Clerselier II, 53

A MONSIEUR DE BUITENDIICH.

LETTRE X. Version.

MONSIEUR,
Ie trouve dans les Lettres que vous avez pris la peine de m’écrire trois questions, qui monstrent si manifestement le soin que vous prenez pour vous instruire, et la franchise avec laquelle vous agissez, qu’il n’y a rien qui me soit plus agreable que d’y répondre. La premiere est, de sçavoir s’il est iamais permis de douter de Dieu, c’est à dire si naturellement on peut douter de l’Existence de Dieu ; Surquoy i’estime qu’il faut distinguer ce qui dans un doute appartient à l’Entendement, d’avec ce qui appartient à la Volonté ; car pour ce qui est de l’Entendement, on ne doit pas demander si quelque chose luy est permise, ou non, pource que ce n’est pas une faculté Elective, mais seulement s’il le peut : Et il est certain qu’il y en a plusieurs, de qui l’Entendement peut douter de Dieu ; et de ce nombre sont tous ceux qui ne peuvent demonstrer evidemment son Existence, quoy que neantmoins ils ayent une vraye Foy ; car la foy appartient à la Volonté, laquelle estant mise à part, le fidele peut examiner par raison naturelle, s’il y a un Dieu, et ainsi douter de Dieu. Pour ce qui est de la Volonté, il faut aussi distinguer entre le doute qui regarde la Fin, et celuy qui regarde les Moyens. Car si quelqu’un se propose pour but de douter de Dieu, afin de persister dans ce doute, il peche griefvement, de vouloir demeurer incertain sur une chose de telle importance : Mais si quelqu’un se propose ce doute, comme un moyen pour parvenir à une connoissance plus claire de la Verité, il fait une chose tout à fait pieuse et honneste, pource que personne ne peut vouloir la Fin, qu’il ne veüille aussi Clerselier II, 54 les moyens. Et dans la sainte Ecriture mesme, les hommes sont souvent invitez de tâcher à s’acquerir la connoissance de Dieu par raison naturelle. Et celuy-là aussi ne fait pas mal, qui pour la mesme fin oste pour un temps de son Esprit, toute la connoissance qu’il peut avoir de la Divinité : Car nous ne sommes pas tousiours obligez de songer que Dieu existe, autrement il ne nous seroit iamais permis de dormir, ou de faire quelqu’autre chose ; pource que toutes les fois que nous faisons quelqu’ autre chose, nous mettons à part pour ce temps-là, toute la connoissance que nous pouvons avoir de la Divinité.

L’autre question est, de sçavoir s’il est permis de supposer quelque chose de faux, en ce qui regarde Dieu. Où il faut distinguer entre le vray Dieu clairement connu, et les faux Dieux ; car le vray Dieu estant clairement connu, non seulement il n’est pas permis, mais mesme il est impossible que l’Esprit humain puisse luy attribuer quelque chose de faux, ainsi que i’ay expliqué dans les Meditations page 152. 159. 269. et en d’autres lieux. Mais d’attribuer aux faux Dieux, c’est à dire, ou aux malins Esprits, ou aux Idoles, ou aux autres sortes de Divinitez faussement imaginées par l’erreur de nostre Entendement (car toutes ces choses dans la sainte Escriture, sont souvent appellées du nom de Dieux) et mesme aussi au vray Dieu, lors qu’il n’est que confusément connu ; de luy attribuer, dis-je, par Hypothese, quelque chose de faux, ce peut estre bien ou mal fait, selon que la fin pour laquelle on fait cette supposition, est bonne ou mauvaise. Car tout ce qui est ainsi feint et attribué par Hypothese, n’est pas pour cela assuré par la Volonté comme vray, mais seulement proposé à l’Entendement pour estre examiné : et partant il ne contient en soy aucune raison formelle de Malice, ou de Bonté ; mais s’il y en a, il l’emprunte de la fin pour laquelle cette supposition est faite. Ainsi donc celuy qui feint un Dieu Trompeur, mesme le vray Dieu, mais que ny luy ny les autres, pour lesquels il fait cette supposition, ne connoissent pas encore assez distinctement, et qui ne sert pas Clerselier II, 55 de cette fiction à mauvais dessein, pour tâcher de persuader aux autres quelque chose de faux touchant la Divinité ; mais seulement pour éclairer davantage l’Entendement, et aussi afin de connoistre luy-mesme, ou de donner à connoistre aux autres plus clairement la Nature de Dieu ; celuy-là, dis-je, ne fait point de mal, afin qu’il en vienne du bien, pource qu’il n’y a point du tout de Malice en cela, mais il fait absolument un Bien ; et personne ne le peut reprendre, si ce n’est par calomnie.

La troisiéme question est touchant le mouvement, que vous croyez que i’attribuë pour Ame aux Bestes. Mais ie ne me souviens point d’avoir iamais écrit, que le mouvement fust l’Ame des brutes, et ie ne me suis pas encore expliqué ouvertement là dessus. Mais dautant que par le mot d’Ame, nous avons coûtume d’entendre une Substance, et que ma pensée est, que le mouvement est seulement un Mode du Cors (au reste ie n’admets pas divers sortes de mouvemens, mais seulement le mouvement Local, qui est commun à tous les Cors, tant animez qu’inanimez) ie ne voudrois pas dire que le mouvement fust l’Ame des brutes, mais plutost avec la sainte Ecriture, au Deuteronome chap. 12. verset 23. Que le sang est leur Ame. Car le sang est un Cors fluide, qui se meut tres-viste, duquel la partie la plus subtile s’appelle Esprit, et qui coulant continuellement des Arteres par le cerveau dans les nerfs et dans les muscles, meut toute la machine du Cors. Adieu. Ie vous prie de me conter au nombre de vos serviteurs,
RENÉ DESCARTES.