REPLIQUE A LA PRECEDENTE.

LETTRE V. Version.

MONSIEUR,
Ie ne doute point que l’entretien ne fust beaucoup plus commode et plus facile que les écrits, pour eclaircir les questions dont nous traittons ; mais puis que cela ne se peut, et qu’estant absent du lieu où vous estes, il ne m’est pas permis de jouïr d’un entretien tant desiré, et offert de si bonne grace, ie ne m’envieray point à moy-mesme, le seul moyen qui me reste pour tirer de vous les instructions qui me sont necessaires pour l’intelligence de vos écrits. Car vostre réponse, quoy que tres-courte, m’ayant déjà beaucoup aide à Clerselier II, 24 comprendre des choses tres difficiles ; i’ay conceu une grande esperance de pouvoir venir à bout de tout le reste, si ie pouvois une fois noüer avec vous un entretien, tel qu’on le peut entre des personnes éloignées, duquel ayant banny toute contestation (que ie sçay vous estre en horreur, et à laquelle ie ne suis nullement porté) nous pussions par ce moyen d’un commun accord, et avec une franchise vrayment Philosophique, ou plutost Chrestienne, travailler ensemble à la recherche de la verité.

Ie n’insiste point à ce que vous répondez à l’objection que ie vous ay faite, touchant les pensées d’un enfant qui est au ventre de sa mere. Mais afin que cela se conçoive mieux, il me semble qu’il seroit à propos que vous prissiez la peine d’expliquer plus amplement ce qui suit.

I. Pourquoy l’Ame d’un enfant n’a point de Conceptions Pures, mais seulement des Sensations Confuses. Ie diray pourtant ce qui me vient maintenant en la pensée. Pendant que l’Ame est unie au Cors, il semble qu’elle ne puisse en aucune façon détourner sa pensée des impressions que les sens font sur elle (ce qui toutesfois est necessaire pour une conception pure) au moins lors qu’elle est touchée avec beaucoup de force par leurs objets, soit exterieurs, soit interieurs : D’où vient que dans une douleur picquante, ou dans un plaisir corporel tres vehement, elle ne peut penser à autre chose qu’à sa douleur ou à son plaisir. Et par là il me semble qu’on peut expliquer pourquoy les Phrenetiques ont l’Esprit troublé ; c’est à sçavoir, à cause que les Esprits Animaux qui sont dans le cerveau estant violemment agitez, l’Ame alors est si fort occupée des Imaginations qu’elle en reçoit, qu’elle ne peut porter ailleurs sa pensée, ny penser à autre chose qu’à cela. Ie voudrois que vous prissiez la peine d’expliquer plus clairement, (si cela ne vous incommode point) qu’elle est cette conjecture ; et si elle est vraye, comment elle peut s’appliquer aux Enfans, et aux Lethargiques.

2. Toutesfois encore qu’il n’y ait aucunes conceptions pures dans un enfant, mais seulement des sensations confuses, Clerselier II, 25 pourquoy donc ne peut-il s’en ressouvenir, puis que vous demeurez d’accord aujourd’huy qu’il en demeure des impressions dans le cerveau (ce que neantmoins vous sembliez avoir nié en vostre Metaphysique page 549.) c’est, dites-vous, parce que le ressouvenir dépend de quelque reflexion de l’entendement, ou de la memoire intellectuelle, dont on a aucun usage quand on est au ventre de sa mere. Mais pour ce qui est de la reflexion, il semble que l’entendement, ou la memoire intellectuelle, de sa nature soit reflexive. Il reste donc à expliquer quelle est cette reflexion en laquelle vous dites que consiste la memoire intellectuelle ; et comment, ou en quoy, elle differe de la simple reflexion qui est naturelle à toute sorte de pensée ; et d’où vient qu’on n’en peut avoir aucun usage quand on est au ventre de sa mere.

3. I’approuve fort ce que vous dites, Que l’Esprit pense tousiours. Et par là le doute que ie vous avois proposé touchant la durée de l’Esprit, est tout à fait osté. Il me reste neantmoins encore quelque difficulté touchant cela.

I. Comment se peut-il faire que la Pensée constituë l’Essence de l’Esprit, puis que l’Esprit est une Substance, et que la pensée semble n’en estre qu’un Mode. 2. Puis que nos pensées sont souventesfois differentes les unes des autres, il sembleroit que l’essence de nostre Esprit deust aussi souventesfois estre differente. 3. Puis qu’on ne sçauroit nier que ie ne sois moy-mesme l’autheur de la pensée que i’ay maintenant, s’il est vray que l’essence de l’Esprit consiste dans la pensée, il semble que ie puisse en quelque façon estre consideré comme l’autheur de son Essence, et partant que ie puisse aussi me conserver moy-mesme. Ie voy bien neantmoins ce que l’on peut icy répondre ; c’est à sçavoir que Dieu est cause que nous pensons ; mais que nous-mesmes, aydez par le concours de Dieu, sommes cause de ce que nous avons telles ou telles pensées. Mais il est tres-difficile de comprendre, comment la pensée en general peut estre separée de telle et de telle pensée en particulier, si ce n’est que cette abstraction se fasse par le moyen de l’entendement. C’est pourquoy Clerselier II, 26 si l’Esprit est luy-mesme la cause de ce qu’il a telles ou telles pensées, il semble aussi pouvoir luy-mesme estre la cause de ce qu’il pense simplement, et par consequent de ce qu’il est. De plus, une chose singuliere, et dont l’essence est déterminée, doit estre singuliere et déterminée ; et partant si l’essence de l’Esprit estoit la pensée, ce ne pourroit estre la pensée en general, mais bien telle ou telle pensée en particulier, qui devroit constituer son essence, ce qui toutesfois ne se peut dire. Et il n’en est pas de mesme du Cors ; car encore que le Cors semble prende une grande varieté d’extensions, toutesfois il retient tousiours sa mesme quantité ; et toute la varieté qui luy arrive, consiste en cela seul, que s’il perd quelque chose de sa longueur, il augmente en largeur ou en profondeur. Si ce n’est peut-estre qu’on veüille dire que la pensée de nostre Esprit est tousiours la mesme, qui regarde tantost un objet tantost un autre, ce que ie doute fort pouvoir estre dit avec verité.

4. Puis que la Pensée est telle de sa Nature, que nous en avons tousiours connoissance ; si nous pensons tousiours, nous devons tousiours avoir connoissance de nos pensées. Ce qui semble contraire à l’experience, comme nous l’experimentons tous les iours dans le sommeil. Or de là naist une autre difficulté, que i’avois dessein il y a long-temps de vous proposer. Mais elle ne me vint pas en l’esprit, lors que ie vous écrivis la premiere fois. Vous dites que nostre Esprit a la force de conduire les esprits animaux dans les nerfs, et par ce moyen de mouvoir les membres. Et ailleurs vous dites, qu’il n’y a rien en nostre Esprit dont nous n’ayons une connoissance, ou actuelle, ou en puissance, c’est à dire que nous ne connoissions actuellement, ou que nous ne puissions actuellement connoistre. Or est-il neantmoins que l’Esprit humain semble n’avoir pas connoissance de cette vertu, qui conduit les esprits animaux dans les nerfs, puis qu’il y en a mesme plusieurs qui ignorent s’ils ont des nerfs, si ce n’est peut-estre de nom, et beaucoup plus s’ils ont des esprits animaux, et quels ils sont. En un mot, autant que i’ay pû conjecturer de vos Clerselier II, 27 principes, cela seul se fait par nostre Esprit, lequel de sa nature est une chose qui pense, qui se fait par nous lors que nous y pensons, et que nous nous en apercevons. Mais de quelque façon que les esprits animaux soient conduits dans les nerfs, cela se fait sans que nous y pensions, et que nous nous en apercevions ; et partant cela se fait en nous sans que nostre Esprit y contribuë : A quoy l’on peut encore adjoûter qu’il est tres-difficile de comprendre comment une chose Incorporelle en peut faire mouvoir une Corporelle.

Pour ce qui est de la Durée, i’ay veu le lieu que vous m’aviez marqué, et il m’a grandement plû ; quoy que ie ne comprenne pas bien encore, ce que dans la Durée successive d’une chose qui ne se meut point, il faut prendre pour le devant et pour l’après, qui sont des differences qui se doivent rencontrer dans toute succession.

Pour ce qui est du Vuide, i’avouë que ie ne puis encore m’accoûtumer à penser qu’il y a une telle connexion entre les choses Corporelles, que Dieu n’ait pû créer un monde, s’il ne le créoit infiny, et qu’il ne puisse encore maintenant aneantir aucun Cors, que par cela mesme il ne soit obligé d’en créer un autre de pareille grandeur ; ou mesme que sans aucune nouvelle Creation, il ne s’ensuive que l’Espace que ce Cors aneanty occupoit, est veritablement et réellement un Cors.

Vous m’obligerez beaucoup de me communiquer quelque chose touchant la façon dont Iesus-Christ est en l’Eucharistie. Adieu.