v. 2211-2278

La lettre du roi Lothaire

 
Ce fut escrit el brief le rei :
 
« Jen conferm tot ce et otrei [1]
 
Que donneirent mi ancesor
 
A Damledeu, nostre segnor [2],
 2215
A Seinte Igliese et as sers Deu
 
Ou que cen seit et a quel leu [3].
 
Je comferm bien ci de ma part
 
– Mis mestiers est que bien le guart [4]–

A-f. 38r 
38rQue qui don i aura donné,
 2220
Por nule male volenté [5]
 
Puis ne lor puisse retolir,
 
Ne heirs qui em puisse venir [6].
 
Se il le tout, je le rendrei,
 
Qui en l’escrit confermei l’ei [7]  ;
 2225
Et por icen, cil qui or sunt
 
Nostre feeil et qui serunt [8],
 
Et Damledeu volent amer,
 
Sachent un mont estre en la mer [9]
 
Ou ennorez est seint Michiels
 2230
Qui est mestres prevolz des ciels [10]  :
 
Mont de Tumbe l’oï apeler.
 
Assis est em peril de mer [11].
 
Li dux Richarz, en nostre tens [12],
 
Por amor Deu, si com je pens 410,
 2235
De bien en mielz l’a estoré
 
Ou souveraine auctorité [13]
 
De l’apostoile, dan Johan :
 
Ses bries en a, prof a d’un an [14],
 
Qui conferment cen qu’il a feit :
 2240
Mei n’est molt bel et molt mei heit [15].
 
De ses moines de Normendie
 
Ja i a mis grant compagnie [16]
 
Qui servirunt la Damledé
 
Et seint Michiel par tout eié [17].
 2245
De ceste chose confermer,
 
Que ne la puisse aucuns dampner [18],
 
En nul aié qui jameis seit,
 
Me requierent, et si unt dreit [19],
A-f. 38v 
38vLi dux Richarz premierement,
 2250
Li archevesques qui rapent [20]
 
De ceste afaire grant partie :
 
Envers mei molt s’en humilie [21]  ;
 
Li apostoile ensement
 
M’enn’a requis benignement [22]
 2255
Par plusors bries, et ja a pose,
 
De confermer iceste chose [23]  :
Voici ce qui était écrit dans la lettre du roi : « Je confirme et approuve tous les dons que mes ancêtres firent à Dieu, notre Seigneur, à la Sainte Église et aux serviteurs de Dieu, où que ce soit et en tout lieu. Je confirme bien par ce document, pour ma part, – et mon rôle est que j’y veille bien – que quiconque leur aura fait un don ne doit plus pouvoir ensuite, par quelque mauvaise intention, le leur reprendre, non plus qu’un héritier qui pourrait lui succéder. S’il le reprend, je le rendrai, moi qui l’ai confirmé dans ce document écrit. Et pour cela, que ceux qui sont actuellement nos fidèles sujets et ceux qui le seront, et qui sont animés de l’amour de Dieu, sachent qu’il y a dans la mer un mont où est vénéré saint Michel, le premier magistrat du ciel. Je l’ai entendu appeler Mont Tombe. Il est situé au péril de la mer. Le duc Richard, à notre époque, par amour pour Dieu, je pense, en a amélioré la construction [1], conformément à la volonté souveraine [2] de Monseigneur le pape Jean. Il a depuis près d’un an des lettres de sa part qui autorisent ce qu’il a entrepris. Pour ma part, cela m’est fort agréable et je m’en réjouis fort [3]. Il y a déjà installé une importante communauté de ses moines de Normandie qui serviront là Notre Seigneur et saint Michel pour l’éternité. Le duc Richard, en premier lieu, me demande, ce qui est légitime, de confirmer cette décision, afin que nul ne puisse la faire annuler, à quelque époque que ce soit ; l’archevêque dont dépend aussi une grande partie de cette affaire me sollicite très humblement ; le pape également m’a demandé avec bienveillance, par plusieurs lettres, il y a déjà quelque temps, de confirmer tout cela.
 
Por lor amor tant en ferai
 
Que de ma part commanderai [24]
 
En icel leu dont ai parlei
 2260
Seient moine par tot eié [25].
 
Jel voil eissi, et si commant
 
Que emprés mei nul rei poant [26],
 
Ne dux qui seit en Normendie,
 
Nostre chartre meis ne desdie [27],
 2265
Ne ne seit quens ne nus evesques,
 
Neis de Roien li archevesques [28],
 
Par qui ja seit meis trespassé
 
Que que avum or confermé [29].
 
Por ce le faiz que od franchise
 2270
Seient li moine el Deu servise [30]
 
Et qu’il preient que Dex nos gart
 
Et nostre regne ou il unt part [31].
 
Icest precept qui ci est dit,
 
Et qui par nos ci est escrit [32],
 2275
Od nostre main le confermuns,
 
D’anel reial le seieluns [33]  ;
 
Et si alcuns est qui l’enfregne [34]
 
Escumengiez entretant maigne ».
Par amour pour eux, j’agirai ainsi : j’ordonnerai pour ma part que, dans ce lieu dont j’ai parlé, il y ait des moines pour l’éternité. Telle est ma volonté et j’ordonne qu’il n’y ait jamais, après moi, aucun roi puissant [4], aucun duc en Normandie, quel qu’il soit, qui annule notre charte ; qu’il n’y ait jamais ni comte ni évêque, ni même l’archevêque de Rouen, qui ose transgresser tout ce que nous venons de confirmer. Je fais cela pour que les moines se consacrent en toute indépendance au service de Dieu et qu’ils prient pour que Dieu nous protège, nous et notre royaume, dans lequel ils se trouvent. Nous confirmons de notre propre main ladite ordonnance [5] que nous avons nous-même écrite dans cette charte, et la scellons [6] de notre anneau royal. Et s’il se trouve quelqu’un pour l’enfreindre, qu’il demeure excommunié pendant tout le temps de sa faute [7] ».

~

1   Grande initiale absente dans B : Et fut escrit eu brief le rei Le conferm de son otrer.

2    donerent ; anceisor ; damedeu ; seignor.

3   A : et a que leu ; B : A sainte iglese et es sers ; se seit ou en quel leu.

4    Li conferm bien si ; Mes mestier ; len le gart.

5    yara ; Par nulle.

6    retollir ; hers qui en puissent venir.

7    le tot ; conferme.

8    por ice ; Nostre seel ; seront.

9   2227 absent dans B ; A : estre ; B : etre.

10    henorez ; saint michel ; mestre preuost eu ciel.

11    tombe loy ; en peril.

12    Li dus ; temps.

13    en mieuz la estorei O souuereine autoritei.

14    de laposteile ; pres a.

15    confirment ce ; Molt men est bel et molt men het.

16    Y a ia mis.

17   2343 absent dans B : A saint michel par tot ae.

18    ne li puist aucun.

19    nul ae qui iames ; et si ont.

20   A : premierent ; B : richart premierement Li arceuesque qui ia pent.

21    De ceste chose ; En vers moy molt su milie.

22    li aposteiles ; Men a ; begninent.

23   A : bries . et ia apose ; B : bries et y apose ; ceste chose.

24    en ferei : commanderei.

25   A : dom ; B : En ycel leu donc ai ; partot ae.

26    Ge veul ; Que en pres moy nul rey.

27    mes.

28    nul euesque Ne de roen li arceuesque.

29   A : Qe que ; B : mes ; Ce que auon.

30    le fez ; o franchise ; eu deu seruise.

31    deu ; nostre reigne ; ont.

32    Il cest ; par nous si.

33    A nostre ; confermon ; roial le seelon.

34    aucuns ; len fraigne ; entre tant.

~

1    De bien en mielz : locution attestée surtout en moyen français et français classique ; cf. FEW VI, 1, 669 a, melior.

2    Cf. FEW I, 172 b, auctoritas « puissance » : afr. auctoritet, apr. autoritat, « id », « puissance, vertu, permission » ; nfr. « autorité ». Le terme français est la transposition savante du substantif latin auctoritas ; ce dernier figure à l’ablatif, auctoritate, dans le passage de l’Introductio monachorum consacré au signum du roi Lothaire.

3    L’initiale de la forme verbale n’est est la forme proclitique ‘n de l’adverbe en : littéralement « à moi il en est très beau ». Molt mei heit : la forme tonique du pronom personnel qui n’est pas nécessaire devant un verbe à un mode personnel peut avoir été employée pour produire un effet d’insistance.

4    L’adjectif poant, « puissant », détermine fréquemment le substantif rei en ancien français. Cette allusion peut concerner un « roi puissant » de France ou d’Angleterre.

5    Precept « commandement, ordre » est un emprunt médiéval au latin praeceptum sous une forme « mi-savante mi-populaire » (FEW IX, 281 a, praeceptum) ; le substantif latin figure dans le passage de l’Introductio monachorum reproduisant le signum du roi Lothaire.

6    Les graphies eié, v. 2244 et 2260, aié, v. 2247, du latin aetáte(m), Roien, du latin tardif Rotomágos, v. 2266, seieluns, du latin sigillámus, v. 2276, confirment l’habitude qu’a le copiste de A d’intercaler un i entre une voyelle atone en hiatus et la voyelle tonique qui la suit. Les leçons correspondantes de B sont ae, Roen, seelons.

7    Entretant : « pendant ce temps », cf. v. 1313 et 1787.