Dossier : Questions de phrases


La phrase d’André Gide dans Les Faux-Monnayeurs

Marjolaine Vallin

Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

Résumé :
L’article se propose de définir la spécificité de la phrase dans Les Faux-Monnayeurs. Pour cela, il analyse d’abord la conception gidienne de la phrase dans le roman à partir du relevé des occurrences du mot, puis caractérise la phrase telle qu’elle y apparaît, en la comparant à d’autres textes de Gide : majoritairement brève mais susceptible de s’allonger. L’article explique alors les raisons syntaxiques, prosodiques, génériques et philosophiques de cette brièveté comme de cet allongement. Il conclut que la phrase des Faux-Monnayeurs, prétendument classique, est surtout variée et contradictoire : brève ou allongée, simple ou complexe, familière ou recherchée, resserrée ou disloquée. En cela, elle est représentative du style de son auteur, de son esthétique comme de son éthique – entre classicisme et symbolisme, entre tradition et modernité.

Abstract:
The article aims to define how specific the phrasing is in Les Faux-Monnayeurs (The Counterfeiters). In order to do this, first Gide’s sentence conception is analysed in that novel, from a list of lexical occurrences. The phrasing is then characterised as it appears, comparing it with that of other texts from Gide’s novels: mostly brief but liable to lengthen. In the article are then explained the syntax, prosodic, generic and philosophic reasons for the brevity as much as for the lengthening of the phrase. As a conclusion, the article states that although allegedly classical, the phrasing in Les Faux-Monnayeurs is above all varied and contradictory: brief or long, simple or complex, informal or refined, succinct or rambling. In this it is representative of the author, his aesthetics as well as his ethics – between classicism and symbolism, tradition and modernity.

Dans La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon [1], la phrase gidienne n’est pas retenue comme caractéristique de la langue littéraire de la première moitié du XXe siècle, même si est reconnue la place qu’André Gide occupe dans l’imaginaire national pour la génération de 1920 : l’incarnation d’« une certaine idée de la langue et de la littérature françaises, bref du génie national » [2]. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de phrase gidienne ? Pour tenter de répondre à cette question, nous interrogerons d’abord la conception gidienne de la phrase dans son livre le plus célèbre, de nouveau au programme de l’agrégation de lettres cette année, Les Faux-Monnayeurs [3], puis caractériserons la phrase telle qu’elle apparaît dans son roman, avant de nous demander si cette phrase mérite sa réputation de classicisme.

Définition de la phrase pour André Gide

Nous savons, depuis Jean-Pierre Séguin [4], que la phrase fut progressivement inventée au XVIIIe siècle et qu’elle prit alors un sens grammatical ; auparavant, dans l’Antiquité et jusqu’à l’âge classique, la phrase n’existait pas : seule la période avait un sens dans une langue qui était moins littéraire que rhétorique, celle de l’âge de l’éloquence. La phrase est définie aujourd’hui comme « l’unité de niveau supérieur d’un type de construction hiérarchique du discours » [5] ou « le niveau supérieur de la syntaxe » [6] : on ne peut la dépasser sans changer de niveau, c’est-à-dire sans passer de l’ordre de la phrase à celui du texte. Certes, mais pour André Gide ?

Les références à la phrase dans Les Faux-Monnayeurs

Selon la base Frantext, il y a 32 occurrences de « phrase » et 16 occurrences de « phrases » dans Les Faux-Monnayeurs, occurrences que l’on peut classer selon le sens que prend le mot et qui mettent en lumière les différents critères traditionnellement invoqués pour définir la phrase (graphique, sémantique, syntaxique).

Sens étymologique

L’origine du mot « phrase », emprunté au latin phrasis (signifiant diction, style, élocution) lui-même issu du grec (signifiant discours, expression, langage, diction), souligne la dimension orale du mot et donne la première valeur attestée en français d’arrangement de mots, de façon de parler [7]. Dans Les Faux-Monnayeurs se trouvent des emplois du terme « phrase » dans ce sens premier, c’est-à-dire purement lexical et oratoire (signifiant parole, propos, arrangement de plusieurs mots), loin du sens syntaxique moderne de la phrase. Ainsi, Gide peut employer successivement « mots » et « phrase » comme deux synonymes permettant d’éviter la répétition, comme dans ce dialogue entre Albéric Profitendieu et son épouse, lors de la fugue de Bernard, ou dans celui entre Robert Passavant et Édouard :

Voici ce qu’il voudrait lui dire :
« Ma pauvre amie, vois-tu : il ne peut naître rien de bon du péché. Il n’a servi à rien de chercher à couvrir ta faute. Hélas ! j’ai fait ce que j’ai pu pour cet enfant ; je l’ai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c’était une erreur, de prétendre… »
Mais dès la première phrase il s’arrête.
Et sans doute comprend-elle ces quelques mots si chargés de sens […]. (p. 30) [8]

Sans même reprendre haleine, et changeant de ton brusquement :
« Mais, quelle est cette délicieuse enfant qui vous accompagne ? demande-t-il en souriant.
– C’est, dit Édouard, mademoiselle Sarah Vedel ; la sœur précisément de madame Douviers, mon amie. »
Faute de mieux, il aiguisa ce « mon amie » comme une flèche ; mais qui n’atteignit pas son but, et Passavant, la laissant retomber :
« Vous seriez bien aimable de me présenter. »
Il avait dit ces derniers mots et la phrase précédente assez haut pour que Sarah pût les entendre […]. (p. 285)

La plupart des emplois du terme « mots » synonyme de « phrase » [9] concernent des dialogues, soit la parole prononcée, sauf deux occurrences où les « mots » renvoient aux signes graphiques écrits : une citation des « mots de La Rochefoucauld » (p. 322) et un bulletin d’adhésion (p. 334). Mais Gide peut aussi différencier « mots » et « phrase » dans certains cas, ainsi dans ce dialogue entre Bernard et Olivier :

Bernard l’embrasse, puis le repousse en riant. Il a compris :
« Ça, je te le promets. Non, je ne ferai pas le marlou. »
Et il ajoute :
« Avoue tout de même que ça serait le plus simple. »
Mais Olivier se sent rassuré ; il sait bien que ces derniers mots ne sont dits que par affectation de cynisme. (p. 35)

Le terme « mots » désigne alors une partie ou une ébauche de phrase, une phrase inachevée, par exemple :

Il se penchait vers lui avec l’apparence de la tendresse ; instruit par Ghéridanisol, il lui parlait… Et dès les premiers mots, Boris, qui bramait après un peu d’estime et d’amour, fut conquis. (p. 367)

Expressions idiomatiques

Le sens originel de « phrase » se trouve encore aujourd’hui dans quelques expressions lexicalisées : faire des phrases, phrase toute faite, sans phrases, petite phrase. Dans Les Faux-Monnayeurs se trouvent quelques exemples, manifestant l’artificialité ou l’emphase du langage :

Il est très épatant, mon papa. Il sait par cœur des tas de phrases consolatrices pour les principaux événements de la vie. (p. 275)

La difficulté de Bernard à parler vrai, à être sincère, à exprimer sa pensée est alors dévoilée :

Devant la porte du 16 il s’arrêta, voulut préparer son entrée, chercha des phrases ; rien ne vint ; alors, brusquant son courage, il frappa. (p. 128)

Ah ! si vous saviez ce que c’est enrageant d’avoir dans la tête des tas de phrases de grands auteurs, qui viennent irrésistiblement sur vos lèvres quand on veut exprimer un sentiment sincère. (p. 195)

Rien de ce que j’écrirais facilement ne me tente. C’est parce que je fais bien mes phrases que j’ai horreur des phrases bien faites. (p. 263)

Le sens rhétorique ancien (l’art de bien parler, de faire de belles phrases) est aussi utilisé dans le roman, avec un sens péjoratif, pour souligner le « ridicule » d’une phrase sentencieuse (p. 83) ou exprimer la confusion d’une explication faite au moyen d’une « phrase compliquée » (p. 101) ou d’une « phrase absurde » (p. 126). La tentation oratoire guette toujours les personnages qui « construisent » des phrases (p. 95), répètent celles des autres (p. 195 ou p. 255) et utilisent des formules stéréotypées qui cachent leurs pensées ou leurs sentiments profonds. C’est pour cela que certains personnages n’achèvent pas leur(s) phrase(s) [10] lorsqu’ils prennent conscience de la vacuité de celle(s)-ci :

« Telle qu’elle est, sa vie, je l’envie ; oui, je l’envie plus même avec sa fin sordide, que celle de… »
Bernard n’acheva pas sa phrase ; sur le point de nommer un contemporain illustre, il hésitait entre trop de noms. (p. 264)

« Votre neveu m’avait fait espérer que vous viendriez, commença Passavant d’une voix douce et presque basse. Je m’en réjouissais, car précisément… »
Le regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile à séduire et habitué à plaire, Passavant avait besoin de sentir en face de lui un miroir complaisant, pour briller. (p. 284)

Sens musical

Il existe aussi une « phrase musicale » (ou phrasé), « suite de sons musicaux avec un arrêt ou repos après le dernier » [11]. Ce sens musical apparaît également au XVIIIe siècle. Dans Les Faux-Monnayeurs, malgré la présence du personnage de La Pérouse, professeur de musique, malgré la barcarolle jouée par Cécile Profitendieu au début du roman (p. 26), malgré le parallèle établi par Édouard entre littérature et fugue (p. 187), ne se retrouvent guère la passion de Gide pour la musique et le modèle du langage musical pour les symbolistes. C’est sans nul doute le signe d’une évolution esthétique de l’auteur et une spécificité de son écriture romanesque.

Sens moderne

« Phrase » prend au XVIIIe siècle son sens moderne et syntaxique de « proposition simple ou réunion de propositions formant une unité d’expression et séparées dans l’écriture par des points » [12]. On trouve dans le roman des emplois modernes de « phrase » [13] et « phrases » [14], avec le plus souvent un sens oral – sauf p. 27, p. 171, p. 195, p. 216 ou p. 279, où il s’agit alors de phrases écrites : une phrase extraite d’une lettre, d’un carnet ou une citation d’écrivain. Gide peut alors procéder, par l’intermédiaire de ses personnages, à une réflexion psychologique issue d’une analyse grammaticale ou lexicologique des « phrases » employées :

Ce qui le gênait aussi, c’était à la fois le désir et la crainte de tutoyer Édouard ; il se contentait de donner à chacune de ses phrases un tour indirect, d’où, du moins, le « vous » était exclu, de sorte qu’il enlevait par cela même à Édouard l’occasion de solliciter un tutoiement qu’il souhaitait. (p. 82-83)

« En tant que magistrat, continuait-il, j’en ai connu qui ne se prêtaient à leur mari qu’à contrecœur, qu’à contresens… et qui pourtant s’indignent lorsque le malheureux rebuté va chercher ailleurs sa provende… »
Le magistrat avait commencé sa phrase au passé ; le mari l’achevait au présent, dans un indéniable rétablissement personnel. (p. 224)

Depuis quelques instants, mon émotion fléchissait, car je venais de m’apercevoir que le verbe « savoir » figurait dans presque toutes ses phrases. (p. 327)

La définition de la phrase sous la plume de Gide est alors essentiellement graphique : elle débute par une majuscule et finit par un point ; les énoncés séparés par des points-virgules ou coordonnés, quel que soit leur nombre, ne sont pas des phrases mais des sous-phrases, des propositions incluses dans la phrase [15]. Par exemple :

« Je m’efforçais de croire que tu ne serais pas là ; mais au fond j’étais sûr que tu viendrais ».
Il put croire qu’Olivier voyait de la présomption dans cette phrase. (p. 81)

« […] Puis j’aurais posé en regard un portrait du savant, du chercheur, de celui qui creuse, et montré enfin que, pendant que le savant cherche, l’artiste trouve ; que celui qui creuse s’enfonce, et que qui s’enfonce s’aveugle ; que la vérité, c’est l’apparence, que le mystère c’est la forme, et que ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau. »
Cette dernière phrase, Olivier la tenait de Passavant, qui lui-même l’avait cueillie sur les lèvres de Paul-Ambroise, un jour que celui-ci discourait dans son salon. (p. 255)

Mais parfois le critère sémantique prime sur le critère graphique. Ainsi, dans cet exemple où les trois variantes de la même phrase sont assimilées à une seule et même phrase (d’où le singulier), malgré la réalité graphique :

Du moins voulait-il dire à Édouard :
« Quand te reverrai-je ? Quand vous reverrai-je ? Quand est-ce qu’on se revoit ?… »
Édouard attendait cette phrase. Rien ne vint. (p. 84)

Autre exemple, où plusieurs phrases graphiques synonymiques sont considérées comme une seule et même phrase (une même idée) par Édouard :

« Désormais on se dira tout. Nous entrons dans une ère nouvelle de franchise et de sincérité. (Il emploie volontiers plusieurs mots pour dire la même chose – vieille habitude du pastorat.) On ne gardera pas d’arrière-pensées, de ces vilaines pensées de derrière la tête. On va pouvoir se regarder bien en face, et les yeux dans les yeux. N’est-ce pas. C’est convenu. » […]
Ces propos s’adressaient en particulier à un frère de Laura […]. Un soir que le vieux [Azaïs] avait redit de nouveau cette phrase, je m’en fus le retrouver dans son bureau […]. (p. 109)

Une définition graphique

Dans Les Faux-Monnayeurs, la phrase a une réalité graphique : une phrase est « une suite de mots délimitée par une lettre majuscule initiale et par une ponctuation forte finale », c’est-à-dire phonétiquement « délimitée par deux pauses importantes » et « caractérisée par une intonation » spécifique [16]. Si le critère de la ponctuation est devenu pour la modernité sujet à caution (poésie non ponctuée, textes en prose sous-ponctués ou au contraire sur-ponctués), pour André Gide il reste déterminant [17].

Chacune des trois citations suivantes constitue donc une seule phrase : « Ah ! juste ciel ! serait-ce lui ? » (p. 80) ; « Évidemment, papa en attendait, – des compliments ; et comme mon oncle ne disait rien, il a demandé : “Eh bien ? qu’est-ce que tu en penses ?” » (p. 41) ; ou « Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu’Édouard et Olivier eurent à se retrouver eût été plus démonstrative ; mais une singulière incapacité de jauger son crédit dans le cœur et l’esprit d’autrui leur était commune et les paralysait tous deux ; de sorte que chacun se croyant seul ému, tout occupé par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n’avait souci que de ne point trop en laisser paraître l’excès. » (p. 81).

Ce critère (typo)graphique n’est pas sans soulever des interrogations, notamment sur le statut phrastique ou non phrastique de certains énoncés (apostrophe, interjection, apposition, ajout, etc.) après un signe de ponctuation (point, point-virgule, point d’exclamation, virgule ou tiret) : sont-ce des ajouts comparables aux hyperbates de l’ancienne rhétorique (ajouts non prédicatifs) ou de véritables phrases averbales [18] ? Il ne faut pas en effet qualifier de phrase averbale tout énoncé sans verbe, comme le rappelle Florence Lefeuvre [19], laquelle postule la nécessaire présence d’un prédicat et d’une modalité pour parler de phrase (verbale ou averbale). En général, dans Les Faux-Monnayeurs, la ponctuation suffit à déterminer le caractère phrastique. Ainsi, dans « La maison repose, la ville, la nature entière ; pas un bruit. » (p. 295), il n’y a qu’une phrase complexe, composée de deux sous-phrases simples juxtaposées : les segments « la ville, la nature entière » peuvent être analysés comme deux rajouts non prédicatifs, sujets comme « la maison » du verbe reposer, tandis que « pas un bruit » est une sous-phrase averbale existentielle. Ainsi, dans « À vrai dire, c’est à certains de ses confrères qu’Édouard pensait d’abord, en pensant aux faux-monnayeurs ; et singulièrement au vicomte de Passavant. » (p. 188), il n’y a qu’une phrase simple : le segment placé après le point-virgule n’est pas prédicatif, c’est un ajout typographiquement isolé qui dépend du verbe penser et permet de préciser quel confrère est visé. En revanche, lorsqu’à la question d’Olivier « Où vas-tu dormir ? », Bernard répond « N’importe où. Par terre. Dans un coin. » (p. 35), y a-t-il trois phrases averbales locatives dans sa réponse, comme semble l’indiquer la ponctuation, ou bien trois segments elliptiques non phrastiques (« Je dormirai n’importe où. Je dormirai par terre. Je dormirai dans un coin. ») ?

Caractéristiques de la phrase dans Les Faux-Monnayeurs

Nous allons à présent exposer les principales caractéristiques de la phrase gidienne telle qu’elle apparaît dans Les Faux-Monnayeurs.

Maximes et sentences

Une des constantes de l’écriture de Gide concerne la présence de maximes et sentences, issues de sa culture humaniste et de son admiration pour les moralistes classiques. Dans Les Faux-Monnayeurs, leur présence se retrouve, certes moins forte que dans Les Nourritures terrestres [20] notamment, mais frappante malgré tout – dans les épigraphes de certains chapitres [21], dans les propos des personnages ou du narrateur. La phrase a alors une syntaxe et une allure particulières : emploi du présent gnomique, de la copule être ou du présentatif, d’adverbes (jamais, toujours), de déterminants définis au singulier (le) ou au pluriel (tous, les), du pronom générique on ou nous [22], de noms abstraits, du rythme binaire. Par exemple : « Ces scènes où l’un offre plus de son cœur qu’on ne lui demande, sont toujours pénibles. » (p. 99) ; « Quand on parle, c’est pour se faire comprendre. » (p. 173) ; ou « Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. » (p. 78).

Tous les personnages mettent en pratique ce que dit Édouard, ici porte-parole du romancier :

En localisant et en spécifiant, l’on restreint. Il n’y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n’y a d’art que général. Tout le problème est là, précisément ; exprimer le général par le particulier ; faire exprimer par le particulier le général. (p. 184)

Ainsi, tous les personnages pratiquent cette généralisation à partir de leur propre cas ou de leur propre expérience. Par exemple, dans ce commentaire d’Édouard, où il passe du je au on :

Les âmes simples comme celles d’Azaïs sont assurément celles qu’il m’est le plus difficile de comprendre. Dès qu’on est un peu moins simple soi-même, on est contraint, en face d’elles, à une espèce de comédie ; peu honnête ; mais qu’y faire ? On ne peut discuter, mettre au point ; on est contraint d’acquiescer. Azaïs impose autour de lui l’hypocrisie, pour peu qu’on ne partage pas sa croyance. (p. 108)

Une phrase majoritairement brève

L’impression de lecture est confirmée par les statistiques établies dans la thèse de Yi-Yon Kang [23] : sur les 8 043 phrases qu’elle recense dans Les Faux-Monnayeurs, près de 74 % font moins de 2 lignes, près de 41 % moins d’une ligne – la longueur moyenne de la phrase étant de 1,7 ligne. La phrase y est donc quantitativement courte, voire très courte. Il n’y a que 23 phrases très longues (supérieures à 8 lignes) dans le roman selon Yi-Yon Kang. Comme le dit Gide dans son Journal : « Exprimer le plus succinctement sa pensée, et non le plus éloquemment… Où trois lignes suffisent, je n’en mettrai pas une de plus. » [24]. Les raisons de cette brièveté sont plurielles.

D’abord, la grande fréquence du dialogue et de la syntaxe de l’oralité en général dans le roman contribue à la brièveté des phrases ; les réponses notamment sont volontiers très courtes, voire lapidaires (« oui », « non », « tant pis », « évidemment », « rien », « pas mal », etc.) ; les interjections et les exclamations à valeur prédicative sont également nombreuses, non seulement dans le monologue intérieur (« Quel soulagement de savoir !… », p. 63) ou le dialogue (« Quoi ! », p. 120 ; ou « Parbleu ! », p. 259), mais aussi dans la narration (« Quel enfant ! », p. 296 ; ou « Dehors ! », p. 62). La fréquence des phrases averbales (« Debout, valeureux Bernard ! », p. 62 ; ou « Quatre heures. », p. 61) explique ainsi un taux important de phrases brèves.

De plus, les phrases sont souvent brèves parce qu’elles sont elliptiques [25]. Plusieurs sortes d’ellipses sont pratiquées, en particulier celle de la copule, celle du verbe et / ou celle du sujet. Par exemple, pour l’ellipse du sujet : « Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée ; se recoiffe ; se rechausse. » (p. 62). Souvent plusieurs mots sont sous-entendus. Ainsi, la phrase « La chambre de La Pérouse donnait sur la rue. Elle était petite, mais décente. » (p. 344) pratique l’ellipse du sujet et de la copule (« Elle était petite, mais elle était décente. ») ; même chose pour le « Pourquoi jaloux ? » de Laura (p. 198) qui signifie « Pourquoi êtes-vous jaloux ? » ; ou encore le « Perdu ma valise. » du journal d’Édouard (p. 155) qui omet le sujet et l’auxiliaire (« J’ai perdu ma valise. »).

L’implicite est aussi utilisé, notamment dans les phrases interrogatives des dialogues. Par exemple, quand Olivier demande : « Ton examen ? » (p. 35), il veut dire : « Comment vas-tu faire pour passer / obtenir ton examen ? » ; ou encore quand Charles Profitendieu demande : « Et Caloub ? », ce à quoi son père répond : « Non ; non ; rassure-toi. Bernard seul. » (p. 31), le premier s’interroge : « Caloub est-il aussi un enfant naturel ? », tandis que le second affirme : « Seul Bernard est concerné. ».

Enfin, les phrases peuvent être brèves parce qu’elles sont inachevées, notamment dans les dialogues – lorsque la phrase est coupée [26] ou achevée par l’interlocuteur ou encore quand le personnage s’interrompt, dominé par son émotion (hésitation, perplexité, indécision, etc.) ou incapable de trouver les mots [27]. Les points de suspension sont alors utilisés. Ainsi, ce dialogue entre Édouard et le vieux La Pérouse, où le second complète la phrase du premier (premiers points de suspension) puis s’interrompt (seconds points de suspension) : « – Vous me disiez que vous ne croyiez pas… – À l’immortalité de l’âme ? Vous ai-je dit cela ?… » (p. 377).

L’allongement de la phrase

Dans Les Faux-Monnayeurs, les phrases courtes sont le plus souvent des phrases simples, mais la phrase complexe n’est pas forcément longue. Il en est ainsi de la première phrase du roman : « “C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor”, se dit Bernard. » (p. 13) ; ou encore des phrases suivantes : « J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent, quand bien je le voudrais, je ne peux plus. Cette manie a pris fin brusquement, sans même que je m’en sois rendu compte. » (p. 264). Or, les phrases complexes citées sont composées à l’aide de la subordination, laquelle est utilisée avec modération [28] dans le roman ; la majorité des phrases complexes longues (à l’exception des 23 très longues phrases du roman) ne le sont pas à cause de la subordination. Si les phrases du roman sont majoritairement courtes, quels sont les facteurs, isolés ou combinés, qui expliquent l’allongement de la phrase ? En voici quelques-uns.

La parataxe

C’est un trait stylistique notable du roman et plus généralement de l’écriture d’André Gide que la préférence pour la juxtaposition d’abord, pour la coordination ensuite, c’est-à-dire la parataxe [29], à toute forme de subordination [30]. La ponctuation y joue un rôle fondamental : le point-virgule et dans une bien moindre mesure les parenthèses permettent à la phrase de s’allonger sans subordination en juxtaposant, coordonnant ou en insérant diverses propositions.

Le point-virgule est une pause intermédiaire entre le point et la virgule ; il est l’outil préféré de la parataxe [31] chez Gide car il « relie et ne sépare pas » [32] : il sert à juxtaposer des propositions indépendantes tout en les maintenant dans les limites syntaxiques et sémantiques d’une même phrase ; chaque proposition est ainsi bien délimitée tout en s’insérant dans une chronologie d’actions ou dans une succession logique de réflexions ou de discours rapportés. Cela permet d’identifier clairement les diverses étapes de la narration ou de la pensée d’un personnage. Voici deux exemples de phrases complexes utilisant le point-virgule entre chaque proposition coordonnée ou juxtaposée, respectivement dans le cadre d’une narration et d’un monologue intérieur :

Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, Édouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément ; je ne trouvais rien à lui dire ; je regardais ailleurs – lui aussi du reste ; il a commencé par rouler une cigarette ; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé et s’est mis à regarder par la fenêtre. (p. 40-41)

Celui-ci [Passavant] n’eut donc pas trop de mal à se persuader que précisément il en avait assez d’Olivier ; qu’en ces deux mois d’été, il avait épuisé tout l’attrait d’une aventure qui risquait d’encombrer sa vie ; qu’au demeurant il s’était surfait la beauté de cet enfant, sa grâce et les ressources de son esprit ; que même il était temps que ses yeux s’ouvrissent sur les inconvénients de confier la direction d’une revue à quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi inexpérimenté. (p. 312)

Les parenthèses sont peu utilisées dans le roman, mais, quand elles apparaissent, elles permettent soit au narrateur extradiégétique de faire un commentaire [33], soit au personnage d’apporter des précisions sans interrompre le flux de sa pensée et sa phrase [34], ce qui a pour effet mécanique d’allonger cette dernière :

Le voyage a été pénible parce que Laura était très fatiguée et que son état (elle commence son troisième mois de grossesse) exigeait beaucoup de ménagements ; et que l’endroit où nous avions résolu d’aller (pour des raisons qu’il serait trop long de te dire) est d’accès assez difficile. (p. 168)

Souvent plusieurs signes de ponctuation s’ajoutent et se combinent, allongeant ainsi la phrase. Ici, par exemple, les parenthèses, le tiret puis le point-virgule s’enchaînent :

Quand nous sommes arrivés à Saas-Fée, après des difficultés sans nombre (nous avions pris une chaise à porteurs pour Laura, car les voitures ne parviennent pas jusqu’ici), l’hôtel n’a pu nous offrir que deux chambres, une grande à deux lits et une petite, qu’il a été convenu devant l’hôtelier que je prendrais – car, pour cacher son identité, Laura passe pour la femme d’Édouard ; mais chaque nuit c’est elle qui occupe la petite chambre et je vais retrouver Édouard dans la sienne. (p. 169)

Dans les longues phrases complexes – ou, pour reprendre la terminologie de Marc Wilmet [35] qui convient bien au style d’André Gide, dans les phrases multiples – les propositions (subordonnées ou indépendantes) peuvent être soit intégralement juxtaposées, soit coordonnées, soit reliées au moyen de ces deux modes de jonction. Par exemple :

Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser ; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour, mais il la savait à Paris sans ressources ; il avait causé sa détresse : il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer – aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. (p. 44)

L’alliance de la juxtaposition et de la coordination permet d’allonger davantage la phrase en la structurant et en exprimant la logique de la pensée au moyen de conjonctions de coordination ou d’adverbes de liaison.

Les énumérations intraphrastiques

De nombreuses énumérations intraphrastiques rythment les phrases des Faux-Monnayeurs ; ces énumérations concernent diverses classes de mots (substantif, adjectif, adverbe, groupe prépositionnel, infinitif, participe passé, subordonnée) et diverses fonctions grammaticales mais se trouvent souvent à droite du verbe, créant ainsi une cadence mineure. Les différents termes de l’énumération sont juxtaposés, entre virgules, ou plus rarement coordonnés. Par exemple : « Il glisse dans une nouvelle journée, étrange à lui-même, épars, léger, nouveau, calme et frémissant comme un dieu. » (p. 296) ; ou « Il voudrait sortir dans la rue, marcher, courir, gagner le large, s’aérer. » (p. 296).

Ces énumérations ont souvent une fonction analytique ou descriptive, preuve de la volonté du narrateur ou du locuteur de trouver les mots justes pour définir la réalité, sa pensée ou son sentiment. Ainsi, dans l’exemple suivant, la première longue énumération décrit le temple lors de la cérémonie du mariage de Laura, la seconde énumération, avec un rythme ternaire, analyse l’esprit qui s’en dégage sous le regard neuf d’Édouard :

La singulière faculté de dépersonnalisation qui me permet d’éprouver comme mienne l’émotion d’autrui, me forçait presque d’épouser les sensations d’Olivier, celles que j’imaginais qu’il devait avoir ; et, bien qu’il tînt les yeux fermés, ou peut-être à cause de cela même, il me semblait que je voyais à sa place et pour la première fois ces murs nus, l’abstraite et blafarde lumière où baignait l’auditoire, le détachement cruel de la chaire sur le mur blanc du fond, la rectitude des lignes, la rigidité des colonnes qui soutiennent les tribunes, l’esprit même de cette architecture anguleuse et décolorée dont m’apparaissaient pour la première fois la disgrâce rébarbative, l’intransigeance et la parcimonie. (p. 102)

Les incises et les incidentes

Les incises et les incidentes, formes de l’insertion, s’intègrent dans la phrase complexe sans outil de liaison et se démarquent au moyen de la ponctuation (virgule, tiret ou parenthèses), comme pour la juxtaposition ; le choix de l’insertion permet notamment d’éviter la subordination et donne une grande liberté à la phrase ; c’est frappant dans les incises du discours rapporté qui permettent une souplesse syntaxique et une mise en avant de l’information essentielle – ici l’heure de la mort de Boris ou l’endroit choisi pour celle-ci :

C’est à six heures moins cinq, avait-il été convenu, que Boris devait en finir, juste avant la dispersion des élèves ; mieux valait ainsi ; on pourrait, aussitôt après, s’échapper au plus vite. (p. 372)

La place fatale était, je l’ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu’en se penchant. (p. 374)

Les incidentes, après une virgule ou entre parenthèses, servent le plus souvent aux différents narrateurs ou locuteurs du roman à faire des commentaires personnels (je l’avoue, je m’en souviens fort bien, je veux dire, c’est-à-dire, j’espère, etc.) ou à associer leur interlocuteur (tu sais, croyez-moi, n’est-il pas vrai, etc.), sans avoir besoin de recourir à la lourdeur de la subordination ou en épousant le flux de leur pensée. Par exemple : « Ce serait indiscret, tu comprends, d’aller le lui demander. » (p. 358) ; « Que Lucien fasse des vers, chacun s’en doute ; pourtant Olivier est, je crois bien, le seul à qui Lucien découvre ses projets. » (p. 17) ; ou « C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. » (p. 186).

Les retouches correctives

L’allongement de la phrase dans Les Faux-Monnayeurs est aussi dû à la volonté de trouver la formulation appropriée, qui n’est jamais immédiate, qui nécessite des retouches, corrections, ajouts et variations sous diverses formes (incidentes, énumérations, parenthèses, reprises, etc.). Gide joue de toutes les ressources de la langue et de la ponctuation pour tenter d’approcher la vérité et « tendre à la précision » [36]. Par exemple :

Ce dont elle souffrait surtout et qui, pour peu que s’y attardât sa pensée, lui devenait insupportable, c’était de vivre aux dépens de ce protecteur, ou mieux : de ne lui donner rien en échange ; ou plus exactement encore : c’était qu’Édouard ne lui demandât rien en échange, alors qu’elle se sentait prête à tout lui accorder. (p. 179)

J’ai souvent éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut, en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plus exactement : libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de lui-même et dépersonnalisé. (p. 160)

Les reprises permettent de préciser la pensée ou le terme employé, amplifiant ainsi la phrase qui se déploie par paliers. Par exemple :

Dès qu’il veut travailler, entre son livre et lui, d’indiscrets souvenirs se promènent ; et non les souvenirs des instants aigus de sa joie, mais de petits détails saugrenus, mesquins, où son amour-propre s’accroche, et s’écorche et se mortifie. (p 296-297)

[…] et je me souvenais d’une phrase de notre conversation précédente, phrase qui déjà m’avait paru des plus sages alors que je n’étais pas intéressé à la trouver telle : « Je préfère accorder de bonne grâce ce que je sais que je ne pourrais pas empêcher. » (p. 306)

Une dernière remarque : parfois la phrase finit par s’allonger tellement qu’il devient difficile d’en percevoir l’architecture, mais c’est pour une raison alors symbolique ; la phrase mime la confusion du personnage (ici Édouard), qui se cache ses propres sentiments (ici son amour pour Olivier) et ne cesse de multiplier des commentaires qui en retardent l’aveu :

Ce n’est pas que le temps m’ait manqué, mais j’avais le cœur encore plein de Laura – ou plus exactement je voulais ne point distraire d’elle ma pensée ; et puis je ne me plais à noter ici rien d’épisodique, de fortuit, et il ne me paraissait pas encore que ce que je vais raconter pût avoir une suite, ni comme l’on dit : tirer à conséquence ; du moins, je me refusais à l’admettre et c’était pour me le prouver, en quelque sorte, que je m’abstenais d’en parler dans mon journal ; mais je sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier aimante aujourd’hui mes pensées, qu’elle incline leur cours et que, sans tenir compte de lui, je ne pourrais ni tout à fait m’expliquer, ni tout à fait me comprendre. (p. 89)

Étude comparative

L’œuvre d’André Gide s’étend sur soixante ans et son écriture a évolué. Y a-t-il une phrase propre aux Faux-Monnayeurs au sein de l’œuvre littéraire de son auteur ? Pour tenter de répondre, nous avons choisi de comparer le seul roman dont se réclame Gide avec trois œuvres de genre varié, de jeunesse ou contemporaine des Faux-Monnayeurs (1925) : Paludes (1895), ouvrage défini comme une sotie ; Les Nourritures terrestres (1897), relevant du genre lyrique et Si le grain ne meurt, récit autobiographique publié en 1926.

La première spécificité concerne la longueur et l’oralité de la phrase, deux aspects manifestes dans Les Faux-Monnayeurs mais aussi dans Paludes : il s’agit d’une phrase courte où se multiplient les caractéristiques syntaxiques de l’oral et de l’emphase – parataxe, répétitions, focalisations, thématisations. Par exemple, les phrases pseudo-clivées suivantes : « Ce que je voudrais, disait Lucien, c’est raconter l’histoire, non point d’un personnage, mais d’un endroit […]. » (p. 17) ou « Une chaire de biologie comparée, ou je ne sais quoi dans ce goût, voilà ce qu’il vous faudrait… » (p. 151) ; ou le détachement en tête de phrase du sujet (moi) repris par le pronom clitique (je) : « Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. » (p. 185) ; ou encore cette répétition, marque du « discours oral non préparé » [37] : « – Et ça n’est pas tout ; ça n’est pas tout ! reprit Lucien avec ardeur. » (p. 18). Par comparaison, la phrase dans Si le grain ne meurt est plus longue, plus recherchée, moins orale.

La simplicité du ton est aussi une caractéristique des Faux-Monnayeurs : pas de recherche poétique manifeste, d’apostrophes lyriques [38], de prose musicale par exemple, comme dans Les Nourritures terrestres, ni de vers blancs comme dans Paludes [39]. La période symboliste semble donc révolue avec Les Faux-Monnayeurs.

L’étude comparée de la ponctuation révèle certaines caractéristiques des Faux-monnayeurs et permet parfois de nuancer les impressions de lecture. Sont indiqués dans chaque case du tableau suivant [40] deux nombres : le premier désigne la quantité de chaque signe de ponctuation selon la base Frantext ; le second concerne le rapport entre le nombre de chaque signe de ponctuation et l’ensemble des mots contenus dans l’œuvre dite : par exemple, le nombre « 897 » signifie ainsi qu’il y a 897 points dans Paludes ; « 29 » signifie qu’il y a un point tous les 29 mots dans Paludes (chiffre arrondi). Plus le second nombre est petit, plus la fréquence d’emploi du signe est donc grande.

Paludes
(25 930 mots)
Les Nourritures terrestres
(35 698 mots)
Les Faux-Monnayeurs
(144 678 mots)
Si le grain ne meurt
(125 515 mots)
Point 897 / 29 1 440 / 23 6 248 / 23 3 561 / 35
Virgule 1 339 / 19 2 072 / 17 8 108 / 17 8 803 / 14
Point-virgule 497 / 52 743 / 48 1 654 / 87 1 824 / 68
Points de suspension 230 / 113 147 / 243 876 / 165 192 / 653
Tiret 1 343 / 19 581 / 61 3 541 / 41 1 622 / 77
Parenthèses 23 / 112 59 / 605 112 / 1 291 145 / 865
Point d’interrogation 194 / 133 120 / 297 821 / 176 222 / 565
Point d’exclamation 378 / 68 242 / 147 525 / 275 326 / 385

La fréquence des tirets permet de mettre en lumière la forte dimension dialogique de Paludes, devant Les Faux-Monnayeurs – que l’impression de lecture confirme : la fréquence du tiret dans ces deux œuvres « indique », d’abord et avant tout, « le changement d’interlocuteur dans un dialogue » ou un « dialogue intérieur » [41]. Cependant, dans Paludes, le tiret, signe de séparation, trouve des emplois plus spécifiques et pour ainsi dire symbolistes – ce qui explique sa fréquence deux fois plus importante que dans Les Faux-Monnayeurs –, emplois que l’on retrouve dans Les Nourritures terrestres à une plus petite échelle mais qui disparaissent ensuite presque totalement des Faux-Monnayeurs [42] et de Si le grain ne meurt [43], preuve d’une évolution esthétique : le tiret redouble souvent un autre signe de ponctuation, créant ainsi une respiration dans la chaîne parlée, ou bien sépare différentes étapes du discours explicatif. Par exemple : « – Assez ! dit Hubert, – j’ai compris ; – cher ami, tu peux écrire. » (Paludes, p. 17) ; ou « Paludes – commençai-je – c’est l’histoire du terrain neutre, celui qui est à tout le monde… – mieux : de l’homme normal, celui sur qui commence chacun ; – l’histoire de la troisième personne, celle dont on parle – qui vit en chacun, et qui ne meurt pas avec nous. – Dans Virgile il s’appelle Tityre – et il nous est dit expressément qu’il est couché – “Tityre recubans”. – Paludes, c’est l’histoire de l’homme couché. » (Paludes, p. 75).

Pour les points de suspension, qui marquent surtout l’hésitation, l’interruption ou le silence du locuteur dont le discours est suspendu, même conclusion que pour le tiret : Paludes puis Les Faux-Monnayeurs en contiennent beaucoup plus que les autres, en raison de la fréquence du dialogue et du choix de l’oralité dans sa transcription. Idem pour le point d’interrogation, marque des questions directes et bien représenté dans Paludes puis dans Les Faux-Monnayeurs. La fréquence du point d’exclamation [44] dans Paludes, bien plus employé que dans les autres livres, Les Nourritures terrestres y compris, est également à mettre sur le compte de l’oralité et du caractère des personnages mais est aussi à lire en regard de la fréquence du simple point : il y a moins de points dans Paludes mais bien plus de points d’exclamation que dans Les Nourritures terrestres ou dans Les Faux-Monnayeurs.

La grande rareté des parenthèses dans Les Faux-Monnayeurs est également à noter : celles-ci sont globalement peu employées [45] dans les quatre œuvres sélectionnées mais elles sont proportionnellement bien plus rares dans le roman de 1925 que dans les trois autres œuvres.

La relative constante dans l’emploi de la virgule est aussi manifeste (c’est toujours le signe de ponctuation le plus utilisé, sauf dans Paludes où il y a 4 tirets de plus) : c’est le signe de la prédilection de Gide pour la parataxe et la phrase par paliers.

Enfin, la quantité de points s’équilibre avec celle des points-virgules : il y a, par exemple, moins de points mais plus de points-virgules dans Si le grain ne meurt que dans Les Faux-Monnayeurs. La comparaison est aussi éclairante : l’impression de lecture donnant l’idée d’une grande fréquence des points-virgules dans Les Faux-Monnayeurs est trompeuse : c’est dans Les Faux-Monnayeurs qu’il y a moins de points-virgules ! En revanche, c’est là qu’il y a le plus de points : ils sont la preuve du grand nombre de phrases courtes déclaratives, qui sont caractéristiques du style du roman. Par comparaison, la plus faible quantité de points (point simple, point d’exclamation, point d’interrogation, points de suspension) dans Si le grain ne meurt que dans les autres œuvres, prouve que la phrase y est plus longue, ce que confirme l’impression de lecture.

Une phrase classique ?

La postérité a retenu une image trompeuse d’André Gide, en adéquation avec celle de la NRF qu’il contribua à fonder et qu’il incarna jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, celle d’un auteur que l’on qualifie de classique. Mais qu’est-ce que le classicisme ? Stéphane Chaudier [46] s’interroge sur le sens que la modernité donne à ce terme et montre que le prétendu classicisme des auteurs depuis 1850 n’est en rien le retour au style des XVIIe ou XVIIIe siècles (dont le lexique ou la syntaxe peuvent être devenus des archaïsmes et sortis de l’usage), c’est-à-dire une imitation de la manière d’écrire des auteurs dits classiques, mais une volonté de conserver l’esthétique des classiques, leurs valeurs (haut registre, raison, clarté, précision, sobriété, mesure) et un idéal de lisibilité, en rupture avec les excès romantiques puis symbolistes, avec la prose impressionniste et le style artiste de la fin du XIXe siècle ou avec les expérimentations et innovations de la prose au XXe siècle.

Ainsi, le « style NRF » [47], réputé néoclassique, est en fait, selon Maaike Koffeman, un « classicisme moderne » [48], qui encourage les innovations (dans le domaine romanesque) quand elles sont mesurées – contrairement à celles de l’avant-garde – sans rompre avec la tradition : la NRF « cherche à renouveler la littérature française à travers une revivification de la tradition » tout en regardant « vers la littérature étrangère et les genres populaires pour y trouver des formes et des thématiques nouvelles », écrit-elle [49]. Le classicisme gidien comme celui de la revue est donc un compromis qui refuse deux excès : la rupture radicale et le retour pur et simple au passé.

Quant à la phrase d’André Gide, si elle est classique, c’est qu’elle est « moyenne », ni trop brève ni trop longue, en équilibre – entre des qualités contraires, voire contradictoires –, en tension : une phrase qui tente de dompter son romantisme, pour reprendre les termes gidiens. Ce n’est pas la phrase brève du XVIIIe siècle représentée par le « style coupé » voltairien ; ce n’est pas non plus la période du XVIIe siècle, c’est une forme intermédiaire : volontiers brève, comme nous l’avons vu, la phrase dans Les Faux-Monnayeurs, quand elle s’allonge, reste le plus souvent dans des proportions raisonnables – « pas plus de trois mouvements, quel que soit le mode de liaison entre les propositions », selon Julien Piat pour qui le chiffre trois « définit un seuil en deçà et au-delà duquel la phrase n’est plus sentie comme moyenne » [50]. Un exemple, au hasard :

Édouard n’eut pas plutôt proféré ces paroles qu’il en sentit l’inconvenance et l’outrance et l’absurdité ; / du moins, ces paroles lui parurent-elles inconvenantes et absurdes ; / ou du moins craignait-il qu’elles n’apparussent telles au jugement de Bernard. (p. 182)

Un exemple de cette tension : il subsiste toujours la tentation de la période chez Gide, malgré son peu d’attrait pour la subordination ; tentation manifeste lorsque la phrase s’allonge par paliers, lorsque s’accumulent les points-virgules entre divers segments parallèles :

Je me disais que rien n’est bon pour tous, mais seulement par rapport à certains ; que rien n’est vrai pour tous, mais seulement par rapport à qui le croit tel ; qu’il n’est méthode ni théorie qui soit applicable indifféremment à chacun ; que si, pour agir, il nous faut choisir, du moins nous avons libre choix ; que si nous n’avons pas libre choix, la chose est plus simple encore ; mais que ceci me devient vrai (non d’une manière absolue sans doute, mais par rapport à moi) qui me permet le meilleur emploi de mes forces, la mise en œuvre de mes vertus. (p. 193)

La phrase citée, en raison de sa longueur, de sa structuration (juxtaposition de complétives séparées par un point-virgule, sauf la dernière, coordonnée par mais) et du souci de hiérarchisation (phrase complexe composée d’une principale suivie de six complétives dans lesquelles s’imbriquent notamment trois relatives et deux conditionnelles), s’apparente aux périodes des auteurs classiques. Les phrases plus courtes peuvent aussi trahir cette tentation, jamais disparue totalement du style de Gide, par exemple dans l’usage du rythme ternaire en début de phrase (dans la protase d’une période), c’est-à-dire lorsque le travail d’amplification se trouve « à gauche » du verbe. Par exemple : « La Pérouse tâchera de sévir, mais trop tard ; ses admonestations, ses menaces, ses réprimandes, achèvent d’indisposer contre lui les élèves. » (p. 342). Au contraire, lorsqu’il y a un « travail d’amplification vers la droite de la phrase », lequel procède par « accumulation non logiquement organisée de segments » [51], on s’éloigne selon Julien Piat de l’esthétique classique de la période. C’est le cas de la majorité des phrases des Faux-Monnayeurs.

Le style de Gide est donc tiraillé entre deux contraires : d’un côté le penchant naturel de Gide pour le classicisme de ses lectures de jeunesse et de sa culture humaniste, de l’autre la volonté d’écrire autrement pour une nouvelle génération ; d’une part un certain purisme dans la quête d’une langue littéraire, d’autre part une certaine modernité d’une langue qui se prétend à la recherche de la simplicité, voire de la banalité [52], mais qui cultive la liberté et une originalité certaine [53], manifeste dans certains traits stylistiques. Contradiction que résume Gide lui-même en 1946 : « Je me sens, il est vrai, soucieux de tout ce qui touche à notre langue et désireux d’en maintenir la pureté, mais désireux aussi d’user de toutes les possibilités qu’elle me donne et ne parviens pas à confondre bien écrire avec correctement écrire. » [54].

Ainsi, les critiques n’ont pas manqué de relever chez Gide des tournures classiques archaïsantes, notamment l’antéposition des adjectifs, la place de la négation devant un verbe ou un infinitif ou la place du pronom personnel. Dans Les Faux-Monnayeurs, certains archaïsmes classiques subsistent, par exemple la préférence pour la construction synthétique (cela m’est pénible) avec certains adjectifs (utile, intolérable, insupportable, pénible) plutôt que la construction analytique (cela est pénible pour moi) : « Bernard m’avait déjà parlé de cet entretien avec le vieux ; je savais ce qu’il en pensait, de sorte que la conversation me devenait assez pénible. » (p. 232). Autre exemple d’archaïsme classique, très fréquent dans le roman : les deux termes de la négation (ne pas / ne point) encadrent un infinitif, au lieu de l’ordre moderne « ne pas / ne point + infinitif » : « Bernard était son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne paraître point le rechercher ; il feignait même parfois de ne pas le voir. » (p. 15). La place de la négation est aussi parfois archaïsante lorsqu’elle est employée avec certains verbes suivis de l’infinitif, par exemple : « Je protestai que je ferais de mon mieux pour l’avertir, mais Profitendieu semblait ne pas m’entendre. » (p. 326) (au lieu de Profitendieu ne semblait pas m’entendre) ; ou « Ce n’est pas que le temps m’ait manqué, mais j’avais le cœur encore plein de Laura – ou plus exactement je voulais ne point distraire d’elle ma pensée […]. » (p. 89) (au lieu de je ne voulais point distraire d’elle ma pensée). Autre archaïsme sorti de l’usage qu’emploie Gide [55] : la relative imbriquée classique : « c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon » (p. 40).

Face à ce classicisme, à ce goût pour une syntaxe héritée d’un ancien état de la langue, jugée plus élégante, plus « pure », se manifestent des traits stylistiques qui s’opposent au purisme, aux règles du bon usage de l’époque, voire à la clarté classique [56]. C’est un paradoxe que Julien Benda a souligné dans La France byzantine ou le triomphe de littérature pure [57] : le fait qu’un auteur encensé pour la pureté de son style par Gustave Lanson puisse faire des « fautes », et notamment faire se succéder des « que » dans une même phrase dans des fonctions grammaticales différentes. L’exemple le plus frappant est en effet l’accumulation des qui et des que au sein d’une même phrase : au lieu de chercher à éviter leur rencontre phonétique ou syntaxique, Gide au contraire semble les rechercher et peut les multiplier. Par exemple :

Puis j’aurais posé en regard un portrait du savant, du chercheur, de celui qui creuse, et montré enfin que, pendant que le savant cherche, l’artiste trouve ; que celui qui creuse s’enfonce, et que qui s’enfonce s’aveugle ; que la vérité, c’est l’apparence, que le mystère c’est la forme, et que ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau. (p. 255)

C’est déjà ce que Roger Martin du Gard avait noté dans sa relecture attentive des épreuves du roman en 1925 :

J’ajoute que j’ai trouvé, au cours de cet épluchage, bien des phrases qui auraient gagné à un petit émondage, beaucoup d’amphibologies, des embrouillages de qui et de que… (Je ne parle pas du texte des dialogues, où ces négligences apportent du naturel ; je parle seulement des passages où c’est Gide qui raconte. Et quelquefois Édouard.) Là encore, mon respect m’a retenu, et sauf deux ou trois endroits, je n’ai pas osé remanier vos phrases [58].

Ces contradictions ne sont pas seulement idéologiques, elles sont aussi esthétiques. Ainsi, les archaïsmes classiques employés ne le sont pas, ou pas seulement, par purisme mais parce qu’ils sont ce que Marie-Thérèse Veyrenc nomme des « figures de resserrement » [59] : ils participent à la construction d’un style concis. Ainsi, le choix de la litote, de la brièveté et de l’ellipse, déjà mentionnées, relève certes du classicisme mais surtout d’une esthétique d’économie de mots. Il en est de même pour l’apparente syntaxe négligée : la forte présence dans le roman de dialogues et d’une langue intime, celle du journal ou de la lettre, peut l’expliquer, comme elle peut expliquer le refus de la subordination par la liberté et la simplicité que donne la parataxe, mais aussi par la volonté de donner au roman la spontanéité de l’oral. Ainsi, lorsque Gide emploie des « modernismes » que condamnent les puristes ou des « tournures nouvelles » [60], marques de l’évolution de la langue, c’est souvent en raison du choix de l’oralité : les interrogations avec « est-ce que » ou l’emploi absolu de certains verbes dans les dialogues, tel que « je ne crois pas » (p. 182) ou « je ne vois pas » (p. 278). Ce choix de l’oralité explique également les familiarités du langage, contraires au purisme et caractéristiques des dialogues des Faux-Monnayeurs : les interjections (parbleu !, ouais !, ouf !, bref !), apostrophes (Mon vieux !) et tournures familières [61], les divers procédés d’emphase et de mise en relief déjà relevés, le vocabulaire adolescent (plaquer, nipper, noceur, trimbalement, sécher, boîte, etc.) ou populaire (cocu, mufle, croquant), jusque dans les « fautes » syntaxiques [62]. La langue des personnages du roman est aussi le reflet de l’époque.

Cette alliance des contraires traduit un idéal de juste mesure, tout classique : la phrase gidienne est « à la fois laboratoire et conservatoire » [63] – l’expression d’une sensibilité moderne comme un attachement au beau style, la recherche de la simplicité mais aussi d’« aberrances » [64] syntaxiques, la volonté de brièveté conjuguée à la tentation de l’amplification et de l’allongement de la phrase, manifestes dans les « figures de segmentation » [65] issues de l’esthétique des décadents reprise par les symbolistes. Un exemple, cette description de Mme La Pérouse où la brièveté de la première proposition elliptique s’allie à l’amplification (rythme ternaire) et à l’allongement (parenthèses) de la seconde : « Du reste, très peu changée elle-même ; mais (est-ce parce que je suis prévenu contre elle), ses traits m’ont paru plus durs, son regard plus aigre, son sourire plus faux que jamais. » (p. 156).

Pour conclure, si la modernité romanesque des Faux-Monnayeurs est notable et son modernisme reconnu [66], la phrase d’André Gide, prétendument classique, est surtout variée et contradictoire : brève ou allongée, simple ou complexe, familière ou recherchée, resserrée ou disloquée. En cela, elle est représentative moins de son époque que du style de son auteur, de son esthétique comme de son éthique – entre classicisme et symbolisme, entre tradition et modernité.


1

La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard, 2009.

2

Ibid., « Introduction – Une langue littéraire ? », p. 22.

3

Toutes les citations seront issues de l’édition suivante : André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard (Folio ; 879), 2012. Les références à la pagination seront toujours insérées entre parenthèses après les citations.

4

Jean-Pierre Séguin, L’Invention de la phrase au XVIIIe siècle : contribution à l’histoire du sentiment linguistique français, Louvain – Paris, Peeters – Société pour l’Information grammaticale (Bibliothèque de l’Information grammaticale ; 26), 1993.

5

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, 4e éd., Paris, PUF (Quadrige), 2009, p. 203.

6

Pierre Le Goffic, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette Supérieur, 1993, p. 8.

7

Selon l’article « Phrase » du Dictionnaire historique de la langue française – Le Robert, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, t. II, p. 2712. Le Nouveau Littré parle d’« assemblage de mots » (Paris, Garnier, 2004, p. 1018).

8

Les italiques présents dans les citations des Faux-Monnayeurs sont de nous.

9

Hormis les exemples cités, voir aussi p. 236, p. 237, p. 255, p. 272, p. 273 et p. 367.

10

Le fait de ne pas achever sa phrase a aussi d’autres causes dans le roman : chez Laura c’est la marque que son émotion est trop forte (p. 198 ou p. 200) ; chez Mme Vedel, c’est la difficulté à s’exprimer, « ce qui donne à sa pensée une sorte de flou poétique » (p. 233) : « Elle fait de l’infini avec l’imprécis et l’inachevé. » note Édouard (ibid.).

11

Le Nouveau Littré, p. 1018.

12

Article « Phrase » du Dictionnaire historique de la langue française – Le Robert, t. II, p. 2712.

13

Voir p. 23, p. 138, p. 140, p. 171, p. 224, p. 241, p. 255, p. 256, p. 257, p. 258, p. 296, p. 306, p. 328.

14

Voir p. 83, p. 92, p. 125, p. 132, p. 158, p. 172, p. 216, p. 252, p. 327.

15

Comme le rappelle Julien Piat, le point-virgule « permet notamment de préserver l’unité d’une phrase typographique tout en multipliant en son sein les séquences semi-autonomes » (« La langue littéraire et la phrase », in La Langue littéraire…, p. 215).

16

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 201.

17

Une des preuves en est sa correspondance échangée avec son ami Roger Martin du Gard, chargé de la correction des épreuves des Faux-Monnayeurs, Gide étant alors en Afrique : à la lettre de Roger Martin du Gard déplorant l’« illogisme » de la ponctuation adoptée dans les épreuves imprimées du roman (lettre 160 du 10 octobre 1925 dans André Gide et Roger Martin du Gard, Correspondance, Paris, Gallimard (Blanche), 1968, t. I : 1913-1934, p. 275) répond la consternation de Gide au sujet de la « défectueuse ponctuation » relevée car il affirme qu’il « […] apporte le plus grand soin et […] attache la plus grande importance » à la ponctuation (lettre 162 du 29 décembre 1925, ibid., p. 280).

18

Michèle Noailly distingue les ajouts des phrases averbales dans « L’ajout après un point n’est-il qu’un simple artifice graphique ? », in Figures d’ajout : phrase, texte, écriture, Jacqueline Authier-Revuz et Marie-Christine Lala (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, p. 133-145.

19

« Il ne faudrait pas croire […] que la “phrase averbale” regroupe tous les énoncés qui ne sont pas des phrases verbales. En effet, nous admettrons uniquement, dans la “phrase averbale”, les énoncés qui comportent de façon assurée un prédicat averbal. » (Florence Lefeuvre, La Phrase averbale en français, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 19).

20

Marie-Thérèse Veyrenc souligne dans Genèse d’un style : la phrase d’André Gide dans “Les Nourritures terrestres” (Paris, A. G. Nizet, 1976) que l’un des archétypes de la phrase gidienne est ce qu’elle nomme du terme musical de « contrepoint », à savoir la maxime sous toutes ses formes.

21

Par exemple, cette citation de Chamfort en exergue du chapitre VIII de la première partie : « Il faut choisir d’aimer les femmes, ou de les connaître ; il n’y a pas de milieu. » (p. 71).

22

Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « “Il n’y a d’art que général” : on dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide », L’Information grammaticale, nº 135, octobre 2012, p. 15-19.

23

Yi-Yon Kang, La Phrase d’André Gide dans “Les Faux-Monnayeurs” : étude stylistique, thèse sous la direction de Jean Rougeot, Université Paris-Sorbonne, 1993, t. I, p. 23.

24

Cité par Yi-Yon Kang, ibid., p. 31.

25

Les phrases elliptiques ne sont pas des phrases averbales puisque le verbe de la phrase précédente est sous-entendu ou inclus dans le substantif employé. Par exemple : « Visite à La Pérouse. » (p. 240) est l’ellipse de « J’ai rendu visite à La Pérouse. » ; ou « Que s’était-il passé ? Accident ? Congestion ?… » (p. 297) est l’ellipse de « Que s’était-il passé ? Un accident s’était-il passé ? Une congestion s’était-elle passée ? ».

26

Par exemple : « Alors Charles, sentencieusement : “Dieu chasse l’intrus pour…” Mais Profitendieu l’arrête ; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi ? “Tais-toi.” », p. 31.

27

Par exemple : « Tu vois bien… Tu vois bien… Ah ! pourquoi m’as-tu pardonné ?… », p. 30 ; ou « Qui les lira ?… », p. 155.

28

Plus de 56 % des phrases ne possèdent pas de subordonnées et il y a 1,5 subordonnée seulement en moyenne par phrase complexe dans le roman, selon Yi-Yon Kang, La Phrase d’André Gide…, p. 307.

29

Il y a quatre moyens de former une phrase complexe selon Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 781 : la juxtaposition, la coordination, la subordination et l’insertion. Les deux premiers modes de liaison y sont définis comme de la parataxe – indépendance et autonomie – et s’opposent à la subordination – relation de dépendance et d’emboîtement de la proposition subordonnée à la matrice (ibid., p. 783 et p. 871).

30

Marie-Thérèse Veyrenc parle même de « tendance à l’antisubordination » dans Genèse d’un style…, p. 390.

31

Lorsqu’il s’agit de juxtaposer ou coordonner des propositions au sein d’une même phrase, Gide préfère le point-virgule à la virgule (démarcation plus franche, pause plus longue) ; en revanche quand il y a juxtaposition ou coordination de mots ou groupes de mots au niveau intraphrastique, la virgule est souvent préférée.

32

« Le point-virgule ne sépare point les parties d’une phrase : en l’employant, l’auteur montre au contraire la volonté délibérée de les relier, d’en montrer la nature commune et indissociable […]. », expose Jacques Drillon (Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard (Tel ; 177), 1991, p. 368).

33

Par exemple : « Bernard chaque matin, quand une excursion en montagne ne l’entraînait pas avant l’aube (car il aimait se lever tôt), passait deux pleines heures auprès d’elle à lire de l’anglais. », p. 180.

34

Par exemple : « Laura, je ne vous demande pas de m’aimer ; je ne suis encore qu’un écolier ; je ne vaux pas votre attention ; mais tout ce que je veux faire à présent, c’est pour mériter un peu votre… (ah ! le mot est hideux…) votre estime. », p. 195.

35

Selon Marc Wilmet (Grammaire critique du français, 5e éd., Bruxelles – Paris, De Boeck, 2010, p. 535), la phrase multiple « additionn[e] des phrases simples ou complexes en parataxe » et s’oppose à la phrase unique (laquelle peut être simple ou complexe).

36

André Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard, 1955, p. 246.

37

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 65. La répétition d’un mot sert aussi à l’oral à exprimer le haut degré, par exemple : « Toute la journée j’ai pleuré ; j’étais triste, triste ; je me suis figuré que j’avais beaucoup de chagrin, […] rien qu’à cause du noir. » (p. 67).

38

L’apostrophe constitue une des caractéristiques du style des Nourritures terrestres selon la thèse de Marie-Thérèse Veyrenc (Genèse d’un style…). Dans Les Faux-Monnayeurs, en revanche, il n’y a que deux apostrophes lyriques avec ô (p. 335 et p. 356) ; l’apostrophe est rare, souvent familière dans les dialogues (mon cher, mon vieux, ma pauvre amie).

39

De nombreux octosyllabes blancs ponctuent la prose de Paludes, par exemple : « La nature frappe à leur porte / : elle ouvre sur l’immense plaine, / où, sitôt qu’ils sont descendus, / s’oublie et se perd leur demeure. » (André Gide, Paludes, Paris, Gallimard (Folio ; 436), 1973, p. 136).

40

Tous les signes de ponctuation ne sont pas répertoriés, notamment les guillemets dont l’usage diffère entre la version des textes répertoriée dans la base Frantext et celle de l’édition établie par Gallimard (Folio ; 879), en particulier dans les dialogues : le guillemet initial en Folio est un tiret dans la base Frantext et le second guillemet de clôture en Folio disparaît de la base Frantext. Il y a donc plus de tirets et moins de guillemets dans la version de la base Frantext que dans la version Folio.

41

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation…, p. 330-331.

42

Quelques exceptions toutefois, par exemple dans les propos de Lilian, p. 55-56, où le tiret signale un changement de sujet ou le retour au sujet de la conversation, après une digression.

43

Quelques exceptions aussi, par exemple : « L’œil poché me faisait très mal. […] – Mais ce qui m’était plus douloureux encore, c’étaient les rires des autres, leurs quolibets et les applaudissements qu’ils adressaient à mon agresseur. » (André Gide, Si le grain ne meurt, p. 89).

44

Auparavant nommé « point admiratif ou point d’admiration » comme le rappelle par exemple Jacques Drillon (Traité de la ponctuation…, p. 350).

45

Dans Paludes, les parenthèses servent à intercaler un commentaire – « (ce mot m’exaspère) », p. 82 – ou une parole du narrateur – « (je lui dis simplement : “c’est que votre montre retarde”) », p. 89 –, à traduire une expression – « mangez des vers de vase (lumbriculi limosi) », p. 41 – ou à donner une indication de régie – « (exagérant) », p. 74. Dans Si le grain ne meurt, les parenthèses servent souvent à indiquer le dédoublement temporel et énonciatif propre à l’écriture de soi : le scripteur plus âgé apporte dans la parenthèse une précision dont le jeune Gide n’avait pas connaissance à cette époque-là ou fait un commentaire au présent : « – Mouton, pourquoi portez-vous des lunettes ? (Je crois me souvenir que je ne le tutoyais pas.) », p. 14 ; ou « Mais le meilleur du temps de pluie, je le passais dans le grenier dont Rose me prêtait la clef. (C’est là que plus tard je lus Stello.) », p. 54.

46

Stéphane Chaudier, « La référence classique dans la prose narrative », in La Langue littéraire…, p. 281-321.

47

Lequel est pourtant très divers et a évolué, si l’on en juge par les textes littéraires publiés dans la revue qui forment un ensemble très hétérogène et de qualité variable selon Maaike Koffeman, Entre classicisme et modernité. “La Nouvelle Revue Française” dans le champ littéraire de la Belle Époque, Amsterdam – New York, Rodopi, 2003, p. 92.

48

Ibid., p. 14.

49

Ibid., p. 139.

50

Julien Piat, « La langue littéraire et la phrase », p. 189. Selon Yi-Yon Kang également, ce sont les groupes binaires et ternaires les plus fréquents dans le roman, en juxtaposition ou en coordination, quelle que soit la nature grammaticale des termes juxtaposés ou coordonnés (La Phrase d’André Gide…, p. 219-253).

51

Julien Piat, « La langue littéraire et la phrase », p. 209.

52

« Le grand artiste classique travaille à n’avoir pas de manière ; il s’efforce vers la banalité. », écrit Gide dans Essais critiques [1921], cité par Julien Piat, « La langue littéraire et la phrase », p. 188. Ou encore : « Le style des Faux-monnayeurs ne doit présenter aucun intérêt de surface, aucune saillie. Tout doit être dit de la manière la plus plate […]. » (André Gide, Journal des “Faux-Monnayeurs”, Paris, Gallimard, 1927, p. 81).

53

Notamment en ce qui concerne son usage de la ponctuation, défini comme « inouï d’illogisme » par Roger Martin du Gard (André Gide et Roger Martin du Gard, Correspondance, t. I : 1913-1934, p. 275), qui est souvent capricieux, émotif, subjectif, parfois contraire aux règles du bon usage.

54

Cité dans La Langue littéraire…, « Introduction – Une langue littéraire ? », p. 53.

55

Selon Claire Blanche-Benveniste, « Quelques faits de syntaxe », in Histoire de la langue française, 1914-1945, Gérald Antoine et Robert Martin (dir.), Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 134.

56

Ainsi Julien Benda parle-t-il dans La France byzantine ou le triomphe de littérature pure (Paris, Gallimard, 1945, p. 229-230) de la « gaucherie fondamentale » de la syntaxe de Gide et de son incapacité à hiérarchiser les idées contrairement aux périodes classiques.

57

Ibid., p. 230.

58

Lettre 160 du 10 octobre 1925, dans André Gide et Roger Martin du Gard, Correspondance, t. I : 1913-1934, p. 275.

59

Marie-Thérèse Veyrenc, Genèse d’un style

60

Selon Claire Blanche-Benveniste, « Quelques faits de syntaxe », p. 125-143.

61

Par exemple, 177 « ça » sont répertoriés dans la base Franxtext, face à 267 « cela ».

62

Par exemple : « Je l’ai pris pour ne pas qu’Armand le voie. » (p. 113) (au lieu de pour qu’Armand ne le voie pas) dit Sarah ; ou encore « c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle » dit Séraphine (p. 50) : pour les puristes, il ne doit jamais y avoir de préposition devant une interrogative indirecte, malgré un emploi de plus en plus fréquent. Mais ce n’est pas toujours le cas : ainsi malgré que, construction fautive, est employée dans la narration, et non dans le dialogue : « Il ne vit que Pauline, malgré qu’il prolongeât désespérément sa visite. », p. 135.

63

La Langue littéraire…, « Introduction – Une langue littéraire ? », p. 53.

64

Terme de Marie-Thérèse Veyrenc employé dans Genèse d’un style… pour définir les écarts gidiens par rapport à la norme et à l’usage.

65

Terminologie employée par Marie-Thérèse Veyrenc au sujet des Nourritures terrestres. Ce sont principalement les thématisations, inversions, bouleversements de l’ordre canonique des mots, appositions isolantes, rajouts, reprises ou énumérations.

66

Le « modernisme » des Faux-Monnayeurs, « roman fragmentaire et autoréflexif », consiste dans la technique du point de vue, dans la remise en question de toute affirmation, de la possibilité de connaissance de la réalité (doute épistémologique) et d’expression de ce que l’on veut dire (doute métalinguistique), selon Maaike Koffeman (Entre classicisme et modernité…, p. 17-18).