MONSIEUR,
N’osant pas m’adresser directement à Mr Descartes pour luy proposer mes difficultez, i’emprunte vostre credit, pour vous prier de les luy presenter, et pour tascher de faire en sorte qu’il les prenne en bonne part, comme venant d’une personne qui a plus de desir d’apprendre que de contredire.
Pemierement, la deuxiéme regle de sa morale AT I, 513 semble estre dangereuse, portant qu’il faut se tenir aux opinions qu’on a une fois determiné de suivre, quand elles seroient les plus douteuses, tout de mesme que si elles estoient les plus asseurées : car si elles sont fausses ou mauvaises, plus on les suivra, plus on s’engagera dans l’erreur ou dans le vice.
Clerselier II, 2 2. La troisiéme regle est plûtost une fiction pour se flatter et se tromper, qu’une resolution de Philosophe, qui doit mépriser les choses possibles, s’il luy est expedient, sans les feindre impossibles :et un homme d’un sens commun, ne se persuadera iamais que rien ne soit en son pouvoir que ses pensées.
3. Le premier principe de sa philosophie est, Ie pense, donc, ie suis. Il n’est pas plus certain que tant d’autres, comme celuy-cy, ie respire donc ie suis ; ou cét autre : tout action présuppose l’existence. Dire que l’on ne peut respirer sans corps, mais qu’on peut bien penser sans luy, c’est ce qu’il faudroit monstrer par une claire demonstration :car bien qu’on se puisse imaginer qu’on n’a point de corps (quoy que cela soit assez difficile) et qu’on vit sans respirer ; il ne s’ensuit pas que cela soit en effet, et qu’on puisse vivre sans respirer.
4. Il faudroit donc prouver que l’ame peut penser sans le corps ; Aristote le presupose à la vérité en un son axiome, mais il ne le prouve point, il veut que l’ame puisse agir sans organes ; d’où il conclud qu’elle peut estre sans eux, mais il ne prouve pas le premier, qui est contredit par l’experience : car on voit que AT I, 514 ceux qui ont la fantaisie malade, ne pensent pas bien ; et s’ils n’avoient ny fantaisie ny memoire, ils ne penseroient point du tout.
5. Il ne s’ensuit pas de ce que nous doutons des choses qui sont autour de nous, qu’il y ait quelque estre plus parfait que le nostre. La pluspart des Philosophes ont douté de beaucoup de choses, comme les Pyrrhoniens, et ils n’ont pas de là conclud qu’il y eust une Divinité ; il y a d’autres preuves pour en faire avoir la pensée, et pour la prouver.
6. L’experience fait voir que les bestes font entendre leurs affections et passions par leur sorte de langage, et que par plusieurs signes elles monstrent leur colere, leur crainte, leur amour, leur douleur, leur regret d’avoir malfait ; tesmoin ce qui se lit de certains chevaux qui ayant esté employez à couvrir leurs meres sans les connoistre, se precipitoient apres les avoir reconnües. Il ne faut pas à la verité Clerselier II, 3 s’arrester à ces Histoires ; mais il est evident que les animaux font leurs operations par un principe plus excellent, que par la necessité provenante de la disposition de leurs organes ; à sçavoir par un instinct, qui ne se trouvera iamais en une machine, ou en une horloge, qui n’ont ny passion ny affection, comme ont les animaux.
7. L’Auteur dit que l’ame doit estre necessairement creée, mais il eust esté bon d’en donner la raison.
AT I, 515 8. Si la lumiere estoit estendüe comme un baston, ce ne seroit pas un mouvement, mais une ligne pressante ; et si elle estoit un mouvement qui se fist du Soleil à nous, ce ne seroit point en un instant, veu que tout mouvement se fait en temps ; elle ne se fera point aussi en ligne droite, s’il faut qu’elle passe, comme le moust de la cuve, au travers d’un intervalle plein de corps plus gros que cette matiere subtile qui la porte, et lesquels peuvent rompre la ligne droite par leur agitation.
9. Puisque l’Auteur fait profession d’écrire methodiquement, clairement, et distinctement, il sembloit convenable qu’il monstrast quelle est cette matiere subtile qu’il presupose : car on demande avec raison, premierement si elle est, 2. si elle est elementaire, ou etherée, et si estant elementaire, elle est propre, ou commune à tous les Elemens.
10. Si l’eau n’est liquide que pource que cette matiere subtile la rend telle, il s’ensuivra que la glace ne se fondra pas plustost devant le feu qu’ailleurs, ou il faudra avoüer que c’est le feu, et non la matiere subtile qui la rend liquide.
11. On a de la peine à s’imaginer que l’eau soit de figure d’anguilles, et les raisons qui en sont données page 124 du Livre des Metheores, et expliquées dans les Réponses à Monsieur Fromont, ne font conclure autre chose sinon qu’il faut qu’elle soit glissante, et AT I, 516 capable de s’accommoder à toutes sortes de figures, mais on ne peut pas conclure qu’elle soit en forme d’anguilles ; et s’il faut que les corps les plus penetrans soient de telle figure, il s’ensuivra que l’air l’est encore davantage.
Clerselier II, 4 12. Si le sel se fait gouster par sa figure pointüe et piquante, les autres corps ayant la mesme figure feront le mesme effet, quoy qu’ils soient insipides ; il s’ensuivra aussi que les liqueurs, qui selon l’Auteur ont une figure d’anguille et non piquante, ne seront point goustées, sur tout celles qui sont douces, et qui n’ont point la pointe du sel ; enfin la saveur ne seroit qu’une figure externe, et non pas une qualité interne ; et la force que le sel a de garder les choses de se corrompre, ne consisteroit qu’en sa pointe, et en sa figure.
13. Si un corps ne s’enfonce point dans l’eau, pource qu’il est également gros par les deux bouts, il s’ensuivra que tous ceux qui sont de mesme figure ne s’enfonceront point, et que ceux qui ont l’un des bouts plus gros s’enfonceront.
14. Il s’ensuivroit aussi que le sel estant de cette figure, et comme des bastons qui ne se peuvent plier, il seroit aisé de dessaler l’eau de la mer, en la faisant filtrer, ou passer par quelque corps qui ait des pores fort estroits.
15. Il est vray que nostre orthographe Françoise a des superfluitez qu’il faut corriger, mais il faut que ce soit sans causer des ambiguitez : car on doutera peut-estre touchant les mots de cors et d’espris, si le premier AT I, 517 ne signifie point des cornets, que nous nommons aussi des cors, et si l’autre ne se prend point pour estre espris de quelque chose. Il est vray que c’est une remarque de Grammairien, et non de Philosophe : c’est pourquoy on l’a mise hors du rang des autres, ou peut-estre c’est la faute de l’Imprimeur.
Ie vous prie de faire agréer la hardiesse que i’ay prise de vouloir que mes difficultez fussent veües par un homme du merite de Monsieur Descartes ; le peu de peine que sans doute elles luy donneront, me le rendront plus favorable, et vous m’obligerez à continuer d’estre comme i’ay toujours esté,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, S. P