Clerselier II, 15

A MONSIEUR DESCARTES.

LETTRE III. Version.

MONSIEUR,
Ie ne m’adresse point à vous dans le dessein de troubler par de nouvelles disputes un loisir qui vous est si cher, et que vous employez si utilement ; mais puis que vous avez eu la bonté de nous avertir en plusieurs endroits des doctes écrits que vous avez mis au iour, que si l’on y trouvoit quelque chose d’obscur, ou qui ne semblast pas tout à fait hors de doute, vous tascheriez de l’éclaircir par vostre réponse. I’ay crû que vous ne trouveriez pas mauvais, si ie me servois aujourd’huy de l’offre que vous me faites ; et si apres avoir lû avec admiration, et approuvé presque entierement tout ce que vous avez écrit touchant la premiere Philosophie ; i’osois vous prier de me vouloir délivrer de deux ou trois scrupules qui me restent. Ie vous les proposeray le plus briévement qu’il me sera possible, afin de ne vous pas arrester davantage.

De l’Esprit humain.

Ce que vous avez écrit de la distinction qui est entre l’Ame et le Corps, me semble tres-clair, tres-evident, et tout divin ; et comme il n’y a rien de plus ancien que la verité, i’ay eu une singuliere satisfaction, de voir que presque les mesmes choses avoient esté autrefois agitées fort clairement et fort agreablement par S. Augustin, dans tout le Livre dixiéme de la Trinité, mais principalement au Chapitre dixiéme.

Ie trouve seulement de la difficulté, en ce que dans vos réponses aux cinquiémes Objections page 549 de l’Edition Françoise, vous dites que l’Ame pense tousiours, à cause Clerselier II, 16 qu’elle est une substance qui pense. Et que ce qui fait que nous ne nous ressouvenons pas des pensées qu’elle a eu, lors que nous estions dans le ventre de nos meres, ou pendant une lethargie ; vient de ce que pendant que l’Ame est unie au Cors, pour se ressouvenir de nos pensées, il est necessaire qu’il en demeure quelques vestiges imprimez dans le cerveau, vers lesquels l’Ame se tournant et s’y appliquant, elle se ressouvient : et qu’on ne doit pas trouver estrange, si le cerveau d’un enfant, ou d’un lethargique, n’est pas propre à recevoir ces impressions.

Mail il faut à mon advis necessairement admettre en nostre esprit deux sortes de memoires ; l’une purement spirituelle, et l’autre qui se fasse par l’entremise d’un organe corporel : De mesme que l’on admet ordinairement deux manieres ou deux facultez de penser (ainsi que vous expliquez et prouvez vous mesme admirablement) l’une qui conçoit purement et sans l’aide d’aucune faculté corporelle ; et l’autre qui s’applique aux Images qui sont dépeintes dans le cerveau. De sorte qu’il faut confesser, que pour ce qui est de ces dernieres operations de l’Esprit, c’est à sçavoir des imaginations, il est impossible que nous nous en ressouvenions, s’il n’en demeure quelques vestiges imprimez dans le cerveau.

Mais il me semble que l’on doit dire tout le contraire à l’égard des conceptions pures, c’est à sçavoir que pour s’en ressouvenir il n’est nullement besoin qu’il y en ait aucuns vestiges dans le cerveau ; et mesme tandis qu’elles demeurent de pures conceptions, il n’est pas possible que cela soit, puis qu’elles n’ont aucun commerce ny correspondance avec le cerveau, ny avec aucune autre chose corporelle.

Et veritablement qui croiroit que l’Esprit peut concevoir sans l’aide du cerveau, et qu’il ne peut se ressouvenir de sa conception sans l’aide du cerveau ? Et mesme si cela estoit, l’Esprit ne pourroit en aucune façon raisonner des choses spirituelles et incorporelles, telle qu’est Dieu, et luy-mesme, veu que tout raisonnement est composé d’une suite de plusieurs conceptions, dont nous ne pourrions comprendre la Clerselier II, 17 liaison, si nous ne nous ressouvenions des premieres, lors que nous formons les secondes. Mais quant aux premieres, il n’en demeure aucune vestige dans le cerveau, puis que nous supposons qu’elles ont esté de pures conceptions. L’Esprit donc peut se ressouvenir de ses pensées, sans qu’il en soit resté aucuns vestiges dans le cerveau. Il faut donc chercher une autre raison, pourquoy, s’il est vray que l’Ame Pense tousiours ; personne neantmoins iusques icy ne s’est ressouvenu des pensées qu’il a eu tandis qu’il estoit au ventre de sa mere ; veu principalement que ces pensées ont dû estre tres-claires et tres-distinctes, si, comme vous dites en plusieurs endroits, et mesme à mon avis avec raison, il est veritable qu’il n’y a rien qui offusque davantage les lumieres de nostre Ame, que les prejugez des sens, desquels pour lors personne n’est prevenu.

Et mesme il ne semble pas necessaire que l’Ame pense toujours, encore qu’elle soit une substance qui pense ; car il suffit qu’elle ait tousiours en soy la faculté de penser, comme la substance corporelle est tousiours divisible, encore qu’en effet elle ne soit pas divisée.

De Dieu.

Les raisons dont vous vous servez pour prouver l’existence de Dieu, ne me semblent pas seulement ingenieuses, comme tout le monde l’avoüe, mais aussi de vrayes et de solides Demonstrations, particulierement les deux premieres. Dans la troisiéme, il y a quelque chose que i’aurois bien voulu que vous eussiez expliqué plus exactement.

I. Toute la force de cette Demonstration consiste principalement en ce que, comme le temps present ne depend point de celuy qui le precede immediatement, il ne faut pas une moindre puissance pour conserver une chose, que pour la créer la premiere fois. Mais on peut demander icy de quel temps vous entendez parler ; car si c’est de la durée de l’Esprit mesme, que vous appellez du nom de temps, Clerselier II, 18 les Philosophes et les Theologiens disent ordinairement, que la durée d’une chose permanente, et sur tout d’une chose spirituelle, telle qu’est l’Esprit, où l’Ame de l’homme, n’est pas successive, mais permanente et toute à la fois (ce qui est tres-vray de la durée de Dieu) et partant qu’on n’y doit point chercher de parties qui s’entresuivent les unes les autres sans estre dépendantes ; ce qu’ils accordent seulement se pouvoir dire de la durée du mouvement, qui seule est proprement ce qu’on appelle temps. Que si vous répondez que vous entendez aussi proprement parler du temps, qui est la durée du mouvement, à sçavoir du Soleil, et des autres Astres, il semble que cela n’appartient en aucune façon à la conservation de nostre Esprit ; Puisque, bien que l’on supposast qu’il n’y eust aucun Cors en la Nature (ainsi que vous supposez en la troisiéme Meditation) par le mouvement duquel le temps se pust mesurer ; tout ce que vous dites de la necessaire conservation de nostre Esprit, ne laisseroit pas de se soûtenir et avoir de la force.

C’est pourquoy, afin que cette demonstration ait autant de force que les autres, il seroit besoin que vous prissiez la peine d’expliquer ce qui suit.

I. Ce que c’est que la Durée, et en quoy elle differe de la chose qui dure.

2. Si la Durée d’une chose permanente et spirituelle, est successive ou permanente.

3. Ce que c’est proprement que le Temps, et en quoy il differe de la succession d’une chose permanente ; et si l’un et l’autre est une chose successive.

4. D’où le temps emprunte sa briéveté, ou sa longueur ; et d’où le mouvement emprunte sa tardiveté, ou sa vitesse.

Par aprés, au sujet mesme de la durée, vous establissez pour Axiome, que ce qui peut faire ce qui est plus grand ou plus difficile, peut faire aussi ce qui est moindre. Toutesfois cela ne semble pas universellement vray, ainsi que le requiert la nature d’un axiome. Car par exemple, ie puis bien entendre et concevoir, mais ie ne puis neantmoins faire mouvoir Clerselier II, 19 la terre de sa place, quoy que pourtant le premier soit beaucoup plus grand que le dernier.

Enfin il semble que ce ne soit pas une chose plus grande de me conserver moy-mesme, que de me donner les perfections que i’aperçois qui me manquent : Puis que ie sens que la Toute-puissance et la Science de toutes choses me manquent, lesquelles toutesfois ie ne pourrois me donner sans me faire Dieu ; ce qui seroit beaucoup plus grand que de me conserver moy-mesme.

Qu’une chose estenduë n’est pas réellement distincte de son extension locale.

Vous soustenez qu’une Chose Estenduë ne peut en aucune façon estre distinguée de son Extension Locale ; vous m’obligeriez donc fort, de me dire si vous n’avez point inventé quelque raison, par laquelle vous accordiez cette Doctrine avec la Foy Catholique, qui nous oblige de croire que le Cors de Iesus-Christ est present au S. Sacrement de l’Autel sans extension locale ; ainsi que vous avez tres-bien monstré, comment l’indistinction des Accidens d’avec la Substance, peut s’accorder avec le mesme mystere ; autrement vous voyez bien à quel danger vous exposez la chose du monde la plus sacrée.

Du Vuide.

Vous assurez que non seulement il n’y a point de Vuide en la Nature, mais mesme qu’il n’y en peut avoir, ce qui semble déroger à la Toute-puissance de Dieu. Quoy donc ? Dieu ne peut-il pas reduire au neant le vin qui est contenu dans un tonneau, et n’y produire aucun autre cors en sa place, ou ne pas souffrir qu’il y en entre aucun autre ; Quoy que ce dernier ne soit pas necessaire, puis que le vin estant une fois aneanty, aucun autre cors ne pourroit rentrer en sa place, qu’il ne laissast une autre place vuide en la Nature. D’où il suit, ou que Dieu conserve necessairement tous les cors, Clerselier II, 20 ou que s’il peut en reduire un au neant, il peut aussi y avoir du vuide.

Mais, dites-vous, s’il y avoit du vuide, ce vuide auroit toutes les proprietez du cors, comme sont la longueur, la largeur, la profondeur, la divisibilité, et ainsi du reste, et par consequent ce seroit un vray cors.

Ie répons que ce vuide qui est un neant, n’a aucune proprieté, mais seulement la concavité du tonneau, dont les parties sont éloignées de tant de pieds l’une de l’autre ; et certes le cors contenu entre les costez de ce tonneau, ne contribuë rien à cela ; ce qui fait que ce n’est pas merveille, si ce cors estant osté les mesmes proprietez conviennent encore à cette concavité. Car puis que le tonneau et le vin, ou quelqu’autre cors que ce puisse estre qui soit contenu entre les costez du tonneau, sont deux substances tout à fait diverses, chacune desquelles peut estre conceuë sans l’autre comme une chose complete ; Ie vous demande, si lors que ie considere le tonneau separément, ie ne puis pas mesurer sa concavité, voir combien il y a de pieds depuis un fond iusques à l’autre ; et quel est le diametre de sa concavité cylindrique, et ainsi du reste. Aussi ie pretens seulement que ces proprietez demeurent, le cors qui estoit contenu dedans estant aneanty, et non pas celles qui appartenoient particulierement à ce cors ; comme par exemple, que ses parties pouvoient estre separées les unes des autres, et estre agitées en diverses façons.

Quoy qu’il en soit, i’aymerois mieux avoüer mon ignorance, que de me persuader que Dieu conserve necessairement tous les cors, ou du moins qu’il n’en peut aneantir aucun, qu’en mesme temps il n’en crée un autre.

Voila, Monsieur, ce que i’ay jugé avoir besoin d’une explication plus exacte en ce que vous avez écrit. Que si les prieres d’un homme inconnu n’ont pas assez de force pour obtenir cela de vous, i’espere que le grand amour que i’ay pour la verité, qui seule m’a donné la hardiesse de vous écrire, et qui vous fait aimer tous ceux qui la cherissent, vous portera à Clerselier II, 21 m’accorder l’effet de ma priere, et à satisfaire à tous mes doutes, et mesme à ma curiosité. Ie suis.