Clerselier III, 409 AT II, 510

A MONSIEUR DE BEAUNE.
Du 20. Février 1639.

LETTRE LXXI.

MONSIEUR,
I’ay esté extremement aise de voir vos notes sur ma Geometrie ; et ie puis dire avec verité, que ie n’y ay pas trouvé un seul mot qui ne soit entierement selon mon sens ; En sorte que i’ay admiré que vous ayez pû reconnoistre des choses que ie n’y ay mises qu’obscurement ; Comme en ce qui regarde la generalité de la methode, et la construction des lieux plans et solides, etc. Et par tout ie prens garde que vous avez plustost eu dessein d’excuser mes fautes, que de les découvrir ; dequoy i’ay veritablement sujet de vous remercier, à cause que c’est un grand témoignage de vostre bienveillance ; mais ie ne vous aurois pas moins remercié, si vous les aviez remarquées, à cause de l’utilité que i’en aurois pû retirer. Et afin que vous sçachiez que ie ne me flatte pas tant, que ie n’y reconnoisse beaucoup de manquemens, ie vous en diray icy quelques uns. Premierement, au lieu de m’estre employé depuis la page 324. jusques à 334. à construire la question de Pappus, et de n’avoir parlé des lieux apres cela qu’en forme de corollaire, i’eusse mieux fait d’expliquer par AT II, 511 ordre tous les lieux, et de dire en suitte que par ce moyen la question de Pappus estoit construite.

De plus i’ay obmis le cas où il n’y a point d’y y, mais seulement x y, avec quelques autres termes, ce qui donne tousiours un lieu à l’hyperbole, dont la ligne que i’ay nommée AB est asymptote, ou parallele à l’asymptote. Et en l’équation de la page 325. dont ie fais un modelle pour toutes Clerselier III, 410 les autres, il n’y a aucun terme qui soit composé de quantitez connuës ; ce qui est bon pour la question de Pappus, à cause qu’il ne s’y en trouve iamais par la façon que ie l’ay reduitte ; mais il y en falloit mettre un, pour ne rien obmettre touchant les lieux. Et les deux constructions que i’ay données pour l’hyperbole, pages 330. et 331. se pouvoient expliquer par une seule. Ie n’ay point donné l’Analyse de ces lieux, mais seulement leur construction, comme i’ay fait aussi de la pluspart des regles du troisieme Livre ; Et au contraire, pour les tangentes ie n’ay donné qu’un simple exemple de l’Analyse, pris mesme d’un biais assez difficile, et i’y ay obmis beaucoup de choses qui pouvoient y estre adjoûtées pour la facilité de la pratique. Toutesfois ie puis assurer que ie n’ay rien obmis de tout cela qu’à dessein, excepté le cas de l’asymptote que i’ay oublié ; Mais i’avois preveu que certaines gens qui se vantent de sçavoir tout, n’eussent pas manqué de dire, que ie n’avois rien écrit qu’ils n’ayent sceu auparavant, si ie me fusse rendu assez intelligible pour eux, et ie n’aurois pas eu le plaisir que i’ay eu de puis, de voir l’impertinence de leurs objections ; Outre que ce que i’ay obmis ne nuit à personne. Car pour les autres, il leur sera plus profitable de tas AT II, 512 cher à l’inventer d’eux-mesmes, que de le trouver dans un Livre ; Et pour moy, ie ne crains pas que ceux qui s’y entendent m’imputent aucune de ses obmissions à ignorance ; car i’ay partout eu soin de mettre le plus difficile, et de laisser seulement le plus aisé.

Quand on a x2y ou x2y2 dans une équation, le lieu est d’une ligne du second genre ; et i’ay mis en la p. 319. que lors que l’équation ne monte que iusques au rectangle des deux quantitez indeterminées, c’est à dire, lors qu’il n’y a que x y, le lieu est solide ; mais que lors qu’elle monte à la troisiéme ou quatriéme dimension des deux, ou de l’une, c’est à dire, lors qu’il y a xxy, ou bien x3, etc. le lieu est plus que solide.

Ie vous remercie de la proportion des Refractions que vous m’avez envoyée, ie ne doute point qu’elle ne soit tres-exacte ; Clerselier III, 411 et ie fais si peu d’estat de celuy qui dit avoir fait des experiences qui monstrent le contraire, que i’ay seulement honte de nostre siecle, de ce que de telles gens en trouvent d’autres qui daignent les écoûter ; mais ie ne croy pas qu’il y ait personne, que les raisons dont vous le refutez ne persuadent. Ie n’ay rien à dire touchant ce que vous trouvez bon de changer en la machine pour les Lunettes, car c’est chose dont vous pouvez mieux iuger que moy ; Mais pour ce qui est de commencer par les Lunettes à puces, ie crains qu’elles ne fassent pas voir si clairement AT II, 513 l’utilité de la figure hyperbolique comme les Lunettes de longue veuë ; Car vous sçavez que pour les verres qu’on met proche de l’œil, il n’importe pas tant que leur figure soit exacte ; C’est pourquoy ie me persuade que vous recevrez plus de contentement de vostre travail, si vous commencez par une machine, qui puisse avoir au moins un pied ou un pied et demy de hauteur, entre les lig. AB et RQ (p. 145. de la Diop.) et que vous vous en serviez à tailler des verres, qui ayent quatre ou cinq pouces de diametre, pour des Lunettes de deux ou 3. pieds de longueur ; Car y adjoûtant seulement des verres fort concaves, taillez au hazard, ie ne doute point que vous ne les rendiez beaucoup meilleures que les ordinaires, qui ne peuvent avoir des verres si grands, encore qu’elles soient beaucoup plus longues ; Et vous pouvez faire aisément que cette mesme machine serve pour diverses hauteurs. Si ce qu’on a dit au Reverend Pere Mersenne de la Lunette apportée de Naples, est vray, à sçavoir, que le verre convexe en est extraordinairement grand, et que bien qu’il soit plus mal poly que les ordinaires, il ne laisse pas d’avoir plus d’effet, ie iuge qu’il doit avoir la figure de l’hyperbole, mais i’apprens qu’on commence à en diminuer le bruit.

Pour vos lignes courbes, la proprieté dont vous m’envoyez la demonstration me paroist si belle, que ie la prefere à la quadrature de la parabole trouvée par Archimede ; Car il examinoit une ligne donnée, au lieu que vous determinez l’espace contenu dans une qui AT II, 514 n’est pas encore donnée. Ie ne Clerselier III, 412 croy pas qu’il soit possible de trouver generalement la converse de ma regle pour les tangentes, ny de celle dont se sert Monsieur de Fermat non plus, bien que la pratique en soit en plusieurs cas plus aisée que de la mienne ; Mais on en peut déduire à posteriori des Theoremes, qui s’estendent à toutes les lignes courbes qui s’expriment par une équation, en laquelle l’une des quantitez x, ou y, n’ait point plus de deux dimensions, encore que l’autre en eust mille ; et ie les ay trouvez presque tous en cherchant cy-devant vostre deuziéme ligne courbe ; mais pour ce que ie ne les écrivois que dans des broüillons que ie n’ay pas gardez, ie ne vous les puis envoyer. Il y a bien une autre façon qui est plus generale, et à priori, à sçavoir, par l’intersection de deux tangentes, laquelle se doit tousiours faire entre les deux points où elles touchent la courbe, tant proches qu’on les puisse imaginer : Car en considerant qu’elle doit estre cette courbe, afin que cette intersection se fasse tousiours entre ces deux points, et non au deça ny au delà, on en peut trouver la construction ; mais il y a tant de divers chemins à tenir, et ie les ay si peu pratiquez, que ie n’en sçaurois encore faire un bon conte ; Toutesfois vous verrez icy en quelle façon ie m’en suis servy pour vos trois lignes courbes.

En la deuxiéme AVX dont le sommet est A, au lieu de considerer l’axe AY, avec son ordonnée XY, i’ay consideré l’asymptote BC, vers laquelle ayant mené des ordonnées paralleles à l’axe, comme PV, RX, etc. et des tangentes comme AC, ZVn, GXm, etc. I’ay trouvé AT II, 515 que la partie de l’asymptote qui est entre l’ordonnée et la tangente d’un mesme point, comme Pn, ou Rm, etc. est tousiours égale à BC ; ainsi que vous verrez facilement par le calcul. Or dautant que les deux lignes ZVn et GX m touchent la courbe aux points V et X, elles doivent necessairement s’entrecoupper en l’espace qui est entre ces deux points, tant proches qu’ils puissent estre, comme par exemple au point D, par lequel ie mene FD parallele à PV. Et ie nomme AB||b ; n P||b√2 ; PF||ε ; FR||ω, Clerselier III, 413 et , et entendant par m, un nombre de parties égales, ausquelles ie suppose que toute la ligne b est divisée ; et par n, un autre moindre nombre, qui exprime combien la ligne PV contient de telles parties ; En sorte que si m est 16, et n est 13, i’ay PV||b, et RX||b car ie suppose RX moindre que PV, d’une de ses parties seulement, apres cela ie procede en cette sorte.

Comme est à , ainsi , est à  ; Et comme est a ainsi est à  ; Si bien que i’ay FD en deux façons, qui me donnent ou bien  : Ce qui monstre que PR, que i’ay nommée est ou bien c’est à dire, que PR est necessairement plus grande que et plus petite que , ou bien afin de rejetter le nombre AT II, 516 sourd √2, que la ligne αβ est plus grande que , et plus petite que . Et pour ce que le mesme se doit entendre de toutes les ordonnées paralleles à l’axe, qui ne different l’une de l’autre que d’une des parties de la ligne AB, cecy suffit pour demonstrer que si on divise cette ligne AB en 8, et que PV contienne par exemple , Aα sera plus grande que ,+ Clerselier III, 414 et moindre que + ; Et que si on divise AB en 16, Aα sera plus grande que , et moindre que , et ainsi des autres : De façon que divisant AB en plus de parties, on peut approcher de plus en plus à l’infiny, de la iuste longueur des lignes Aα, Aβ, et semblables, et par ce moyen construire Mechaniquement la ligne proposée.

De plus, à cause que RX estant , on ne sçauroit imaginer en la ligne Aβ, aucun point au dessus de β, comme γ, qui soit si proche de β, qu’il ne se demonstre par cecy, que l’intervalle γβ, est moindre que le double de la difference qui sera entre l’ordonnée RX, et l’ordonnée qui passera par le point γ ; Et qu’au contraire on ne sçauroit imaginer aucun point au dessous de β, comme δ, qu’il ne se demonstre que l’intervalle βγ, est plus grand que le double de la difference qui est entre l’ordonnée RX, et celle qui passe par δ ; Et que tout de mesme que PV estant , on ne sçauroit mener aucune autre ordonnée au dessus d’elle, comme par le point n, que la ligne αn ne soit moindre que de leur difference ; ny aucune au dessous, AT II, 517 comme par θ, que αθ ne soit plus grande que de leur difference, et ainsi des autres. Cela monstre que pour decrire exactement cette courbe AVX, il faut mouvoir deux lignes droites en telle sorte, que l’une estant appliquée sur la ligne AH, et l’autre sur AB, elles commencent à se mouvoir en mesme temps également viste, AH vers BR, et AB vers RH ; et que celle qui se meut de AH vers BR, retienne toûjours sa mesme vitesse ; Mais que l’autre qui descend de BA parallele à RH, augmente la sienne en telle proportion, que si elle a un degré de vitesse en commençant, elle en ait lors que la premiere a parcouru la huitiéme partie de la ligne AB, et ou , lors que la premiere a parcouru le quart de AB, et , et , et , et 8, et 16, et 32, etc. lors que la premiere arrive à , et , et et et , et , et , etc. de la ligne AB, et ainsi à l’infiny ; Et l’intersection de ces deux lignes droites décrira exactement la courbe AVX, Clerselier III, 415 qui aura les proprietez demandées. Mais ie croy que ces deux mouvemens sont tellement incommensurables, qu’ils ne peuvent estre reglez exactement l’un par l’autre ; Et ainsi que cette ligne est du nombre de celles que i’ay rejettées de ma Geometrie, comme n’estant que Mechanique ; ce qui est cause que ie ne m’estonne plus de ce que ie ne l’avois pû trouver de l’autre biais que i’avois pris, car il ne s’estend qu’aux lignes Geometriques.

Pour vostre troisiéme ligne courbe, vous voyez assez qu’elle est de mesme nature, et se décrit de mesme façon que cette seconde, sans qu’il y ait autre difference, sinon qu’au lieu qu’en celle-cy l’angle BAH est AT II, 518 de 135 degrez, et HAY de 45, ils doivent estre tous deux droits en l’autre.

Pour la quatriéme, ie ne l’ay point du tout examinée, et ie n’en pourrois avoir le loisir, si ie ne differois à un autre voyage à vous écrire ; mais ie m’assure que vous aimerez mieux en faire la recherche.

Les petites remarques que i’ay faites sur le Livre de Galilée, ne valent pas la peine que vous les voyez ; mais puis qu’il vous plaist, ie ne laisseray pas de prier le Reverend Pere Mersenne de vous les envoyer. I’ay bien pris garde que Galilée ne distingue pas les diverses dimensions du mouvement ; mais cela luy est commun avec tous les autres, dont i’ay vu quelques écrits de Mechanique.

Pour la difficulté qu’on a de concevoir, comment plusieurs diverses actions peuvent passer en mesme temps par un mesme espace sans s’empescher, comme par exemple, toutes les couleurs d’une prairie par le trou de la prunelle de l’œil, elle vient principalement de ce qu’ayant remarqué dés nostre enfance, que les corps durs empeschent souvent les mouvemens les uns des autres, au lieu de prendre garde que la cause n’en doit estre attribuée qu’à leur dureté, et à leur grosseur, nous avons iugé qu’un mesme corps n’estoit pas capable de recevoir tout ensemble les impressions de plusieurs divers mouvemens ; Et toutesfois il est tres-certain Clerselier III, 416 qu’il en peut recevoir un nombre innombrable, nonobstant que chacune de ses parties ne puisse pas pour cela se mouvoir en plus d’une sorte ; Comme on peut voir aisément plusieurs tuyaux FG, AT II, 519 HI, KL qui soient joints par le milieu, et que plusieurs hommes soufflent en mesme temps, l’un d’F vers G, l’autre d’H vers I, et l’autre de K vers L, etc car bien que les parties de l’air contenuës en l’espace N qui leur est commun à tous, ne se puissent mouvoir chacune que vers un costé en mesme temps, elles ne laissent pas de pouvoir servir à transferer toutes les actions qu’elles reçoivent ; et l’on peut dire que l’action qui vient d’F passe en ligne droite vers G, nonobstant qu’il n’y ait peut-estre aucune partie de l’air qui vient d’F, laquelle estant parvenuë à l’espace N, ne tourne de là vers I et vers L ; car en ce faisant, elles transferent l’action qui les determinoit vers G à d’autres parties d’air qui viennent d’H et de K, et qui tendent vers G tout de mesme que si elles venoient du point F, et ainsi des autres. Au reste, afin que ie ne laisse aucuns points de vostre Lettre sans quelque réponse, ie vous diray que si tout le monde vouloit recevoir mes pensées aussi favorablement que vous, ie ne ferois aucune difficulté de les publier ; mais pour ce que i’éprouve que la pluspart, et mesme de ceux qui causent le plus, sont d’autre humeur, ie ne le iuge pas à propos.
Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et fidele serviteur,
DESCARTES.