v. 3029-3374

Saint Michel et la veuve indigne

 
Par plusors terres est alee [1]
 3030
Des miracles la renomee
 
Que Damedex eu mont feseit
 
Por saint Michel qui i esteit.
 
Mouz pelerins i sont alez [...]
 
Entre les autres i ala
 3035
Vn Borgueignons qui Deu ama.
 
Riches hons fut et clerc esteit :
 
Tant des seipt ars apris avet
 
Que il parlout et entendeit
 
Assez latin et bien leiseit.
 3040
Quant fut au mont, demandé a
B-f. 78v 
78vA la garde que il trova
 
Que un petit li prest le livre
 
Que le seignor ot feit escrire,
 
Comme cil leu fut demostrez
 3045
Premirement et estorez.
 
Mostré li a et aporté :
 
Li pelerins a enz gardé ;
 
Leüe a la relation,
 
Bone li semble la leçon.
 3050
L’iglese en a molt mieuz amee.
 
Par charité a demandee
 
A la custode une pierrete
 
Qui illeuc jeseit, molt petitete :
 
Il li dona et il la prinst […] [2].
La renommée des miracles que Notre Seigneur faisait au mont, du fait que saint Michel s’y trouvait, s’était répandue à travers de nombreux pays ; bien des pèlerins y étaient allés […] et entre autres un Bourguignon, qui aimait Dieu. C’était un homme riche et instruit : il avait assez appris des sept arts [1] pour parler et comprendre suffisamment le latin et bien le lire. Une fois au mont, il demanda au gardien qu’il y trouva de lui prêter quelque temps le livre que le seigneur avait fait écrire et qui expliquait les origines de la révélation et de la construction de ce lieu [2]. L’autre le lui montra et le lui apporta. Le pèlerin consulta l’ouvrage, lut le récit ; l’enseignement [3] lui en sembla bénéfique et son amour pour l’église s’en trouva renforcé. Il demanda par charité au gardien une petite pierre qui se trouvait là [4], par terre, vraiment bien petite. L’homme la lui donna, il la prit […]
 3055
En son païs s’en retorna.
 
Quant il vint la, si commença
 
A l’einz qu’il pout une chapele :
 
De son aver la fist molt bele.
B-f. 79r 
79rChateaus aveit je ne sei quanz,
 3060
Mes ce ert uns des mieuz vallanz [3]
 
O sa chapele fondee a :
 
Lez sa meson la commença.
 
Quant trestot ot feit son mostier,
 
Sil fist en erres dedier [4]
 3065
En l’anor Deu et saint Michel,
 
Que plus amot que rien soz ciel [5].
 
La pierrete que ot demandee
 
Jadis au mont et aportee
 
Enz en l’autel fist seeler :
 3070
Il la vout tres bien garder.
A-f. 49r 
49rPor Reliques mise l’i a
 
De seint Michiel : altre rien n’a [6]
 
Que il puisse plus enorer,
 
Ne mielz chierir, ne plus guarder [7].
 3075
Se Reliques meillors eüst,
 
Au mien espeir, neient ne fust [8]
 
En l’autel mise la pierrete
 
Qui esteit vile et petitete [9].
 
Doze chanoines i asist [10]
 3080
Et de ses rentes tant i mist
 
Que assez ourent a mengier
 
Et a vestir et a chaucier [11].
 
Trestouz les jorz que il vesqui
 
Cele chapele bel servi [12]
 3085
Et seint Michiel molt enora
 
En qui enor fundee l’a [13].
 
Il le guardout d’aversité,
 
Ce li donnout prosperité [14]  :
 
De jor en jor si bien cresseit,
 3090
Tant enrichiet que il ne saveit [15]
 
Numbre dire de sa richece ;
 
En joie mest et en leece [16]  ;
 
Vnques en menbre qu’il eüst,
 
Grant ou petit, quel que il fust [17],
 3095
Ne sentit mal de ci que la
 
Que cil le prist dont il fina [18].
 
Il esteit vielz quant devia ;
Il rentra dans son pays, et, à son retour, commença le plus tôt possible la construction d’une chapelle, fort belle, sur ses propres richesses. Il avait je ne sais combien de châteaux, mais celui où il avait fondé sa chapelle était un des plus précieux. Il la commença près de sa maison et quand il eut complètement achevé son église, il la fit immédiatement dédicacer en l’honneur de Dieu et de saint Michel, qu’il aimait plus que tout au monde. Quant à la petite pierre qu’il avait demandée jadis au mont et qu’il en avait rapportée, il la fit sceller dans l’autel : il voulait la conserver en toute sécurité. Il l’y avait placée en tant que Reliques [5] de saint Michel [6], et n’avait rien d’autre qu’il pût honorer, chérir, préserver davantage. S’il avait eu de meilleures Reliques, je pense que la petite pierre, qui était sans valeur et minuscule, n’aurait certainement pas été mise dans l’autel. Il établit là douze chanoines [7] et prit tant sur ses rentes qu’ils eurent en suffisance de quoi manger, se vêtir et se chausser. Tous les jours de sa vie, il accomplit parfaitement ses devoirs envers cette chapelle et entoura de vénération saint Michel en l’honneur de qui il l’avait fondée [8]. Celui-ci le préservait de l’adversité, ce qui lui procurait une prospérité qui croissait de jour en jour : il s’enrichissait tant qu’il ne pouvait dire à combien se montait sa fortune. Il se maintint [9] dans la joie et l’allégresse, sans jamais, en un seul point du corps, grand ou petit [10], ressentir de maladie, jusqu’à ce que [11] l’atteignît celle qui l’emporta. Il était vieux quand il quitta la vie.
 
Ainz que fust morz venir fait a [19]
 
En sa presence sa mollier,
 3100
Si la conmence a chastier [20]
A-f. 49v 
49vEt a preier que el guardast
 
Que seint Michiel molt enorast [21].
 
« Diva, fait il, donc ne seiz tu
 
Com il nos est bien avenu [22]
 3105
Des icele hore que fundasmes
 
Ceste chapele et i orasmes [23]  ?
 
Jen te di bien veraiement
 
Que seint Michiel apertement [24]
 
Nos a guariz d’aversité
 3110
Des que fusmes a lui josté [25].
 
Tant comme tu le serviras
 
Et de bon cuer l’enoreras [26]
 
De meie part, le te di bien,
 
Ja nen auras besoig de rien [27]  ;
 3115
Ja ne seras desconsellie
 
Sel vels servir, einz seras liee [28].
 
Et se tu mes en non chaleir,
 
Ja ne t’aura foison aveir [29]  ;
 
Ainz defira tot ensement
 3120
Comme fait nule par grant vent [30]  :
 
Ceste richece que ore as
 
En cest siecle certes perdras,
 
Et en l’autre seras dampnee.
 
Lors dirras tu que mal fus nee [31].
 3125
Je vos ai molt tozdis amee,
 
Ma dolce amie, et ennoree [32].
 
Vnques riens nule ne volsistes
 
Faite ne fust, des quel deisistes [33].
 
Tote la rien bone m’esteit
 3130
Que saveie qui vos plaiseit [34].
A-f. 50r 
50rVnques certes, au mien espeir,
 
Ne vos marri, n’a main n’a seir [35]
 
Ne altre plus de vos n’enmei [36].
 
Je sei tres bien qu’or me morrei
 3135
Mes nequenden tres bien guardez
 
Que seint Michiel seit enorez [37]
 
Et sis mostiers tres bien serviz :
 
Jel vos commant, et a vos filz [38]. »
 
Je n’en sei plus, mes qu’il fina.
Avant de mourir, il fit venir devant lui son épouse et se mit à lui faire des recommandations [12], la priant de veiller à bien honorer saint Michel : « Dis-moi [13], fit-il, ne sais-tu donc pas comme nous nous sommes bien trouvés depuis ce moment où nous avons fondé cette chapelle pour y faire nos dévotions ? Je te le dis bien, en vérité, saint Michel, c’est évident, nous a protégés de l’adversité dès que nous nous sommes unis à lui [14]. Tant que tu le serviras et l’honoreras sincèrement en mon nom, je te l’affirme, tu ne manqueras jamais de rien. Jamais tu ne seras privée de secours, si tu veux bien le servir ; bien au contraire, tu seras heureuse. Et si tu le négliges, il ne te procurera plus de biens en abondance [15] : ils s’évanouiront [16] exactement comme le fait le brouillard [17] par grand vent. Cette richesse que tu as actuellement, tu la perdras à coup sûr en ce monde, et dans l’autre, tu seras damnée. Tu diras alors que tu es née sous une mauvaise étoile ! Je vous ai toujours aimée, ma douce amie, et respectée. Vous n’avez jamais émis un désir qui n’ait été réalisé, dès que vous l’avez exprimé. Toute chose dont je savais qu’elle vous plaisait me convenait. Jamais, à aucun moment, je crois, je ne vous ai offensée, et je n’ai aimé personne plus que vous [18]. Je sais très bien que je vais mourir maintenant. Mais veillez de votre mieux à ce que saint Michel soit honoré et qu’on s’occupe bien de son sanctuaire. Je vous le recommande [19] ainsi qu’à vos fils ». Je ne sais rien de plus, sinon qu’il mourut.
 3140
Enprof sa mort ennoré a [39]
 
La riche dame le mostier
 
Vn poi de tens, et tenu chier [40].
 
Meis asseiz tost l’entreleissa
 
Por autre rien ou s’entente a [41].
 3145
Li riches huems aveit treis filz
 
Qui esteient beals et gentiz [42].
 
Por segnorie de lor terre
 
Vnt entr’els fait longuement guerre [43].
 
Tant unt sor mal ajosté mal
 3150
Que l’igliese unt tornee el val [44]
 
Que li peres fundee aveit :
 
Chascuns em prist cen que il poiet [45]  ;
 
Toletes ont totes les rentes ;
 
A Deu n’unt gaires lor ententes [46].
 3155
Chascun d’els treis molt tost gasta
 
Quant que si peres li leissa [47].
 
Aseiz pourent aperceveir
 
Que n’a duree a fol aveir [48].
 
La chapele unt vilment gastee
 3160
Que li peres out enoree [49].
A-f. 50v 
50vTant l’unt destruite et tant aquise
 
Que remeis est li Deu servise [50]  :
 
Clerc n’i alout ne n’i veneit
 
Ne rente nule n’i aveit [51].
 3165
En tel vilté tornee l’unt
 
Que neis li chien gesir i vunt [52].
 
Cil qui la dame au mengier sert,
 
Par mié dous hus qui sunt ouvert [53],
 
De la chapele, meis portout
 3170
De la cossine tels cum out [54]  :
 
Li hus erent contreposé,
 
Ce ai el livre escrit trové [55].
 
De la sale ert prof la chapele ;
 
Vnques ne fut primes tant bele [56]
 3175
Cum el ert or laie et gastee :
 
Tres bien semblout chose robee [57].
 
Lor liez i ont partot li chien,
 
Par negligence, ce sai bien [58],
 
De la dame qui ne voleit
 3180
Icen faire que ele aveit [59]
 
A son seignor bien graanté
 
Ainz que fust morz en s’enferté.
 
Molt par est fols cil qui s’acreit
 
Plus sor autre que il ne deit [60]  :
 3185
Le bien qu’ot fait icen trova,
 
Quer sa fame tost l’oublia [61].
Après sa mort, la riche dame conserva l’église en honneur pendant quelque temps et la vénéra, mais elle la délaissa assez vite pour se tourner vers d’autres intérêts. Le riche personnage avait trois fils, beaux et nobles. Pour obtenir la seigneurie de leur terre, ils s’affrontèrent en une longue guerre. Ils enchaînèrent mal après mal au point de provoquer la ruine [20] de l’église que le père avait fondée. Chacun se saisit de ce qu’il pouvait ; ils abolirent toutes les rentes sans guère se préoccuper de Dieu. Chacun d’eux trois gaspilla bien vite tout ce que son père lui avait laissé : ils purent [21] parfaitement constater que bien mal géré ne dure pas. Ils ruinèrent de façon indigne la chapelle que leur père avait vénérée ; ils la détruisirent, s’acharnèrent contre elle [22] au point que le service de Dieu cessa. Il n’y avait plus d’allées et venues de clercs, plus aucune rente. Ils la mirent dans un état si misérable que même les chiens allaient y dormir. Celui qui servait ses repas à la dame passait par deux portes de la chapelle, laissées ouvertes, pour apporter les plats, tels quels, de la cuisine ! Les portes se faisaient face, d’après ce que j’ai vu dans le livre [23], et la chapelle était à côté de la grand-salle [24]. Jamais l’ampleur de sa beauté d’autrefois n’atteignit celle de sa laideur et de sa ruine d’alors. Elle semblait bel et bien avoir subi un pillage. Les chiens y avaient partout leur litière, et ce, je le sais bien, du fait de la négligence de la dame qui ne voulait pas tenir la promesse dûment faite à son seigneur avant qu’il ne fût emporté par sa maladie. Bien fou celui qui se fie à autrui plus qu’il ne le doit ! Le bien qu’il avait fait en fut la preuve [25] car sa femme l’oublia bien vite…
 
Quant molt anz furent trespassé,
 
A la dame prist volenté [62]
 
D’aler en en pelerinage
 3190
A seint Michiel, leiz le rivage [63].
A-f. 51r 
51rAleie i est ou sa mesniee.
Bien des années après, il vint à la dame l’envie de s’en aller en pèlerinage auprès de saint Michel, au bord de la mer. Elle s’y rendit avec sa maisonnée.
 
Quant el vint la, si est poiee [64]
 
Des que endreit un mostereit
 
De seint Estiegne, qui i est [65].
 3195
Degrez iluec dejoste aveit :
 
Par mié montout cil qui voleit [66]
 
Amonteir sus au grant mostier.
 
Des que el fut sor le premier [67],
 
Mal li prist grant, et si gemeit :
 3200
Par braz, par cuisse la traieit [68]
 
Forment arriere et tirout
 
Ne saveit qui, ce li semblout [69].
 
A sa gent dit que ne saveit
 
Qui toz les membres li rumpeit [70].
 3205
Deus teises est ariere alee :
 
Atant si fut tote sanee [71].
 
Des qu’el revolt amont aleir,
 
Si l’estut sempres retorneir [72].
 
A haute voiz dist et criout
 3210
Que sa dolor tote doublout [73].
 
De totes parz acorent gent
 
Por cen veier espeissement [74]  :
 
En la vile n’a remeis rue
 
Dunt la ne seit la gent corue [75]
 3215
Por la grant honte que ele out.
 
La tierce feiz essaier volt [76]
 
Se el porreit lasus monteir,
 
Mes en ierre l’estut ruseir [77].
À son arrivée, elle monta [26] jusqu’aux abords d’une petite église dédiée à saint Étienne, qui se trouve là. À côté, il y avait des marches que gravissait celui qui voulait monter à l’église majeure. Dès qu’elle fut sur la première, elle fut prise d’une forte douleur qui la faisait gémir. Il lui semblait que quelqu’un, elle ne savait qui, la tirait fortement en arrière, la retenait, par le bras, par la cuisse. Elle dit à ses gens qu’elle ne savait qui lui brisait ainsi tous les membres. Elle recula de deux toises [27] et fut alors entièrement guérie ; dès qu’elle voulut à nouveau monter, il lui fallut en hâte faire demi-tour. D’une voix forte, elle se mit à crier que sa douleur redoublait. De tous côtés, une foule épaisse accourait pour voir ce qui se passait. Dans le village, il n’y avait pas une seule rue d’où l’on n’accourût, attiré par la cruelle humiliation qu’elle subissait. Pour la troisième fois, elle voulut essayer de monter là-haut, mais il lui fallut en hâte reculer [28].
 
A quicumques oïr voleit
 3220
Dist que si mals tozdis cresseit [78].
A-f. 51v 
51vA terre s’est acraventee,
 
Si a en haut sa voiz levee [79]  :
 
O molt grant plor, o gemement,
 
A juré Deu omnipotent [80]
 3225
Et seint Michiel qu’el requiereit
 
Que unques rien faite n’aveit [81]
 
Que remenbreir unques seüst
 
Par quei cil mals venu li fust [82]  :
 
« Je oi, fait ele, jadis mari,
 3230
Si m’aït Dex, unc nel honni [83].
 
Nobles hom ert, et neteé
 
Ama tozdis, et honesté [84].
 
Mei est avis, se gel leissasse,
 
Et plus de lui un altre amasse [85],
 3235
Que ne peüsse plus pechier
 
N’aveir noaudre reprovier [86].
 
Emprés sa mort me sui gardee
 
Que ne vuil estre mariee [87],
 
Et sinn ai je esté requise,
 3240
Meis nel vuil faire en nule guise [88]  :
 
Jameis mari nul ne prendrei,
 
Por soe amor, tant con vivrei [89].
 
Vnques maielle ne toli
 
A homme nul por venir ci [90]  :
 3245
De mon aveir i sui venuee
 
Et tel honte m’i est creuee [91] !
 
Lasse, cheitive, que monter
 
Ne pois au temple, ne entrer [92]  ?
 
O desenor sui deboutee,
 3250
Ce m’est avis, quant a l’entree [93]
A-f. 52r 
52rNe puis venir de cel mostier.
 
Dex, tant a ci lai destorbier !  [94]  »
 
Icen diseit, et si plorout,
 
Et en un leu tozdis s’estout [95].
 3255
Si homme l’unt d’iluec ostee
 
Et a l’ostel el borc menee [96],
 
Puis en resunt en eirre alé
 
As moisnes sus, et a l’abé [97].
 
Delivrement trestot unt dit
 3260
La merveille que chascuns vit [98],
 
De lor dame qui ne poiet
 
Monter amont por nul destreit [99]  :
 
Quant s’esforçout de sus monter
 
Si l’estouveit aval ruser [100]  ;
 3265
El ne saveit qui ce esteit
 
Qui la teneit en tel destreit,
 
Quer veier unques nel poieit
 
Ne nuls de cels qui iluec seit [101].
 
Dan Hidebert abes esteit
 3270
De l’abeïe en cel endreit [102]  :
 
Quant il sera et leu et tens
 
Assez dirrei, si cum je pens [103],
 
Et de sa mort et de sa vie,
 
De ses ouvres en l’abeïe [104].
 3275
Des que cil ourent tot conté,
 
En es le pas a commandé [105]
 
A dous moisnes de la meison
 
De molt grande religion [106]
 
Que a la dame augent parler.
 3280
Jeis sei tres bien andeus nummer [107]  :
A-f. 52v 
52vDan Hideman et dan Fromont ;
 
Ambedui freire charnel sunt [108].
 
Li moine sunt aval venu
 
Dreit a l’ostel la ou el fu [109].
 3285
Sa contenance unt esguardee
 
Et puis si l’unt araisonnee [110]
 
Que se en sei pechié saveit
 
Nul, qui unques criminal seit [111],
 
Sil regehisse a un provaire
 3290
Puis montera trestot en eirre [112]
 
A l’iglise, si que l’entree
 
Ne li sera ja puis veiee [113].
 
Encontre cen respondu a
 
Que pechei nul certes fait n’a [114]
 3295
De tel maniere cum oiet,
 
Ne nul altre qui menor seit [115],
 
Par quei li deie estre creuee
 
Ceste honte ne avenuee [116].
 
Si ert marrie et trespenseie
 3300
Que l’acheison out oubliee [117]
 
Del reprovier, et del hontage
 
Qui li ert sors en cel veiage [118].
 
Emprof li runt cil demandé
 
Se pelerin a destorbé [119]
 3305
Qui seint Michiel requierre alast
 
Ne homme qui par lui s’avoast [120]
 
Et s’unc fist mal ne destorbier
 
A chapele, ne a mostier [121]
 
Qui fust fundee en Deu ennor
 3310
Et seint Michiel le lor seignor [122].
À quiconque voulait l’entendre, elle dit que son mal ne cessait de croître. Elle s’abattit à terre [29] et, à haute voix, mêlant sanglots et gémissements violents, elle jura par Dieu Tout-Puissant et par saint Michel, qu’elle invoquait, que jamais elle n’avait rien fait dont elle pût se souvenir et qui aurait pu lui valoir ce mal. « J’ai eu autrefois un mari, fit-elle ; Dieu m’est témoin [30], je ne l’ai jamais déshonoré ; c’était un homme plein de noblesse, qui toute sa vie a aimé la pureté et l’honneur. À mon sens, si je l’avais quitté et si j’avais aimé un autre plus que lui [31], je n’aurais pu pécher davantage ni encourir pire [32] réprobation. Après sa mort, je me suis volontairement préservée d’un autre mariage, et ce n’est pas faute de demandes [33], mais de toute façon, je m’y refuse absolument : jamais plus, par amour pour lui, je n’accepterai de mari, tant que je vivrai. Je n’ai pas pris un sou [34] à personne pour venir ici, j’y suis venue à mes frais, et voilà qu’il m’arrive une telle honte [35] ! Hélas, pauvre de moi, pourquoi ne puis-je monter au temple, ni y entrer [36] ? C’est pour m’humilier, je pense, qu’on me repousse, en m’empêchant de venir à l’entrée de cette église ! Mon Dieu, quelle affreuse contrariété ! » Voilà ce qu’elle disait, tout en pleurant, réduite à rester au même endroit. Ses gens l’en enlevèrent et la ramenèrent à son logis dans le bourg. Puis ils revinrent bien vite là-haut vers les moines et vers l’abbé et leur donnèrent tous les détails de ce phénomène que chacun avait vu : leur maîtresse qui ne pouvait se rendre là-haut, malgré tous ses efforts [37] ; alors qu’elle employait toutes ses forces pour y monter, il lui fallait [38] reculer ; elle ne savait pas qui lui imposait une telle contrainte, car elle ne pouvait absolument pas le voir, pas plus qu’aucun de ceux qui se trouvaient là. Dom Hildebert était abbé de l’abbaye [39] en ce temps-là [40]. Quand le lieu et le moment de le faire seront venus, je pense parler en détail de sa mort [41], de sa vie, des actions qu’il entreprit dans l’abbaye [42]. Dès qu’ils lui eurent tout raconté, il ordonna aussitôt à deux moines de la maison, d’une grande ferveur religieuse, d’aller parler à la dame. Je connais parfaitement le nom de chacun des deux, dom Hildeman et dom Fromond, tous deux frères de sang [43]. Les moines descendirent directement au logis où elle se trouvait ; ils observèrent son comportement, puis l’incitèrent, si elle se savait en état de péché mortel [44], à s’en confesser à un prêtre ; elle monterait alors aussitôt à l’église, dont l’entrée ne lui serait désormais plus interdite. À cela elle répondit qu’elle était certaine de n’avoir commis aucun de ces péchés [45] qu’ils évoquaient, ni aucun autre de moindre gravité, qui pouvaient être à l’origine de cette honte qu’elle subissait. 
Elle était désolée et préoccupée d’avoir oublié la cause de la réprobation et de l’affront qu’elle avait subis au cours de ce voyage. Ils lui demandèrent ensuite si elle avait importuné un pèlerin qui allait prier saint Michel ou un homme qui se serait placé sous sa protection, ou si elle avait jamais fait subir un préjudice ou un dommage à une chapelle, ou à une église fondée qui aurait été fondée en l’honneur de Dieu et de saint Michel, leur seigneur.
A-f. 53r 
53rDes que l’igliese oït nummer
 
De seint Michiel, a sospirer [123]
 
Trestot en eirre commença,
 
Lasse, dolente se clama [124].
 3315
A trestoz cels qui iluec sunt
 
Dit cum ja vint sis sire al munt [125],
 
De la pierre qu’en reporta
 
Et de l’igliese que funda [126],
 
Comment chanoines i asist,
 3320
Et cen meesmes que li dist [127]
 
Et commanda ainz que finast,
 
Et del mostier cum ore ert guast [128]
 
Par lié avant et par ses filz
 
Et cum il s’eirent apouvriz [129].
 3325
Nul ne douta, qui cen oïst,
 
Que por cel fait ne li venist [130]
 
Ceste honte que eüee aveit :
 
Apertement em preneit dreit [131]
 
Li archangles, cen dient tuit,
 3330
A cui ele out son leu destruit [132].
 
Lors commença fort a plorer
 
Et ses chevels a detirier [133]  ;
 
Ses vestemenz toz descirout
 
Et as moisnes redemandout [134]
 3335
Se acorder ja se porreit
 
A seint Michiel por faire dreit [135]  :
 
Riens n’esteit nule, ce diseit,
 
Qu’el ne souffrist por faire dreit [136]
 
A seint Michiel, s’ele esperast
 3340
Que cest forfait li pardonnast [137].
Dès qu’elle entendit prononcer le nom de l’église de saint Michel, elle commença tout aussitôt à soupirer, à se déclarer malheureuse, misérable [46]. À tous ceux qui se trouvaient là, elle dit comment son époux était venu au mont, évoquant la pierre qu’il en avait rapportée et l’église qu’il avait fondée, et comment il y avait installé des chanoines ; elle mentionna exactement ce qu’il lui avait dit et ordonné avant de mourir, le délabrement actuel de l’église, par sa faute d’abord, puis par celle de ses fils, et combien ils étaient devenus pauvres. Nul, ne douta, dans l’assistance, que ces faits ne fussent la cause de l’humiliation qu’elle avait subie. De l’avis de tous, l’archange dont elle avait détruit la demeure se faisait ouvertement justice. Elle se mit alors à pleurer bruyamment, à s’arracher les cheveux ; elle déchirait tous ses vêtements et ne cessait de demander aux moines si elle pourrait jamais trouver un accord avec saint Michel pour lui faire réparation. Il n’y avait rien, disait-elle, qu’elle ne pût supporter pour faire réparation à saint Michel, si elle pouvait espérer qu’il lui pardonnerait sa faute.
A-f. 53v 
53vAmonestei idonc li unt
 
Cil qui iluec entor lié sunt [138]
 
A seint Michiel un vou voast
 
Que, si saine s’en repairast [139],
 3345
Sa chapele restoirereit
 
O tel poier cum ele aureit [140]
 
Et remestreit en la valor
 
Que out al tens de son seignor [141].
 
Trestot en eirre le voa ;
 3350
Parmei tot cen si otreia [142]
 
Que tozdis mes le servireit
 
En icel leu tant cum vivreit [143].
 
A l’iglise est aprof alee
 
Tot franchement et amontee [144].
 3355
Li moine sunt alei avant
 
Et ele vint aprof plorant [145] ;
 
Sanz demorance se colcha
 
Devant l’autel, des que vint la [146],
 
Forment ploraut por ses pechiez
 3360
Si que ses dras en a molliez [147].
 
Seint Michiel prie et reclaime
 
Que cen li doist que sis cuers aime [148].
 
Aprof icen l’abei requist
 
Que o ses moines l’asolsist [149].
 3365
Vn poi de tens la demora,
 
A seint Michiel, puis s’en ala [150].
 
Molt s’est peneie d’amender
 
A son poier et d’estorer [151]
 
La chapele, si cum l’aveit
 3370
Al mont voié par grant destreit [152].
B-f. 87r 
87rCest miracle vereement [153]
 
Virent la gent apertement
 
Qui maneient idonc au mont :
 
A bien preuf tuit coruz i sont.
Ceux qui l’entouraient l’exhortèrent à faire un vœu [47] à saint Michel : si elle s’en retournait guérie, elle remettrait sa chapelle en état, avec les moyens dont elle disposerait, et lui restituerait l’éclat qu’elle avait du temps de son époux. Tout aussitôt, elle fit ce vœu et s’engagea, entre autres, à le servir désormais en ce lieu tout le reste de sa vie. Elle se rendit ensuite à l’église, et y monta en toute liberté. Les moines allaient devant et elle suivait en pleurant. Aussitôt entrée, elle s’allongea sans attendre devant l’autel, pleurant abondamment sur ses péchés au point d’en tremper ses vêtements. Elle pria et supplia saint Michel de lui accorder ce à quoi son cœur aspirait. Après cela, elle demanda à l’abbé et à ses moines de l’absoudre. Elle resta là un peu de temps, auprès de saint-Michel, puis s’en alla. Elle fit tous ses efforts pour remettre la chapelle en état, selon ses possibilités, et pour la reconstruire, comme elle l’avait promis au mont, en plein désarroi. En vérité, tous ceux qui se trouvaient alors au mont virent bien clairement ce miracle et tous ou presque accoururent pour y assister.

~

1   3029-3070 absents dans A.

2   Lacunes dans B après 3033 et 3054.

3    Mais cert vns.

4    Si le fist.

5    sor ciel.

6    reliques ; saint michel autre.

7    hennorer ; mieuz ; garder.

8    reliques mellors ; esper nient.

9    estei ; petite.

10    Douze ; y assist.

11    orent ; chaucer.

12    Trestoz ; vesquit : seruit.

13    saint michel ; henora ; ennor fondee.

14    gardout ; Si li donout.

15    creisseit ; en richit qui ne.

16    mest absent.

17    que il eust.

18   A : De si que ; B : De ci que ; le prinst don (3095-3096 omis dans le texte et ajoutés en bas de page).

19    Il estet vel ; Einz que ; mort ; feit.

20    sa moillier.

21   A : Que michiel ; B : el le gardast Que saint michel ; henorast.

22    feit il.

23    fondames : y orames.

24    Je te di bien et veraiement ; saint michel.

25   3109-3110 absents dans B.

26    Tant come le seruiras Et de bon cour le hennoreras.

27    ie te di ; Ja nauras besoign.

28    desconseillee Seu veuz.

29    mez ; foyson.

30   A : Ainz defiera ; B : Einz te fera ; feit neule por.

31    diras.

32   A : tolt ; B : molt ; doce ; enoree.

33    Onques ; vosistes Ne fust fete des quou deistes.

34    Toute ; Que sa uoie que vous pleseit.

35    Onques ; matin ne seir.

36    autre ; namei.

37    nequedeit ; gardez ; saint michel ; henorez.

38    Et son mostier tres bien serueiz Jeu vous commant et a uoz fiz.

39   A : Ie nen sei plus . mes quil fina ; B : Je ne se plus mes qui fina Apres la mort hennore a.

40   A : de tens. et ; B : de temps et.

41    Mes assez tost entre lessa.

42    hons ; III fiz ; beaus.

43    Por seignorie de sa terre ; entreus feit.

44    ont ; li glese ont trouee eu val.

45    fondee ; Checun ; ce quil poeit.

46    Toleites ; toutes ; nont gueres.

47    Checun deus treis tost gasta Quanque son pere li lessa.

48   A : Aseiz poureit ; B : Asses porent.

49    vilement ; li pere ; henoree.

50    Tant lont destruite et aquise Que remes en li deu servise.

51    nulle.

52    vite ; lont ; li chiens iesir y uont.

53    Si que la dame ; Par me dous huis qui sont ouert.

54   A : De la chapele . meis portout ; B : De la chapele mois portot De la quesine teus cum ot.

55    eu liure.

56    pres ; Onques.

57    Comme eul ert gaste et lediee ; semblot chose gestee.

58    Lor leiz ; se sai.

59   A : Icen faire que le aveit ; B : Ice fere que el aveit.

60    Mout ; fous qui qui sacreit Plusor autre.

61   A : icen troua ; B : feit ice troua ; loblia.

62   Grande majuscule ici dans B : Quant molt anz furent trespassez : volentez.

63    Daler en pelerinage ; saint michel lez.

64    Alee yest o sa menee ; eu vint.

65   A : qui est (i omis) ; B : Desques ; vn mosteret De saint esteenne qui iesteit.

66    illeuc ; Par me montot.

67    Amonter ; Des quel le fut soz.

68   A : Par braz . par cuisse la traieit ; B : Par braz par cuisses la treit.

69    se li.

70    rompeit.

71    Dous toises ; arriere.

72    vout au mont aler Silesteut empres retorner.

73    toste.

74    pars ; ce veir espessement.

75   A : Dunc ; B : remes ; Dont la gent ne seit acorue.

76    hont que el out ; foiz essaie vout.

77   A : Sel porreit ; B : Se el le porreit ; monter Mes en erres ; ruser.

78    son mal toz dis creisseit.

79    cest agrauentee.

80   A : plor . o gemement ; B : plor et gemement A uoe.

81   A : requierent ; B : Que saint michel requereit ; onques rien fete.

82    Que remembrer onques seust Par cil mal venu li fust.

83    Je ai feit ele ; Si meit dex onc nel honi.

84   A : Nobles hom ert . et netee ; B : Nobles hons esteit . et netee.

85    se ie el lessasse ; un autre.

86    pecher Ne auer.

87   A : uuiel estre ; B : voil etre.

88    Et si en aige ; Mes nel veul fere en nulle.

89    James ; prendre ; soue amor tant com viure.

90    Onques maalle ; home.

91   A : uenuee : creuee  ; B : venue : corue.

92   A : cheitiue. que monter Ne pois au temple. ne entrer ; B : chaitiue que eu mostier Ne puis au temple ne aler.

93    debotee.

94    Tant aci dex lei destorbier.

95   A : Icen diseit . et si plorout ; B : Ice diseit et ; E ; sestot.

96    Ses homes lonc dilec ; A lostel lont eu borc.

97   A : As moisnes sus . et alabe ; en erre ; B : As moines sus et alabbe.

98    ont ; checun.

99    la dame ; poet ; eu mont par nul endret.

100    desus ; Si les couenet.

101    veir onques ne poeit Ne nul de ceux qui illeuc.

102    hildebert abbez.

103   A : i sera ; B : il sera et lieu et temps ; dire.

104   A : Et des ses mors ; B : Et de ses morz ; De ses euures.

105    orent ; Isnelepas.

106    moines de la meson.

107    Je se tres bien les dous nomer.

108    hidemen ; frere carnal.

109    de (?) ou.

110    ont esgardee E puis si ; lont aresonee.

111    en sey peche aueit ; onques.

112    Si le gehisse a un proueire Puis i montera en erre.

113    liglese ; vee.

114   A : piechei ; B : Encontre ce ; peche ; feit.

115    De maniere ; autre.

116    Pa quei ; etre creue Cest chose ne auenue.

117    trespencee ; lacheson ; obliee.

118   A : Del reprouier. et del ; B : deu reprouier et du ; en tel veage.

119    Empres li ront ce.

120    saint michel requerre ; home.

121   A : Et sun ; A chapele . ne ; B : Et se vnc ; A chapele ne.

122    fondee ; henor ; saint michel.

123   A : De que ; De seint Michiel . a sospirer ; B : liglese ; nommer ; De saint michel a sopirer.

124    en erres.

125    ceus qui illeuc ; Dist ; vint son cire au mont.

126    que nen porta De liglese que il fonda.

127    Conment ; i assist ; ce meimes.

128    Et du mostier qui ore ert gast.

129    Par le ; fiz ; il erent apouriz.

130    dota qui cen oit ; cel fet ; venit (ou vieint).

131    eue ; en preneit.

132    Li archangre ce dient ; A qui eule son leu destruit (Aueit).

133    Aueit si commence a plorer Et ses cheueus adessi (rer peu lisible).

134    Ses vetemens ; dessirout ; es moines tost demandont.

135    A saint michel pour fere.

136   3337-3338 absents dans B.

137    Que cest forfeit li pardonast A saint michel se el esperast (vers intervertis).

138    Amoneste i donc li ont ; illeuc entor le.

139    saint michel ; reperast.

140    restorereit ; poer ; el.

141    ramerreit ; Com ert eu temps.

142   A : enirre ; B : en erres ; Parme tot ce si otria.

143   A : seruirent : uiureit ; B : seruireit : viureit.

144    A li glese ; apres ; Sus franchement est amonte.

145    ale deuant ; elle vint apres.

146    Sans ; se cocha.

147    plorout ; pechez ; ces dras ; mollez.

148    Saint michel ; Que ce li doint ; son cuer.

149    Apres ice labbe ; la soulsist.

150    temps ; A saint michel.

151   A : destorier ; B : cest penee de amender A son poer et destorer.

152    Au mont voe.

153    vreement.

~

1    Ars : « arts », ici « discipline des études libérales », enseignées en tant que méthodes ; il s’agit de la grammaire, de la rhétorique, de la dialectique (le trivium) qui initiaient à la maîtrise de la langue, et de l’arithmétique, de la géométrie, de l’histoire, de la musique (le quadruvium), qui représentaient un niveau plus avancé. Benoît de Sainte-Maure évoque dans Le Roman de Troie, v. 8 le grand livre des set arz (cf. TL I, 551-553). Le système, qui remontait à Varron (IIe s. av. J.-C.), avait été adapté et développé au Ve siècle par Marcien Capella, dans le De nuptiis Philologiae et Mercurii (« Des noces de Philologie et de Mercure »), ouvrage présent dans de nombreuses bibliothèques monastiques et encore utilisé au Moyen Âge, où les Arts ont longtemps représenté l’essentiel du curriculum (cf. Ludo Milis, Les moines et le peuple dans l’Europe du Moyen Âge, Paris, Belin, 2002, p. 97).

2    La Revelatio fut probablement rédigée par un clerc du Mont Saint-Michel ou d’Avranches, à la demande de son évêque ou de son métropolitain, appelé ici « le seigneur ».

3    Leçon, du latin lectio : « lecture, manière dont un fait se raconte » ; par extension « texte », « histoire, en général », « règle de conduite donnée par des préceptes » (Godefroy X, 69 b-c, leçon).

4    Précision importante ; cf. le sixième récit en latin des Miracula (qui ne figure pas dans le Roman), « De peregrino qui injussus lapidem de eodem loco detulit », ms. Avranches, BM, 211 : f. 36v-38r ; 212 : f. 25v-27r ; 213 : f. 143r-143v, et Chroniques latines…, Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), Miracula sancti Michaelis VI, 1-3, « De peregrino qui iniussus lapidem de eodem loco detulit » : un pèlerin ayant emporté avec lui sans autorisation une pierre du sanctuaire est l’objet de la vindicte de l’archange.

5    Les deux occurrences du substantif reliques aux v. 3071 et 3075 sont écrites avec une majuscule initiale dans la version de A.

6    Un sanctuaire renferme généralement des reliques du saint auquel il est dédié.

7    Cf. supra v. 1025 : Doze chanoines i metrai.

8    En qui enor : le relatif qui (= cui) est complément de détermination de enor, construction déjà archaïque mais encore bien attestée en ancien français.

9    Mest : passé simple (P3) de maindre (ou manoir) « rester ».

10    Grant ou petit peut s’appliquer à menbre ou à mal.

11    De ci que la que, d’ici la que : « jusqu’à ce que ».

12    Chastier, du latin castigare : « avertir, instruire » et « corriger ».

13    Cf. supra v. 301-303.

14    Joster : « rassembler, réunir », latin juxtare « être attenant à, toucher à », formé à partir de la préposition juxta « près de » (FEW V, 97-99, juxtare).

15    Foison, du latin fusio « profusion ».

16    Nous rectifions en defira la leçon defiera des manuscrits : le verbe defire (FEW III, 29 b, deficere) « périr, s’évanouir, mourir », convient au contexte métrique et sémantique ; il est attesté dans Alexis (R. 277), dans le même type de comparaison : Et esvanoïr comme vent Et defire comme fumee (cité par TL II, 1289).

17    Cf. TL VI, 658, Nule, nieule, niule, nieble, niele, neule « brouillard (XIIe-XIIIe s.) ». Le FEW VII, 69 a, nebula, signale la forme niule comme « normande et anglo-normande ». Au v. 3854 la graphie eu de neule note la voyelle [œ] (D’une neule qui est venue).

18    La graphie enmei de A (à comparer avec amee au v. 3125) suggère une prononciation nasalisée du a, en vigueur depuis le XIe siècle jusqu’au début du XVIIe.

19    Commander : « confier » ou « recommander » ; le peut avoir pour référent « le mostier » ou « le fait d’honorer la chapelle comme il convient ».

20    FEW XIV, 136 b, vallis « vallée » : torner el val, « abaisser, avilir ».

21    Dans le contexte, le passé simple pourent, version de B, est préférable au futur du passé poureit, de A. A présente d’autres exemples de confusion graphique entre i et n ; cf. v. 6 : A : demandeit et B : demandent ; v. 1861 : A : seuveit et B : sivent ; v. 2924 : A : convenent et B : conveneit.

22    Aquerre, aquerir : « chercher » et « acheter » mais aussi « atteindre » et « accabler » (pour un mal).

23    Cf. Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), Chroniques latines…, Miracula sancti Michaelis V, 2 : Per hujus etiam duo sibi contraposita ostia ipsius mulieris mensae inferebantur fercula…

24    Salle : pièce principale de l’habitation féodale.

25    Si nous adoptons la leçon trova des deux manuscrits, nous comprendrons le verbe, du fait de son contexte, par « ressentit les conséquences, fit l’expérience » : « le bien qu’il avait fait en fit l’expérience »… Mais nous suggérons aussi une possible leçon prova : « le bien qu’il avait fait le prouva, le confirma ».

26    Poiee pour puiee, participe du verbe puier, « monter, gravir, grimper », dérivé de pui, « hauteur », du latin podium, de même sens : le copiste utilise souvent la graphie anglo-normande u pour le o fermé (cf. v. rumpeit pour rompeit). Il a pu ici procéder à l’inverse, par hypercorrectisme.

27    Teise, « toise », latin populaire tensa, « étendue » (de tensare « tendre ») : « Mesure de longueur valant six pieds » (A. J. Greimas, Dictionnaire de l’ancien français).

28    Ruseir (v. 3218), ruser (v. 3264), « se retirer, reculer », du latin recusare, « refuser », désigne à l’origine en français les détours, constitués de reculs, d’un gibier pour échapper aux chasseurs. D’où le sens, attesté dès l’ancien français, de « tromper ». Estut : passé simple du verbe impersonnel estovoir, formé à partir de estuet « il faut », lui-même issu de est opus « il y a nécessité » ; la locution a été considérée comme un verbe simple en roman et normalisée par les locuteurs (Gaston Zink, Morphologie du français médiéval, pose un étymon *estopet). Aux v. 3264 et 3468 estouveit est la forme d’imparfait correspondante.

29    Acraventee : cf. v. 2695.

30    Si m’aït Dex : cf. v. 2565.

31    Plus de lui : cf. v. 3133 : le pronom personnel complément du comparatif est généralement introduit par de.

32    Noaudre, « plus mauvais, pire », a pour étymon, selon le FEW VII, 231 b, nugalis, le comparatif *nugalior, « plus inutile, plus mauvais », dérivé de nugae, « bagatelles ».

33    La graphie sin nai : « et si en ai (je) » rend compte de l’enclise de si en (sin) et de la liaison avec la P1 du présent de l’indicatif du verbe avoir (nai). Ce phénomène phonétique, qui figure dans deux Rondes du Bessin et de La Hague : Inn’ont (In n’ount) menti pa leu (la) goule : « il(s) en ont menti par leur bouche », citées par René Lepelley dans Paroles de Normands (Caen, Presses universitaires de Caen, 1995, p.77), est toujours attesté dans le français régional de Basse-Normandie.

34    FEW VI, 1, 571 a, *medialis « moyen, placé au milieu » : maille, « monnaie de billon au-dessous du denier », exprimait l’idée d’une somme infime, pour laquelle le français moderne emploie sou, tout en conservant maille dans les locutions N’avoir ni sou ni maille et Avoir maille à partir avec… (« un sou à partager », c’est-à-dire « un conflit avec… »). L’ancien français employait aussi la négation ne… maille : « ne… rien du tout » où maille renforce la négation.

35    La phrase est suivie dans le texte en ancien français d’un punctus interrogativus, qui a une valeur interrogative ou exclamative. Pour les graphies creuee et venuee, cf. les rimes creuee et avenuee, v. 3996 et 3997. Les deux e peuvent noter que le u est long. Mais la graphie n’est pas systématique comme le montrent les rimes des v. 3213 et 3214 : rue et corue.

36    Que, en tant qu’adverbe interrogatif et exclamatif, est fréquent dans les phrases négatives. Cf. Philippe Ménard, Syntaxe de l’ancien français, p. 102, § 96.

37    Destreit, destroit, latin destrictus « resserré, étroit » : « lieu resserré, prison étroite » et « gêne, peine, rigueur, difficulté, embarras, nécessité » (v. 3266) ; cf. destraindre, « resserrer, contraindre, forcer ». Dans por nul destreit, le substantif exprime non pas la contrainte, la peine infligée, mais plutôt sa conséquence, la peine éprouvée pour la surmonter. Cf. le v. 3370 où par grant destreit peut désigner la cause : « dans une grande difficulté » ou la conséquence : « dans une grande détresse ».

38    Estouveit : cf. estut, v. 3208 et 3218.

39    Hildebert Ier, abbé du Mont de 1009 à 1017, désigné par Richard II pour succéder à Mainard II, trop âgé.

40    Endreit / endroit peut préciser le lieu, le temps ou les circonstances : cf. v. 2624.

41    A et B proposent la leçon Et de ses mors : au vers suivant, de ses ouvres a pu influencer le copiste du manuscrit dont les deux scribes ont reproduit l’erreur.

42    Le récit de la découverte des reliques d’Aubert, sous l’abbatiat d’Hildebert Ier, figure à la suite de l’Introductio monachorum sous le titre De translatione et miraculis beati Autberti : cf. ms. Avranches, BM, 211, f. 22v-25r ; 213, f. 143v-145r ; Chroniques latines…, Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), De translatione et miraculis beati Autberti I, 1-6, « De sancta translatione beati Autberti ». Mais il ne se trouve pas dans le Roman du Mont Saint-Michel. Guillaume de Saint-Pair a pu avoir l’intention de transposer ce récit en français, sans parvenir à réaliser son projet, ou bien il a fidèlement traduit le passage des Miracula sancti Michaelis, dont l’auteur exprime aussi cette intention : Domnus abbas Hildebertus eundem locum strenue regebat illis diebus ; qui quantus qualisve extiterit, quomodo sua industria eandem abbatiam ampliaverit in alio opere, Deo nos juvante, liquebit. (Chroniques latines…, Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), Miracula sancti Michaelis V, 5), sans former réellement le projet d’en faire autant.

43    Hildeman et Fromond faisaient déjà partie de la communauté monastique sous l’abbatiat de Mainard II, qui succéda à Mainard Ier en 991 et fut remplacé par Hildebert en 1009 : ils figurent sur une liste des moines dressée sur une page restée libre d’un sacramentaire du Mont conservé à Orléans (BM, ms. 127, f. 361). Hildeman est aussi cité comme un des acteurs de la translation des reliques de saint Aubert. Cf. Chroniques latines…, Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), De translatione et miraculis beati Autberti I, 5 : « De sancta translatione beati Auberti » ; cf. également Marcel Lelégard, « Saint Aubert », in Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. I, p. 39-40 et dom Jean Laporte, « L’abbaye du Mont Saint-Michel aux Xe et XIe siècles », ibid., p. 64-65.

44    Pechié criminal, syntagme courant en ancien français : « péché mortel ».

45    L’épouse fidèle à son mari au-delà de la mort est exemplaire sur le plan de l’amour humain, mais a négligé l’amour de Dieu et du saint et c’est à ce titre qu’elle se voit interdire l’entrée du sanctuaire.

46    Semblable formule se trouve aussi aux vers 3247-3248 : Lasse, chetive, que monter Ne pois au temple, ne entrer ?

47    Vou : « vœu », forme de l’Ouest d’oïl dans laquelle la diphtongaison incomplète du o fermé accentué et libre de votu(m) a abouti à [u], graphié ou. Cf. notre introduction.