AT V, 556

A MONSIEUR ***.

LETTRE CXVIII.

MONSIEUR,
Ie suis bien aise que la liberté que i’ay prise de vous écrire mon sentiment, ne vous ait pas esté desagreable, AT V, 557 et ie vous suis obligé de ce que vous témoignez le vouloir suivre, nonobstant que vous ayez des raisons au contraire, que ie confesse estre tres-fortes. Car ie ne doute point que vostre esprit ne vous puisse fournir de meilleurs divertissemens, que ne fait le tracas du monde ; Et bien que la coustume et l’exemple fasse estimer le mestier de la guerre, comme le plus noble de tous, pour moy qui le considere en Philosophe, ie ne l’estime qu’autant qu’il vaut, et mesme i’ay bien de la peine à luy donner place entre les Professions honorable ; voyant que l’oysiveté et le libertinage, sont les deux principaux motifs, qui y portent auiourd’huy la pluspart des hommes ; ce qui fait que i’aurois un regret inconsolable s’il vous y mes-arrivoit. Enfin i’avouë qu’un homme incommodé de maladie, se doit estimer plus vieil qu’un autre, et qu’il vaut mieux se retirer sur son gain, que sur sa perte. Toutesfois pource qu’au jeu dont il est icy question, ie ne croy point qu’il y ait aucun hazard de perdre, mais seulement de gagner, Clerselier II, 561 ou ne gagner pas, il me semble qu’il est assez à temps de s’en retirer, lors qu’on n’y gaigne plus. Et pour ce que i’ay veu souvent des Vieillards qui m’on dit avoir esté plus mal sains en leur ieunesse, que beaucoup d’autres qui sont morts plustost qu’eux ; il me semble que quelque foiblesse, ou disposition de cors que nous ayons, nous devons user de la vie, et en disposer les fonctions en mesme façon que si nous estions assurez de parvenir iusques à une extreme vieillesse ; Bien qu’au contraire, quelque force ou quelque santé que nous ayons, nous devions aussi estre preparez à recevoir la mort sans regret, quand elle viendra, parce AT V, 558 qu’elle peut venir à tous momens, et que nous ne sçaurions faire aucune action qui ne soit capable de la causer ; Si nous mangeons un morceau de pain, il sera peut-estre empoisonné ; si nous passons par une ruë quelque tuile peut-estre tombera d’un toict, qui nous écrasera, et ainsi des autres : C’est pourquoy, puis que nous vivons parmy tant de hazards inévitables, il me semble que la Sagesse ne nous deffend pas de nous exposer aussi à celuy de la guerre, quand une belle et iuste occasion nous y oblige, pourveu que ce soit sans temerité, et que nous ne refusions pas de porter des armes à l’épreuve, autant qu’il se peut. Enfin ie croy que quelques agreables que soient les divertissemens que nous choisissons de nous-mesmes, ils ne nous empeschent point tant de penser à nos incommoditez, que font ceux ausquels nous sommes obligez par quelque devoir ; et que nostre cors s’accoustume si fort au train de vie que nous menons, qu’il arrive bien plus souvent qu’on s’incommode en sa santé, lors qu’on le change, que non pas qu’on la rende meilleure ; principalement quand le changement est trop subit : C’est pourquoy il me semble, que le meilleur est de ne passer d’une extremité à l’autre que par degrez. Pour moy, avant que ie vinse en ce païs pour y chercher la solitude, ie passay un hyver en France à la campagne, où ie fis mon apprentissage ; Et si i’estois engagé en quelque train de vie, dans lequel Clerselier II, 562 mon indisposition ne me permist pas de persister long-temps ; Ie ne voudrois point dissimuler cette indisposition, mais plutost la faire paroistre plus grande qu’elle ne seroit, afin de me pouvoir dispenser honnestement de toutes les AT V, 559 actions qui luy pourroient nuire, et ainsi prenant mes aises peu à peu, de parvenir par degrez à une entiere liberté.

AT III, 803 Ie sçay bien que vous n’avez point affaire de ces gros Livres, mais afin que vous ne me blasmiez pas d’employer trop de temps à les lire, ie ne les ay pas voulu garder davantage. Il est vray que ie ne les ay pas tous lûs, mais ie croy neantmoins avoir vû tout ce qu’ils contiennent ; ledit N. a quantité de forfanteries, et est plus charlatan que sçavant, il parle entre autre chose d’une Matiere, qu’il dit avoir euë d’un Marchand Arabe, qui tourne nuit et iour vers le Soleil, si cela estoit vray la chose seroit curieuse, mais il n’explique point qu’elle AT III, 804 est cette Matiere : Le Pere Mersenne m’a autresfois mandé que c’estoit de la graine d’heliotropium, ce que ie ne croy pas veritable, si ce n’est que cette graine ait plus de force en Arabie qu’en ce païs ; car ie fus assez de loisir pour en faire l’experience, mais elle ne reüssit point.

Pour la Variation de l’Ayman, i’ay tousiours crû qu’elle ne procedoit que des inégalitez de la Terre ; en sorte que l’Aiguille se tourne vers le costé où il y a le plus de la Matiere qui est propre à l’attirer ; et pour ce que cette Matiere peut changer de lieu dans le fons de la Mer, ou dans les Concavitez de la Terre, sans que les hommes le puissent sçavoir ; il m’a semblé, que ce changement de Variation qui a esté observé à Londres, et aussi en quelques autres endroits, ainsi que rapporte vostre Kirkerus, estoit seulement une question de fait, et que la Philosophie n’y avoit pas grand droit.

Clerselier II, 563 Vous m’avez obligé de m’avertir du passage de saint Augustin, auquel mon Ie pense donc ie suis à quelque rapport, ie l’ay esté lire auiourd’huy en la Biblioteque de cette Ville, et ie trouve veritablement qu’il s’en sert pour prouver la certitude de nostre Estre, et en suite pour faire voir qu’il y a en nous quelque Image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous sçavons que nous sommes, et nous aymons cét estre et cette science qui est en nous ; Au lieu que ie m’en sers pour faire connoistre que ce moy qui pense, est une substance immaterielle, et qui n’a rien de corporel, qui sont deux AT III, 248 choses fort differentes. Et c’est une chose qui de soy est si simple et si naturelle à inferer, qu’on est de ce qu’on doute, qu’elle auroit pû tomber sous la plume de qui que ce soit ; Mais ie ne laisse pas d’estre bien aise d’avoir rencontré avec saint Augustin, quand ce ne seroit que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont tasché de regabeler sur ce principe. Le peu que i’ay écrit de Metaphysique est desia en chemin pour aller à Paris, où ie croy qu’on le fera imprimer, et il ne m’en est resté icy qu’un broüillon si plein de ratures, que i’aurois moy-mesme de la peine à le lire, ce qui est cause que ie ne puis vous l’offrir ; mais si-tost qu’il sera imprimé, i’auray soin de vous en envoyer des premiers, puis qu’il vous plaist me faire la faveur de le vouloir lire, et ie seray fort aise d’en apprendre vostre iugement.

AT III, 763 Encore que la principale raison qui m’a fait vous importuner pour l’adresse de mes resveries de Metaphysique, soit que i’ay recherché cette occasion pour les pouvoir soumettre à vostre censure, et vous prier de m’en apprendre vostre iugement ; si est-ce que pensant aux affaires infinies, qui, si elles ne sont suffisantes pour vous occuper, ne peuvent au moins manquer de vous interrompre, i’apprehende bien fort Clerselier II, 564 que vous n’y puissiez prendre de goust ny de plaisir, à cause que ie ne me persuade pas qu’il soit possible d’y en prendre aucun, ie dirois, à mediter sur les mesmes Matieres que i’ay traittées, si ie ne craignois par là de vous en dégouter de telle sorte, que vous ne daignassiez les regarder, mais ie diray, si ce n’est qu’on preune au moins la peine de lire tout d’une haleine les cinq premieres Meditations, avec ma Réponse de ce qui est à la fin des sixiesmes Objections, et qu’on écrive briefvement sur un papier les principales conclusions, afin qu’on en puisse mieux remarquer la suite. Ie serois mal avisé de vous avertir de cela, si ie le fesois comme pour vous donner quelque Instruction que vous pouvez prendre meilleure de vous mesme ; mais pource que cette Instruction vous couteroit necessairement le temps et la peine de parcourir une partie de cét écrit, et que ie ne le fais que pour vous épargner l’un et l’autre, ie m’assure que vous trouverez bon que ie vous prie de ne point commencer AT III, 764 à lire ces resveries, que lors qu’il vous plaira y perdre deux heures de suite, sans estre diverty par personne, et ie seray toute ma vie.

FIN.