AT V, 289

A MONSIEUR CHANUT.

LETTRE XXXVIII.

MONSIEUR,
Vous avez grande raison de penser que i’ay beaucoup plus de sujet d’admirer qu’une Reine perpetuellement AT V, 290 agissante dans les affaires se soit souvenuë apres plusieurs mois d’une Lettre que i’avois eu l’honneur de luy écrire, et qu’elle ait pris la peine d’y répondre, que non pas qu’elle n’y ait point répondu plutost. I’ay esté surpris de voir qu’elle écrit si nettement et si facilement en François ; toute nostre nation luy en est tres-obligée, et il me semble que cette Princesse est bien plus créée à l’image de Dieu, que le reste des hommes, dautant qu’elle peut étendre ses soins à plus grand nombre de diverses occupations en Clerselier I, 129 mesme temps.Car il n’y a au monde que Dieu seul dont l’esprit ne se lasse point, et qui n’est pas moins exact à sçavoir le nombre de nos cheveux, et à pourvoir iusques aux plus petits vermisseaux, qu’à mouvoir les Cieux et les Astres. Mais encore que i’aye receu comme une faveur nullement meritée, la lettre que cette incomparable Princesse a daigné m’écrire, et que i’admire qu’elle en ait pris la peine, ie n’admire pas en mesme façon qu’elle veüille prendre celle de lire le livre de mes Principes ; à cause que ie me persuade qu’il contient plusieurs veritez, qu’on trouveroit difficilement ailleurs. On peut dire que ce ne sont que des veritez de peu d’importance, touchant des matieres de Physique, qui semblent n’avoir rien de commun avec ce que doit sçavoir une Reine : Mais dautant que l’esprit de celle-cy est capable de tout, et que ces veritez de Physique font partie des fondemens de la plus haute AT V, 291 et plus parfaite Morale, i’ose esperer qu’elle aura de la satisfaction de les connoistre. Ie serois ravy d’aprendre qu’elle vous eust choisi avec M. Frans-hemius pour la soulager en cette étude ; Et ie vous aurois tres-grande obligation, si vous preniez la peine de m’avertir des lieux où ie ne me suis pas assez expliqué. Ie serois tousiours soigneux de vous répondre dés le iour mesme que i’aurois receu de vos lettres, mais cela ne serviroit que pour ma propre instruction ; car il y a si loin d’icy à Stocholm, et les lettres passent par tant de mains avant que d’y arriver, que vous auriez bien plutost resolu de vous mesme les difficultez que vous rencontreriez, que vous n’en pourriez avoir d’icy la solution. Ie remarqueray seulement en cét endroit deux ou trois choses que l’experience m’a enseignées touchant ce livre. La premiere est, qu’encore que sa premiere partie ne soit qu’un abregé de ce que i’ay écrit en mes Meditations, il n’est pas besoin toutesfois pour l’entendre de s’arrester à lire ces Meditations, à cause que plusieurs les trouvent beaucoup plus difficiles, et i’aurois peur que sa Majesté ne s’en ennuyast. La seconde est, qu’il Clerselier I, 130 n’est pas besoin non plus de s’arrester à examiner les regles du mouvement, qui sont en l’article 46. de la seconde Partie, et aux suivans, à cause qu’elles ne sont pas necessaires pour l’intelligence du reste. La derniere est, qu’il est besoin de se souvenir en lisant ce livre, que bien que ie ne considere rien AT V, 292 dans le corps, que les grandeurs, les figures, et les mouvemens de leurs parties, ie prétens neantmoins y expliquer la nature de la lumiere, de la chaleur, et de toutes les autres qualitez sensibles ; dautant que ie presupose que ces qualitez sont seulement dans nos sens, ainsi que le chatoüillement et la douleur, et non point dans les objets que nous sentons, dans lesquels il n’y a que certaines figures et mouvemens, qui causent les sentimens qu’on nomme lumiere, chaleur, etc. Ce que ie n’ay expliqué et prouvé qu’à la fin de la quatriéme partie ; Et toutesfois il est à propos de le sçavoir et remarquer dés le commencement du livre, pour le pouvoir mieux entendre. Au reste, i’ay icy à m’excuser de ce que vos lettres me sont allé chercher à Paris, et que ie ne vous avois point encore mandé mon retour en Hollande, où il y a déja cinq mois que ie suis ; Mais ie suposois que Monsieur Cl. vous l’écriroit, à cause qu’il me faisoit souvent part de vos nouvelles, lors que i’estois en France ; Et i’estois bien-aise de ne rien écrire de mon retour, afin de ne sembler point le reprocher à ceux qui m’avoient appellé. Ie les ay considerez comme des amis qui m’avoient convié à disner chez eux ; Et lors que i’y suis arrivé, i’ay trouvé que leur cuisine estoit en desordre, et leur marmite renversée ; c’est pourquoy ie m’en suis revenu sans dire mot, afin de n’augmenter point leur fascherie. Mais cette rencontre m’a enseigné à n’entreprendre iamais plus AT V, 293 aucun voyage sur des promesses, quoy qu’elles soint écrites en parchemin. Et bien que rien ne m’attache en ce lieu, sinon que ie n’en connois point d’autre ou ie puisse estre mieux, ie me voy neantmoins en grand hazard d’y passer le reste de mes iours ; car i’ay peur que nos orages de France ne soient Clerselier I, 131 pas si-tost appaisez, et ie deviens de iour à autre plus paresseux, en sorte qu’il seroit difficile que ie pusse derechef me resoudre à souffrir l’incommodité d’un voyage. Mais ie suppose que vous reviendrez quelque iour du lieu où vous estes ; alors i’espere que i’auray l’honneur de vous voir icy en passant. Et ie seray toute ma vie, etc.

La lettre jointe à celle-cy ne contient qu’un compliment fort sterile : car n’étant interrogé sur aucune matiere, ie n’ay osé par respect en toucher aucune, afin de ne sembler pas vouloir faire le discoureur, et i’ay crû neantmoins que mon devoir m’obligeoit d’écrire.

A Egmond le 26.
Février 1649.