v. 2907-3028

La vision de l’évêque Norgot

A-f. 47r 
47rUncor vuil metre en cest romanz
 
Vn miracle qui est molt granz [1]  :
 
L’abes Mainarz et dan Norgout,
 2910
Qui Avrenches donc gouvernout [2],
 
Asemblé sunt a parlement,
 
A La Roche, si cum j’entent [3],
 
Le jor devant la seint Michiel,
 
Meis je ne sei, par Deu del ciel [4],
 2915
Por quei il furent assemblé.
 
Meis ce sei bien, de verité [5],
 
Que ne fut pas lors achevez
 
Cen por quei erent assemblez [6].
 
A l’avesprant departi sunt ;
 2920
L’andemain dient que vendrunt [7]
 
Iluec meïsmes ou or sunt
 
Et lor parole acheverunt [8].
 
Meis por la feste et por la mer
 
Les conveneit or dessevreir [9].
 2925
L’abes s’en veit en s’abeïe
 
Meis li evesque nel suit mie [10],
 
Anciés s’en veit en s’evesquié ;
 
Departi sunt ambedui lié [11].
 
Icist evesque que oiez
 2930
Nobles huems fut et bien letrez [12].
 
Les moisnes molt tozdis ama,
 
Tant cum vesquit, et enora [13].
 
As jorz junables lor donnout
 
De ses peissons et enveiout [14]  ;
 2935
Par charité et par amor
 
Souventes feiz lor fist ennor [15]  ;
A-f. 47v 
47v En quaresme, si cum je pens,
 
Le faiseit plus qu’en altre tens [16].
 
Moine fut puis de l’abeïe
 2940
Quant s’evesquié out deguerpie,
 
Que il leissa por Deu amor,
 
Neient por nule desenor [17].
Je veux encore mettre dans ce texte en français un miracle très important : l’abbé Mainard et Monseigneur Norgot [1], qui gouvernait alors [2] Avranches, étaient réunis pour des entretiens à La Roche (à ce que je comprends [3]), le jour précédant la fête de saint Michel ; je ne connais pas, par Dieu qui règne dans les cieux, la raison de cette réunion, mais ce que je sais bien, en vérité, c’est que ce pour quoi ils étaient réunis ne fut pas achevé ce jour-là. Ils se quittèrent au crépuscule [4], convenant de revenir le lendemain à l’endroit même où ils étaient alors, et d’y achever leur discussion ; mais, à cause et de la fête et de la mer [5], il leur fallait se séparer alors. L’abbé repartit dans son abbaye, sans être suivi [6] par l’évêque qui, lui, retourna à son évêché. Tous deux se quittèrent, satisfaits. Cet évêque dont il est question était une noble personne, très instruite [7]. Toute sa vie, il montra de l’amitié et du respect pour les moines. Les jours de jeûne, il leur faisait parvenir de ses poissons en présent ; par amour de son prochain et par amitié, il eut souvent pour eux des marques d’estime, et il le faisait, je pense, plus souvent en carême qu’aux autres temps liturgiques. Il fut par la suite moine de l’abbaye, quant il eut abandonné son évêché [8], qu’il quitta par amour pour Dieu et non pas à cause de quelque scandale [9].
 
Quant ses matines out chantees
 
Li evesques, et definees [18]
 2945
A Avrenches, enz el mostier,
 
Nuit ert encor, va se couchier [19].
 
Si cum s’en vait, par la clarté
 
D’une fenestre a fors guardé [20]  :
 
Le mont vit ardre et le mostier ;
 2950
Grant ert li feus et li brasier [21],
 
De totes pars esteit espris.
 
Haut volouent, cen li ert vis [22],
 
Les estenceles, les charbons
 
Qui chaieient de cez maisons [23]  :
 2955
Des le gravier de ci qu’amunt
 
Envers le ciel vienent et vunt [24].
 
Ceste merveille mostré a
 
A cels qui erent o lui la [25]  :
 
Alquant dient que il le veient,
 2960
Li altre dient non faseient [26].
 
Li buen homme bien veü l’unt,
 
Al mien espeir, mes li mal n’unt [27].
 
Eneslespas aünez a
 
Les chanoines, si commencha [28]
 2965
Icel servise qui apent
 
A cels qui sunt morz novealment [29],
A-f. 48r 
48rQuer bien cuidout por verité
 
Que fussent arz et devié [30]
 
Le plus de cels qui sunt el mont.
 2970
Quant le servise finé unt [31],
 
Li cheval furent enselé ;
 
Li evesques est tost munté [32]  :
 
Al munt en veit por conforter
 
Cels que il quide vis trouver [33]
 2975
Et por les morz ensepelir
 
Et en enpres faire enfoïr [34].
Quand l’évêque eut fini de chanter ses matines [10] à Avranches, dans l’église, il faisait encore nuit, et il alla se coucher. Alors qu’il s’en allait, la lumière qui provenait d’une fenêtre [11] l’incita à regarder au-dehors. Il vit alors le mont et le sanctuaire brûler. L’incendie était de taille et le feu avait pris de tous côtés. Les étincelles, les particules de charbon qui se détachaient des maisons [12] volaient bien haut, à ce qu’il lui semblait : de la grève vers le sommet, elles allaient et venaient dans le ciel. Il montra ce phénomène à ceux qui étaient là avec lui. Certains dirent qu’ils le voyaient, les autres non. À mon avis, les hommes de bien l’ont parfaitement vu, mais non les mauvais [13]. Il réunit aussitôt les chanoines et commença l’office en l’honneur de ceux qui viennent de mourir. Car il pensait bien, en vérité, que la plupart de ceux qui se trouvaient au mont avaient perdu la vie dans l’incendie. Une fois l’office terminé, on fit seller les chevaux, l’évêque monta vite sur le sien : il s’en allait au mont pour réconforter ceux qu’il espérait trouver vivants et pour veiller à la sépulture des morts et les faire inhumer.
 
Aprof matines rest montez
 
L’abes Mainarz et devalez [35]
 
O de ses moines fors del mont :
 2980
Al parlement d’ier en revunt [36].
 
Matin alout quer il voleit
 
Repairier tost de la endreit [37]
 
Por la grant messe que chanteir
 
Deveit le jor et celebreir [38].
 2985
En mié la greve prof del mont
 
Il et si moine encontré unt [39]
 
Norgot l’evesque qui veneit :
 
Demandent lui que il quereit [40],
 
Por quei La Roche aveit passee
 2990
Ou deveit estre l’assemblee [41].
 
Li evesque li a conté
 
Por quei s’esteit eissi hasté [42]  ;
 
Neies icen contei li a
 
Que veü out et que fait a [43]  ;
 2995
Puis redemande se esteit
 
Avenu rien el que soleit.
A-f. 48v 
48v« El, nenal, veir, l’abes respont,
 
En l’abeïe ne el mont » [44].
 
Idunc se sunt aperceü
 3000
Que icels feus que unt veü [45]
 
Nule altre chose esté nen a
 
Fors seint Michiel qui visita [46],
 
Il et si altre compaignon,
 
Le mont, s’igliese, et sa meison [47].
 3005
A cele nuit veraiement
 
Ert descendu entre sa gent [48]  :
 
Bien demostrout la grant clarté
 
Que molt out angres amené [49].
 
A cele nuit i est venuz
 3010
Mainte feiz puis et descenduz [50],
 
Si que encor vivent la gent
 
Qui l’unt veü apertement [51].
 
N’est gaires an veü ne seit
 
A son mostier venir tot dreit [52]
 3015
Devers le ciel, cum un brandon
 
Qui est espris tot environ [53].
 
Icele nuit, par ces chemins  202, [54]
 
Trovereit l’en molt pelerins
 
Qui trestuit veillent por atendre
 3020
Se seint Michiel vesront descendre [55].
 
Dex, tant par est beneüré
 
Qui poit veier cele clarté [56]  :
 
Seür poiet estre, cen m’est vis,
 
Cil qui la veit, que pareïs [57]
 3025
Li eirt trestot abandonnez
 
Quant de cest siecle iert trespassez [58].
B-f. 78r 
78rA Deu preie que je la voie
 
Et l’archangre, einz que morz seie [59].
Après matines, l’abbé Mainard s’était aussi mis en selle et était descendu du mont, avec un groupe de ses moines, pour retourner au lieu de la rencontre de la veille. Il partait de bon matin car il voulait en [14] revenir tôt en raison de la grand-messe chantée qu’il devait célébrer ce jour-là. Au milieu de la grève, près du mont, ses moines et lui rencontrèrent l’évêque Norgot qui approchait. Ils lui demandèrent ce qu’il cherchait et pourquoi il avait dépassé La Roche où devait se tenir leur réunion. L’évêque lui expliqua pourquoi il s’était ainsi hâté, et lui raconta même ce qu’il avait vu et fait. Il lui demanda aussi s’il s’était produit quelque chose d’inhabituel [15]. « D’inhabituel ? Que non [16], vraiment [17] ! répondit l’abbé, ni à l’abbaye ni au mont ». Ils réalisèrent alors que ce feu qu’ils avaient vu n’avait rien été d’autre que saint Michel en train de visiter, avec ses compagnons, le mont, son église et sa maison. Cette nuit-là, il était véritablement descendu parmi son peuple. La vive lueur indiquait bien qu’il avait amené avec lui beaucoup d’anges [18]. À partir de cette nuit-là, il y est venu et descendu de nombreuses fois, si bien que sont encore en vie des gens [19] qui l’ont clairement vu. Il ne se passe guère d’année sans qu’on le voie venir tout droit vers son église du haut du ciel comme une torche tout entourée de flammes. Cette nuit-là, par les chemins du mont, on trouverait nombre de pèlerins qui tous veillent et restent en attente au cas où ils verraient saint Michel descendre du ciel. Mon Dieu, qu’il est heureux celui qui peut voir cette lumière ! Il peut [20] être sûr, je pense, celui qui la voit, que le paradis lui sera tout grand ouvert quand il aura quitté ce monde. Je prie Dieu qu’il m’accorde de la voir, ainsi que l’archange, avant de mourir.

~

1   Grande majuscule également dans B : Oncor ueil en cest romanz Mostrer miracle beaus et granz.

2    Labbes menart ; gouernout.

3   A : lentent ; B : Ensenble sont ; A la roche com ien tent.

4    la saint michel Mes ; deu ciel.

5    asemble Mes ie sei.

6    ie fut pas ; Ce ; asemblez.

7    Len de mein ; vendront.

8    Illeuc meimes ou en sont : acheueront.

9   A : conuenent ; B : Mes ; les coueneit donc deceurer.

10   A : suiet ; B : Labbe ; asabeie Lieuesque neu suit mie.

11    Ainces sen veit a se euesque De partiz sont touz dous du lieu.

12    Icest ; oez ; homs ; leitrez.

13    Les moines ; toriors ama ; uesqut et ennora.

14    Es iors ; donout : en veiout.

15    Souente foiz ; enor.

16   A : faisent ; B : En caresme ; feseit ; autre temps.

17    lessa por de amor Neeent por nulle.

18    ces matines ot chantees Li euesque.

19    Aurenches enz eu mostier : cochier.

20   2947-2948 absents dans B.

21    e le mostier ; li feu.

22    toutes ; volent ce.

23   A : chaient de cesz ; B : Les estenceles et les ; chaient de ces mesons.

24    des si quau mont ; vont.

25    A ceux.

26    Aucuns dient quil le ; Lautre dient que non feseient.

27    Li bons homes veu lont A mien esper ; nont.

28   A : commencha (h souligné) Ilcel ; B : En nelepas ; commenca Icel.

29    Ycel seruise ; A ceux ; mors nouiaument.

30    cuideit por vrite ; ars.

31    ceux ; eu mont : ont.

32    monte.

33    Au mont ; Ceux ; cuide ; trouer.

34    les mors en seuelir Et en apres fere enfoyr.

35    Apres ; Labbe menart.

36    O de ces moines hors deu mont Au parlement de ier reuont.

37    reperer.

38    chanter : celebrer.

39   A : la greuei ; B : En mi la greue pres deu mont : ont.

40    Norgout ; Demandent li.

41    O deueit etre lasemblee.

42    cesteit.

43    Neis ice conte ; veu ot ; feit.

44   A : ueier ; B : En labeie ne eu mont Nenil veir sire labbe respont (2997-2998 inversés).

45    Que icel feu que ot veu.

46    Nul autre ; For saint michel qui viseta.

47   A : Le mont . si gliese . et sa meison ; B : et li autre ; Le mont siglese et sa meson.

48    A icele nuit vraiemen.

49    de mostrot ; mot ot angres amenei.

50    y rest venuz Meintes foiz.

51    entor isont la gent Qui lont veue.

52    Nest guieres an veue.

53    esprins.

54    les chemins.

55    Qui trestoz vellent ; saint michel verront.

56   3021-3022 absents dans B.

57    Ceur peut etre ce ; Cil quil la ueit que paradis.

58    ert trestot abandonez ; est tresspassez .

59    einz que mor seie ; 3027-3028 absents dans A.

~

1    Norgot : évêque d’Avranches de 990 à 1017, pendant les abbatiats de Mainard Ier (965-991), Mainard II (991-1009) et Hildebert Ier (1009-1017). Pierre Bouet et Monique Dosdat, « Les évêques normands de 985 à 1150 », in Pierre Bouet et François Neveux (dir.), Les évêques normands du XIe siècle [actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 1993], Caen, Presses universitaires de Caen, 1995, p. 19-37, précisent qu’« on sait peu de choses sur cet évêque d’Avranches, qui rétablit l’autorité épiscopale après la longue vacance due aux troubles des Vikings. Vers 1017, il se démit de sa charge pour se faire moine au Mont Saint-Michel » (p. 22).

2    Donc (v. 2910), idonc (v. 2999) : « alors » (croisement du latin tunc « alors » et dumque « allons »).

3    Allusion au texte des Miracula sancti Michaelis IV, 2 : … ad locum qui nunc etiam Rupis dicitur, collocuturi, ut diximus, convenerunt… ; le lieu-dit La Roche Torin, commune de Courtils, canton de Ducey, Manche, est actuellement une excroissance de terre située dans la baie sur le bord de la Sélune, à environ 6 kilomètres à vol d’oiseau de chacun des deux points à joindre. Cette rencontre a lieu la veille de la Saint-Michel, c’est-à-dire le 28 septembre.

4    A l’avesprant  : « à la tombée du jour », sur vespre, du latin vesper, « soir » ; cf. v. 2687 en l’aserant, et notre introduction, p. 87-88.

5    C’est-à-dire à cause de la marée.

6    Suiet est soit une forme de P3 de l’indicatif imparfait de suere (v. 1742 ; autres formes d’infinitif en ancien français : sivre, suire, sieure, sivir, siuvre, « suivre », correspondant au français central suioit), soit une graphie erronée de présent de l’indicatif, pour siut, sieut ou suit. La leçon de B est suit.

7    Cf. le sens du substantif letre(s) dans Algirdas Julien Greimas, Dictionnaire de l’ancien français [1969], Paris, Larousse, 1999 : « littérature, savoir contenu dans les ouvrages écrits » et le v. 3405 où letrez s’applique au prieur de l’abbaye questionné par Baudri de Dol.

8    Dom Jean Laporte, « L’abbaye du Mont Saint-Michel aux Xe et XIe siècles », p. 66, situe cet évènement « au plus tôt au temps d’Hildebert » (1009-1017).

9    La précision est de Guillaume de Saint-Pair.

10    Cf. v. 2631.

11    Nous considérons que par introduit ici la cause.

12    Cez maisons : démonstratif de notoriété (« ces maisons que vous connaissez bien… »). Cf. v. 2658.

13    Ce jugement ne figure pas dans le texte latin.

14    Endreit s’emploie pour renforcer un autre adverbe, de temps ou de lieu (dans le texte la).

15    El ou al, « autre chose », du pronom neutre latin aliud ou alid, de même sens.

16    Nenal ou nonal : variante de nenil ; le premier élément non est probablement suivi du pronom impersonnel el (latin illud) « cela » ; son exact contraire est oal, variante de oïl « oui ».

17    Veier dans A est analogique de l’infinitif dissyllabique veeir « voir » (latin vidḗre). Nous choisissons la leçon de B, veir, « vraiment », adverbe monosyllabique, du latin vḗro « en vérité ».

18    Pour dom Jean Laporte, « L’abbaye du Mont Saint-Michel aux Xe et XIe siècles », p. 67, c’est sous l’abbatiat de Hildebert que sont mentionnés pour la première fois « ces récits d’“apparitions” de saint Michel sous la forme de flammes nocturnes ». Celui-ci est, selon lui, « le plus ancien que nous connaissions ».

19    Gent, féminin singulier à valeur collective, désigne un ensemble indéterminé d’individus. L’accord avec le sens (comme ici) est de plus en plus fréquent au fur et à mesure des siècles, avec pour conséquence en moyen français l’évolution du genre et du nombre du substantif vers le masculin pluriel, le syntagme les gens désignant actuellement des individus indéterminés formant un ensemble.

20    Poit, poiet (v. 3022-3023) : mis pour puet, forme (monosyllabique) attendue de P3 de l’indicatif présent du verbe poeir / pooir « pouvoir ». On peut envisager pour poiet une graphie hypercorrecte poet avec insertion d’un i entre le o et le e, analogique de veier, dans le même vers, ou une confusion avec l’imparfait. La graphie poit est plus difficilement explicable.