Camusat – Le Petit, p. 257
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AT IX-1, 153 QVATRIÉMES OBIECTIONS
Faites par Monsieur Arnauld. Arnauld, Antoine
Docteur en Theologie.
Lettre dudit S. au R. P. MersenneMersenne, Marin.

Mon Reuerend Pere,
Ie metz au rang des signalez bien faits la communication qui m’a esté faite par vostre moyen des meditations de Monsieur Des-Cartes ; Mais comme vous en sçauiez le prix, aussi me l’auez-vous venduë fort cherement, puisque vous n’auez point voulu me faire participant de cet excellent ouurage, que ie ne me sois premierement obligé de vous en dire mon sentiment. C’est vne condition à laquelle ie ne me serois point engagé, si le desir de connoistre les belles choses n’estoit en moy fort violent, et contre laquelle ie reclamerais volontiers, si ie pensois pouuoir obtenir de vous aussi facilement vne exception Camusat – Le Petit, p. 258
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pour m’estre laissé emporter par la volupté, comme autre-fois le Preteur en accordait à ceux de qui la crainte ou la violence auoit arraché le consentement.

Car que voulez vous de moy ? mon jugement touchant l’auteur ? nullement ; il y a long temps que vous sçauvez en quel estime i’ay sa personne, et le cas que ie fais de son esprit, et de sa doctrine : Vous n’ignorez pas aussi les fàcheuses affaires qui me tiennent à present occupé, et si vous aués meilleure opinion de moy que ie ne merite, il ne s’ensuit pas que ie n’aye point connoissance de mon peu de capacité ; Cependant, ce que vous voulez soumetre à mon examen, demande vne tres haute sufisance, auec beaucoup de tranquillité et de loisir, afin que l’esprit estant dégagé de l’embaras des affaires du monde ne pense qu’à soy-mesme. Ce que vous jugez bien ne se pouuoir faire sans vne meditation tres-profonde, et vne tres-grande recollection d’esprit. I’obeiray neantmoins puisque vous le voulez, mais à condition que vous serez mon garend, et que vous répondrez de toutes mes fautes. Or quoy que la philosophie se puisse vanter d’auoir seule enfanté cet ouurage, neantmoins parce que nostre auteur, en cela tres-modeste, se vient luy-mesme presenter au tribunal de la Theologie, ie iouëray icy deux personnages ; dans le premier paroissant en philosophe, ie representeray les principales difficultez que ie iugeray Camusat – Le Petit, p. 259
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pouuoir estre proposées par ceux de cette profession touchant les deux questions de la nature de l’esprit humain, et de l’existence de Dieu ; Et aprés cela prenant AT IX-1, 154 l’habit d’vn Theologien, ie mettray en auant les scrupules qu’vn homme de cette robe pouroit rencontrer en tout cet ouurage.

De la nature de l’esprit humain.

La première chose que ie trouue icy digne de remarque, est de voir que Monsieur Des-Cartes establisse pour fondement et premier principe de toute sa philosophie, ce qu’auant luy Saint Augustin homme de tres-grand esprit et d’vne singuliere doctrine, non seulement en matiere de Theologie, mais aussi en ce qui concerne l’humaine philosophie, auoit pris pour la baze et le soutien de la sienne. Car dans le liure second du libre arbitre, chap. 3. Alipius-disputant auec Euodius, et voulant prouuer qu’il y a vn Dieu, premierement, dit-il, ie vous demande, afin que nous commencions par les choses les plus manifestes, sçauoir si vous estes, ou si peut-estre vous ne craignez point de vous méprendre en répondant à ma demande, combien qu’à vray dire si vous n’estiez point, vous ne pouriez iamais estre trompé ? Ausquelles paroles reuiennent celles-cy de nostre auteur. Mais il y a vn ie ne sçay quel trompeur tres-puissant et tres-ruzé, qui met toute son industrie à me tromper tousiours ; Il est donc sans doute que ie suis, s’il Camusat – Le Petit, p. 260
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me trompe.
Mais poursuiuons, et afin de ne nous point éloigner de nostre sujet, voyons comment de ce principe on peut conclure que nostre esprit est distinct, et separé du corps.

Ie puis douter si i’ay vn corps, voire mesme ie puis douter s’il y a aucun corps au monde, et neantmoins ie ne puis pas douter que ie ne sois, ou que ie n’existe, tandis que ie doute, ou que ie pense.

Doncques moy qui doute, et qui pense, ie ne suis point vn corps, autrement en doutant du corps, ie douterois de moy-mesme.

Voire mesme encore que ie soutienne opiniastrement qu’il n’y a aucun corps au monde, cette verité neantmoins subsiste tousiours ie suis quelque chose, et partant ie ne suis point vn corps. Certes cela est subtil, mais quelqu’vn poura dire (ce que mesme nostre auteur s’obiecte) de ce que ie doute, ou mesme de ce que ie nie qu’il y ait aucun corps, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il n’y en ait point.

Mais aussi peut-il arriuer, que ces choses mesmes que ie suposc n’estre point, parce qu’elles me sont inconnuës, ne sont point en effect differentes de moy, que ie connois. Ie n’en sçay rien, dit-il, je ne dispute pas maintenant de cela. Ie ne puis donner mon jugement AT IX-1, 155 que des choses qui me sont connuës ; i’ay reconnu que i’estois, et ie cerchecherche quel ie suis, moy que i’ay reconnu estre. Or il est tres-certain que cette notion et connoissance de moy-mesme, ainsi precisement Camusat – Le Petit, p. 261
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prise, ne depend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connuë.

Mais, puisqu’il confesse lui-mesme que par l’argument qu’il a proposé dans son traitté de la Methode, pag. 34. la chose en est venuë seulement à ce point, d’éxclure tout ce qui est corporel de la nature de son esprit, non pas eu égard à la verité de la chose, mais seulement suiuant l’ordre de sa pensée, et de son raisonnement, (en telle sorte que son sens estoit qu’il ne connoissoit rien qu’il sceust appartenir à son essence, sinon qu’il estoit vne chose qui pense) il est euident par cette réponse que la dispute en est encore aux mesmes termes, et partant que la question dont il nous promet la solution demeure encore en son entier : à sçauoir, comment, de ce qu’il ne connoist rien autre chose qui appartienne à son essence (sinon qu’il est vne chose qui pense) il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effect luy appartienne. Ce que toutes-fois ie n’ay peu découurir dans toute l’étenduë de la seconde meditation, tant i’ay l’esprit pesant et grossier. Mais autant que ie le puis coniecturer, il en vient à la preuue dans la sixiéme, pource qu’il a creu qu’elle dépendoit de la connoissance claire et distincte de Dieu, qu’il ne s’estoit pas encore acquise dans la seconde meditation ; voicy donc comment il prouue, et decide cette difficulté.

Pource, dit-il, que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, il suffit que ie puisse Camusat – Le Petit, p. 262
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conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est distincte ou differente de l’autre, parce qu’elles peuuent estre posées separement au moins par la toute puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette separation se fasse pour m’obliger à les iuger differentes. Doncques pource que d’vn costé i’ay vne claire et distincte jdée de moy-mesme, en tant que ie suis seulement vne chose qui pense et non étenduë ; et que d’vne autre i’ay vne jdée distincte du corps, en tant qu’il est seulement vne chose étenduë, et qui ne pense point, il est certain que ce moy, c’est à dire mon ame par laquelle ie suis ce que ie suis, est entierement et veritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut estre ou exister sans luy, en sorte qu’encore qu’il ne fust point, elle ne lairroit pas d’estre tout ce qu’elle est.

Il faut icy s’aréter vn peu, car il me semble que dans ce peu de paroles consiste tout le nœud de la difficulté.

AT IX-1, 156 Et premierement à finafin que la majeure de cet argument soit vraye, cela ne se doit pas entendre de toute sorte de connoissance, ny mesme de toute celle qui est claire et distincte, mais seulement de celle qui est pleine et entiere, (c’est à dire qui comprend tout ce qui peut estre connu de la chose) Car Monsieur Des-Cartes confesse luy-mesme dans ses réponses aux premieres obiections qu’il n’est pas besoin d’vne distinction réelle, mais que la formelle suffit, à finafin qu’vne chose soit conceuë distinctement et separement d’vne autre, par vne Camusat – Le Petit, p. 263
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abstraction de l’esprit qui ne conçoit la chose qu’imparfaitement, et en partie ; d’ou vient qu’au mesme lieu il adioute.

Mais ie conçoy pleinement ce que c’est que le corps (c’est à dire, ie conçoy le corps comme vne chose complete) en pensant seulement que c’est vne chose étenduë, figurée, mobile, etc. encore que ie nie de luy toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit : Et d’autre part ie conçoy que l’esprit est vne chose complete, qui doute, qui entend, qui veut etc. encore que ie n’accorde point qu’il y ait en luy aucune des choses qui sont contenuës en l’Idée du corps. Doncques il y a vne distinction reelle entre le corps et l’esprit.

Mais si quelqu’un vient à reuoquer en doute cette mineure, et qu’il soutienne que l’jdée que vous auez de vous mesme n’est pas entiere, mais seulement imparfaite, lorsque vous vous conceuez (c’est à dire vostre Esprit) comme vne chose qui pense, et qui n’est point étenduë : Et pareillement, lorsque vous vous conceuez (c’est à dire vostre corps) comme vne chose étenduë, et qui ne pense point : Il faut voir comment cela a esté prouué dans ce que vous auez dit auparauant : Car ie ne pense pas que ce soit vne chose si claire, qu’on la doiue prendre pour vn principe indémonstrable, et qui n’ait pas besoin de preuue. Et quant à sa premiere partie, à sçauoir que vous conceuez pleinement ce que c’est que le corps, en pensant seulement que c’est vne chose étenduë, figurée, mobile, etc. encore que vous nyiez de luy toutes les choses qui Camusat – Le Petit, p. 264
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apartiennent à la nature de l’esprit,
elle est de peu d’importance ; Car celuy qui maintiendroit que nostre esprit est corporel, n’estimeroit pas pour cela que tout corps fust esprit ; Et ainsi le corps seroit à l’esprit comme le genre est à l’espece ; Mais le genre peut estre entendu sans l’espece, encore que l’on nie de luy tout ce qui est propre et particulier à l’espece, d’où vient cet axiome de Logique que l’espece estant niée le genre n’est pas nié, ou bien, là où est le genre il n’est pas necessaire que l’espece soit : ainsi ie puis conceuoir la figure sans conceuoir aucune des proprietez qui sont particulieres AT IX-1, 157 au cercle. Il reste donc encore à prouver que l’Esprit peut estre pleinement et entierement entendu sans le corps.

Or pour prouuer cette proposition ie n’ay point ce me semble trouué de plus propre argument dans tout cet ouurage que celuy que i’ay alegué au commencement, à sçauoir, ie puis nier qu’il y ait aucun corps au monde, aucune chose étendue, et neantmoins ie suis assuré que ie suis, tandis que ie le nie, ou que ie pense, ie suis donc vne chose qui pense, et non point vn corps ; et le corps n’apartient point à la connoissance que i’ay de moy-mesme.

Mais ie voy que de là il résulte seulement que ie puis acquerir quelque connoissance de moy-mesme sans la connoissance du corps, mais que cette connoissance soit complette et entierentière, en telle sorte que ie sois assuré que ie ne me trompe point, lorsque i’exclus le corps Camusat – Le Petit, p. 265
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de mon essence, cela ne m’est pas encore entierement manifeste : par exemple.

Posons que quelqu’un sçache que l’angle au demy-cercle est droit, et partant que le triangle fait de cet angle et du diametre du cercle est rectangle : Mais qu’il doute, et ne sçache pas encor certainement, voire mesme qu’ayant esté deceu par quelque sophisme, il nie que le quarré de la baze d’vn triangle rectangle soit égal aux quarez des costez ; il semble que par la mesme raison que propose Monsieur Des-Cartes, il doiue se confirmer dans son erreur, et fausse opinion : Car, dira-t-il, ie connais clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, ie doute neantmoins que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, donc il n’est pas de l’essence de ce triangle que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez.

En aprés encore que ie nie que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez, ie suis neantmoins assuré qu’il est rectangle, et il me demeure en l’esprit vne claire et distincte connoissance qu’vn des angles de ce triangle est droit, ce qu’estant, Dieu mesme ne sçauroit faire qu’il ne soit pas rectangle.

Et partant ce dont ie doute, et que ie puis mesme nier, la mesme jdée me demeurant en l’esprit, n’apartient point à son essence.

Dauantage, pource que ie sçay que toutes les choses que ie conçoy clairement et distinctement, peuuent estre produites par Dieu telles que ie les conçoy, c’est assez que Camusat – Le Petit, p. 266
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ie puisse conceuoir clairement et distinctement vne chose sans vne autre, pour estre certain que l’vne est differente de l’autre, parce que Dieu les peut separer. Mais ie conçoy clairement et distinctement que ce triangle est rectangle, sans que ie sçache que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez ; Doncques au moins par la toute puissance de Dieu il se peut faire AT IX-1, 158 vn triangle rectangle dont le quaré de la baze ne sera pas égal aux quarez des costez.

Ie ne voy pas ce que l’on peut icy répondre, si ce n’est que cet homme ne connoist pas clairement et distinctement la nature du triangle rectangle ; Mais d’où puis-ie sçauoir que ie connois mieux la nature de mon esprit, qu’il ne connoist celle de ce triangle ? Car il est aussi assuré que le triangle au demy cercle a vn angle droit, ce qui est la notion du triangle rectangle, que ie suis assuré que i’existe, de ce que ie pense.

Tout ainsi donc que celuy-là se trompe, de ce qu’il pense qu’il n’est pas de l’essence de ce triangle (qu’il connoist clairement, et distinctement estre rectangle) que le quaré de sa baze soit égal aux quarez des costez ; pourquoy peut-estre ne me trompay-ie pas aussi, en ce que ie pense que rien autre chose n’appartient à ma nature (que ie scay certainement et distinctement estre vne chose qui pense) sinon que ie suis vne chose qui pense ? veu que peut-estre il est aussi de mon essence que ie sois vne chose étenduë.

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Et certainement, dira quelqu’vn, ce n’est pas merueille, si lorsque de ce que ie pense, ie viens à conclure que ie suis, l’Idée que de là ie forme de moy-mesme, ne me represente point autrement à mon esprit que comme vne chose qui pense, puisqu’elle a esté tirée de ma seule pensée ; Et ainsi il ne semble pas que cette jdée nous puisse fournir aucun argument, pour prouver que rien autre chose n’apartient à mon essence, que ce qui est contenu en elle.

On peut adiouter à cela que l’argument proposé semble prouuer trop, et nous porter dans cette opinion de quelques Platoniciens (laquelle neantmoins nostre auteur refute) que rien de corporel n’apartient à nostre essence, en sorte que l’homme soit seulement vn esprit, et que le corps n’en soit que le vehicule, d’où vient qu’ils definissent l’homme, vn esprit vsant, ou se seruant du corps.

Que si vous répondez que le corps n’est pas absolument exclus de mon essence, mais seulement en tant que precisement ie suis vne chose qui pense, on pouroit craindre que quelqu’vn ne vinst à soupçonner, que peut-estre la notion ou l’jdée que i’ay de moy mesme, en tant que ie suis vne chose qui pense, ne soit pas l’jdée ou la notion de quelque estre complet, lequel soit pleinement et parfaitement conceu, mais seulement imparfaitement, et auec quelque sorte d’abstraction d’esprit, et restriction de la pensée.

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C’est pourquoy tout ainsi que les Geometres conçoiuent la ligne comme vne longueur sans largeur, et la superficie comme vne longueur et largeur sans profondeur, quoy qu’il n’y ait point de longueur sans AT IX-1, 159 largeur, ny de largeur sans profondeur. Peut-estre aussi quelqu’vn poura-t-il mettre en doute, sçauoir si tout ce qui pense, n’est point aussi vne chose étenduë, mais qui outre les proprietez qui luy sont communes auec les autres choses étenduës, comme d’estre mobile, figurable, etc. ait aussi cette particuliere vertu et faculté de penser, ce qui fait que par vne abstraction de l’esprit, elle peut estre conceuë auec cette seule vertu, comme vne chose qui pense, quoy qu’en effect les proprietez et qualitez du corps conuiennent à toutes les choses qui pensent ; tout ainsi que la quantité peut estre conceuë auec la longueur seule, quoy qu’en effect il n’y ait point de quantité à laquelle auec la longueur, la largeur et la profondeur ne conuiennent.

Ce qui augmente cette difficulté est que cette vertu de penser semble estre attachée aux organes corporels, puisque dans les enfans elle paroist assoupie, et dans les foux tout affaittout à fait éteinte, et perduë ; ce que les personnes impies et meurtrieres des ames nous obiectent principalement.

Voylàvoilà ce que i’auois à dire touchant la distinction réelle de l’esprit d’auec le corps ; mais puisque Monsieur Des-Cartes a entrepris de démontrer l’immortalité de l’ame, on peut demander Camusat – Le Petit, p. 269
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auec raison si elle résulte euidemment de cette distinction ; Car selon les principes de la philosophie ordinaire, cela ne s’ensuit point du tout ; veu qu’ordinairement ils disent que les ames des bestes sont distinctes de leurs corps, et que neantmoins elles perissent auec eux.

I’auois étendu iusques-icy cét escrit, et mon dessein estoit de montrer comment selon les principes de nostre auteur (lesquels ie pensois auoir recueillis de sa façon de philosopher) de la réelle distinction de l’esprit d’auec le corps, son immortalité se conclut facilement ; lorsqu’on m’a mis entre les mains vn sommaire des six meditations fait par le mesme auteur, qui, outre la grande lumiere qu’il apporte à tout son ouurage, contenoit sur ce sujet les mesmes raisons que i’auois meditées pour la solution de cette question.

Pour ce qui est des ames des bestes, il a desia assez fait connoistre en d’autres lieux, que son opinion est qu’elles n’en ont point, mais seulement vn corps figuré d’vne certaine façon, et composé de plusieurs differens organes disposez de telle sorte, que toutes les operations que nous voyons peuuent estre faites en luy, et par luy.

Mais il y a lieu de craindre que cette opinion ne puisse pas trouuer creance dans les esprits des hommes, si elle n’est soutenuë et prouuée par de tres fortes raisons. Car cela semble incroyable d’abord, qu’il se puisse faire sans le ministere d’aucune ame, Camusat – Le Petit, p. 270
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que la lumiere qui AT IX-1, 160 reflechit du corps du loup dans les yeux de la brebis, remuë les petits filets des nerfs optiques, et qu’en vertu de ce mouuement qui va iusqu’au cerueau, les esprits animaux soyent répandus dans les nerfs, en la maniere qu’il est necessaire pour faire que la brebis prenne la fuite.

I’adiouteray seulement icy que i’aprouue grandement ce que Monsieur Des-Cartes dit touchant la distinction qui est entre l’imagination, et la pensée ou l’intelligence ; Et que ç’a tousiours esté mon opinion, que les choses que nous conceuons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font aperceuoir. Car il y a long temps que i’ay apris de Saint Augustin Chap. 15. De la quantité de l’ame, qu’il faut reietter le sentiment de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons par l’esprit, sont moins certaines que celles que nous voyons par les yeux du corps, qui sont tousiours troublez par la pituite. Ce qui fait dire au mesme Saint Augustin dans le liure premier de ses Solil. Chapitre 4. Qu’il a experimenté plusieurs-fois qu’en matiere de Geometrie les sens sont comme des vaisseaux.

Car, dit-il, lorsque pour l’etablissement et la preuue de quelque proposition de Geometrie, ie me suis laissé conduire par mes sens iusqu’au lieu où ie pretendois aller, ie ne les ay pas plutost quittez, que venant à repasser par ma pensée toutes les choses qu’ils sembloyent m’auoir aprises, ie me suis trouué l’esprit aussi inconstant que sont les Camusat – Le Petit, p. 271
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pas de ceux que l’on vient de mettre à terre aprés vne longue nauigation. C’est pourquoy ie pense qu’on pouroit plutost trouuer l’art de nauiger sur la terre, que de pouuoir comprendre la Geometrie par la seule entremise des sens, quoy qu’il semble qu’ils n’aident pas peu ceux qui commencent à l’apprendre.

De Dieu.

La première raison que nostre auteur apporte pour démontrer l’Exisstence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouuer dans sa troisiéme Meditation, contient deux parties, la premiere est que Dieu existe, parce que son jdée est en moy ; Et la seconde que moy qui ay vne telle jdée, ie ne puis venir que de Dieu.

Touchant la premiere partie, il n’y a qu’vne seule chose que ie ne puis aprouuer, qui est que Monsieur Des-Cartes ayant soutenu que la AT IX-1, 161 fausseté ne se trouue proprement que dans les jugemens, il dit neantmoins vn peu aprez qu’il y a des jdées qui peuueut non pas à la verité formellement, mais materiellement estre fausses, ce qui me semble auoir de la répugnance auec ses principes.

Mais de peur qu’en vne matiere si obscure ie ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, ie me seruiray d’vn exemple qui la rendra plus manifeste. Si, dit-il, le froid est seulement vne priuation Camusat – Le Petit, p. 272
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de la chaleur, l’jdée qui me le represente comme vne chose positiue, sera materiellement fausse.

Au contraire, si le froid est seulement vne priuation, il ne poura y auoir aucune jdée du froid, qui me le represente, comme vne chose positiue, et icy nostre auteur confond le iugement auec l’jdée.

Car qu’est-ce que l’jdée du froid ? C’est le froid mesme en tant qu’il est obiectiuement dans l’entendement : mais si le froid est vne priuation, il ne sçauroit estre objectiuement dans l’entendement par vne jdée, de qui l’estre objectif soit vn estre positif : Doncques si le froid est seulement vne priuation, iamais l’jdée n’en poura estre positiue, et consequemment il n’y en poura auoir aucune qui soit materiellement fausse.

Cela se confirme par le mesme argument que Monsieur Des-Cartes employe pour prouuer que l’jdée d’vn estre infini est necessairement vraye : Car bien que l’on puisse feindre qu’vn tel estre n’existe point, on ne peut pas neantmoins feindre que son jdée ne me represente rien de réel.

La mesme chose se peut dire de toute jdée positiue ; Car encore que l’on puisse feindre que le froid, que ie pense estre representé par vne jdée positiue, ne soit pas vne chose positiue ; on ne peut pas neantmoins feindre, qu’vne jdée positiue ne me represente rien de réel, et de positif ; veu que les jdées ne sont pas apelées positiues selon l’estre Camusat – Le Petit, p. 273
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qu’elles ont en qualité de Modes, ou de manieres de penser, car en ce sens elles seroyent toutes positiues : Mais elles sont ainsi apelées de l’estre objectif qu’elles contiennent, et representent à nostre esprit. Partant cette jdée peut bien n’estre pas l’jdée du froid, mais elle ne peut pas estre fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela mesme qu’elle n’est pas l’jdée du froid, au contraire c’est vostre jugement qui est faux, si vous la iugez estre l’jdée du froid : mais pour elle il est certain qu’elle est tres-vraye. Tout ainsi que l’jdée de Dieu ne doit pas materiellement mesme estre apelée fausse, encore que quelqu’vn la puisse transferer et raporter à vne chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolatres.

Enfin cette jdée du froid que vous dites estre materiellement fausse, que represente-t’elle à vostre esprit ? vne priuation ? Donc elle est AT IX-1, 162 vraye ; vn estre positif ? Donc elle n’est pas l’jdée du froid : Et de plus quelle est la cause de cet estre positif obiectif, qui selon vostre opinion fait que cette jdée soit materiellement fausse ? C’est, dites-vous, moy mesme en tant que ie participe du neant : Doncques l’estre obiectif positif de quelque jdée peut venir du neant, ce qui neantmoins repugne tout affaittout à fait à vos premiers fondemens.

Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande, si moy qui ay Camusat – Le Petit, p. 274
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l’Idée d’vn estre infini, ie puis estre par vn autre, que par vn estre infini, et principalement si ie puis estre par moy mesme. Monsieur Des-Cartes soutient que ie ne puis estre par moy-mesme, d’autant que si ie me donnois l’Estre, ie me donnerois aussi toutes les perfections dont ie trouue en moy quelque jdée. Mais l’auteur des premieres obiections replique fort subtilement : Estre par soy ne doit pas estre pris positiuement, mais negatiuement, en sorte que ce soit le mesme que n’estre pas par autruy. Or, adioute-t-il, si quelque chose est par soy, c’est à dire non par autruy, comment prouuerez vous pour cela qu’elle comprend tout, et qu’elle est infinie ; Car à present ie ne vous écoute point si vous dites, puisqu’elle est par soy, elle se sera aisement donné toutes choses ; d’autant qu’elle n’est pas par soy comme par vne cause, et qu’il ne luy a pas esté possible auant qu’elle fust, de preuoir ce qu’elle pouroit estre pour choisir ce qu’elle seroit aprés.

Pour soudre cet argument Monsieur Des-Cartes répond que cette façon de parler estre par soy, ne doit pas estre prise negatiuement, mais positiuement, eu égard mesme à l’existence de Dieu ; en telle sorte que Dieu fait en quelque façon la mesme chose à l’égard de soy-mesme, que la cause efficiente à l’égard de son effect. Ce qui me semble vn peu hardy, et n’estre pas veritable.

C’est pourquoy ie conuiens en partie auec luy, et en partie ie n’y conuiens pas. Car i’auouë bien que ie ne puis estre par moy-mesme que Camusat – Le Petit, p. 275
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positiuement, mais ie nië que le mesme se doiue dire de Dieu ; au contraire ie trouue vne manifeste contradiction, que quelque chose soit par soy positiuement, et comme par vne cause. C’est pourquoy ie conclus la mesme chose que nostre auteur, mais par vne voye tout affaittout à fait differente ; en cette sorte.

Pour estre par moy-mesme, ie deurois estre par moy positiuement, et comme par vne cause, doncques il est impossible que te sois par moy-mesme ; la maieure de cet argument est prouuée par ce qu’il dit luy-mesme, que les parties du temps pouuant estre separées, et ne dépendant point les vnes des autres, il ne s’ensuit pas de ce que ie suis, que ie doiue estre encor à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en moy AT IX-1, 163 quelque puissance réelle et positiue, qui me crée quasi derechef en tous les momens.

Quant à la mineure, à sçauoir, que ie ne puis estre par moy positiuement, et comme par vne cause, elle me semble si manifeste par la lumiere naturelle, que ce serait en vain qu’on s’arresteroit à la vouloir prouuer, puisque ce seroit perdre le temps à prouuer vne chose connuë, par vne autre moins connuë. Nostre auteur mesme semble en auoir reconnu la verité, lorsqu’il n’a pas osé la nier ouuertement. Car, ie vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premieres obiections.

Ie n’ay pas dit, dit-il, qu’il est impossible qu’vne chose soit la cause efficiente de soy-mesme, car encore que cela soit Camusat – Le Petit, p. 276
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manifestement veritable, quand on restraint la signification d’efficient à ces sortes de causes qui sont differentes de leurs effects, ou qui les precedent en temps, il ne semble pas neantmoins que dans cette question on la doiue ainsi restraindre, parce que la lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de preceder en temps son effect.

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction : mais pourquoy a-t-il obmis le second, et que n’a-t-il adiouté que la mesme lumiere naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente d’estre differente de son effect, sinon parce que la lumiere naturelle ne luy permettoit pas de le dire.

Et de vray, tout effect estant dépendant de sa cause, et receuant d’elle son estre, n’est-il pas tres-euident qu’vne mesme chose ne peut pas dépendre, ny receuoir l’estre de soy-mesme ?

Dauantage, toute cause est la cause d’vn effect, et tout effect est l’effect d’vne cause, et partant, ily a vn raport mutuel entre la cause et l’effect : or il ne peut y auoir de raport mutuel qu’entre deux choses.

En aprés on ne peut conçeuoir sans absurdité, qu’vne chose reçoiue l’estre, et que neantmoins cette mesme chose ait l’estre auparauant que nous ayons conceu qu’elle l’ait receu. Or cela arriueroit si nous attribuyons les notions de cause et d’effect à vne mesme chose au regard de soy-mesme. Car Camusat – Le Petit, p. 277
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quelle est la notion d’vne cause ? Donner l’estre ; quelle est la notion d’vn effect ? Le receuoir. Or la notion de la cause precede naturellement la notion de l’effect.

Maintenant nous ne pouuons pas conceuoir vne chose sous la notion de cause, comme donnant l’estre, si nous ne conceuons qu’elle l’a : car AT IX-1, 164 personne ne peut donner ce qu’il n’a pas ; Doncques nous conceurions premierement qu’vne chose a l’estre, que nous ne conceurions qu’elle l’a receu ; et neantmoins en celuy qui reçoit, receuoir precede l’auoir.

Cette raison peut estre encore ainsi expliquée, personne ne donne ce qu’il n’a pas, doncques personne ne se peut donner l’estre que celuy qui l’a desia : Or s’il l’a desia pourquoy se le donneroit-il ?

Enfin il dit qu’il est manifeste par la lumiere naturelle que la creation n’est distinguée de la conseruation que par la raison : Mais il est aussi manifeste par la mesme lumiere naturelle, que rien ne se peut créer soy-mesme ; ny par consequent aussi se conseruer.

Que si de la These generale nous descendons à l’hypothese speciale de Dieu, la chose sera encore à mon aduis plus manifeste, à sçauoir, que Dieu ne peut estre par soy positiuement, mais seulement negatiuement, c’est à dire non par autruy.

Et premierement cela est euident par la raison Camusat – Le Petit, p. 278
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que Monsieur Des-Cartes aporte pour prouuer que si le corps est par soy, il doit estre par soy positiuement. Car, dit-il, les parties du temps ne dépendent point les vnes des autres ; et partant de ce que l’on supose que ce corps iusqu’à cette heure a esté par soy, c’est à dire sans cause, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il doiue estre encore à l’auenir, si ce n’est qu’il y ait en luy quelque puissance réelle et positiue, qui pour ainsi dire le reproduise continuellement.

Mais tant s’en faut que cette raison puisse auoir lieu lorsqu’il est question d’vn estre souuerainement parfait et infini, qu’au contraire pour des raisons ttout affaittout à fait opposées il faut conclure tout autrement : Car dans l’jdée d’vn estre infini, l’infinité de sa durée y est aussi contenuë, c’est à dire qu’elle n’est point renfermée dans aucunes limites, et partant qu’elle est indiuisible, permanente, et subsistante toute à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur, et qu’improprement, à cause de l’imperfection de nostre esprit, conceuoir de passé ny d’auenir.

D’où il est manifeste qu’on ne peut conceuoir qu’vn estre infini existe, quand ce ne seroit qu’vn moment, qu’on ne conçoiue en mesme temps qu’il a tousiours esté, et qu’il sera eternellement (ce que nostre auteur mesme dit en quelque endroit) et partant que c’est vne chose superfluë de demander pourquoy il perseuere dans l’estre.

Voire mesme, comme l’enseigne Saint Augustin Camusat – Le Petit, p. 279
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(lequel aprés les auteurs sacrez a parlé de Dieu plus hautement, et plus dignement qu’aucun autre) en Dieu il n’y a point de passé, ny de futur, mais vn continuel present ; ce qui fait voir clairement qu’on ne peut sans absurdité demander pourquoy Dieu perseuere dans l’estre, veu que AT IX-1, 165 cette question enueloppe manifestement le deuant et l’aprés, le passé et le futur, qui doiuent estre bannis de l’jdée d’vn estre infini.

Dauantage on ne peut pas conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, comme s’il s’estoit luy-mesme premierement produit ; car il aurait esté auparauant que d’estre, mais seulement (comme nostre auteur declare en plusieurs lieux) parce qu’en effect il se conserue.

Mais la conseruation ne conuient pas mieux à l’estre infini que la premiere production. Car qu’est-ce, ie vous prie que la conseruation, sinon vne continuelle reproduction d’vne chose, d’où il arriue que toute conseruation supose vne premiere production ; Et c’est pour cela mesme que le nom de continuation, comme aussi celuy de conseruation estant plutost des noms de puissance que d’acte, emportent auec soy quelque capacité, ou disposition à receuoir ; mais l’estre infini est vn acte tres-pur incapable de telles dispositions.

Concluons donc que nous ne pouuons conceuoir que Dieu soit par soy positiuement, sinon à cause de l’imperfection de nostre esprit, qui conçoit Camusat – Le Petit, p. 280
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Dieu à la façon des choses creées ; ce qui sera encore plus euident par cette autre raison.

On ne demande point la cause efficiente d’vne chose, sinon à raison de son existence, et non à raison de son essence ; par exemple, quand on demande la cause efficiente d’vn triangle, on demande qui a fait que ce triangle soit au monde ; mais ce ne seroit pas sans absurdité que ie demanderois la cause efficiente pourquoy vn triangle a ses trois angles égaux à deux droits ; Et à celuy qui feroit cette demande, on ne répondrait pas bien par la cause efficiente, mais on doit seulement répondre, parce que telle est la nature du triangle : D’où vient que les Mathematiciens qui ne se mettent pas beaucoup en peine de l’existence de leur obiet, ne font aucune demonstration par la cause efficiente, et finale. Or il n’est pas moins de l’essence d’vn estre infini d’exister, voire mesme, si vous voulez, de perseuerer dans l’estre : qu’il est de l’essence d’vn triangle d’auoir ses trois angles égaux à deux droits : Doncques tout ainsi qu’à celuy qui demanderait, pourquoy vn triangle a ses trois angles egaux à deux drois, on ne doit pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce que telle est la nature immuable et éternelle du triangle ; De mesme à celuy qui demandesi quelqu’vn demandepourquoy Dieu est, ou pourquoy il ne cesse point d’estre, il ne faut point chercher en Dieu, ny hors de Dieu de cause efficiente, ou quasi efficiente (car ie ne dispute pas Camusat – Le Petit, p. 281
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icy du nom, mais de la chose) mais il faut dire pour toute raison, queparce que telle est la nature de l’estre souuerainement parfait.

C’est pourquoy, à ce que dit Monsieur Des-Cartes, que la lumiere AT IX-1, 166 naturelle nous dicte, qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit permis de demander pourquoy elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou bien si elle n’en a point, demander pourquoy elle n’en a pas besoin. Ie répons que si on demande pourquoy Dieu existe, il ne faut pas répondre par la cause efficiente, mais seulement parce qu’il est Dieu, c’est à dire vn estre infini ; Que si on demande quelle est sa cause efficiente, il faut répondre qu’il n’en a pas besoin ; et enfin si on demande pourquoy il n’en a pas besoin, il faut répondre parce qu’il est vn estre infini, duquel l’existence est son essence : Car il n’y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l’existence actuelle de l’essence, qui ayent besoin de cause efficiente.

Et partant ce qu’il adioute immediatement aprés les paroles que ie viens de citer se détruit de soy-mesme ; à sçauoir, Si ie pensois, dit-il, qu’aucune chose ne peust en quelque façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’egard de son effect, tant s’en faut que de là ie voulusse conclure qu’il y a vne premiere cause, qu’au contraire de celle-là mesme qu’on appelleroit premiere, ie rechercherois derechef la cause, et ainsi ie ne viendrois iamais à vne premiere.

Camusat – Le Petit, p. 282
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Car au contraire si ie pensois que de quelque chose que ce fust, il falust rechercher la cause efficiente, on quasi efficiente, i’aurois dans l’esprit de chercher vne cause differente de cette chose : d’autant qu’il est manifeste que rien ne peut en aucune façon estre à l’égard de soy-mesme, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effect.

Or il me semble que nostre auteur doit estre auerti de considerer diligemment et auec attention toutes ces choses, parce que ie suis assuré qu’il y a peu de Theologiens qui ne s’offensent de cette proposition, à sçauoir, que Dieu est par soy positiuement, et comme par vne cause.

Il ne me reste plus qu’vn scrupule, qui est, de sçauoir comment il se peut déffendre de ne pas commettre vn cercle, lorsqu’il dit, que nous ne sommes assurez que les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont vrayes, qu’à cause que Dieu est, ou existe.

Car nous ne pouuons estre assurez que Dieu est, sinon parce que nous conceuons cela tres-clairement et tres-distinctement ; doncques auparauant que d’estre assurez de l’existence de Dieu, nous deuons estre assurez que toutes les choses que nous conceuons clairement et distinctement sont toutes vrayes.

I’adiouteray vne chose qui m’estoit eschapée, c’est à sçauoir, que cette proposition me semble fausse que Monsieur Des-Cartes donne AT IX-1, 167 pour vne verité Camusat – Le Petit, p. 283
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tres-constante, à sçauoir que rien ne peut estre en luy, en tant qu’il est vne chose qui pense, dont il n’ait connoissance. Car par ce mot, en luy en tant qu’il est vne chose qui pense, il n’entend autre chose que son Esprit, en tant qu’il est distingué du corps. Mais qui ne void qu’il peut y auoir plusieurs choses en l’esprit, dont l’esprit mesme n’ait aucune connoissance ; par exemple, l’esprit d’vn enfant qui est dans le ventre de sa mere, a bien la vertu ou la faculté de penser, mais il n’en a pas connoissance : Ie passe sous silence vn grand nombre de semblables choses.

Des choses qui peuuent aréster les Theologiens.

Enfin pour finir vn discours qui n’est desia que trop ennuyeux, ie veux icy traitter les choses le plus briëuement qu’il me sera possible, et à ce sujet mon dessein est de marquer seulement les difficultez, sans m’arester à vne dispute plus exacte.

Premierement ie crains que quelques vns ne s’ofensent de cette libre façon de philosopher, par laquelle toutes choses sont réuoquées en doute. Et de vray nostre auteur mesme confesse, dans sa Methode que cette voye est dangereuse pour les foibles espris ; i’auoüe neantmoins qu’il tempere vn Camusat – Le Petit, p. 284
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peu le sujet de cette crainte dans l’abregé de sa premiere Meditation.

Toutesfois ie ne sçay s’il ne seroit point à propos de la munir de quelque préface, dans laquelle le lecteur fust auerti, que ce n’est pas serieusement, et tout de bon que l’on doute de ces choses, mais afin qu’ayant pour quelque temps mis à part toutes celles qui peuuent donner le moindre doute, ou comme parle nostre auteur en vn autre endroit, qui peuuent donner à nostre esprit vne occasion de douter la plus hyperbolique, nous voyions si aprés cela il n’y aura pas moyen de trouuer quelque verité qui soit si ferme et si assurée, que les plus opiniastres n’en puissent aucunement douter. Et aussi au lieu de ces paroles ne connoissant pas l’auteur de mon origine, ie penserois qu’il vaudrait mieux mettre feignant de ne pas connoistre.

Dans la quatriéme Meditation qui traite du vray et du faux, ie voudrais pour plusieurs raisons qu’il seroit long de raporter icy, que Monsieur Des-Cartes dans son abregé, ou dans le tissu mesme de cette meditation, auertist le lecleur de deux choses.

La premiere, que lorsqu’il explique la cause de l’erreur, il entend principalement parler de celle qui se commet dans le discernement du AT IX-1, 168 vray et du faux, et non pas de celle qui arriue dans la poursuite du bien et du mal.

Car puisque cela sufit pour le dessein et le but Camusat – Le Petit, p. 285
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de nostre auteur, et que les choses qu’il dit icy touchant la cause de l’erreur soufriroyent de tres-grandes obiections, si on les étendoit aussi à ce qui regarde la poursuite du bien et du mal, il me semble qu’il est de la prudence, et que l’ordre mesme, dont nostre auteur paroist si ialoux, requiert, que toutes les choses qui ne seruent point au suiet, et qui peuuent donner lieu à plusieurs disputes, soyent retranchées, de peur que tandis que le lecteur s’amuse inutilement à disputer des choses qui sont superfluës, il ne soit diuerti de la connoissance des necessaires.

La seconde chose dont ie voudrois que nostre auteur donnast quelque auertissement, est, que lorsqu’il dit que nous ne deuons donner nostre creance qu’aux choses que nous conceuons clairement et distinctement, cela s’entend seulement des choses qui concernent les sciences, et qui tombent souz nostre intelligence, et non pas de celles qui regardent la foy, et les actions de nostre vie : Ce qui a fait qu’il a tousiours condamné l’arrogance et presomption de ceux qui opinent, C’est à dire de ceux qui pensent sçauoir ce qu’ils ne sçauent pas, mais qu’il n’a iamais blâmé la iuste persuasion de ceux qui croyent auec prudence. Camusat – Le Petit, p. 286
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Car comme remarque fort iudicieusement S. Augustin au Chap. 15. de l’vtilité de la croyance ; il y a trois choses en l’Esprit de l’homme qui ont entr’elles vn tres-grand raport, et semblent quasi n’estre qu’vne mesme chose, mais qu’il faut neantmoins tres-soigneusement distinguer ; sçauoir est, entendre, croire, et opiner.

Celuy-là entend, qui comprend quelque chose par des raisons certaines. Celuy-là croit, lequel emporté par le poids et le credit de quelque graue et puissante autorité, tient pour vray cela mesme qu’il ne comprend pas par des raisons certaines. Celuy-là opine, qui se persuade, ou plutost qui presume de sçauoir ce qu’il ne sçait pas.

Or c’est vne chose honteuse, et fort indigne d’vn homme que d’opiner, pour deux raisons : la premiere pource que celuy-là n’est plus en estat d’aprendre, qui s’est desia persuadé de sçauoir ce qu’il ignore ; et la seconde pource que la presomption est de soy la marque d’un esprit mal fait, et d’un homme de peu de sens.

Doncques ce que nous entendons nous le deuons à la raison : Ce que nous croyons à l’autorité : Ce que nous opinons à l’erreur. Ie dis cela afin que nous sçachions qu’adioutant foy, mesme aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous sommes exemps de la presomption de ceux qui opinent.

Car ceux qui disent qu’il ne faut rien croire que ce que nous AT IX-1, 169 sçauons, taschent seulement de ne point tomber dans la faute de ceux qui opinent, laquelle en effect est de soy honteuse et blasmable : Mais si quelqu’vn considere auec soin la grande difference qu’il y a, entre celuy qui presume sçauoir ce qu’il ne sçait pas, et celuy qui croit ce qu’il sçait bien qu’il n’entend pas, y estant toutesfois porté par quelque puissante autorité, il verra que celuy-cy euite sagement le peril de l’erreur, le blasme de peu de confiance Camusat – Le Petit, p. 287
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et d’humanité, et le peché de superbe. Et vn peu aprés Chap. 12. il adioute.

On peut aporter plusieurs raisons qui feront voir qu’il ne reste plus rien d’assuré parmy la societé des hommes, si nous sommes resolus de ne rien croire que ce que nous pourons connoistre certainement.

Iusques icy Saint Augustin.

Monsieur Des-Cartes peut maintenant iuger combien il est necessaire de distinguer ces choses, de peur que plusieurs de ceux qui panchent aujourd’huy vers l’impieté, ne puissent se seruir de ses paroles, pour combatre la foy et la verité de nostre creance.

Mais ce dont ie preuoy que les Theologiens s’offenseront le plus, est, que selon ses principes, il ne semble pas que les choses que l’Eglise nous enseigne touchant le sacré mystere de l’Eucharistie, puissent susister et demeurer en leur entier.

Car nous tenons pour article de foy que la substance du pain estant ostée du pain Eucharistique, les seuls accidens y demeurent : or ces accidens sont l’étenduë, la figure, la couleur, l’odeur, la saueur, et les autres qualitez sensibles.

De qualitez sensibles nostre auteur n’en reconnoist point, mais seulement certains differens mouuemens des petits corps qui sont autour de nous, par le moyen desquels nous sentons ces differentes impressions, lesquelles puis aprés nous apelons du nom de couleur, de saueur, d’odeur etc. Camusat – Le Petit, p. 288
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Ainsi il reste seulement la figure, l’étenduë, et la mobilité. Mais nostre auteur nie que ces facultez puissent estre entenduës sans quelque substance en laquelle elles resident, et partant aussi qu’elles puissent exister sans elle : Ce que mesme il repete dans ses réponses aux premières obiections.

Il ne reconnoist point aussi entre ces modes ou affections de la substance, et la substance, de distinction autre que la formelle, laquelle ne suffit pas, ce semble, pour que les choses qui sont ainsi distuinguées, puissent estre séparées l’vne de l’autre, mesme par la toute puissance de Dieu.

AT IX-1, 170 Ie ne doute point que Monsieur Des-Cartes, dont la pieté nous est tres connuë, n’examine et ne pese diligemment ces choses, et qu’il ne iuge bien qu’il luy faut soigneusement prendre garde, qu’en tachant de soutenir la cause de Dieu contre l’impieté des libertins, il ne semble pas leur auoir mis des armes en main, pour combatre vne foy que l’autorité du Dieu qu’il defend a fondée, et au moyen de laquelle il espere paruenir à cette vie immortelle qu’il a entrepris de persuader aux hommes.