MON REVEREND PERE,
I’ay enfin receu les Livres que vous m’avez fait la faveur de m’envoyer, et vous en remercie tres-humblement ; Ie n’ay encore lû que fort peu de celui du Pere Gibieuf, mais i’estime grandement ce que i’en ay vû, et souscris tout à fait à son opinion M. R. m’a prié de le luy prester, ce qui m’a empesché de le lire tout entier ; aussi qu’ayant maintenant l’esprit remply d’autres pensées, i’ay crû que ie ne serois pas capable de bien entendre cette Matiere, qui est à mon avis l’une des plus hautes et des plus difficiles de la Metaphysique. Si vous voyez le P. G. ie vous prie de ne luy point témoigner que i’aye encore receu son livre, car mon devoir seroit de luy écrire dés maintenant pour l’en remercier ; mais ie seray bien aise de differer encore deux ou trois mois, afin de luy apprendre par mesme moyen des nouvelles de ce que ie fais. I’ai lû le Livre des trente Exemplaires, mais ie l’ay trouvé bien au-dessous de ce que ie m’estois imaginé ; et ie n’ay point de regret de ne l’avoir point receu plustost ; car aussi bien n’aurois-je pas voulu prendre la peine de le refuter. I’ay trouvé les Odes pour le Roy fort bien faites, AT I, 221 et i’estime fort le dessein de la Bibliotheque Universelle ; car ie m’imagine qu’elle ne servira pas seulement à ceux qui veulent lire beaucoup de Livres, mais aussi à ceux qui craignent de perdre le temp à en lire de mauvais, pource qu’elle les avertira de ce qu’ils contiennent.
Ie viens maintenant à vos autres Lettres. Toutes les questions que i’y trouve se rapportent à deux : à sçavoir à supputer la vitesse d’un poids qui descend, et à connoistre Clerselier II, 326 quelles consonances sont les plus douces. Pour la façon de calculer cette vitesse, que ie vous avois envoyée, vous n’en devez faire aucun estat, car elle suppose deux choses qui sont certainement fausses ; AT I, 222 à sçavoir, qu’il y ait un espace tout à fait vuide, et que le mouvement qui s’y fait, soit au premier instant qu’il commence, le plus tardif qui se puisse imaginer, et qu’il s’augmente toujours par apres également. Mais quand tout cela seroit vray, il n’y a point de moyen de l’expliquer en d’autres nombres, que ceux que ie vous ay envoyez, au moins qui soient rationnaux ; et ie ne vois pas mesme qu’il soit aisé d’en trouver d’irrationnaux, ny aucune Ligne de Geometrie qui en explique davantage.
Pour ce qui est de la vraye proportion, selon laquelle s’augmente et diminuë la vitesse d’un poids qui descend dans l’air, ie ne la sçay pas encore, il me faudra dans peu de iours expliquer la nature de la Pesanteur dans mon Traitté, si en l’écrivant ie trouve quelque chose de cela, ie vous le manderay. Ce que vous demandez d’un Levier qui descend, est quasi la mesme chose que des autres poids.
En quelque façon qu’on conçoive le Vuide, il est certain qu’une pierre qui s’y meut, doit aller plus ou moins viste, selon qu’elle aura esté poussée avec plus ou moins de force ; et que dans l’air, ce qui la fait aller plus loin une fois que l’autre, c’est que l’impression qu’elle reçoit (c’est à dire la vitesse du mouvement qu’elle a en sortant de la main de celui qui la iette) est plus grande.
AT I, 223 Touchant la douceur des consonances, il y a deux choses à distinguer, à sçavoir, ce qui les rend plus simples et accordantes, et ce qui les rend plus agreables à l’oreille. Or, pour ce qui les rend plus agreables, cela depend des lieux où elles sont employées ; et il se trouve des endroits, où les fausses quintes, et autres dissonances, sont mesme plus agreables que les consonances ; de sorte qu’on ne sçauroit determiner absolument, qu’une consonance soit plus agreable que l’autre ; on peut seulement dire, que pour l’ordinaire les tierces et les sextes sont plus agreables que la quarte ; que Clerselier II, 327 dans les chants gays, les tierces et sextes mineures, sont plus agreables que les majeures, et le contraire dans les tristes, etc. pource qu’il se trouve plus d’occasions, où elles y peuvent estre employées plus agreablement : Mais on peut dire absolument lesquelles sont les plus simples et les plus accordantes, car cela ne depend que de ce que leurs sons s’unissent davantage l’un avec l’autre, et qu’elles approchent plus de la nature de l’unisson ; en sorte qu’on peut dire absolument, que la quarte est plus accordante que la tierce majeure, encore que pour l’ordinaire elle ne soit pas si agreable ; comme la casse est plus douce que les olives, mais non pas si agreable au goust. Et pour entendre cecy bien clairement, il faut supposer que le son n’est autre chose qu’un certain tremblement d’air AT I, 224 qui vient chatoüiller nos oreilles, et que les tours et retours de ce tremblement se font d’autant plus viste que le son est plus aigu ; en sorte que deux sons estant à l’octave l’un de l’autre, le plus grand ne fera trembler l’air qu’une fois, pendant que le plus aigu le fera trembler iustement deux fois, et ainsi des autres consonances. Enfin il faut supposer, que lors que deux sons frappent l’air en mesme temps, ils sont d’autant plus accordans, que leurs tremblemens se rencontrent plus souvent l’un avec l’autre, et qu’ils causent moins d’inégalité dans le mouvement du Cors de l’air, car en tout cecy ie crois qu’il n’y a rien qui ne soit veritable. Maintenant donc pour voir à l’œil quand les divers tremblemens de deux sons recommencent ensemble ; mettons des lignes pour la durée de chaque son, et y faisons des divisions suivant la durée de chacun de leurs tremblemens ; par exemple, la ligne A, me represente un son d’une octave plus bas que celuy qui est representé par la ligne B, et par consequent chaque tremblement dure deux fois aussi long-temps. I’y fais Clerselier II, 328 donc des intervalles deux fois aussi grands comme vous voyez ; et C au contraire me AT I, 225 represente la durée d’un son qui est d’une octave plus haut, c’est pourquoy i’y fais les intervalles de la moitié plus petites. Ie prens apres D, qui fait la quinte avec C, et la 12. et 19. avec B et A ; Item E, qui fait les 4. 11. et 18. avec C, B, A et F, qui fait les 3. 10 et 17 majeures, avec C, B, A ; Et i’y marque les intervalles à l’avenant, ainsi que vous les voyez mis en chiffre : Et il est evident en cette Table, que les sons qui sont les octaves, sont ceux qui s’accordent le mieux l’un avec l’autre, ceux qui font les quintes les suivent, les quartes aprés, et ceux des tierces sont les moins accordans de tous. Il est evident aussi que D s’accorde mieux avec B, qui est la 12. qu’avec C, et qu’ F s’accorde mieux avec A, qu’il ne fait avec B, ny C. AT I, 226 mais on ne peut pas dire qu’ E s’accorde mieux avec l’un des trois, A, B, C, que ne fait D ; ny F, mieux que E, etc. Vous pouvez assez de cecy iuger le reste. Ie ne sçay pourquoy vous pensez que ie tiens que les tremblemens de la quinte ne se rapportent qu’à chaque sixiéme coup : car si ie l’ay écrit, c’est error calami, et ie ne l’ay iamais conceu autrement qu’il est mis icy. Ie suis,
MON R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.