AT I, 115

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE CX.

MON REVEREND PERE,
Vous m’interrogez comme si ie devois tout sçavoir, et semblez avoir oublié ce que vous m’avez promis AT I, 116 en l’une de vos dernieres, sur ce que ie m’excusois de répondre à vos Questions, à sçavoir, que vous vous contenteriez de ce qui me viendroit sous la plume, sans m’obliger à y penser plus curieusement. Ce n’est pas toutesfois que ie n’y pensasse tres-volontieres, si i’esperois en pouvoir venir à bout, mais la pluspart de ce que vous me proposez en vostre derniere, me semble tout à fait impossible. Comme premierement de déterminer à quelle distance un son peut estre entendu ; car cela ne suit pas les proportions de Musique, mais il dépend de quatre ou cinq choses differentes, lesquelles estant toutes supposées, il ne reste plus rien à déterminer pour la raison. Secondement, c’est tout de mesme de vouloir déterminer, combien le sifflement d’un boulet de canon, ou d’une Clerselier II, 517 corde, porté par l’air, sera grave ou aigu ; dequoy veritablement il est impossible d’avoir autre chose que des imaginations, et ie suis bien-aise de ne rien écrire que ie ne sçache. Pour ce que i’avois écrit que le Ton ne se peut iuger, que la corde n’ait fait au moins deux retours, le sifflement d’un boulet n’y repugne point ; car si vous vous en souvenez, i’avois desia dit en quelques-autres AT I, 117 de mes Lettres, qu’il n’est pas necessaire que ces retours se fassent au Cors d’où procede le son, mais seulement en l’air, qui frape l’oreille ; Ainsi ie dis que le son d’un boulet, ou d’une fluste, ne peut estre iugé, qu’il n’ait frapé au moins deux fois l’oreille. Troisiémement, Pour le rejaillissement des balons, ie n’ay pas dit que toute la cause en devoit estre attribuée au repoussement de l’air, mais aussi à la continuation du mouvement, c’est à dire, que ex eo quod una res cœpit moveri, ideò pergit moveri, quantum potest ; et si non possit rectà pergere, potius in contrarias partes reflectitur. Il faut aussi pourtant remarquer, que comme l’air enfermé dans un balon sert de ressort, pour aider à le repousser, aussi fait la matiere de presque tous les autres Cors, tant de ceux qui rebondissent, que de ceux qui les font rebondir, comme les nerfs d’une raquette, la muraille d’un jeu de paume, la dureté de la bale, etc. et ie n’en sçache point d’autre que ces deux raisons.

AT I, 118 4. I’ay dit que l’imagination n’estoit pas assez prompte, pour iuger de la proportion des intervales qui naissent de la troisiéme et quatriéme bissection ; où quand ie dis, iuger, c’est à dire, le comprendre si facilement, qu’elle en reçoive du plaisir ; En cette façon ie n’avouë pas qu’elle puisse iuger du ton, ny de la septiéme, ou du triton, comme vous dites ; Au reste tous ces intervales naissent immediatement de la troisiéme bissection, en sorte que s’il en falloit recevoir quelque autre, apres ceux qui sont desia receus, ce seroit ceux-cy immediatement, et on n’en sçauroit recevoir un, qu’on ne receust tous les autres ; Ce qui monstre assez clairement ce me semble, pourquoy on n’en reçoit aucun d’eux.

Clerselier II, 518 5. Ce que vous voyez sortir par le trou d’une Eolipile, est semblable à ce que vous voyez aux vapeurs que la chaleur éleve dessus l’eau. Pour le vent, ce n’est autre chose que l’air, ou cette vapeur émeuë ; Et quand vostre experience eust reüssi, vous n’auriez pas encore la proportion de l’air à l’eau, Car le vent peut estre quelquefois d’un air fort AT I, 119 épais, et quelquefois d’un plus rare.

Pour ce qui fait que l’air renfermé dans un canon, peut resister à la force de plusieurs hommes, ce n’est pas à cause qu’il est plus dense que l’eau, mais pource qu’il est composé des parties qui ne peuvent sortir de là, et par consequent il ne se peut condenser davantage ; car il est certain que lors que quelque chose se condense, il en sort quelques parties, et les plus grossieres demeurent ; Comme si vous pressez une éponge pleine d’eau, l’eau en sortira ; Que si vous enfermiez de l’air, le plus rare que vous puissiez imaginer, dans une vessie, ou chose semblable, mais en laquelle vous suposiez qu’il n’y ait point de pores, par où les plus subtiles parties de l’air puissent passer, ie dis que toutes les forces du monde ne pourront condenser cét air en aucune façon. Mais il faut que vous sçachiez qu’il y a des parties, et dans l’air, et dans les autres Cors, qui peuvent penetrer par les pores qui sont, et dans l’or, et dans les diamans, et dans tout autre Cors, quelque solide qu’il puisse estre. Au reste ie n’écris pas volontiers ces choses, pource qu’elles semblent paradoxes, et ie n’en sçaurois mettre les raisons AT I, 120 dans une Lettre, encore que ie les pense sçavoir par demonstration.

6. Pour les miroirs, ie n’y sçay rien que ce que vous sçavez mieux que moy, ce qui est cause que ie n’y avois pas répondu à l’autre fois. Car vous sçavez bien qu’un miroir concave fait paroistre l’image hors de luy, et que pourveu que l’objet soit en lieu illuminé, encore que le miroir soit en lieu fort obscur, et où il ne puisse estre veu, il ne le representera pas moins ; Et en Clerselier II, 519 fin que l’œil peut voir l’image sans voir l’obiet ; Comme le miroir b, peut estre en un lieu obscur ; l’œil d, l’image e, et l’objet a, en lieu clair, de hors la chambre, et duquel les rayons passans par c donnent en b. AT I, 122 Pour la figure du miroir, elle varie en une infinité de façons, selon la situation du lieu où l’on veut s’en servir ; Mais ie n’en ay iamais calculé aucune definitivement. Au reste ie ne tiens point cecy pour secret, mais pourtant ie ne serois pas bien aise qu’il fust imprimé, pour certaine raison, et ie n’en parleray point du tout en mon Traitté.

Ie vous remercie de vos observations des Métaux, AT I, 123 mais ie n’en sçaurois tirer aucun fondement, sinon qu’il est impossible de faire des experiences exactes en semblable chose : Car si vos cloches estoient toutes de mesme grosseur, elles devroient toutes donner mesme difference de l’air à l’eau, et toutesfois ie n’en trouve point deux qui s’accordent ; de plus vous faites l’or plus leger que le plomb, et ie trouve evidemment le contraire. Vous faites l’argent pur aussi pesant en l’eau qu’en l’air, et l’airain plus pesant, ce que ie croy plutost estre lapsus calami, que fautes à l’experience. AT I, 121 I’avouë qu’une cloche ne peut sonner sans changer de place ; et que ce n’est pas la collision du marteau, praecisè, qui fait le son ; Que si on entend plusieurs sons ensemble, c’est qu’une partie de la cloche, ou de la corde, se remuë autrement que l’autre, etc. mais non pas qu’une corde soit moins tenduë au milieu qu’aux extremitez ; et le contraire est tres certain : Mais ce qui la fait sembler AT I, 122 plus lasche, en la touchant du doigt, c’est que lors que vous la touchez au milieu, toutes les parties cedent chacune également, et si vous la touchez au bout, il n’y a pas tant de parties qui puissent ceder ; touchez-là en c, chaque partie cedant également, elle ira iusques à e, touchez-là aprés en d de mesme force, elle n’ira qu’à f, un peu plus, pource que de l’autre costé les Clerselier II, 520 parties entre a et f cederont un peu plus, que celles d’entre f et b.

AT I, 123 Pour les couronnes, ce que voit vostre garçon, et que ie m’assure vous aurez vû depuis, est tout ce que ie voulois dire ; Car ce qu’il nomme cinq chandelles, au lieu d’une, c’est seulement une chandelle, et les quatre autres, sont des parties de couronnes, qui paroissent entieres, si le tissu de la plume estoit disposé en rond, au lieu qu’il est disposé en long ; dans un cheveu vous en verrez encore moins, aussi le sujet n’est-il pas grand ; Mais c’estoit seulement pour vous dire, que ces couleurs sont bien plus vives, et plus distinctes, que celles dont vous parliez.

AT I, 125 Vous ne me dites pas de quel costé sont les poles de cette bande, où se remarquent les taches du Soleil, encore que ie ne doute point, qu’ils ne correspondent aucunement à ceux du monde, et leur Ecliptique à la nostre.

Pour les Problémes de M. Myd. Ie vous en envoye la solution, que i’ay separée de cette Lettre, afin que vous la puissiez monstrer comme elle est ; mais ie voudrois bien que vous voulussiez prendre la peine de luy demander auparavant, s’il croit que ie ne le puisse soudre, et s’il témoigne en douter, ou qu’il dise que non, alors ie seray bien aise que vous luy monstriez ce billet comme l’ayant receu de ce quartiers, dans la Lettre de quelqu’un de vos Amis, et que vous iugez qu’il est de mon écriture : Car ie ne me soucie pas tant qu’on soupçonne où ie suis, pourvû qu’on ne sçache point l’endroit asseurément ; et peut-estre dans un mois ou deux quitteray-ie tout à fait ce païs. Mais si M. Mydorge témoigne qu’il ne doute point que ie ne puisse soudre ses Problémes, ie vous prie de ne luy point monstrer ce que i’en ay écrit, ny à aucun autre.

Des enfans estans nourris ensemble, n’apprendront point à parler tous seuls, sinon peut-estre quelques AT I, 126 mots qu’ils inventeront, mais qui ne seront ny meilleurs ny plus propres que les nostres ; au contraire, les nostres ayant esté ainsi inventez au commencement ont esté depuis, et sont tous les Clerselier II, 521 iours corrigez et adoucis par l’usage, qui fait plus en semblables choses, que ne sçauroit faire l’entendement d’un bon esprit. 2. Ce qui fait que vous voyez deux chandelles estant couché, c’est que les axes visuels ne s’assemblent pas où est la Chandelle. Si vous en voyez davantage, c’est éblouïssement de la veuë. 3. Ie vous avois desia écrit que c’est autre chose, de dire qu’une Consonance est plus douce qu’une autre, et autre chose de dire qu’elle est plus agreable. Car tout le monde sçait que le Miel est plus doux que les Olives, et toutesfois force gens aimeront mieux manger des Olives que du Miel : Ainsi tout le monde sçait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-cy que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutesfois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, mesme où une Dissonance se trouvera plus agreable, qu’une Consonance. 4. Ie ne connois point de qualitez aux Consonances qui répondent aux passions. 5. Vous m’empeschez autant de me demander de combien une Consonance est plus agreable qu’une autre, que si vous me demandiez de combien les fruits me sont plus agreables à manger que les poissons. AT I, 127 6. Pour les compositions des raisons, nommez-les comme il vous plaira, mais vous voyez clairement sur vostre Monocorde, comment une 1. majeure se peut diviser en une 8. et une tierce majeure. Pour les Neiges, il a un peu neigé icy au mesme temps que vous marquez, et fait un peu froid quatre ou cinq iours, mais non pas beaucoup ; Mais tout le reste de cét Hyver, il a fait si chaud en ce païs, qu’on n’y a vû ny glace ny neige, et i’avois desia pensé vous l’écrire, pour me plaindre de ce que ie n’y avois sceu faire aucune remarque, touchant mes Meteores. Au reste, si M. Gassendy a quelqu’autres remarques touchant la Neige, que ce que i’ay vû dans Kepler, et remarqué encore cét Hyver, de Nive sexangulâ et Grandine accuminatâ, ie seray bien-aise de l’apprendre ; Car ie veux expliquer les Meteores le plus exactement que ie pourray. Ie vous prie de me conserver en vos bonnes graces.

AT I, 128 I’ay répondu à vos precedentes dés le iour mesme que Clerselier II, 522 ie les ay receuës ; Mais vous ne pouviez pas encore avoir ma Lettre, lors que vous avez écrit vos dernieres ; car il faut tousiours du moins trois semaines pour avoir réponse, et le Messager n’arrive icy que le Samedi au soir, ou le Dimanche selon le vent, et s’en retourne le Lundy au soir, et quelquesfois aux voyages que ie n’attens point de vos Lettres, il est prest de s’en retourner avant qu’on me les apporte.

Au reste vous ne m’estonnez pas moins, de me AT I, 129 mander que le bon M. N. se dispose maintenant pour venir icy, que de ce qu’il a quitté l’Instrument de M. N. sans l’achever, car il ne m’en a rien mandé, et il y a cinq ou six mois que ie n’ay receu de ses nouvelles ; Et mesme aprés luy avoir écrit deux grandes Lettres, qui sembloient plustost à des Volumes, où i’avois tasché de luy expliquer la plus grande partie de ce que i’ay pensé touchant la Construction des Lunettes, il ne m’a pas fait de réponse, et n’aurois point sceu qu’il les eust receuës, sinon qu’il y en avoit pour vous au mesme paquet qui vous ont esté renduës ; Ce qui me faisoit plustost iuger qu’il estoit occupé à d’autres choses, que non pas qu’il pensast à venir icy ; veu principalement que l’année passée, lors que ie l’y avois convié, il m’en avoit osté toute esperance. Alors i’estois à Franker, logé dans un petit Chasteau, qui est separe avec un fossé du reste de la Ville, où l’on disoit la Messe en seureté ; et s’il fust venu, ie voulois acheter des meubles, et prendre une partie du logis, pour faire nostre ménage à part. I’avois desia fait provision d’un garçon qui sceust faire la cuisine à la mode de France, et me resolvois de n’en changer de trois ans, et pendant ce temps-là, qu’il auroit tout loisir d’executer le dessein des verres, et de s’y stiler, en sorte qu’il en pourroit par aprés tirer de l’honneur et du profit. Mais si-tost que ie sceus qu’il ne venoit point, ie disposay mes AT I, 130 affaires en autre sorte ; et maintenant ie me prepare pour passer en Angleterre dans cinq ou six semaines, comme ie pensois desia vous avoir écrit. Au reste, quand bien mesme ie demeurerois icy, ie ne le pourrois pas avoir sans incommodité : Et entre nous, quand bien mesme ie Clerselier II, 523 pourrois, ce que vous me mandez, qu’il n’a point achevé l’Instrument de Monsieur N. m’en osteroit l’envie : Car il me mandoit l’Année passée, que Monsieur Frere du Roy, luy avoit commandé de l’achever, et qu’on luy avoit fait venir exprés des estoffes d’Allemagne. Après cela, ie ne voy pas quelle excuse il peut avoir ; et si en trois ans tantost qu’il est aprés, il n’en a sceu venir à bout, ie ne dois pas esperer qu’il execute les verres, pour lesquels il luy faudroit preparer des machines, que ie tiens plus difficiles que cét Instrument ; Et i’aurois grande honte, si apres l’avoir gardé deux ou trois ans, il ne venoit à bout de rien qui surpassast le commun ; on m’en pourroit imputer la faute, ou pour le moins celle de l’avoir fait venir icy pour neant. Il n’est point de besoin, s’il vous plaist, de luy parler de cecy, ny mesme que ie ne suis plus en dessein de le recevoir, sinon que vous vissiez tout à bon qu’il s’y preparast, auquel cas vous luy direz, s’il vous plaist, que ie vous ay mandé que ie m’en allois hors de ce païs, et que peut-estre il ne m’y trouveroit plus : Que s’il pensoit venir encore que ie n’y fusse pas, pensant y estre mieux qu’à Paris (car ceux qui n’ont pas voyagé ont quelquesfois de tels imaginations), vous le pourrez AT I, 131 assurer, qu’il y fait plus cher vivre qu’à Paris, et qu’il trouveroit icy moins de personnes curieuses des choses qu’il peut faire, qu’il n’y en a en la plus petite Ville de France. Ce qui fait que ie vous prie de ne luy point dire mon intention là dessus, si cela ne luy est necessaire, c’est que ie ne croy pas, veu ce qu’il m’avoit mandé auparavant touchant l’estat de ses affaires, qu’il pust venir, encore mesme que ie ne l’en priasse ; et croy assurément que ce qu’il en dit, n’est que par ie ne sçay quelle humeur, pour s’excuser soy-mesme de ce qu’il ne fait pas autre chose. Mais s’il sçavoit que ie ne fusse plus en volonté de l’avoir avec moy, peut-estre que ce seroit alors qu’il le desireroit le plus, et qu’il diroit qu’il s’y seroit attendu, et que ie luy aurois fait perdre beaucoup d’autres bonnes occasions. Car il y en a qui sont de telle humeur, qu’ilqu’ils ne desirent les choses que lors que le temps en est passé ; et Clerselier II, 524 qui inventent des sujets pour se plaindre de leurs amis, pensant ainsi excuser leur mauvaise fortune. Ce n’est pas que ie ne l’aime, et que ie ne le tienne pour un homme tout plein d’honneur et de bonté ; Mais pour ce que ie ne connois que deux personnes, avec qui il ait iamais eu quelque chose à démesler, qui sont Mr M. et Mr M. et qu’il se plaint de tous les deux, ie ne sçaurois que ie ne iuge qu’il tient quelque chose de cette humeur, où il faut dire qu’il est bien malheureux. Enfin, s’il est vray qu’il ait fait son conte de venir icy, ie dois iuger par là qu’il met fort AT I, 132 mauvais ordre à ses affaires, vû qu’il ne m’en a rien mandé du tout, et qu’il a esté si long-temps sans m’écrire, encore qu’il eust receu des Lettres, ausquelles, tout autre que moy, auroit trouvé mauvais de ce qu’il n’a point fait de réponse : Car outre que ie luy expliquois beaucoup de choses qu’il avoit desirées, ie le priois de m’écrire tout plein de petites particularitez, à quoy ce me semble, au moins il devoit répondre. Ie me souviens seulement de deux, qui sont de me mander, si M. de Balzac, ou M. Seillon seroient cét Hyver à Paris ; I’ay crû cela trop peu de chose pour vous donner la peine de me l’écrire, mais si vous le sçavez, ie seray bien aise de l’apprendre. Aprés tout, ie plains fort M. N. et voudrois bien pouvoir, sans trop d’incommodité, soulager sa mauvaise fortune ; car il la merite meilleure, et ie ne connois en luy de deffaut, sinon qu’il ne fait iamais son conte sur le pié des choses presentes, mais seulement de celles qu’il espere ou qui sont passées, et qu’il a une certaine irresolution qui l’empesche d’executer ce qu’il entreprend. Ie luy ay rebattu presque la mesme chose en toutes les Lettres que ie luy ay ecrittes, mais vous avez plus de prudence que moy, pour sçavoir ce qu’il faut dire et conseiller.

Pour vostre question, sçavoir si on peut establir la raison du beau, c’est tout de mesme, que ce que vous demandiez auparavant, pourquoy un son est plus agreable que l’autre, sinon que le mot de beau ; semble AT I, 133 plus particulierement se rapporter au sens de la veuë ; Mais generalement ny le Clerselier II, 525 beau, ny l’agreable, ne signifie rien qu’un rapport de nostre iugement à l’objet ; et pource que les iugemens des hommes sont si differens, on ne peut dire que le Beau, ny l’Agreable, ayent aucune mesure determinée ; Et ie ne le sçaurois mieux expliquer, que i’ay fait autresfois en ma musique ; Ie mettray icy les mesmes mots, pource que i’ay le Livre entre mes mains. Inter Obiecta Sensus, illud non animo gratissimum est, quod facillime Sensu percipitur, neque etiam quod difficillime ; sed quod non tam facilè, ut naturale desiderium, quo Sensus feruntur in Obiecta, planè non impleat, neque etiam tam difficulter, ut Sensum fatiget. Entre les objets des Sens, ceux-là ne sont point agreables, que le Sens apperçoit trop facilement, ny ceux aussi qu’il apperçoit avec trop de difficulté ; Mais seulement ceux en qui la facilité laisse quelque chose à desirer au Sens, en sorte qu’elle ne remplit pas entierement ce desir Naturel qui emporte les Sens vers leurs objets ; ou bien ceux en qui la difficulté d’estre apperceus, n’est pas telle qu’elle lasse et fatigue le Sens, au lieu de le recréer. I’expliquois, id quod facile, vel difficulter Sensu percipitur ; Ce qui peut estre apperceu facilement ou difficilement par les Sens ; Comme par exemple, les compartimens d’un parterre, qui ne consisteront qu’en une ou deux sortes de figures, arrengées tousiours de mesme façon, se comprendront bien plus aisément, que s’il y en avoit dix ou douze, et arrengées diversement ; mais ce n’est pas à dire qu’on puisse nommer absolument l’un plus beau que l’autre, mais selon la fantaisie des uns, celuy de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres celuy de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra estre nommé simplement le plus beau, ce qui ne sçauroit estre determiné. Secondement, la mesme chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres ; Car cela ne vient, que de ce que les Idees AT I, 134 qui sont en nostre memoire sont excitees. Comme, ceux qui ont pris autresfois plaisir à danser lors qu’on joüoit un certain air, si-tost qu’ils en entendent de semblable, l’envie de danser leur revient ; Clerselier II, 526 Au contraire, si quelqu’un n’avoit iamais oüy joüer des gaillardes, qu’au mesme temps il ne luy fust arrivé quelque affliction, il s’attristeroit infailliblement, lors qu’il en oiroit une autrefois. Ce qui est si certain, que ie iuge que si on avoit bien foüetté un chien cinq ou six fois, au son du violon, si-tost qu’il oiroit une autresfois cette musique, il commenceroit à crier et à s’enfuïr.

Le son des flustes s’engendre, et se modifie en telle sorte. Soit la fluste ABCD, le souffle qui est passé par a, estant arrivé à B, se divise, et une partie sort par le trou B, l’autre passe tout le long de la fluste iusques à D. Or il faut remarquer que le vent qui sort par B, se dissipe aisément en l’air libre, mais celuy qui veut passer par le long du tuyau, lors qu’il est encore en B, ne sçauroit aller plus outre, qu’il ne chasse l’air qui luy est tout proche, et que celuy-cy ne pousse au mesme instant le suivant, et ainsi iusques à D ; et c’est ce qui fait que le son se forme en mesme temps en toute la concavité de la fluste ; Comme ie tascheray d’expliquer plus distinctement en mon Traitté. C’est aussi cela mesme qui le modifie ; car plus la fluste est longue, et AT I, 135 plus l’air qui est compris en icelle, resiste au vent qui sort de la bouche, et par consequent est chassé plus lentement, d’où vient que le son est plus grave. Or cecy se fait à petites secousses, lesquelles correspondent aux tours et retours des cordes. Ie n’ay plus rien à dire, sinon que si par hazard vous rencontrez quelqu’un qui parle de moy, et qui se souvienne encore que ie suis au monde, ie seray bien-aise de sçavoir ce qu’on en dit, et ce qu’on pense que ie fasse, et où ie suis,
MON R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.