MON REVEREND PERE,
Ie voy par ce que i’ay dit qu’une bale de plomb s’applatist plus sur un Coussin que sur une Enclume, combien les mesmes choses peuvent estre regardées de divers biais, et combien il est mal-aisé de se servir des experiences qui sont faites par d’autres ; Mais encore que ie veüille bien croire que tout ce que vous me mandez sur ce sujet soit veritable, ie ne doute aucunement pour cela, que ce que ie vous en ay mandé ne AT III, 34 le soit aussi : Car lors que ie vous ay premierement écrit, i’ay usé des termes dont on a coustume d’user en proposant cette experience, à cause que ie croyois fermement que vous le sçaviez. Mais voyant depuis qu’elle vous estoit nouvelle, si i’ay bonne memoire, i’ay adjousté que par un coussin, i’entendois une enclume suspenduë, ou bien une plaque de fer mise sur un coussin : Car de prendre un coussin tout seul, et bien mol, il est aisé à croire que la bale se doit enfoncer dedans, au lieu de s’applatir ; et au lieu d’une Enclume Clerselier II, 211 Clerselier II, 211 (béquet) vous prenez un morceau de fer mis sur un mur, où peut-estre il peut autant obeïr au coup, qu’il est requis pour en augmenter la force. Il faut donc avoir d’un costé une bonne Enclume appuyée sur des Coussins, en sorte qu’elle puisse ceder quelque peu, ou bien seulement une plaque de fer mise sur un Coussin ; et frapant deux bales de plomb de mesme force, et avec un mesme marteau, de mediocre grosseur, en sorte qu’il ne puisse pas beaucoup applatir la bale qui sera sur une Enclume ferme, ie m’assure qu’il applatira davantage l’autre. Et de tout cela l’effet se change selon que la proportion est changée ; comme il y a des choses qu’on enfonce mieux avec un marteau de bois, qu’avec un de fer, et d’autres au contraire ; c’est ainsi que les Charpentiers ou Menuisiers se servent d’un maillet de bois pour fraper sur leur cizeau, et fendent par ce moyen plus aisement leur bois, que s’ils se servoient d’un marteau de fer. De dire combien il faut de pesanteur AT III, 35 pour égaler la force d’un coup de marteau, c’est une question de fait, où le raisonnement ne sert de rien sans l’experience. Il est certain qu’une livre de Laine pese autant qu’une livre de Plomb, mais il y a grande difference en la percussion, tant à cause de la dureté, qu’à cause de la resistance de l’air. Ceux qui trempent l’Acier avec l’air ne le font pas pour le rendre plus dur, mais au contraire, afin qu’il le soit moins, car ie croy qu’il doit estre fort mol pour servir à ceux qui tirent les fils d’or. Ie ne croy point qu’il soit de la civilité, que i’écrive une nouvelle Lettre à M. le Cardinal de B. ny mesme que ie témoigne sçavoir que celle que i’avois écrite ait esté perduë ; mais pource que i’en ay encore la copie, ie vous l’envoye, non point pour la faire voir, si ce n’est que vous le iugiez fort à propos, mais seulement afin que vous sçachiez ce que ie luy mandois.
AT III, 36 Ie ne doute point que plusieurs petits coups de marteau ne fassent enfin autant d’effet qu’un fort grand coup, ie dis autant en quantité, bien qu’ils puissent estre differents, in modo ; mais apud me omnia sunt Mathematicè in Natura, et il n’y a point de quantité qui ne soit divisible en une infinité de Clerselier II, 212 Parties : Or la Force, le Mouvement, la Percussion, etc. sont des Especes de quantitez.
Ie ne puis determiner la vitesse dont chaque Cors pesant descend au commencement, car c’est une question purement de fait, qui dépend de la vitesse de la Matiere subtile : Cette vitesse au commencement oste autant de la proportion de la vitesse dont les Cors descendent, que le petit Triangle ABC oste du Triangle ADE, si on suppose que la Ligne BC represente le premier moment de vitesse, et DE le dernier : D’où vous pouvez aisément calculer le raport de la Percussion avec la Pesanteur, positis ponendis Mais à cause que ces suppositions peuvent estre extremement éloignées de la vérité, et que le tout est une question de fait, ie ne m’en méleray point s’il vous plaist.
AT III, 37 Ie passe à une autre Lettre. Ce que vous dites que la vitesse d’un coup de marteau surprend la Nature, en sorte qu’elle n’a pas loisir de ioindre ses forces pour resister, est entierement contre mon sens, car elle n’a point de forces à ioindre, ny besoin de temps pour cela, mais elle agit en tout Mathematiquement. La figure d’un Marteau, ou Mouton, etc. change la proportion de sa force, à cause que plus il a de largeur, au sens qu’il se meut, plus l’air luy resiste. Quand deux boules de Mail se rencontrent, si l’une recule, ainsi qu’il arrive souvent, c’est par le mesme mouvement qui la faisoit avancer auparavant : car la force du mouvement, et le costé vers lequel il se fait, sont choses diverses, comme i’ay dit en ma Dioptrique ; mais elle ne recule pas si viste, à cause qu’elle a transferé une partie de son mouvement à l’autre boule. Si un Cors qui se meut en rencontre un autre d’égale force qui soit immobile, sans doute qu’il le doit plutost rompre que d’estre rompu par luy, et sans cela iamais une bale de plomb ne pourroit percer une cuirace, car le fer est plus dur que le plomb.
La matiere subtile pousse au premier moment le AT III, 38 Cors qui Clerselier II, 213 descend, et luy donne un degré de vitesse ; puis au second moment elle le pousse derechef, mais un peu moins, de façon qu’elle luy donne encore presque un degré de vitesse, et ainsi des autres ; ce qui fait ferè rationem duplicatam, au commencement que les Cors descendent ; Mais cette proportion se perd entierement, lors qu’ils sont descendus plusieurs toises, et la vitesse ne s’augmente plus, ou presque plus.
In Motu projectorum, ie ne croy point que le Missile aille iamais moins viste au commencement qu’à la fin, à conter dés le premier moment qu’il cesse d’estre poussé par la main, ou par la machine, mais ie croy bien qu’un mousquet, n’estant esloigné que d’un pied, ou d’un demy pied, d’une muraille, n’aura pas tant d’effet qu’en estant esloigné de dix ou douze pas, à cause que la bale en sortant du mousquet ne peut pas si aisement chasser l’Air qui est entre luy et la muraille, et ainsi doit aller moins viste que si la muraille estoit moins proche ; Toutefois c’est à l’experience à determiner si cette difference est sensible, et ie doute fort de toutes celles que ie n’ay pas veuës moy-mesme : Assurez vous que ie n’en ay escrit aucune comme certaine, que ie n’en fusse tres-assuré. Assurez vous aussi que la quadrature de l’Hyperbole n’est pas moins difficile que celle du Cercle, et que celuy qui la promet se sera trompé.
AT III, 39 Pour la Physique, ie croyrois n’y rien sçavoir, si ie ne sçavois que dire comment les choses peuvent estre, sans demonstrer qu’elles ne peuvent estre autrement ; car l’ayant reduite aux loix des Mathematiques, cela est possible, et ie croy le pouvoir en tout ce peu que ie croy sçavoir, bien que ie ne l’aye pas fait en mes Essais ; à cause que ie n’y ay pas voulu donner mes Principes, et ie n’ay pas mesme aucune intention de les faire iamais imprimer, ny le reste de ma Physique, ny mesme aucune autre chose, que mes cinq ou six feüilles touchant l’Existence de Dieu ; à quoy ie pense estre obligé en conscience ; car pour le reste, ie ne sçay point de Loy qui m’oblige à donner au monde des choses qu’il témoigne Clerselier II, 214 ne point desirer : Et si quelques-uns le desirent, sçachez que tous ceux qui font les dectesdoctes, sans l’estre, et qui preferent leur vanité à la verité, ne le veulent point ; Et que pour une vintaine d’Approbateurs, qui ne me feroient aucun bien, il y avoit des milliers de Malveillans, qui ne s’épargneroient pas de me nuire, quand ils en auroient l’occasion. C’est ce que l’Experience m’a fait connoistre depuis trois ans ; et quoy que ie ne me repente point de ce que i’ay fait Imprimer, i’ay toutesfois si peu d’envie d’y retourner, que ie ne le veux pas mesme laisser imprimer en Latin, autant que ie le pourray empescher.
Ie ne mets aucune difference entre les mouvemens Violens, et les Naturels ; car qu’importe, si une pierre est poussée par un homme, ou par la Matiere subtile ; et ainsi avoüant que les Violens ne passent pas par tous les degrez de tardiveté ; il le faut avoüer des Naturels. Mais comme un homme pressant une boule d’une action parallele à l’Horizon, AT III, 40 lors qu’elle est sur un Plan incliné, n’a pas tant de force à la mouvoir, etiam dempta gravitate, que si elle estoit sur un Plan qui fut aussi parallele à l’Horizon ; le mesme est de la Matiere subtile, qui la poussant directement de haut en bas, la fait commencer à se mouvoir beaucoup plus lentement sur un Plan incliné, qu’en l’Air libre.
Ie n’ay point encore receu les Coniques de Monsieur Pascal le fils, ny le Catalogue des Plantes, mais ie vous remercie tres-humblement de la graine de l’herbe Sensitive, que ie viens tout maintenant de recevoir, et i’auray soin de la cultiver comme il faut. Qui pourroit exactement experimenter quel poids, et quelle percussion font le mesme effet, on pourroit par là connoistre de quelle vitesse le poids commence à se mouvoir en descendant ; mais ie croy cette experience moralement impossible.
La gajeure dont vous avoit écrit Monsieur Rio n’est pas encore finie, mais vaut autant que finie, car le delay qu’on luy a donné pour faire imprimer ses AT III, 41 defenses, n’est qu’afin de faire mieux voir son ignorance, qui est si extréme, que B. et Clerselier II, 215 P. sont des Archimedes à comparaison. Ie voudrois que vous entendissiez le Flamand, afin de vous en envoyer l’histoire, qui sera imprimée dans quelques mois.
Toutes les parties du mouton, ou marteau etc. agissent en mesme temps, et non comme des Soldats qui tirent l’un aprés l’autre : Mais le temps qu’il faut pour applatir une Bale, est, afin que les parties de cette Bale changent de situation, ce qu’elles ne peuvent faire en un instant ; et selon que les parties des Cors frapez requierent plus ou moins de temps pour changer de situation, et et obeïr au coup ; ils peuvent estre frapez avec plus d’effet sur un coussin, ou sur une enclume, et avec un marteau de bois, ou de fer etc. En sorte que ces proportions changent en infinies façons.
Le mouvement des Missiles s’aneantit, comme vous écrivez, à cause qu’il se communique aux parties de l’Air qu’ils rencontrent, et aussi à celles de la Matiere subtile qui les repousse en bas ; Et le mesme est d’un Boulet de Canon : Mais ie ne voy pas qu’on puisse sçavoir de là, combien l’Air est moins dense que ce Boulet ; car on ne peut experimenter combien il transfere de son mouvement aux parties de cét Air.
L’histoire de la fille de la basse Bretagne est digne d’avoir esté racontée par le sieur N. car c’est assurement une fable. AT III, 42 Pour l’Italien, il faudroit voir la chose pour en bien iuger ; mais comme vous l’écrivez, ie dirois qu’il doit avoir un trou sous le menton, qui luy est resté de quelque blessure, et que c’est par là qu’il fait passer ces liqueurs. Pour les convulsions de la Sœur d’un de vos Religieux, ce n’est rien sans doute de surnaturel, et les Medecins la doivent guerir. Ie ne puis croire que ce que vous me mandez des parties de la Pierre d’Ayman de Chorez soit general, à sçavoir que les parties separées levent beaucoup plus de Fer à proportion que le tout ; mais bien que quelque partie de cette Pierre se sera trouvée beaucoup meilleure que le reste. En frapant d’un marteau sur le bassin d’une balance, il est certain qu’on doit commencer à soulever autant pesant en l’autre bassin, Clerselier II, 216 que le coup a de force, mais ce commencer à soulever est insensible, ou presque insensible, et incontinent aprés qu’il est commencé à soulever, le coup pert sa force.
Ie n’ay point oüy parler de l’Anglois, qu’on vous a dit promettre plus que l’ordinaire pour vuider les marais AT III, 43 de ce païs ; mais il se trouve par tout assez de gens qui promettent sans effectuer.
Pour celuy de Grenoble qui promet les Longitudes, et donne de nouvelles distances du Soleil, il faudroit voir ses raisons pour en iuger. Vous envoyerez ce qu’il vous plaira de moy à M. Candische, Seigneur Anglois dont vous m’écrivez ; mais ie vous prie que ce soit donc avec la glose que ie ne vous écrits iamais que fort à la haste, ny à dessein qu’autre que vous le voye. Ie suis,
M. R P,
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.