MON REVEREND PERE,
Ie confesse que i’ay tardé long-temps à vous écrire, mais mon changement de demeure fut cause que ie ne AT III, 73 fis pas Réponse à vostre Lettre du vingt-cinquiesme Mars, qui est celle de la plus ancienne datte que i’aye receuë. Et ie viens de recevoir vos deux dernieres en mesme temps, quoy que l’une soit du sixiesme Iuin, et l’autre du sixiesme May. Ie ne sçay qui peut estre la cause que cette derniere a tant tardé ; c’est celle où estoit la Lettre que M. le Comte d’Igby vous a écrite : Mais afin de ne rien oublier à quoy ie doive Réponse, ie commenceray par la plus ancienne, en laquelle vous mandez m’avoir envoyé le Iardin des Plantes par la voye du Maire, par laquelle ie ne l’ay point receu, mais ie l’ay receu depuis peu par M. de Z. lors qu’il estoit sur le point de partir pour l’Armée, et il me mandoit avoir encore d’autres choses de vostre part à me communiquer, desquelles il m’écriroit une autre fois, mais ie n’ay pas encore eu depuis de ses nouvelles. Ie vous remercie bien humblement de ce Livre, mais il est peu à mon usage, car il ne contient rien que des Noms, et ie ne cherche que des Choses. AT III, 74 Il m’importe Clerselier II, 221 peu que le sieur N. et ses semblables, fassent imprimer tout ce qu’il leur plaira, et ie ne cherche point l’approbation de telles gens. Vous m’écrivez de Galilée comme s’il estoit encore vivant, et ie pensois qu’il fust mort il y a long-temps ; s’il est vray qu’il ait des Tables tres-exactes pour les Aspects et Eclipses des Planetes Ioviales, il est certain qu’il merite l’honneur d’avoir trouvé le plus pour les Longitudes ; mais ie m’estonne fort qu’il en ait pû faire d’exactes pour ces Planetes, vû qu’on n’en a pu faire iusqu’à present d’exactes pour la Lune.
La raison pourquoy un Os de Mouton se casse mieux sur la main, que sur une Enclume, ne me semble pas pouvoir estre, qu’il supporte davantage le coup : car soit qu’AB soit une Enclume, soit la main d’un homme, quand on frape sur le milieu de l’Os C, il supporte tout le coup, ou bien mesme lors qu’il est sur la main, elle luy aide plus à le supporter que ne fait l’Enclume, à cause qu’elle obeït davantage. Et ie ne doute point que la seule raison qui le rend plus aisé à casser sur la main, ne soit que le marteau appuye plus long-temps AT III, 75 dessus ; Mais la proportion qui doit estre entre la force du coup, et sa durée, pour rendre l’action plus grande, varie selon que les parties du Cors frapé, requierent plus ou moins de temps pour se déjoindre.
Ie n’ay pas à present la memoire de ce que ie vous ay cy-devant écrit de la Vitesse du coulement de l’Eau, mais il se rapportoit ce me semble à l’Experience que vous en aviez faite.
Pour entendre ce que vous demandez de la part de M. des-Argues, comment la Dureté des Cors peut venir du seul repos de leurs parties, il faut remarquer que le Mouvement est different de la determination qu’ont les Cors à se mouvoir plutost vers un costé que vers un autre, ainsi que i’ay écrit en ma Dioptrique. Et qu’il ne faut proprement de la force que pour mouvoir les Cors, et non pour Clerselier II, 222 determiner le costé vers lequel ils se meuvent ; car cette Determination ne dépend pas tant de la force du Moteur, que de la situation tant de ce Moteur que des autres Cors circonvoisins. Il faut remarquer aussi qu’il n’y a point de Vuide en la Nature, ny de Rarefaction, et Condensation, telles que les décrivent les Philosophes ; Mais que quand un Cors se Rarefie, c’est qu’il entre quelqu’autre Cors plus subtil dans ses Pores, etc. D’où il suit qu’aucun Cors ne peut se mouvoir, qu’il ne chasse au mesme instant quelqu’autre Cors de sa place, et que cét autre AT III, 76 n’en chasse derechef un autre, et ainsi de suite, iusqu’au dernier, qui rentre en la place que laisse le premier ; en sorte qu’aucun Cors ne peut se mouvoir, qu’il n’y ait tout un Cercle de Cors qui se meuvent ensemble en mesme temps. Et enfin il faut remarquer que tous les Cors qui se meuvent en rond, ou autrement, tendent à continuer leur mouvement en ligne droite, comme on voit qu’une Pierre estant agitée en rond dans une fronde, continuë son mouvement en ligne droite, lors qu’elle en est sortie ; Soit donc maintenant A, une Pierre, autour de laquelle ie suppose qu’il n’y a que de l’Air, et que les parties de cét Air se meuvent continuellement, non toutes d’un mesme costé, comme lors qu’il fait vent, car ce n’est pas cela qui le rend liquide, mais en divers Sens ; ou mesme, afin d’avoir mieux sur quoy arrester son Imagination, on peut penser que chacune de ses parties tournoye en rond, dans l’endroit où elle est, et pensons que cette Pierre est poussée d’A vers M, il est evident qu’elle n’aura aucune difficulté à continuer son mouvement vers là ; bien que pour le faire, elle doive chasser devant soy les parties d’Air qui sont vers B, et celles-cy les parties qui sont vers C, et celles qui sont AT III, 77 vers D, lesquelles doivent rentrer en la place Clerselier II, 223 que laisse cette Pierre : Car toutes ces parties d’Air se mouvoient desia, et elle ne change rien en elles, sinon qu’au lieu que leur mouvement estoit resserré en de petits cercles, elle le leur fait continuer suivant un plus grand cercle ; ce qui leur est mesme plus naturel, à cause que plus un cercle est grand, plus il approche de la Ligne droite. Mais quand la Pierre A, est arrivée iusques au Cors M, que ie suppose estre dur, c’est à dire, estre composé de parties qui se reposent, et qui sont iointes à la masse de la Terre ; elle y trouve de la resistance, à cause que pour passer outre, il ne faut pas seulement qu’elle determine, vers quel costé les parties de ce Cors M, se doivent mouvoir, pour luy faire place ; mais il faut outre cela, qu’elle leur communique de son mouvement, à quoy il est besoin de plus de force ; et il peut aisément arriver qu’elle n’aura pas la force de remuer aucune des parties de ce Cors, à sçavoir si elles sont toutes plus fermement iointes l’une à l’autre, que ne sont les siennes. Mais si on suppose que ce Cors M, ne soit pas ioint à la masse de la Terre, et qu’il soit environné d’Air tout autour, il faut remarquer qu’il interrompt le cours des parties de cét Air, qui au lieu de continuer leurs mouvemens en Lignes droites, sont contraintes en le rencontrant de se reflechir ; En sorte qu’il n’y a rien qui empesche que ces parties d’Air ne meuvent ce Cors, sinon qu’elles ne sont pas toutes determinées à le pousser vers un mesme costé, à quoy la Pierre A, leur AT III, 78 aide sans beaucoup de force quand elle rencontre ce Cors M : Et de là on entend pourquoy un tas de Sable n’est pas un Cors si dur qu’un gros caillou, dont les parties ne different de ces grains de Sable, sinon qu’elles se touchent immediatement l’une l’autre : car chaque grain de ce Sable estant environné d’Air presque tout autour, n’est pas si ioint aux autres grains, que les parties qui composent le caillou sont iointes l’une à l’autre.
Pour les Muscles de nostre Cors, ils ne sont durs et tendus, qu’à cause qu’ils sont pleins d’Esprits Animaux, ainsi qu’un Balon est dur, quand il est plein d’air : Ce qui ne fait Clerselier II, 224 rien contre la question precedente ; car les parties exterieures du Muscle, ou du Balon, estant iointes, et sans mouvement au respect l’une de l’autre, les interieures ne servent qu’à remplir la place qui est au dedans, ce qu’elles font aussi bien avec les mouvemens qu’elles ont, que si elles n’en avoient aucun. Au reste, ie me suis un peu estendu sur ce sujet, à cause que vous le demandiez au nom de M. des Argues, à qui ie serois bien aise de témoigner que ie suis son tres-humble serviteur. Les graines de l’herbe Sensitive ne sont point encore levées icy en aucun lieu, quoy que plusieurs en ayent semé.
Les graines de l’herbe Sensitive ne sont point encore levées icy en aucun lieu, quoy que plusieurs en ayent semé.
AT III, 79 La raison qui me fait dire que les Cors qui descendent, sont moins poussez par la Matiere subtile à la fin de leur mouvement, qu’au commencement, n’est autre chose, sinon qu’il y a moins de disproportion entre leur mouvement et celuy de cette Matiere subtile ; Ainsi que si le Cors A, estant sans mouvement, est rencontré par le Cors B, qui tende à se mouvoir vers C, de telle vitesse qu’il puisse faire, par exemple, une lieuë en un quart d’heure, il sera davantage poussé par ce Cors B, qu’il ne seroit, s’il se mouvoit desia de soy-mesme vers C, de telle vitesse qu’il pust faire une lieuë en demy-heure, et il n’en sera point poussé du tout, s’il se meut desia vers C, de telle vitesse, qu’il fasse une lieuë en un quart d’heure, etc.
La façon dont s’explique la Pesanteur, n’a aucune AT III, 80 affinité avec celle dont s’explique la Lumiere ; et ie ne voy aucune raison pourquoy les Cors peseroient moins l’Hyver que l’Esté.
Ie ne mets point icy comment on peut calculer combien il faudroit de coups d’un petit marteau pour égaler la force d’un gros, à cause qu’il y a tant de choses à considerer en tels calculs, et ils s’accordent si difficilement avec les experiences, et servent si peu, qu’il est ce me semble, mieux de n’en point parler. Voila pour vostre Lettre du vingt cinquiesme Mars. Ie viens à la suivante du sixiesme May. Ie Clerselier II, 225 vous remercie de la Pierre qui se remuë dans le vinaigre, i’en viens de faire l’experience, et ie l’ay mise aussi dans l’esprit de Vitriol, où elle s’est remuée encore plus que dans du vinaigre, ce qui me fait croire qu’elle fait le mesme en toutes sortes d’Eaux fortes ; et ie n’en puis dire autre chose, sinon, qu’elle a plusieurs Pores, qui reçoivent facilement les parties de ces liqueurs ; mais qui n’ont pas la figure propre à recevoir les parties de l’Eau douce, ny des autres liqueurs qui n’ont point cét effet ; et que lors que les parties du Vinaigre entrent dans les Pores qui sont au dessous de cette Pierre, elles en font sortir des parties d’Air ou d’Eau qui y estoient, et qui se dilatant, lors qu’elles sortent, comme prouvent les petits boüillons qu’on voit alors autour de la Pierre, la soulevent et la remuent ; AT III, 81 en suite de quoy elle doit couler vers le penchant de l’Assiete, ainsi qu’elle fait.
Les efforts du Geostaticien me touchent fort peu, et ie seray bien aise de ne les point voir, iusques à ce qu’ils soient imprimez, ou du moins que Monsieur de Beaune ait pris la peine de les voir, et qu’il les approuve.
Ie n’ay point oüy parler icy de l’Ingenieur qui fiche des Pieux en terre sans fraper, mais ie ne doute point que cela ne se puisse faire par la force de la Presse, qui peut par ce moyen estre comparée avec celle de la Percussion ; mais il en faudroit plusieurs diverses Experiences, avant qu’on en pust faire des regles generales. Ie ne sçache point qu’il y ait d’autre raison pourquoy un Oeuf se romp moins, lors qu’on le presse par les deux bouts, que par le costé, sinon, que ses parties estant plus égales en ce sens là, il faudroit qu’il y en eust plus qui commençassent à se separer dés le premier moment qu’il commenceroit à se rompre.
I’explique comment la Lumiere trouve des Pores droits de tous costez dans les Cors Transparens, par l’exemple d’un Tas de Boules rondes, qui estant iointes l’une à l’autre, composent un Cors dix fois plus AT III, 82 Solide, que n’est aucun de ceux qui sont Transparens, comme ie puis prouver ; et toutefois, sur quelque costé que soit tourné ce Cors composé Clerselier II, 226 de Boules, si on iette du Sable dessus, ce Sable passera au travers, en lignes assez droites, pour transferer son Action en lignes exactement droites : car i’ay dit en divers lieux, que l’Action de la Lumiere suit des lignes exactement droites, nonobstant que la matiere subtile, qui la transmet, ne compose pas de telles lignes.
Ie croy avoir mis au second Discours de ma Dioptrique, la Raison à priori, pourquoy la Reflexion se fait à Angles égaux, et ie m’étonne que vous la demandiez encore. La Methode que i’ay donnée pour les Tangentes est bonne pour les Conchoides, et la Cyssoide, et semblables, mais non pas pour la Quadratrice, si on n’y adjouste quelque chose : Car cette Quadratrice est du nombre des lignes que i’ay dit n’estre que Mechaniques. Pour les Retours Geometriques des choses trouvées par l’Algebre, ils sont tousiours si faciles, AT III, 83 mais avec cela si longs, et si ennuyeux, aux plus grandes Questions, qu’ils ne meritent pas qu’un homme qui sçait quelque chose prenne la peine de les écrire, et ne sont bons que pour le Geostaticien, ou ses semblables.
Il ne faut pas estimer la Pesanteur des Nuës par celle de l’Eau qui en vient, mais penser que les parties de cette Eau estant separées l’une de l’autre, ainsi qu’elles doivent estre pour composer une Nuë, ont incomparablement plus de Superficie, selon l’estenduë de laquelle il faut qu’elles divisent l’Air pour descendre, qu’elles n’en ont, lors qu’elles les composent des gouttes d’Eau.
Lors que le bout d’une Apreste de mie de Pain frais, est mis sur de l’Eau, ou sur du Vin, et qu’elle l’attire à deux ou trois pouces, cela vient de ce que les Pores de ce Pain, estant plus grands qu’il n’est besoin pour ne recevoir que de l’Air, les parties de cét Air y sont environnées tout autour de la Matiere subtile, qui les fait mouvoir plus viste qu’elles ne se meuvent ailleurs, où elles s’entretouchent : Et pour ce que tous les Cors qui se meuvent, tendent à sortir des lieux où ils sont, quand ces parties d’Air Clerselier II, 227 sortent de ceux de ces Pores qui touchent la superficie de AT III, 84 l’Eau, les parties de cette Eau succedent en leur place, et à cause qu’elles remplissent mieux les Pores de ce Pain, elles ne s’y meuvent pas si viste que faisoient les parties de l’Air ; d’où vient qu’elles n’en sortent pas, si ce n’est pour monter encore plus haut, en la place de l’Air, qui tend à sortir de Pores de ce Pain ; et c’est le mesme dans tous les Cors brulez, ou calcinez par la force du Feu. I’en suis à vostre derniere du premier Iuin.
Pour la Circulation du sang, il ne faut pas penser qu’elle ne se fasse qu’aux extremitez du Cors ; mais il faut prendre garde qu’on ne sçauroit couper les bras en aucun lieu, qu’il n’y ait plusieurs petites Venes et Arteres, qui se terminent en ce lieu-là, et par lesquelles se fait aisément la Circulation, nonobstant que les plus gros Tuyaux, qui passoient vers la main, soient bouchez.
Il n’y a point de doute que les plis de la memoire s’empeschent les uns les autres, et qu’on ne peut pas avoir une infinité de tels plis dans le Cerveau, mais on peut bien y en avoir plusieurs ; Et la memoire Intellectuelle a ses Especes à part, qui ne dependent nullement AT III, 85 de ces plis, dont ie ne croy pas que le nombre soit gueres grand. Ie n’explique pas sans Ame le sentiment de la douleur, etc. car ce sentiment est en l’Ame ou en l’Entendement mesme, mais bien tous les mouvemens exterieurs qui accompagnent en nous ce sentiment, lesquels seuls se trouvent aux Bestes. Ie pensois aller voir aujourd’hui M. de F. pour luy demander des nouvelles de l’Histoire que vous me mandez de son pere, et des trois prodiges qu’on luy a écrits, comme venans de ce païs, où ie n’en ay point oüy parler qu’à luy seul, qui les raconta il y a quelque temps ; à sçavoir qu’à Wesel une dent estoit cruë fort longue à un Pendu, non pas en une nuit, mais en peu de temps ; ce qui ne lairra pas sans doute, d’estre faux, aussi bien que les deux autres : car nous avons icy des gazettes, qui n’auraient pas oublié de telles choses. Ie ne sçay que dire de la Declinaison de l’aiguille, est quæstio facti. AT III, 86 Ie suis Clerselier II, 228 fort peu curieux de voir ce que M. F. a écrit de nouveau sur les Tangentes ; et pour ceux qui veulent gloser sur ce que i’ay écrit de la Conchoide, ce ne peuvent estre que des hommes de grand loisir : car ie n’en ay donné que la construction qui est courte, en avertissant que par la façon que i’avois donnée, on s’y pouvoit engager en de longs calculs, d’ou ils devoient connoistre que i’avois d’autres moyens pour y parvenir, mais que ie n’avois pas voulu leur dire tout, ny m’expliquer plus clairement pour les Tangentes, comme ils auroient aisement reconnu de mon stile, s’ils avoient eu de l’esprit. Il n’y a point de faute au bas de la page 351. car le sens est, qu’on pourroit s’engager dans un long calcul, si on cherchoit le poinct où CG, coupe BH, etc.
Il y a long-temps que i’ay sceu les passages du Deuteronome, Sanguis enim eorum animâ est, etc. et ie l’ay cité en ma réponse aux Objections de M. Fromond, que ie luy ay envoyées il y a plus de deux ans. La Matiere subtile n’élargit pas indifferemment les pores de tous les Cors, mais seulement ceux qui AT III, 87 se trouvent trop larges d’un costé, et trop étroits de l’autre, comme sont ceux d’un Arc plié, et non ceux de l’Or ou du Plomb, etc. La façon dont i’explique le flus et reflus de la Mer, n’a rien du tout de commun avec celle de Galilée. L’observation qu’il y a tousiours une nuë proche du Soleil, qui reçoit les rayons pour faire l’Arc-en-Ciel, est entierement imaginaire, car on voit l’Arc-en-Ciel en des Fontaines, où il n’y a point de telles nuës. AT III, 88 Ie suis,
M. R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.