AT IV, 568

A UN SEIGNEUR.

LETTRE LIV.

AT IV, 569

MONSEIGNEUR,
Les faveurs que ie reçois par les Lettres qu’il a plû à votre Excellence de m’écrire, et les marques qu’elles contiennent d’un esprit qui donne plus de lustre à sa tres-haute naissance, qu’il n’en reçoit d’elle, m’obligent de les estimer extremement ; mais il semble outre cela que la fortune veüille montrer qu’elle les met au rang des plus grands biens que ie puis posseder, pource qu’elle les arreste par les chemins, et ne permet pas que ie les reçoive, qu’apres avoir fait tous ses efforts pour l’empescher. Ainsi i’eus l’honneur d’en recevoir une l’année passée, qui avoit esté quatre mois à venir de Paris icy, et celle que ie reçois maintenant est du cinquiéme Ianvier ; Mais parce que Monsieur de B. m’assure que vous avez desia esté adverty de leur retardement, ie ne m’excuse point de n’y avoir pas plutost fait réponse. Et dautant que les choses dont il vous a plû m’écrire sont seulement des considerations touchant les sciences, qui ne dependent point des Clerselier I, 158 changemens du temps ny de la fortune ; i’espere que ce que i’y pourray maintenant répondre, ne vous sera pas moins agreable, que si vous l’aviez receu il y a dix mois.

Ie souscris en tout au jugement que vostre Excellence fait des Chymistes, et croy qu’ils ne font que dire des mots hors de l’usage commun, pour faire AT IV, 570 semblant de sçavoir ce qu’ils ignorent. Ie croy aussi que ce qu’ils disent de la resurrection des fleurs par leur sel, n’est qu’une imagination sans fondement, et que leurs extraits ont d’autres vertus, que celles des plantes dont ils sont tirez ; Ce qu’on experimente bien clairement, en ce que le vin, le vinaigre, et l’eau de vie, qui sont trois divers extraits qu’on peut faire des mesmes raisins, ont des gousts et des vertus si diverses. Enfin selon mon opinion, leur sel, leur souffre, et leur mercure ne different pas plus entre eux, que les quatre Elemens des Philosophes, ny gueres plus, que l’eau differe de la glace, de l’écume, et de la neige ; car ie pense que tous les corps sont faits d’une mesme matiere, et qu’il n’y a rien qui fasse de la diversité entr’eux, sinon que les petites parties de cette matiere qui composent les uns, ont d’autres figures, ou sont autrement arrangées que celles qui composent les autres. Ce que i’espere que vostre Excellence pourra voir bien-tost expliqué assez au long en mes Principes de Philosophie, qu’on va imprimer en François.

Ie ne sçay rien de particulier touchant la generation des pierres, sinon que ie les distingue des metaux, en ce que les petites parties qui composent les metaux sont notablement plus grosses que les leur, et ie les distingue des os, des bois durs, et autres parties des animaux ou vegetaux, en ce qu’elles ne croissent pas comme eux par le moyen de quelque suc qui coule par de petits canaux, en tous les endroits de leurs corps ; mais seulement par l’addition de quelques AT IV, 571 parties, qui s’attachent à elles par dehors, ou bien s’engagent au dedans de leurs pores. Ainsi ie ne m’étonne point, de ce qu’il y a des fontaines ou il s’engendre Clerselier I, 159 des cailloux : car ie croy que l’eau de ces fontaines entraisne avec soy de petites parties des rochers par oû elle passe, lesquelles sont de telles figures, qu’elles s’attachent facilement les unes aux autres, lors qu’elles viennent à se rencontrer, et que l’eau qui les ameine estant moins vive et moins agitée, qu’elle n’a esté dans les veines de ces rochers, les laisse tomber ; et il en est quasi de mesme de celles qui s’engendrent dans le corps des hommes. Ie ne m’estonne pas aussi de la façon dont la brique se fait ; car ie croy que sa dureté vient, de ce que l’action du feu faisant sortir d’entre ses parties, non seulement les parties de l’eau, que j’imagine longues et glissantes, ainsi que de petites anguilles, qui coulent dans les pores des autres corps sans s’y attacher, et ausquelles seules consiste l’humidité ou la moiteur de ces corps, comme i’ay dit dans les Meteores, mais aussi toutes les autres parties de leur matiere, qui ne sont pas bien dures, et bien fermes ; au moyen dequoy celles qui demeurent se joignent plus étroitement l’une à l’autre, et ainsi font que la brique est plus dure que l’argile, bien qu’elle ait des pores plus grands, dans lesquels il entre par aprés d’autres parties d’eau ou d’air, qui la peuvent rendre avec cela plus pesante.

Pour la nature de l’argent vif, ie n’ay pas encore AT IV, 572 fait toutes les experiences dont i’ay besoin pour la connoistre exactement ; Mais ie croy neantmoins pouvoir assurer que ce qui le rend si fluide, qu’il est, c’est que les petites parties dont il est composé, sont si unies et si glissantes, qu’elles ne se peuvent aucunement attacher l’une à l’autre, et qu’étant plus grosses que celles de l’eau, elles ne donnent gueres de passage parmy elles à la matiere subtile que i’ay nommée le second élement, mais seulement à celle qui est tres-subtile, et que i’ay nommée le premier élement ; Ce qui me semble suffire pour pouvoir rendre raison de toutes celles de ses proprietez qui m’ont esté connuës iusques icy : Car c’est l’absence de cette matiere du second élement, qui l’empesche d’estre transparens, et qui le rend fort froid, Clerselier I, 160 C’est l’activité du premier élement, avec la disproportion qui est entre ses parties et celles de l’air ou des autres corps, qui fait que ses petites goutes se relevent plus en rond sur une table, que celles de l’eau ; et c’est aussi la mesme disproportion qui est cause qu’il ne s’attache point à nos mains comme l’eau, qui a donné sujet de penser qu’il n’est pas humide comme elle ; mais il s’attache bien au plomb et à l’or, c’est pourquoy on peut dire à leur égard qu’il est humide.

I’ay bien du regret de ne pouvoir lire le livre de M. d’Igby, faute d’entendre l’Anglois ; ie m’en suis fait interpreter quelque chose ; et pource que ie suis entierement disposé à obeïr à la raison, et que ie sçay que son esprit est excellent, j’oserois esperer, si i’avois l’honneur de conferer avec luy, que mes AT IV, 573 opinions s’acorderoient aisément avec les siennes.

Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montagne et quelques autres attribuent aux bestes, ie ne puis estre de leur advis ; ce n’est pas que ie m’arreste à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux ; Car j’avoüe qu’il y en a de plus forts que nous, et croy qu’il y en peut aussi avoir, qui ayent des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins : Mais ie considere qu’il ne nous imitent ou surpassent, qu’en celle de nos actions qui ne sont point conduites par nostre pensée ; Car il arrive souvent que nous marchons, et que nous mangeons sans penser en aucune façon à ce que nous faisons ; Et c’est tellement sans user de nostre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressement ne point mettre nos mains devant nostre teste, lors qu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empescher. Ie croy aussi que nous mangerions comme les bestes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; Et l’on dit que ceux qui marchent en dormant passent quelquefois des rivieres à nage, où ils Clerselier I, 161 se noyeroient estant éveillez. Pour les mouvemens de nos passions, bien qu’ils soient accompagnez en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est neantmoins tres-évident qu’ils ne dependent pas d’elle, pource qu’ils se font souvent AT IV, 574 malgré nous, et que par conséquent ils peuvent estre dans les bestes, et mesme plus violens qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse pour cela conclure qu’elles ayent des pensées. Enfin il n’y a aucune de nos actions exterieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que nostre cors n’est pas seulement une machine qui se remuë de soy-mesme, mais qu’il y a aussi en luy une ame qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se presentent, sans se raporter à aucune passion ; Ie dis les paroles, ou autres signes, pource que les muets se servent de signes en mesme façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celuy des foux, qui ne laisse pas d’estre à propos des sujets qui se presentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; Et i’adjoute que ces paroles ou signes ne se doivent raporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joye ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut estre enseigné par artifice aux animaux ; Car si on apprend à une pie à dire bon iour à sa maistresse, lors qu’elle la voit arriver, ce ne peut estre qu’en faisant que la prolation de cette parole, devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions, à sçavoir, ce sera un mouvement de l’esperance qu’elle a de manger, si l’on a tousiours acoutumé de luy donner quelque friandise, lors qu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux, et aux singes, ne sont que des mouvemens de leur crainte, de leur esperance, ou de leur joye, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune AT IV, 575 pensée. Or il est ce me semble fort remarquable, que la parole estant ainsi definie, ne convient qu’à l’homme seul ; Car bien que Montagne et Charon ayent dit qu’il y a plus de difference d’homme à homme, que Clerselier I, 162 d’homme à beste, il ne s’est toutesfois iamais trouvé aucune beste si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eust point de rapport à ses passions ; Et il n’y a point d’homme si imparfait qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sours et muets inventent des signes particuliers par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un tres-fort argument, pour prouver que ce qui fait que les bestes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entr’elles, mais que nous ne les entendons pas ; Car comme les chiens, et quelques-autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeroient aussi bien leurs pensées, s’ils en avoient. Ie sçay bien que les bestes font beaucoup de choses mieux que nous, mais ie ne m’en estonne pas : Car cela mesme sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressors, ainsi qu’une horloge, laquelle monstre bien mieux l’heure qu’il est, que nostre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que lors que les hirondelles viennent au Printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de mesme nature, et l’ordre que tiennent les gruës en volant, et celuy qu’observent les singes en se battant, s’il est vray qu’ils en observent quelqu’un ; AT IV, 576 et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts n’est pas plus étrange que celuy des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excremens, bien qu’ils ne les ensevelissent presque iamais : ce qui monstre qu’ils ne le font que par instinct, et sans y penser. On peut seulement dire que bien que les bétes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutesfois à cause que les organes de leurs cors ne sont pas fort differens des nostres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous experimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite ; A quoy ie n’ay rien à répondre, sinon que si elles pensoient ainsi que nous, elles auroient une ame immortelle Clerselier I, 163 aussi bien que nous ; ce qui n’est pas vray-semblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits, pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huistres, les éponges, etc. Mais ie crains de vous importuner par ces discours, et tout le desir que i’ay est de vous témoigner que ie suis, etc.