Questions de phrases

L’histoire littéraire constitue ses événements, et se construit sur les jalons symboliques que peuvent représenter certains textes. Il en est ainsi des Faux-Monnayeurs, ouvrage considéré comme un moment stratégique dans le difficile passage de toute une génération d’auteurs du début du XXe siècle du symbolisme vers le modernisme ; ou plutôt dans la difficile définition de ce que peut être un modernisme qui émerge sur les ruines de tout un système de pensée, de tout un découpage encyclopédique du monde : le déclin cette fois entériné par le retrait de l’institution scolaire de la rhétorique ; la reconfiguration de la pensée de l’homme par les transformations de la psychologie, et l’introduction en France de la psychanalyse ; le déficit radical de crédibilité des discours institués dont les valeurs ont abouti au désastre humain que fut la Première Guerre mondiale laisse les créateurs sans héritage conceptuel autorisé, et l’adhésion initiale de beaucoup de jeunes auteurs au symbolisme laisse souvent la place à des attitudes de rejet, à l’adoption d’une dérision systématisée, dont Dada notamment est le symbole. Dans ce contexte, Les Faux-Monnayeurs, souvent proposé comme un modèle de modernité par la critique, présente toutes les ambiguïtés de ces périodes charnières, écartelées entre revendications intentionnelles de changement, et attachement même inconscient à des modèles hérités et intégrés plus profondément que ce que les déclarations des auteurs peuvent laisser croire.

Marjolaine Vallin montre bien cette ambivalence du texte gidien dans l’étude de sa phrase, partagée entre des exigences contraires : on sait que la période classique se traduit textuellement par des effets de structuration et de cohésion qui ne peuvent se déployer que dans la longueur. Or, la phrase de Gide est majoritairement brève – sans jamais rejoindre le style coupé. Est-elle moderne pour autant ? Marjolaine Vallin montre bien que Gide est soucieux de modernité, tant dans la recherche d’une forme de spontanéité qui serait celle de l’oral, que dans certains choix lexicaux notamment ; de même, lorsque les phrases de Gide s’allongent, c’est souvent du fait de parenthèses, d’incidentes, de retouches correctives, qui soulignent une revendication de liberté, et le rejet d’un ensemble de contraintes pouvant peser jusque-là sur les modalités de l’écriture littéraire. Mais elle remarque aussi des énumérations, des ajouts par parataxe, qui font de sa phrase une phrase peut-être complexe, mais en tout cas multiple, pour reprendre la terminologie de Wilmet ; phrase dans laquelle une certaine rémanence classique est perceptible.

Stéphane Chaudier et Joël July s’intéressent, de leur côté, à l’ironie dans la phrase gidienne : on comprend bien que les procédés d’ellipse et de concision que décrit Marjolaine Vallin dans la phrase brève de Gide s’expliquent en partie par la pratique ironique, caractéristique majeure pour nos auteurs de la phrase gidienne dans Les Faux-Monnayeurs, qui inscrit donc le texte incontestablement dans l’ère du soupçon porté sur toute forme langagière par la modernité, tout en affichant la maîtrise toute rhétorique des jeux d’une langue aussitôt déployée que retournée contre elle-même. Mais les auteurs soulignent l’ambiguïté d’une ironie qui sape tout discours sans pourtant empêcher qu’une thèse se dégage de l’ensemble, faisant de l’émotion une forme d’antidote à la malédiction ironique.

La phrase gidienne est alors le reflet de la trame textuelle qu’organise Gide, phrase comme textualité résonnant d’un patron classique, des échos d’un roman traditionnel, mais chacune des deux étant aussi le lieu de renversements opérant un renouvellement des modèles : Stéphane Gallon montre bien comment l’incipit du texte, et même sa seule première phrase, problématisent les fondements esthétiques et fictionnels du début du XXe siècle, et tirent le texte par-delà la sphère littéraire vers un positionnement éthique.

Sommaire

Marjolaine Vallin

La phrase d’André Gide dans Les Faux-Monnayeurs
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Stéphane Chaudier et Joël July

La phrase ironique dans Les Faux-Monnayeurs
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Stéphane Gallon

La fissure étroite de la première phrase des Faux-Monnayeurs de Gide
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