AT I, 464

LETTRE DE MONSIEUR DE FERMAT
au R. Pere Mersenne, au sujet de la Dioptrique
de Monsieur Descartes, en replique
à ses Réponses.

LETTRE XL.

MON REVEREND PERE,
Art. I. I’ay veu dans la Lettre de Monsieur Descartes, que vous avez pris la peine de m’envoyer, des réponses succinctes qu’il fait aux objections que i’avois formées contre sa Dioptrique, ausquelles i’eusse plustost répondu, si mes occupations necessaires ne m’eussent empesché de le faire, dequoy Monsieur de Carcavi sera mon garand. Ie vous proteste d’abord que ce n’est point par envie ny par emulation que ie continuë cette petite dispute, mais seulement pour découvrir la verité ; dequoy i’estime que Monsieur Descartes ne me sçaura pas mauvais gré ; d’autant plus que ie connois son merite tres-eminent ; et que ie vous en fais icy une declaration tres-expresse. I’adjoûteray, auparavant que d’entrer en matiere, que ie ne desire pas que mon Escrit soit exposé à un plus grand iour que celuy que peut souffrir un entretien familier, dequoy ie me confie à vous.

2.Ie tranche en quatre mots nostre dispute sur la reflexion, laquelle pourtant ie pourrois faire durer davantage, et prouver que l’Autheur a accommodé son Medium à sa conclusion, de la verité de laquelle il estoit auparavant certain ; Clerselier III, 179 Car quand ie luy nierois AT I, 465 que sa division des determinations au mouvement n’est pas celle qu’il faut prendre, puisque nous en avons d’infinies, ie le reduirois à la preuve d’une proposition qui luy seroit tres-malaisée ; Mais puisque nous ne doutons pas que les reflexions ne se fassent à angles égaux, il est superflu de disputer de la preuve, puisque nous connoissons la verité ; et i’estime que ie feray mieux, de venir sans marchander à la refraction, qui sert de but à la Dioptrique.

3.Ie reconnois avec Monsieur Descartes que la force ou puissance mouvante est differente de la determination, et par consequent que la determination peut changer sans que la force change, et au contraire. L’exemple du premier cas se voit en la figure de la page 15. de la Dioptrique, où la balle poussée du point A au point B, se détourne au point F ; De sorte que la determination à se mouvoir dans la ligne AB change, sans que la force de son mouvement soit diminuée ou changée. Nous pouvons nous servir de la figure de la page 17. pour le second cas ; Car si nous imaginons que la balle soit poussée du point H iusques au point B, puis qu’elle tombe perpendiculairement sur la AT I, 466 toile CBE, il est evident qu’elle la traversera dans la ligne BG, et ainsi sa force mouvante s’affoiblira, et son mouvement sera retardé, sans que la determination change, puis qu’elle continuë son mouvement dans la mesme ligne HBG.

4.Ie viens maintenant à la demonstration de la refraction sur la mesme figure de la page 17. Considerons (dit l’Autheur) Clerselier III, 180 que des deux parties dont on peut imaginer que cette determination est composée, il n’y a que celle qui faisoit tendre la balle de haut en bas, qui puisse estre changée en quelque façon par la rencontre de la toile ; et que pour celle qui la faisoit tendre vers la main droite, elle doit tousiours demeurer la mesme qu’elle a esté, à cause que cette toile ne luy est aucunement opposée en ce sens-là :

5.Ie remarque d’abord que l’Autheur ne s’est pas souvenu de la difference qu’il avoit establie, entre la determination et la force mouvante, ou la vitesse du mouvement. Car il est bien vray que la toile CBE affoiblit le mouvement de la balle, mais elle n’empesche pas qu’elle ne continuë sa determination de haut en bas ; et quoy que ce soit plus lentement qu’auparavant, on ne peut pas dire, que parce que le mouvement de la balle est affoibly, la determination qui la fait aller de haut en bas soit changée. Au contraire sa determination à se mouvoir dans la ligne BI, est aussi bien composée, au AT I, 467 sens de l’Autheur, de celle qui la fait aller de haut en bas, et de celle qui la fait aller de la gauche à la droite, comme la premiere determination à se mouvoir dans la ligne AB.

6.Mais donnons que la determination vers BG, ou de haut en bas, pour parler comme l’Autheur, soit changée, nous en pouvons conclure que la determination vers BE, ou de gauche à droite, est aussi changée : Car si la determination vers BG est changée, c’est pource qu’à comparaison du premier mouvement, la balle qui maintenant se détourne, et prend le chemin de BI, avance moins à proportion vers BG, que vers BE, qu’elle ne faisoit auparavant ; Mais nous pouvons aussi dire qu’elle avance à proportion davantage vers BE que vers BG qu’elle faisoit auparavant ; Et si le premier nous fait comprendre que la determination vers BG est changée, le second nous peut bien faire concevoir Clerselier III, 181 que la determination vers BE est aussi changée, puisque ce changement est aussi bien causé par l’augmentation que par la diminution.

7.Mais donnons encore que la determination de haut en bas soit changée, et non pas celle de gauche à droite, et examinons la conclusion de l’Autheur, duquel voicy les mots : Puisque la balle ne perd rien du tout de la determination qu’elle avoit à s’avancer vers le AT I, 468 costé droit, en deux fois autant de temps qu’elle en a mis à passer depuis la ligne AC iusques à HB, elle doit faire deux fois autant de chemin vers le mesme costé.

8.Voyez comme il retombe dans sa premiere faute, ne distinguant pas la determination de la force du mouvement. Et pour mieux vous le faire comprendre, appliquons son raisonnement à un autre cas. Supposons en la mesme figure que la balle soit poussée du point H au point B, il est certain qu’elle continuëra son mouvement dans la ligne BG, et que sa determination ne changera point, mais aussi son mouvement est plus lent dans la ligne BG, qu’il n’estoit auparavant. Et neantmoins si le raisonnement de l’Autheur estoit vray, nous pouvions dire, puisque la balle ne perd rien du tout de la determination qu’elle avoit à s’avancer vers HBG (car c’est toute la mesme) doncques en autant de temps qu’auparavant, elle fera autant de chemin. Vous voyez que cette conclusion est absurde, et que pour rendre l’argument bon, il faudroit que la balle ne perdist rien de sa determination ny de sa force ; et partant voila un Paralogisme tres-manifeste.

9.Mais pour détruire plainement sa proposition, il faut examiner deux sortes de mouvemens composez qui se font sur deux lignes droites. Considerons par exemple les deux lignes DA et AO, qui comprennent l’angle DAO, de quelque grandeur que vous voudrez ; et imaginons un grave au point A qui descende dans la ligne ACD, en mesme temps que cette ligne s’avance AT I, 469 vers AN, à telle condition qu’elle fasse tousiours un mesme angle avec AO, et que le point A de la mesme ligne ACD, soit tousiours dans la Clerselier III, 182 ligne AN ; Si les deux mouvemens de la ligne ACD vers AO, et du mesme grave dans la ligne ACD sont uniformes, comme nous les pouvons supposer, il est certain que ce mouvement composé conduira toûjours le grave dans une ligne droite comme AB ; Dans laquelle si vous prenez un point, comme B, duquel vous tiriez les lignes BN et BC, paralleles aux lignes DA et AO ; lors que le grave sera au point B, en un temps égal (s’il n’y eust eu que le mouvement sur ACD) il eust esté au point C, et s’il n’y eust eu que l’autre mouvement tout seul, il eust esté au point N ; Et la proportion de la force qui le conduit sur AD à la force qui le conduit vers AO, sera comme AC à AN, ou comme BN à BC. C’est de cette sorte de mouvemens composez que se servent Archimede et les autres anciens en la composition de leurs Helices ; desquelles la principale proprieté est que les deux forces mouvantes ne s’empeschent point mutuellement, ainsi demeurent tousiours les mesmes. Mais parce que ce mouvement composé ne vient pas si bien dans l’usage, il le faut considerer d’une autre façon, et en faire une speculation particuliere.

10.Supposons en la mesme figure un grave au point AT I, 470 A, lequel en mesme temps est poussé par deux forces, dont l’une le pousse vers AO, et l’autre vers AD, si bien que la ligne de direction du premier mouvement est AO, et celle du second est AD. S’il n’y avoit que la premiere force toute seule le grave se trouveroit tousiours sur AO, et sur AD s’il n’y avoit que la seconde. Mais puisque ces deux forces s’empeschent et se resistent mutuellement ; Supposons (et il faut se souvenir que nous supposons aussi tous ces mouvemens uniformes, car autrement le mouvement composé ne se feroit pas sur des lignes droites) que dans une minute d’heure Clereslier, p. III, 183 par exemple, la seconde force fait que le grave s’éloigne de sa direction AO, selon la longueur NB, qu’il faut d’écrire parallele à AD : Car le grave qui est emporté sur AD par la seconde force, se trouvant empesché par la premiere, le portera tousiours et s’avancera d’A vers D, par des paralleles à AD. Supposons aussi que dans la mesme minute d’heure, la premiere force fait que le grave s’éloigne de sa direction AD, selon la longueur CB, parallele, par la precedente raison, à la ligne AO. Il est certain que dans une minute d’heure le grave se trouvera au point B, qui est le concours des deux lignes BN et BC ; Le mouvement composé se fera donc sur la ligne AB, et nous pourrons dire que le grave parcourra la ligne AB dans une minute.11.

Supposons maintenant que l’angle DAO soit changé, et soit par exemple plus grand ; En la figure suivante, les mesmes choses estant posées comme auparavant, ie dis que dans une minute d’heure le AT I, 471 grave s’éloignera de sa direction AO, selon la ligne BN, égale à celle que nous avons appellée de mesme nom en la precedente figure ; Car puisque les forces sont les mesmes, la seconde diminuëra également la determination de la premiere, et fera en temps égal éloigner le grave de sa direction autant comme auparavant, pource que c’est tousiours la mesme resistance ; nous conclurons la mesme chose de la ligne BC. Le mouvement composé se fera donc icy sur la ligne AB, et la ligne AB sera parcouruë comme devant en une minute d’heure ; Mais pource que dans les deux triangles Clerselier III, 184 ANB de la premiere et seconde figure, les costez AN et NB de la premiere figure, sont égaux à ceux de la seconde, et que les angles ANB qu’ils comprennent sont inégaux, il s’ensuit que les bases AB seront inégales (et par consequent le mouvement composé sera moins viste en la seconde qu’en la premiere) et qu’il y aura telle proportion de la vitesse du mouvement composé en la premiere figure, à la vitesse du mouvement composé en la seconde, que de la longueur de la ligne AB en la premiere, à la longueur de la ligne AB en la seconde.

12.Ie prens maintenant un point à discretion dans AT I, 472 la ligne AB, comme F, duquel ie tire les lignes FE, FG paralleles à A O, et à AD. FE est à CB, comme FA est à AB, c’est à dire comme FG à BN, comme la construction nous marque ; donc FE est à FG comme CB est à BN. Or en la precedente figure les lignes BN et BC sont égales chacune à la sienne, aux lignes BN et BC de cette seconde figure, (et nous pouvons par un mesme raisonnement prendre un point à discretion dans la ligne AB de la premiere figure, pour en tirer une conclusion pareille à la precedente) doncques quelque point que vous preniez dans la ligne AB, soit de la premiere, soit de la seconde figure, les paralleles seront entr’elles comme BC est à BN, c’est à dire tousiours en mesme proportion. Maintenant du point F, tirons les perpendiculaires FH, FI, sur les lignes AO et AD. Au Parallelogramme GAEF, Clerselier III, 185 les angles AGF, AEF seront égaux entr’eux comme estant opposez ; Donc les triangles GFH et EFI sont equiangles ; Et par consequent comme EF est à FG, ainsi FI est à FH : Or FI est à FH comme le sinus de l’angle AT I, 473 DAF est au sinus de l’angle OAF ; Et par consequent, faisant si vous voulez une mesme construction en la precedente figure, vous conclurez, pour éviter prolixité, que le sinus de l’angle DAB est au sinus de l’angle OAB en la premiere figure, comme le sinus de l’angle DAF est au sinus de l’angle OAF en la seconde figure.

13.Cela ainsi supposé et demonstré, considerons la figure de la page 20. de la Dioptrique, en laquelle l’Autheur suppose que la balle ayant esté premierement poussée d’A vers B, est poussée derechef estant au point B par la raquette CBE, qui sans doute au sens de l’Autheur pousse vers BG ; De sorte que de ces deux mouvemens, dont l’un pousse vers BD et l’autre vers BG, il s’en fait un troisiéme qui conduit la balle dans la ligne BI.

14.Imaginons en suitte une seconde force pareille à celle-là, en laquelle la force de la balle et celle de la raquette soient les mesmes, et que l’angle DBG soit seulement plus grand en cette seconde figure ; Il est certain par les demonstrations que nous venons de faire, qu’il y aura telle proportion du sinus de l’angle GBI au sinus de l’angle IBD, en la figure de l’autheur, que du sinus de l’angle GBI, au sinus de l’angle IBD, en la seconde figure que nous imaginons estre d’écrite, et que nous obmettons pour éviter la longueur ; Là où, si les propositions de l’autheur AT I, 474 estoient vrayes, il y auroit telle proportion du sinus de l’angle GBD au sinus de l’angle GBI en la figure de l’Autheur, que du sinus de l’angle GBD au sinus de l’angle GBI en cette seconde figure que nous avons imaginée. Or puisque cette proportion Clerselier III, 186 est differente de l’autre, il s’ensuit que celle-cy ne peut pas subsister.

15.D’ailleurs la principale raison de la demonstration de l’autheur est fondée, sur ce qu’il croit que le mouvement composé sur BI est tousiours également viste, quoy que l’angle GBD, compris sous les lignes de direction des deux forces mouvantes, vienne à changer ; ce qui est faux, comme nous avons desia demonstré.

16.Ce n’est pas que ie veüille assurer qu’en l’application qu’il fait de la figure de la page 20. à la refraction, il faille garder ma proportion et non pas la sienne ; Car ie ne suis pas assuré, si ce mouvement composé doit servir de regle à la refraction ; sur laquelle ie vous diray une autre fois plus au long mes sentimens.

17.I’attendray la Réponse à cette Lettre, puisque vous me la faites esperer, et seray tousiours, mon Reverend Père, vostre tres-humble serviteur.

L’excuse que vous avez veuë au commencement de ma Lettre, me servira encore, sur ce que ie ne vous ay point écrit de ma main.