institué, et pour toujours, tant par l’effet de l’espérance que par l’effet de la crainte, et le tout fondé sur un songe qui a été peut-être supposé par intérêt. Peut-être que le premier imposteur n’a pas réussi. Mais il suffit que, de plusieurs, il y en ait à la fin quelqu’un qui réussisse.

§ 8

S’il n’y avait jamais eu ni biens à espérer, ni maux à craindre, ni opinion de l’existence de quelques êtres invisibles puissants, les uns bienfaisants, les autres malfaisants, ou du moins tantôt bienfaisants, tantôt malfaisants, selon qu’on les honorait ou qu’on les oubliait, et qui, comme les hommes, pouvaient se laisser toucher par les prières, par les louanges, par les sacrifices, par les honneurs, par les cérémonies, les unes tristes, les autres gaies, il n’y aurait jamais eu de superstitions parmi les Romains.

§ 9

Ces opinions puériles sur la nature et sur les qualités des dieux supposent des craintes et des espérances des puissances invisibles, et des prêtres, les uns trompés, les autres [•] trompeurs et très intéressés à tromper, qui ne cherchent qu’à augmenter ou les craintes ou les espérances. Ils prétendent connaître ce qui met les dieux en colère, ce qui peut les apaiser et les engager à faire du bien aux hommes. Grande crainte, grande espérance, grande ignorance [•]. Voilà les causes de la superstition, et la superstition particulière de chacun est plus ou moins grande selon que ces causes sont plus ou moins grandes et de longtemps exercées.

§ 10

Je ne blâme point pour cela la crédulité, si ce n’est la crédulité excessive, laquelle consiste à croire ceux qui n’en ont point du tout examiné les preuves, et ceux qui n’ont nul intérêt à faire croire les autres comme eux-mêmes.


1.Comprendre : la nature de la superstition.