Clerselier III, 169 AT I, 355

LETTRE DE MONSIEUR DE FERMAT
au R. Pere Mersenne, qui contient quelques
objections contre la Dioptrique
de Monsieur Descartes.

LETTRE XXXVII.

MON REVEREND PERE,
Vous me demandez mon iugement sur le traitté de Dioptrique de Monsieur Descartes ; Il est vray que le peu de temps que Monsieur de Beaugrand m’a donné pour le parcourir, semble me dispenser de l’obligation de vous satisfaire exactement et par le menu ; outre que la matiere estant de soy tres-subtile et tres-épineuse, ie n’ose pas esperer que des pensées informes, et non encore bien digerées, puissent vous donner une grande satisfaction. Mais d’ailleurs quand ie considere que la recherche de la verité est toûjours loüable, et que nous trouvons souvent à tastons, et parmy les tenebres, ce que nous cherchons, i’ay crû que vous ne trouveriez pas mauvais que ie taschasse à vous debroüiller une mienne imagination sur ce sujet, laquelle estant encore obscure et embarrassée, i’éclairciray peut-estre davantage une autre fois, si mes fondemens sont approuvez, ou si ie ne change pas moy-mesme d’advis.

AT I, 356 La connoissance des Refractions a tousiours esté recherchée, mais inutilement, Alhasen et Vitellion y ont travaillé sans avancer beaucoup ; Et ceux qui sont venus depuis ont tres-bien remarqué, que tout se reduisoit à establir une certaine proportion, par le moyen de laquelle une refraction estant connuë, on pust aisément trouver toutes les autres ; De sorte que tous les fondemens de la Dioptrique Clerselier III, 170 doivent consister en ce point ; c’est à dire, en la convenance et au rapport qu’une refraction connuë a à toutes les autres.

Cela supposé, il a esté nécessaire que ceux qui ont voulu establir les principes de la Dioptrique ayent cherché cette convenance et ce rapport.

Maurolic Abbé de Messine, en son traitté posthume De lumine et umbrà, a soûtenu que les angles qu’il appelle d’incidence, sont proportionnaux à ceux qu’il nomme de refraction. Si cette proposition estoit vraye, elle suffiroit pour nous marquer les vrayes figures que doivent avoir les corps Diaphanes qui produisent tant de merveilles. Mais pource qu’elle n’a pas esté bien demonstrée par Maurolic, et que l’experience mesme semble la convaincre de faux, il en est resté assez à Monsieur Descartes pour exercer son esprit, et pour nous découvrir de nouvelles lumieres dans ces AT I, 357 corps, qui pour en estre seuls capables, n’ont pas laissé de produire iusques à present de grandes obscuritez.

Son traitté de la Dioptrique est divisé en plusieurs discours, desquels les principaux sont ce me semble les deux premiers, qui parlent de la Lumiere, et de la Refraction, pource qu’ils contiennent les fondemens de la Science, dont on voit en suite les belles conclusions et consequences qu’il en tire.

Voicy à peu prés son raisonnement. La Lumiere n’est autre chose que l’inclination que les corps lumineux ont à se mouvoir. Or cette inclination au mouvement doit probablement suivre les mesmes loix que le mouvement mesme ; Et partant nous pouvons regler les effets de la Lumiere, par la connoissance que nous pouvons avoir de ceux du mouvement.

Il considere en suitte le mouvement d’une balle dans la Reflexion, et dans la Refraction, Et pource qu’il seroit inutile et ennuyeux de copier icy tout son discours, ie me contenteray de vous marquer simplement les observations que i’y ay faites.

Ie doute premierement, et avec raison ce me semble, si Clerselier III, 171 l’inclination au mouvement doit suivre les loix du mouvement mesme, puis qu’il y a autant de difference de l’un à l’autre, que de la puissance à l’acte. Outre qu’en ce sujet, il semble qu’il y a une particuliere disconvenance, en ce que le mouvement d’une balle est plus ou moins violent, à mesure qu’elle est poussée par des forces differentes ; Là où la Lumiere penetre en un instant les corps Diaphanes, et semble AT I, 358 n’avoir rien de successif. Mais la Geometrie ne se méle point d’approfondir davantage les matieres de la Physique.

En la figure par laquelle il explique la raison de la reflexion, page 15. de la Dioptrique, il dit que la determination à se mouvoir vers quelque costé, peut aussi bien que le mouvement, et generalement que toute autre quantité, estre divisée en toutes les parties desquelles on peut imaginer qu’elle est composée ; et qu’on peut aisément imaginer que celle de la balle qui se meut d’A vers B, est composée de deux autres, dont l’une la fait descendre de la ligne AF vers la ligne CE, et l’autre en mesme temps la fait aller de la gauche AC, vers la droite FE, en sorte que ces deux jointes ensemble la conduisent iusques à B, suivant la ligne droite AB.

Cela supposé, il en tire la consequence de l’égalité des angles d’incidence et de reflexion, qui est le fondement de la Catoptrique.

Pour moy ie ne sçaurois admettre son raisonnement pour une preuve et demonstration legitime ; Car par exemple en la figure cy jointe, en laquelle AF n’est plus parallele à CB, et où l’angle CAF est obtus. Pourquoy ne pouvons-nous pas imaginer que la determination de la balle qui se meut d’A vers B, est composée de deux autres, dont l’une la fait descendre de la ligne AF vers la ligne CE, et l’autre la AT I, 359 fait Clerselier III, 172 avancer vers AF. Car il est vray de dire qu’à mesure que la balle descend dans la ligne AB, elle s’avance vers AF ; et que cét avancement doit estre mesuré par les perpendiculaires tirées des divers points qui peuvent estre pris entre A et B sur la ligne AF. Et cecy pourtant se doit entendre lors que AF fait un angle aigu avec AB, autrement s’il estoit droit ou obtus, la balle n’avanceroit pas vers AF, comme il est aisé de comprendre. Cela supposé, par le mesme raisonnement de l’autheur, nous conclurons que le corps poly CE n’empesche que le premier mouvement, ne luy estant opposé qu’en ce sens-là ; De sorte que ne donnant point d’empeschement au second, la perpendiculaire BH estant tirée, et H F faite égale à HA, il s’ensuit que la balle doit reflechir au point F ; et ainsi l’angle FBE sera plus grand qu’ABC. Il est donc evident que de toutes les divisions de la determination au mouvement, qui sont infinies, l’autheur n’a pris que celle qui luy peut servir pour sa conclusion ; Et partant il a accommodé son Medium à sa conclusion ; et nous en sçavons aussi peu qu’auparavant. Et certes il semble qu’une division imaginaire, qu’on peut diversifier en une infinité de façons, ne peut iamais estre la cause d’un effet réel.

Nous pouvons par un mesme raisonnement refuter la preuve de ses fondemens de Dioptrique, puis qu’ils sont establis sur un pareil discours.

Voila mon sentiment sur ces nouvelles propositions, dont les consequences qu’il en tire, lors qu’il AT I, 360 traitte de la figure que doivent avoir les lunettes, sont si belles, que ie souhaitterois que les fondemens sur lesquels elles sont establies fussent mieux prouvez qu’ils ne sont pas. Mais i’apprehende que la verité leur manque, aussi bien que la preuve.

I’avois fait dessein de vous discourir en suitte de mes pensées Clerselier III, 173 sur ce sujet ; Mais outre que ie ne puis encore me satisfaire moy-mesme exactement, i’attendray toutes les experiences que vous avez faites, ou que vous ferez à ma priere, sur les diverses proportions des angles d’inclination et ceux de refraction ; Vous m’obligerez beaucoup de m’en faire part au plustost, et ie vous promets en revanche de vous dire de nouvelles choses sur cette matiere.

Tout ce que ie viens de vous dire n’empesche pas que ie n’estime beaucoup l’esprit et l’invention de l’Autheur ; mais il faut de commune main chercher la verité, que ie croy nous estre encore cachée sur ce sujet.

Vous m’avez encore envoyé deux discours, l’un contre Monsieur de Beaugrand, et l’autre de Monsieur Desargues. I’avois veu desia le second, qui est AT I, 361 agreable et fait de bon Esprit. Pour le premier il ne peut pas estre mauvais, si nous en retranchons les paroles d’aigreur ; Car la cause de Monsieur de Beaugrand est tout à fait deplorée. Ie luy écrivis les mesmes raisons de vostre imprimé à luy-mesme, dés qu’il m’eut envoyé son Livre.

I’attens la faveur que vous me faites esperer de voir par vostre moyen les autres Livres de Monsieur Descartes, et le Livre de Galilée De motu.
Ie suis,
Mon R. P.
Vostre tres-humble serviteur, FERMAT.