Dossier : Questions de phrases


La phrase ironique dans Les Faux-Monnayeurs

Stéphane Chaudier

Université Jean Monnet, Saint-Étienne

CIEREC, EA 3068

Joël July

Université d’Aix-Marseille

CIELAM, EA 4235

Résumé :
S’il fallait demander à un lecteur aguerri de Gide de dire ce qu’est une phrase gidienne, il est probable qu’il choisirait prudemment de répondre que tout dépend du genre littéraire pratiqué. Si l’on s’en tient aux Faux-Monnayeurs, il est tentant d’affirmer que l’ironie constitue l’apport le plus significatif de Gide au renouvellement de la prose narrative française de son temps. De manière assez prévisible, l’ironie y fustige les attitudes bourgeoises et les discours philistins, mais aussi toutes les tentatives maladroites pour outrepasser les rôles sociaux, quels qu’ils soient. Ainsi, le lyrisme est-il fréquemment ironisé comme une manifestation d’insincérité. L’enjeu de cet article est de souligner à quel point l’ironie gidienne est polyvalente. L’étude des occurrences du mot « ironie » montre qu’elle est loin de figurer parmi les valeurs morales les plus hautes ; son principal intérêt est de confronter divers points de vue dans une même phrase, sans toutefois toujours les hiérarchiser. Ce faisant, l’ironie apparaît à la fois comme salutaire et menaçante puisqu’elle sape la confiance légitime que les locuteurs font au langage, quand ils veulent communiquer. Si l’ironie vise bien à inquiéter les routines interprétatives, elle s’avère incapable de mettre un terme à la crise du sens qu’elle ouvre. C’est pourquoi, malgré ses vertus esthétiques et heuristiques, Gide ne tient pas l’ironie pour une fin en soi ; elle doit conduire à une perception plus aiguisée du réel et souvent céder le pas à l’émotion.

Abstract:
If an experienced reader of Gide was asked to define what a typical “Gidian” sentence is, the most cautious and relevant answer would probably be that it all depends on which genre one is referring to. As far as narrative prose is concerned, it can be argued that irony is Gide’s most significant contribution to stylistic creativity. In Les Faux-Monnayeurs (The Counterfeiters), in a predictable way, irony lambasts not only bourgeois attitudes and philistine discourses, but also all the awkward attempts to transgress class boundaries and roles, whatever they may be. Thus, lyricism is more often than not regarded as pure insincerity. The main contention of this paper is that Gidian irony is multifaceted. A thorough study of the occurrences of the word “irony” proves that irony is far from being the highest moral value praised in Les Faux-Monnayeurs; the main interest of this rhetorical device consists in confronting diverse viewpoints within a single sentence without necessarily hierarchizing them. In so doing, irony appears as both salutary and unsettling since it undermines the legitimate trust the use of language is based upon. Though irony aims at challenging conventional interpretations, it fails to put an end to the semantic crisis it brings about. Despite its stylistic and heuristic qualities, irony is not considered as an end in itself by Gide. Rather, it is intended to create a more acute awareness of reality that reconciles sense and sensibility.

[…] et par amour des embrasures [1].
André Gide, Les Faux-Monnayeurs

Partir à la recherche d’une phrase d’auteur, c’est inévitablement penser en termes de prototype. Le stylisticien énumère les traits linguistiques qui définissent cet artefact : toutes les phrases de l’auteur étudié ne correspondent certes pas à ce prototype ; mais c’est néanmoins cette « phrase type », construite par l’analyse, qui permet de comprendre pourquoi telle phrase, tirée d’un texte, laisse reconnaître un écrivain, alors que telle autre, du même texte, ne livre aucun indice permettant de remonter jusqu’à son auteur. Soit ces quelques lignes tirées des Faux-Monnayeurs :

Ce fidèle serviteur était dans la maison depuis quinze ans ; il avait vu grandir les enfants. Il avait pu voir bien des choses ; il en soupçonnait beaucoup d’autres, mais faisait mine de ne remarquer rien de ce qu’on prétendait lui cacher. (FM, 22) [2]

Ce sont assurément des phrases parfaites ; elles peignent exactement ce qu’il y a à peindre : elles déploient par des prédicats appropriés le type psychologique et social du « serviteur fidèle » ; elles montrent un petit fragment de la grande fresque bourgeoise, tant de fois décrite. Les phrases sont courtes, fluides, lisibles ; elles s’enchaînent souplement grâce aux anaphores. L’apparition de la phrase complexe correspond à l’approfondissement de la vie psychique par un narrateur intelligemment omniscient : « voir », « soupçonnait », « faisait mine de ne remarquer rien ». La postposition archaïsante de l’indéfini constitue le seul écart saillant, qui surdétermine la littérarité de la prose [3]. Et si ce n’était somme toute que cela, la phrase gidienne ? Une phrase littéraire relevant du degré zéro du style d’auteur [4], et redevable à la maîtrise d’un code aussi conventionnel qu’efficace… Selon l’humeur ou les goûts du lecteur, ce style dit classique sera jugé plaisant, ou terriblement ennuyeux ; car le propre d’une écriture classique est d’exister sans phrase et sans style. L’auteur ne prétend pas faire de la phrase le lieu où s’affirmerait une originalité stylistique, qu’il ne recherche d’ailleurs pas.

Il y a pourtant une phrase gidienne, qui trahit la manière de Gide, sa vision du monde. Comment la décrire [5] ? Notre hypothèse est résumée par le titre : le mot déplaira peut-être, mais on constate un impérialisme stylistique de l’ironie, dès lors qu’on veut savoir en quoi consiste la phrase des Faux-Monnayeurs. Certes, l’œuvre immense et si variée de Gide inviterait plutôt à parler des phrases gidiennes ; on montrerait aisément que ces avatars phrastiques épousent les méandres d’une histoire plurielle, où dialoguent vie individuelle et devenir collectif, histoire des formes, des idées et des peuples. Exclamative, saturée de mots abstraits et de répétitions ampoulées, la phrase lyrique de Gide se déploie sur la pleine page des Nourritures terrestres ; mais dans Les Faux-Monnayeurs, comme dans les soties, cette phrase lyrique ne survient qu’ironisée, et l’ironie, très classiquement, y sanctionne le mensonge ou l’illusion. Tous les personnages sont ainsi dominés par le jugement souverain d’un romancier qui fustige tout élan qu’il estime grotesquement disproportionné aux capacités du personnage. Ainsi en va-t-il d’Albéric Profitendieu, dont les pensées sont transcrites au discours direct libre :

Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène… (FM, 27)

L’ethos bourgeois du mari trompé ne peut s’approprier sans ridicule le logos de la grande souffrance tragique : Albéric se fait le pasticheur inconscient du ton noble, du registre élevé. L’ironie tient à ce que le lecteur perçoit la discordance entre l’ethos et le logos, au lieu que le personnage est dupe de ses clichés. Deux métaphores nominales in absentia désignent le châtiment (« spectre vengeur ») et la faute (« ce cadavre ») ; elles sont associées à l’image plus banale encore du temps (« le flot ») ; par sa répétition même, le préfixe des verbes (« res-sort », « r-amène ») fait entendre l’obsession du juge : devoir payer pour une faute qu’il n’a pas commise. Profitendieu est naturellement beaucoup moins risible que son langage – et son nom – ne le font croire : « la souffrance le rend doux » envers sa fille (FM, 27) ; il aime en Bernard ce qu’il sent « de neuf, de rude et d’indompté », et qui ne vient pas de lui (FM, 26). Il est donc capable de bonté. L’ironie gidienne ne sanctionne que le désir de vouloir paraître plus que ce qu’on est : se connaître, et tâcher de tirer le meilleur parti de sa nature, tels sont les enseignements moraux qui se dégagent de cet usage très traditionnel de l’ironie. Si Albéric figure un « ridicule » classique, Gontran est quant à lui un avatar juvénile et masculin (donc aimable, selon Gide) du bovarysme :

Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, suprasensibles – mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. (FM, 50)

Le rythme ternaire (« éprouver », « écouter », « lancer ») et le lexique spiritualiste dénoncent, par excès de rhétorique, tout de ce qu’il y a d’emprunté dans ce désir, à la fois sincère et factice. Après le tiret et le mais, qui césurent la prose, la sanction ironique : le détachement du groupe nominal sa pensée fait écho à la proposition précédente (lancer sa pensée) ; après Baudelaire, ce jeune albatros gidien éprouve lui aussi l’antithèse entre la verticalité de l’idéal et l’horizontalité du réel.

Le lyrisme échappe à l’ironie quand il fait de la subjectivité le vecteur d’une vérité qui la dépasse, comme dans cette argumentation amère de Marguerite :

Comment lui eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il exigeait d’elle ; qu’elle étouffait ; que ce n’était pas tant sa faute qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie. (FM, 30-31)

Nulle ironie, ici ; la femme adultère parle moins d’elle-même qu’elle ne dénonce la tare de la bourgeoisie puritaine. De même l’enthousiasme didactique de Vincent (FM, 148-149) échappe à la dérision : c’est qu’il plaide pour la possibilité (tout humaniste) de tirer des leçons de morale de la science [6].

On dit souvent que le propre de l’ironie est d’inquiéter le destinataire : or aucune inquiétude ne naît de cette ironie si lisible, qui se contente de châtier ce qui mérite manifestement de l’être ; elle est en quelque sorte le bras rhétorique du jugement moral. Mais il arrive aussi que la phrase de Gide, à l’instar de celle de Proust, superpose les niveaux de l’ironie [7] ; elle parvient alors à rendre aléatoire la réponse à cette question pourtant si simple : qui exactement est visé, et au nom de quoi ? Dans la phrase, le travail du style interdit dès lors l’attribution de l’énoncé à une instance unique : d’où le caractère problématique du déchiffrement de cette seconde ironie. Le narrateur « parle » par la voix des personnages ; et quand eux-mêmes sont ironiques, souvent, leur ironie se retourne contre eux [8]. Le discours rapporté s’ingénie à brouiller les frontières entre narrateur et personnages, comme dans cette phrase : « Il était bien question d’un bain ! » (FM, 23). Est-ce le personnage (excédé) ou le narrateur (caustique) qui constate la cruelle inactualité de ce bain tant espéré ? Il est vrai que cela n’a guère d’importance…

Si l’on revient à Antoine, le « fidèle serviteur », on peut noter que ces phrases anodines en apparence pourraient bien être ironiques : en tant qu’observateur, Antoine en sait plus qu’il ne le dit ; il est donc lui-même dans la position de l’ironiste. L’antéposition de l’adjectif fidèle constitue le personnage en « type » à l’égard duquel Gide marque quelque distance. Antoine, à bien y réfléchir, est-il si « fidèle » que cela ? Certes, il aime Bernard ; mais il aime encore plus jouer « son rôle de parfait serviteur » (FM, 23) et se jouer de ses maîtres sans en avoir l’air ; il prépare ses phrases, calcule leurs effets ; comme Valéry, il goûte les gênes exquises – mais les siennes sont liées à l’étiquette. Contrairement à Séraphine, qui incarne la fidélité obtuse, Antoine, sans doute parce qu’il est un homme, est un serviteur fidèle intelligent, dont l’ironie gauchit le stéréotype du « serviteur fidèle ». On voit où tend notre analyse : la pression d’un cotexte saturé d’ironie rend ironiques des phrases qu’on croyait parfaitement innocentes, à la première lecture : il existe donc des effets de sens et de style qui ne sont repérables qu’après coup, sans marque qui les signale d’emblée comme tels – bref, des effets de style sans écarts. La phrase ironique gidienne la plus intéressante n’est-elle pas celle qui semble jouer le jeu de la transparence, de la naïveté, pour mieux les déjouer ? Mais à quoi tend cette sophistication énonciative ?

Cette étude voudrait d’abord montrer qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre « ironie en discours rapporté » (mise en voix par les personnages) et « ironie du narrateur » ; ce sont les mêmes procédés que Gide prête aux personnages et au narrateur, qui reçoivent les mêmes compétences parce qu’ils partagent la même culture (bourgeoise). Une différence majeure, toutefois, ne laisse pas d’apparaître : le narrateur dispose de toutes les armes réparties sur les différentes « voix » des personnages ; il est l’instance de référence à laquelle l’ironie de chaque personnage demande à être confrontée. La variation entre les deux niveaux de l’ironie n’est donc pas d’ordre stylistique mais pragmatique : la première, qui émane des protagonistes, renvoie toujours à un jugement partiel et discutable sur le réel ; elle doit être évaluée à l’aune des intérêts qu’elle sert, des passions qu’elle trahit, de l’ethos qui la met en œuvre ; elle est insérée dans un discours qui la relativise, voire la discrédite. Rien de tel pour le narrateur : doté d’une compétence « omni-ironique », capable de jouer sur tous les tableaux de l’ironie, il échappe presque toujours aux reprises ironiques de la performance ironique, à moins de « se les servir lui-même ».

Le plan de l’étude repose sur un classement qu’on peut discuter : s’il est rigoureusement formel, l’analyse se perd dans les subdivisions. Les occurrences ont donc été classées selon les enjeux dégagés par l’interprétation ; impossible, dès lors, de viser la coïncidence parfaite des formes et des effets, si satisfaisante pour un esprit systématique, mais si contraire à l’esprit des textes littéraires. Dans un premier temps, on commentera quelques occurrences des mots ironie et ironiques dans le texte ; l’enjeu majeur de cette ouverture est de montrer que l’ironie n’est pas l’ultima ratio de Gide. L’enquête (dite généalogique) sur les motivations de cette manifestation de l’esprit conduit à en signaler les limites, d’ordre formel et éthique. Mais l’analyse des formes variées de l’ironie permettra toutefois de montrer comment s’opère le « sauvetage » poétique de l’ironie, qui fonde la littérarité de la phrase gidienne, saisie à travers ses différents niveaux : l’énonciation (parties II et III), les figures (partie IV). L’approche éthique de l’ironie (partie V) rend inévitable la confrontation avec l’humour (partie VI). L’étude se conclut en soulignant les services que l’ironie rend à la thèse morale des Faux-Monnayeurs : nous lisons ce roman comme un plaidoyer en faveur de l’émotion, qu’il faut accueillir et assumer pour consentir au bonheur (si fragile !) de la réciprocité amoureuse, plénitude toujours menacée par la fausse monnaie sémiologique.

Le mot ironie dans le texte ou l’ironie jugée

Restreinte par la linguistique au cadre du discours, la sémiologie ironique requiert en réalité tout le corps – ce qui n’a pas échappé au romancier :

[1] Le regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile à séduire et habitué à plaire, Passavant avait besoin de sentir en face de lui un miroir complaisant pour briller. (FM, 284, nous soulignons)

[2] […] Robert s’arrêta net ; il venait de surprendre, à la lueur de la cigarette que fumait Vincent, un étrange pli sur la lèvre de celui-ci, où il crut voir de l’ironie ; or il craignait la moquerie par-dessus tout au monde. (FM, 152-153, nous soulignons)

D’un exemple à l’autre, la synonymie entre « ironie » et « moquerie » fait de la première une arme avant tout mondaine. Est-ce un hasard si Passavant, le héraut littéraire de l’ironie, est aussi le personnage le plus démuni face à elle ? Parce qu’elle implique le corps, il serait parfois impossible de détecter la phrase ironique sans l’indication de « ton » fournie par un narrateur généreusement omniscient :

[3] « J’entends parler de vous depuis si longtemps qu’il me semble déjà vous connaître.
– Et réciproquement », dit Bernard d’un tel ton que l’aménité de Passavant se glaça [9]. (FM, 284)

La courtoisie exigerait que la réciprocité s’inscrivît dans les cadres de « l’aménité » ; véritable coup de force, la phrase de Bernard réaménage à son profit la relation entre les interlocuteurs. Pour Passavant, l’infinitif vous connaître signifie « vous apprécier », alors que pour Bernard, le même verbe signifie exactement le contraire. De fait, l’ironie implique une compétition entre sujets parlants, dont Olivier, ici, fait les frais :

[4] « […] Tes parents savent que tu ne couches pas chez toi, ce soir ? »
[…] « Tu trouves que j’aurais dû leur demander la permission, hein ? »
Le ton de sa voix était si froidement ironique qu’Olivier sentit aussitôt l’absurdité de sa question. (FM, 33)

Entrer dans le jeu ironique, c’est s’exposer à rencontrer plus fort que soi ; l’ironie trahit une volonté de dominer qui la situe du côté de la brutalité. C’est ainsi que Sarah, ironique envers son père, le pasteur, qui voudrait se délivrer du « honteux esclavage » du péché de chair, ne serait-ce que « pour ne pas contrister Mélanie », sidère Édouard en interprétant mieux que lui le sens du verbe « fumer » auquel il avait naïvement prêté un sens littéral :

[5] « C’est assez touchant, n’est-ce pas ? » fit Sarah avec une imperceptible moue d’ironie. […]
« Ou peut-être bien, reprit Sarah, cela prouve que “fumer” était mis là pour autre chose. »
Était-ce vraiment Sarah qui parlait ainsi ? J’étais abasourdi. (FM, 114)

L’ironie n’est moralement excusable que si on peut y lire le signe d’une faiblesse incurable, comme c’est le cas pour Armand :

[6] […] il me parut en effet qu’une expression de souci profond se cachait derrière sa méchante ironie. (FM, 236)

« [S]on esprit n’est appliqué qu’à détruire » ; mais « ses sarcasmes et son ironie abritent une excessive sensibilité » (FM, 252-253), note Bernard qui rejoint le diagnostic d’Olivier : « Il a une espèce de besoin d’abîmer tout ce à quoi il tient le plus. » (FM, 115). Telle est la tare secrète de l’ironie : à la fois arme et cuirasse, elle cache sous un aspect séduisant ou ludique un ethos étroitement belliqueux qui saisit la relation humaine à son degré le plus bas [10]. Certes, elle décape les faux-semblants, mais non sans mauvaise foi :

[7] « Mais ces fleurs vont me tenir compagnie. Elles parlent à leur façon et savent raconter la gloire du Seigneur mieux que les hommes » (ou quelque chose de cette farine). Le digne homme n’imagine pas combien il peut raser les élèves avec des propos de ce genre, chez lui si sincères qu’ils découragent l’ironie. (FM, 108) [11]

Édouard feint d’abord de rapporter exactement les propos de son vieil ami avant de souligner, par une parenthèse désinvolte, la liberté qu’il prend par rapport à ces pieux discours. C’est donc moins la littéralité des propos cités qui importe, que la topique dont ils émanent, et qu’il s’agit de discréditer en bloc, mais de façon honteuse : car la sincérité du vieil Azaïs n’empêche nullement Édouard d’être ironique à son égard – et il n’est pas sûr que le lecteur le suive quand il constate : « En parlant ainsi d’Azaïs, c’est moi que je rends odieux. » (FM, 233). Gide voudrait-il, par Édouard interposé, signifier que l’ironie ne fonde rien d’essentiel [12] ? Elle procéderait non d’un désir affirmatif mais réactif. Elle naîtrait du besoin de se protéger plus que de la volonté de s’engager, comme le montre Édouard qui n’ose assumer son amour naissant pour Olivier :

[8] Précisément pour ne le gêner point, j’affecte une sorte d’indifférence, d’ironique détachement. (FM, 126)

Revenu des séductions de la désinvolture [13], Bernard « dont l’authentique émotion » (FM, 258) en impose à Olivier, détache son ami du camp des nihilistes, incarnés par la trinité ironico-cynique (Passavant, Strouvilhou, Armand [14]). Bernard n’a donc aucun mal dans sa dissertation sur La Fontaine à plaider contre l’ironie, qu’il juge superficielle :

[9] […] je me suis payé une tirade contre l’esprit d’insouciance, de blague, d’ironie […]. (FM, 257)

C’est donc à une figure de pensée partiellement déconsidérée, l’ironie, que Gide confie le soin de transformer sa phrase sans style en une phrase poétique, capable de retenir le lecteur par son chatoiement et ses ambiguïtés calculées.

Le déchiffrement de l’ironie : de l’énoncé à l’énonciation

La frontière ténue entre l’enfance d’un Caloub, qui demande naïvement à son père de l’aider, et l’adolescence d’un Georges, qui feint l’innocence devant son père, c’est le passage de l’ingénuité à la dissimulation, laquelle forme la pierre angulaire de l’ironie [15]. Rien de plus universel, de mieux partagé, chez les personnages gidiens, que cette aptitude à l’antiphrase :

[10] – […] Vous avez toutes les qualités de l’homme de lettres : vous êtes vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste…
– Vous me comblez. (FM, 53)

[11] « C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit Bernard. (FM, 13)

[12] « Monsieur le comte m’a fait demander. Me voici tout à son service. »
Strouvilhou affectait volontiers avec lui une insolence de laquais. (FM, 316)

Les qualités de l’homme de lettres sont ses défauts ; combler Passavant, c’est l’accabler ; l’ironie désamorce le blâme en lui donnant l’apparence de l’éloge. L’ironie nivelle les valeurs, émousse le jugement ; elle produit une phrase de faux-monnayeurs, grâce à quoi le locuteur échappe à ses responsabilités. Ce n’est évidemment pas, pour Bernard, le moment de croire qu’il entend des pas, et de céder à la peur ; mais y a-t-il seulement de quoi avoir peur [16] ? Chez Strouvilhou, « l’insolence de laquais » prend la forme de l’ironie : hyperboliquement affichée par la troisième personne, la déférence du bohème n’est qu’un masque ; il ne trompe personne.

Chez le narrateur comme chez tous les personnages, on retrouve ce même goût de la performance ironique :

[13] « Quoi ! vous avez près de vous cette jeune nature frémissante, cette intelligence en éveil, pleine de promesses, qui n’attend qu’un conseil, qu’un appui… »
Il oubliait, à cet instant, que lui de même il avait un frère. (FM, 152)

En acculant Passavant à la contradiction, le commentaire du narrateur, tel celui d’un Socrate, démonte par l’ironie les discours infondés. Plus habilement encore, le texte ventriloque superpose dans la même phrase deux voix, l’une naïve, l’autre ironique. La première est celle du personnage qui se laisse aller à dire ce qu’il sent ; la seconde, celle du narrateur qui le rattrape, le piège et le condamne :

[14] Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. (FM, 50)

L’ironie agit en contrebande, se glissant dans le discours direct libre pour mieux le renverser. Parfois, le narrateur va jusqu’à se retourner contre lui-même :

[15] Pauvre Olivier ! Au lieu de se cacher de ses parents, que ne retournait-il chez eux, simplement ? Il eût trouvé son oncle Édouard près de sa mère. (FM, 267)

De qui, de quoi se moque le texte ? D’Olivier et de son manque de simplicité ? Ou de l’artifice qui feint de laisser une autonomie au personnage ? Épris de surenchère ironique, le narrateur se plaît à souligner en tout discours la part de raillerie qu’il recèle :

[16] « Je crois qu’on pourrait encore trouver mieux », s’enhardit à dire Olivier, qui souriait sans sembler approuver beaucoup. (FM, 139)

L’ironie va au-delà de la simple antiphrase ; l’adverbe mieux ne signifie pas que ce qu’a trouvé Passavant est bien, mais, au contraire, que c’est franchement mauvais. Et c’est notamment le verbe s’enhardir, choisi par Gide dans la proposition incise, qui le prouve ; car Olivier, prudent, avait pris soin de camoufler sa mauvaise opinion et l’adverbe encore fonctionnait comme un piège invisible pour ne pas froisser Passavant. Mais s’enhardir souligne son audace, révélée par un narrateur qui devient le publicitaire des subtilités qu’il prête à ses personnages.

Multipliant les chausse-trapes ironiques dans sa phrase, Gide transforme ainsi une prose banale en une prose intelligente. L’ironie au carré passe par la glose ; elle est tour à tour rajout intraphrastique :

[17] […] un vague espoir qu’il arriverait à le convaincre, je veux dire : à le convertir. (FM, 105) [17]

ou bourgeon extraphrastique :

[18] « Si je pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des vers. »
Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit. (FM, 64)

Dans l’exemple [17], convertir commute avec convaincre ; cette paraphrase synonymique trahit non un souci d’exactitude lexicale mais le désir de railler le prosélytisme naïf du pasteur, en qui la raison cède face aux exigences exorbitantes de la foi. Dans l’exemple [18], la reprise du verbe quitter (figure du polyptote) relève du sarcasme : cette répétition permet la confrontation des points de vue, d’une phrase à l’autre. D’un côté Bernard, qui suppose que son exaltation pourrait le mener à la poésie [18] ; de l’autre, le narrateur qui constate (par un passé simple valant rupture temporelle et tonale puisque le récit antérieur se faisait au présent de narration) qu’elle ne l’a mené qu’à l’endormissement : comment mieux ridiculiser le personnage, doublement moqué, fat et velléitaire ? Ce jeu d’échos s’observe aussi lors des retrouvailles ratées entre Édouard et Olivier : « De tels entretiens ne peuvent donner rien de bon, si rien ne vient à la rescousse. Rien ne vint. » (FM, 83). Là encore, le retour au passé simple après un présent de vérité générale mis sous condition accentue la désillusion : d’un côté, le monde des possibles, et de l’autre, ramassé en trois syllabes, l’échec inévitable constaté. Le narrateur s’identifie à la vie dont il se fait l’interprète : n’est-ce pas elle, la véritable puissance ironique ?

Ces gloses ironiques, qui jouent sur des nuances lexicales, des alternances rythmiques, ont la violence des lazzi. Il n’est donc pas aberrant de rapprocher la phrase gidienne du style coupé, de la parataxe et des procédés elliptiques, que Gide emploie malgré son goût de la prose classique, équilibrée et hypotaxique [19]. La phrase ironique joue du contraste entre un préambule vaste et un rhème bref, rassemblant dans le même schéma rythmique des figures aussi différentes que l’épanorthose (ex. [20]), l’autocorrection (ex. [17]) ou l’hyperbate (ex. [19]) :

[19] À bien examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue, j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour l’édification du lecteur : […]. (FM, 142)

[20] Dans ces sortes de réunions, les retardataires s’expliquent mal ou trop bien l’excitation des autres. (FM, 283)

Ce qui rend possible la coordination d’adverbes antagonistes peut être aisément senti, car les deux propositions sont vraies, même si la seconde l’est plus que la première [20] ; mais il n’est pas simple de dire en quoi. L’ironiste donne l’impression d’avoir quelque chose à dire qu’en définitive il choisit de taire [21] ; se dérobant, il laisse au lecteur le soin, le risque peut-être, de fixer une pensée qui perdra tout son sel à être dite, comme la fausse monnaie perd sa valeur quand on s’avise de la regarder de près. Si le retardataire ne comprend pas les causes apparentes de l’excitation qu’il constate, il en saisit les causes profondes (alcool, vanité), qui restent cachées à ceux qui vivent le plaisir : mais qui juge le mieux d’un plaisir : celui qui le juge de l’extérieur, en observateur, ou celui qui l’éprouve ? L’ironie ne fait-elle pas la part trop belle au détachement ? Il semble aussi que la valeur de l’ironie se mesure à l’objet qu’elle attaque : or fustiger la vacuité mondaine n’est ni très neuf, ni très risqué. Il en va de l’ironie comme du héros cornélien, qui triomphe sans gloire quand il vainc sans péril. Puisqu’elle n’est en aucun cas le gage de la rectitude éthique ou de l’appréhension juste de la vie, il convient de chercher du côté du dialogisme ce qui a pu fasciner Gide dans l’ironie.

Polyphonique ironie

L’ironie séduit, parce qu’elle anime la phrase, transforme un artefact clos en un théâtre vivant où des voix s’affrontent :

[21] – Parbleu ! s’écria-t-il, je sais bien que ce n’est pas toi qui penses ainsi. Mais, mon vieux, ce n’est pas non plus La Fontaine. (FM, 256)

Bernard n’a aucun mal à dynamiter la frêle couche de vernis dont le sentimental Olivier se pare comme il peut. Il sait détecter la voix du mauvais maître, Passavant [22], sous celle du disciple séduit. Il feint de tomber d’accord avec Olivier pour mieux marquer son désaccord. Si la colère de Bernard laisse la joute ironique loin derrière elle, il n’empêche qu’enveloppant les héros, une ironie supérieure se constitue dans la mémoire du lecteur, qui rapproche les bords éloignés de la fiction ; le jeune homme qui avait fait sa devise de cette exhortation (« Toute recherche oblige. […] N’approfondissons pas. » [FM, 13-14]) devient le champion de la profondeur contre l’esprit de légèreté (FM, 255). Le temps qui passe tend à périmer toute idée, malgré le brio dont elle se vêt pour masquer sa fragilité. Incorporant la temporalité narrative, l’ironie romanesque frappe d’inconsistance rétrospective bien des énoncés, les plus prosaïquement bourgeois :

[22] Dieu merci, ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les enfants de Molinier sans doute. (FM, 21)

comme les plus spirituels :

[23] Je note tout cela par discipline, et précisément parce que cela m’ennuie de le noter. (FM, 90)

La discipline à laquelle Édouard s’astreint n’est pas si gratuite qu’il le prétend ; à travers lui, Gide montre le romancier au travail, construisant son intrigue par la combinaison de motifs apparemment anodins, comme celui de la rosette à la boutonnière que portent Georges et ses amis [23]. Faut-il comprendre que Gide se permet, par Édouard interposé, de manifester son ennui face aux contingences du roman ? Ou faut-il surprendre Édouard, une fois de plus, dans la posture du « songe-creux » [24] ?

Le charme de l’ironie est de nous délester du souci cartésien, si lourd à porter, de chercher la certitude, la vérité, ces arlésiennes, au dire de l’ironiste. Sa frivolité ne marque jamais mieux que lorsqu’elle se conjugue à la séduction du romanesque :

[24] « J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à me servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle » (car hier soir, il n’a pas dîné) [25]. (FM, 62)

Comment ne pas être ironique face à cette naïve forfanterie de jeune bourgeois qui invoque la Providence quand un peu de bon sens sociologique lui apprendrait d’où vient cette joyeuse confiance en soi ? « Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son costume, la distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. » (FM, 86). Mais l’ironie que le récit exerce contre le personnage pourrait bien se retourner contre lui ; de fait, Bernard se retrouve « attablé devant un beefsteak » (FM, 87) ; la Providence existe donc bel et bien, et elle porte le nom de l’auteur. Protégeant le personnel bourgeois de son roman, soucieux de lui éviter l’épreuve du réel, c’est-à-dire de la misère, Gide souligne la féerique inconsistance de cette aventure où finalement rien n’arrive, hormis le suicide de Boris.

Le principe de l’ironie rétrospective donne au lecteur un constant avantage sur les personnages, dès qu’ils s’avisent de raisonner. Comment le lecteur, qui a entendu l’exposé de Vincent (FM, 151), pourrait-il prendre au sérieux Olivier prenant au sérieux Passavant ?

[25] Je le pousse tant que je peux à écrire certaines théories tout à fait neuves qu’il m’a exposées sur les animaux marins des bas-fonds et ce qu’il appelle les « lumières personnelles », qui leur permettent de se passer de la lumière du soleil, qu’il assimile à celle de la grâce et à la « révélation ». […] On ne sait pas, d’ordinaire, qu’il est très calé en histoire naturelle ; mais il met une sorte de coquetterie à cacher ses connaissances. C’est ce qu’il appelle ses bijoux secrets. Il dit qu’il n’y a que les rastas qui se plaisent à étaler aux yeux de tous leur parure, et surtout quand celle-ci est en toc. (FM, 210)

L’aveuglement d’Olivier rappelle les invraisemblables quiproquos de la comédie : on sent combien Gide s’amuse aux dépens du personnage, insensible au sel un peu grivois que recèle l’expression « ses bijoux secrets », et incapable de reconnaître son mentor dans ce portrait en « rasta » que le cynique Passavant fait de lui-même !

Le jeu polyphonique atteint le pic de la virtuosité quand il brouille les frontières de l’ironie et de la naïveté :

[26] Elle disait : « Un amant ! Un amant ! J’ai un amant ! » Elle répétait cela sur le même ton ; et toujours le même mot revenait, comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout.

Les propos de Laura n’atteignent le lecteur que filtrés par Vincent, qu’ils émeuvent, et qui les rapporte à Lady Griffith, qui les rapporte à Passavant. Les phrases assez plates de Gide valent par cette vertigineuse profondeur énonciative que leur donne la superposition des relais narratifs. On croit surprendre dans les exclamations de Laura quelque souvenir, peut-être inconscient, de Madame Bovary : « Elle se répétait : “J’ai un amant, un amant !” se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. » [26]. Mais cela n’aide en rien à déterminer la valeur des commentaires de Lady Griffith :

[27] Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant ! (FM, 56)

Mime-t-elle la posture de la femme sensible pour renforcer le plaisir libertin qu’elle prendrait avec Passavant ? Ou est-elle sincère ? Mais cette question a-t-elle encore un sens dans un texte où l’auteur crypte et révèle son homosexualité, par ce calembour ironique, dont le double sens n’est accessible qu’aux esprits contournés ?

[28] Un peu de ce dépit qu’il avait ressenti tout à l’heure à voir Olivier au bras d’Édouard : un dépit de ne pas en être [27]. (FM, 117)

Formes ironiques : question de rhétorique

Gide a-t-il senti qu’en cédant à son penchant ironique, il suivait la pente de son style sans se donner la peine de la gravir ? Telle est la rançon critique de l’ironie, cette figure critique : elle est impuissante à mettre un terme à la crise de confiance qu’elle ouvre au sein des valeurs langagières. Le calembour ironique est l’arme d’un Passavant, mais c’est aussi celle du moraliste :

[29] « Vous avez compris n’est-ce pas, que les sténo sont ceux qui ne supportent que toujours le même degré de salaison. Tandis que les eury…
– Sont les dessalés », interrompit Robert, qui rapportait à lui toute idée et ne considérait dans une théorie que ce dont il pourrait faire usage. (FM, 150)

[30] Il acheva d’un ton calme, magistral vraiment. (FM, 23)

Passavant tire des mots tout le profit possible ; il partage avec le narrateur ce sens du kaïros langagier ; l’adverbe vraiment souligne ainsi l’ironique adéquation de l’épithète magistral au magistrat qu’est Profitendieu. S’appliquant par la métaphore à défendre la justesse de son opinion, Édouard en montre plutôt, à son insu, les limites :

[31] Chacune de ses admirations, je le comprends aujourd’hui n’était pour elle qu’un lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne ; rien ne répondait en ceci à l’exigence profonde de sa nature. (FM, 75)

[32] Admirable propension au dévouement, chez la femme. L’homme qu’elle aime n’est, le plus souvent, qu’une sorte de patère à quoi suspendre son amour. Avec quelle sincère facilité Laura opère la substitution ! Je comprends qu’elle épouse Douviers ; j’ai été un des premiers à le lui conseiller. Mais j’étais en droit d’espérer un peu plus de chagrin. (FM, 99)

Ce n’est certes pas « sa pensée » que Laura veut allonger contre Édouard ; et qui, moins que lui, comprend « l’exigence profonde de sa nature » ? La légèreté qu’il reproche à Laura, par la métaphore ironique de la patère, n’est-elle pas la sienne propre ? Le personnage gidien se fie à sa facilité rhétorique pour dissoudre, par une métaphore, la réalité qui le gêne :

[33] « Un adipeux normal n’aurait rien de plus pressé que de lui rapporter ce papier », se dit-il. (FM, 85)

La métaphore de l’adipeux suffit à congédier la norme morale. La réalité ne résiste guère à l’enchantement permanent de cette ironie volontiers souveraine. Sans s’en douter, Bernard prévoit le dénouement de la liaison de Laura et de Vincent, comme si la métaphore, par son brio, avait le pouvoir de modeler par avance la forme d’une réalité malléable à plaisir :

[34] Je l’imagine volontiers de ces femmes qui se rebiffent, vous crachent au front leur mépris et vous déchirent en petits morceaux les billets qu’on leur tend bienveillamment, mais dans une insuffisante enveloppe. (FM, 128)

De fait, le groom de l’hôtel rapporte à Vincent l’enveloppe en travers de laquelle Laura vient d’écrire : « “Trop tard” » (FM, 146) : l’enveloppe était bel et bien insuffisante… De même, il semble que l’escapade à Saas-Fée découle de l’évaluation cruellement imagée du puritanisme de la pension Vedel-Azaïs, dont l’atmosphère est brillamment résumée par ce trio adjectival :

[35] Je ne sais quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais. (FM, 104)

Mais il arrive parfois que la réalité se venge (c’est tout le sens du suicide de Boris) ; le poids pesant des croyances l’emporte alors sur les armes légères de la provocation :

[36] – Je ne suis pas un arbre fruitier, moi. De l’ombre, c’est ça que je porte, Monsieur le pasteur : je vous couvre d’ombre. (FM, 106)

Détournant la parabole évangélique, le blasphème enjoué de Strouvilhou ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : le jeune homme est chassé par un vieil Azaïs aussi sublime que grotesque. Armand, lui, emploie avec justesse la métaphore matérialiste de l’argent pour fustiger la complaisance morale d’Édouard ; mais ce faisant, il lui pose une question dont il devrait être le premier à connaître la réponse :

[37] – […] vous qui ne tenez pas à l’argent et qui en avez assez pour vous payer des sentiments nobles, consentirez-vous à nous dire pourquoi vous n’avez pas épousé Laura ? alors que vous l’aimiez paraît-il […]. (FM, 112)

Au moment où il place Édouard sur la sellette et l’invite à confesser son homosexualité publiquement, il est lui-même attiré par les charmes d’un Adonis-Olivier (FM, 112) dont il prendra la suite auprès de Passavant…

Brillamment ouvragée par ces métaphores, la phrase ironique gidienne est à la fois l’arc qui lance la flèche et la cible qui la reçoit ; l’ironie censée atteindre le monde se retourne contre la phrase qui la projette ; la réalité est en effet « déjà-toujours » trop frêle pour retenir en sa chair diaphane cette pique ironique. Croyant accabler Profitendieu de son involontaire ironie, le fantoche Molinier est trop peu consistant, malgré son « cœur un peu capitonné de graisse » (FM, 19), pour que l’ironie longuement s’arrête en lui ; elle le traverse et le dépasse – pour atteindre le roman, qui fabrique laborieusement d’ineptes calembours pour dénoncer un réalisme pourtant usé jusqu’à la corde :

[38] J’ai donc fait ce que j’ai pu pour modérer le zèle de Profitendieu qui se lançait comme un taureau dans cette affaire, sans se douter que de son premier coup de corne… (ah ! pardonnez-moi ; je ne l’ai pas dit exprès ; ah ! ah ! ah ! c’est drôle ; ça m’a échappé)… Il risquait d’embrocher son fils. (FM, 228)

Misère du moraliste mêlant son style limpide à la grossière pâte des hommes ! De même, au-delà de « l’auteur imprévoyant » dont elle se moque, c’est elle-même, sa pesante analogie et ses symboles convenus, que raille cette phrase gidienne qui ne parvient qu’à être le pastiche consciemment décoloré de Sterne ou de Diderot [28] :

[39] Le voyageur, parvenu au haut de la colline, s’assied et regarde avant de reprendre sa marche, à présent déclinante ; il cherche à distinguer enfin où le conduit ce chemin sinueux qu’il a pris, qui lui semble se perdre dans l’ombre et, car le soir tombe, dans la nuit. Ainsi l’auteur imprévoyant s’arrête un instant, reprend souffle et se demande avec inquiétude où va le mener son récit. (FM, 215)

Si le roman n’était qu’ironie, rien sans doute ne serait plus lassant que cette perpétuelle ironie, finissant par se retourner contre elle-même. Mais c’est au moment où la figure épuise son suc que précisément la perspective se renverse : une dialectique se met en place, qui fait de l’ironie non une fin, mais un moyen – une pédagogie destinée à araser le paysage moral pour mieux faire saillir de ces décombres, triomphante, la thèse du récit.

Morales de l’ironie

L’ironie, c’est son rôle dans Les Faux-Monnayeurs, fait place nette ; elle nettoie le paysage intellectuel et littéraire des figures faussement prestigieuses qui l’encombrent. Ne nous arrêtons pas aux fantoches bourgeois ; car le plus intéressant en Profitendieu n’est pas tant l’ironie dont il est le trop prévisible objet, que le fait que cette ironie lourdement satirique ne puisse saisir les aspects intéressants du personnage. Gide semble avoir concentré en un chapitre presque inaugural toutes les ressources de son ironie antibourgeoise, comme s’il lui fallait expédier un passage obligé du roman de mœurs et river durablement leur clou aux thuriféraires de la bourgeoisie, avant d’en venir à l’essentiel. Reprenant ce préjugé séculaire que le corps est à la fois l’ennemi intime, l’emblème grotesque et l’objet d’étude privilégié du bourgeois, il pastiche la parlure homaisienne :

[40] […] il était beaucoup plus court que lui et de moindre développement crural ; de plus, le cœur un peu capitonné de graisse, il s’essoufflait facilement. (FM, 19)

[41] Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. (FM, 26)

Il épingle la médiocrité de la pensée et de la rhétorique bourgeoises :

[42] Après tout, ce n’était peut-être là qu’un préjugé ; mais les préjugés sont les pilotis de la civilisation. (FM, 19)

[43] Il s’était arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche… (FM, 21)

Enfin, il pourfend les rôles sociaux où se complaisent les êtres dépourvus de substance :

[44] Il s’est levé, par besoin instinctif de dominer ; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite. (FM, 30)

Mais ce ne sont là que de pauvres cibles, même si l’efficacité du trait, la perfection de la phrase, font oublier un instant la facilité du coup porté contre ces figures, bourgeoises ou puritaines, si éloignées des valeurs du roman :

[45] L’atmosphère de la pièce était si austère qu’il semblait que des fleurs y dussent faner aussitôt. (FM, 108)

Plus intéressante, sans doute, est la satire continue de l’esprit et de l’art si français de la conversation. User et abuser du bel esprit, cet apanage du lettré, constitue une tentation présente en chaque personnage, ou peu s’en faut, même s’il est vrai que l’aristocratique rive gauche de Passavant tient à ce sujet le haut du pavé :

[46] – C’est vous qui devriez écrire des romans.
– Parbleu, mon cher, si seulement je savais dans quelle langue !… (FM, 56)

N’oublions pas que Passavant réside rue de Babylone (FM, 43) : c’est bien à lui qu’une répartie digne d’une marquise de boulevard peut faire accroire que le polyglottisme suffit à entraver une vocation de romancier qui ne demanderait qu’à s’épanouir sans cela ! Le bel esprit fascine – et il semble que Gide en exorcise les charmes, en le faisant circuler partout, pour mieux le dévaluer. Chez Passavant, il s’avoue ironiquement incapable de goûter une « grande valeur » :

[47] C’était, je crois, un homme de grande valeur, « dans sa partie », comme on dit ; mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. (FM, 48)

Possédé par un bien pauvre hybris, le bel esprit croit que tout ce qu’il ne voit pas n’existe pas. Olivier, lui, pense qu’il lui suffit d’un peu d’esprit pour se rendre maître de celui du comte :

[48] – Eh bien, qu’en pensez-vous ?
– Il est excellent, en effet.
– Je ne vous parle pas du porto, protesta Robert en riant ; mais de ce que je vous disais tout à l’heure. (FM, 138)

Parce qu’il feint de se méprendre sur le référent d’un pronom, alors qu’il est en train de se méprendre sur « le sens de sa vie », Olivier se pense très fort. Mais rien pourtant, chez Gide, n’est aussi contagieux que l’esprit :

[49] « […] dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre. »
[…] « Mais non ; j’aurai soin de le faire très désagréable. »
Laura était lancée :
« C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra », dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres. (FM, 185)

En Laura comme en Lilian, le bel esprit s’estime très clairvoyant ; aussi est-ce sous la forme ironique d’un conseil désintéressé que Lady Griffith croit prendre barre sur Passavant, elle dont les piques visent moins la pédérastie du comte que sa prétendue naïveté :

[50] – Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez. (FM, 53)

En faisant don à Passavant, personnage méprisable, d’une provision d’ironiques bons mots, Gide montre par là le peu de cas qu’il fait de ces richesses, mais aussi, et paradoxalement, son goût particulier pour ces tentations de l’esprit, dont toute son œuvre, Journal en tête, regorge :

[51] – Non ; moi, je mets ma coquetterie à ne pas rougir, fût-ce de la boutonnière. (FM, 146-147)

[52] – Alors, rien de plus naturel qu’il habite chez vous. Personne ne peut y trouver à sourire (ce dont lui, du reste, ne se faisait pas faute en disant ces mots). […] (FM, 313)

Le lecteur aurait tort de bouder son plaisir ; mais ce plaisir léger des mots qui pétillent ne tire guère à conséquence. Il n’empêche que le narrateur, pour dénigrer Robert, n’a d’autres ressources que d’imiter son esprit, montrant par là la puissance de séduction qu’il exerce :

[53] Robert de Passavant, qui se dit maintenant son ami, est l’ami de beaucoup de monde. (FM, 43)

Proche de l’esprit, le cynisme : ce mépris amusé des conventions se justifie par l’élitisme. Le cynique aristocratique estime en effet que ce qui tient le commun des mortels ne saurait entraver la volonté de l’homme supérieur qu’il prétend être :

[54] « Mais votre père…
– Ah ! j’oubliais de vous dire : il est mort, il y a… »
Il tire sa montre et s’écrie :
« Sapristi, qu’il est tard ! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre heures. » (FM, 47-48)

Bernard est moins cynique qu’il ne joue à l’être, ainsi qu’Armand :

[55] Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer. (FM, 13)

[56] On leur a mis deux lits pour la forme, mais c’était assez inutile. (FM, 108)

Mais Lilian nous a avertis : rien de plus puritain que certains libres penseurs (FM, 66) – et ce paradoxe convient parfaitement à Bernard et Armand, admiratifs de la triste Rachel, que Sarah, elle, a le courage d’envoyer prestement balader (FM, 340-341), au grand dam du narrateur. Mais il faut se rendre à l’évidence : comme le dit Pauline avec une ironie amère, « c’est toujours quand une femme se montre le plus résignée qu’elle paraît le plus raisonnable » (FM, 308), ce qui est assurément l’une des phrases les plus justes du roman. Quant au cynisme de Bernard, « le gros sanglot qui lui mont[e] à la gorge » en quittant la maison (FM, 22) montre quelle en est l’aune. Le narrateur, enfin, n’est pas exempt d’un intermittent cynisme, lui qui se dispense d’une scène à faire, et d’un utile effort d’imagination, au nom du plus futile des prétextes :

[57] J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière ; mais on ne peut pas tout savoir. (FM, 32)

L’ironie gagne ses galons éthiques en pourfendant la mauvaise foi qui affecte les personnages a priori les plus sympathiques comme Bernard [29] ou les plus solidement installés dans le camp du bien, comme Édouard :

[58] Si ceux-ci [les critiques] le battent froid, peu lui importe. Mais en lisant les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que peu lui importe. (FM, 72)

[59] Faire comprendre à Édouard que je ne suis pas un voleur, se disait-il, voilà le hic. […] Mais ce qui prouve que je ne suis pas un voleur, c’est que les papiers que voici vont m’occuper bien davantage [30]. (FM, 87-88)

Une fois qu’on a prouvé que l’ironie est moralement utile, quelle place lui a-t-on assigné dans l’échelle des valeurs gidiennes ? L’ironie n’a rien de très noble ; elle est à la portée de quiconque a un peu d’intelligence et de culture. Il en va tout autrement de l’humour, qui nous rapproche bien davantage du cœur de la thèse gidienne dans Les Faux-Monnayeurs.

Humour

À quoi reconnaît-on l’humour ? Dans un texte aussi court que pénétrant [31], Freud explique que chaque fois que le moi se sent dépassé par un réel qui l’angoisse, le rapproche de la mort, le surmoi, bon prince, lui fournit une parade efficace : les aspects douloureux du réel sont anéantis par un discours qui feint de considérer la victime – le moi – comme une petite chose insignifiante, ne méritant qu’un mot d’esprit pour épitaphe. Ainsi s’explique le succès de l’humour : il transforme un énoncé solipsiste socialement irrecevable (une plainte, une indignation) en un petit poème circonstancié, agréable à entendre et à retenir ; et alors que l’ironiste présente un ethos triomphant d’une altérité méprisable, l’humour a la vertu de remettre le moi à sa place. Dans Les Faux-Monnayeurs, les énoncés humoristiques ne visent pas de cible. Ils font surgir le potentiel comique que toute réalité comporte. C’est ainsi que Bernard expédie par l’humour la question pourtant déchirante de l’identité, de la filiation :

[60] Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. (FM, 13)

L’important n’est pas que la maxime soit juste ; par son rythme, et son côté paradoxal, elle fournit le viatique littéraire qui permet de traverser l’épreuve. L’humour n’appréhende jamais le réel sous l’angle du logos, car la raison peut justifier tous les désespoirs du monde. Par ailleurs, l’ironiste rectifie des erreurs de raisonnement ; il attaque en l’autre les points faibles d’une armure intellectuelle. L’humour de Bernard repose au contraire sur l’art de tirer des conséquences inattendues (mais peu fondées) d’un état a priori peu enviable [32].

[61] J’ai compris […] que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. (FM, 24)

[62] Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer. (FM, 26)

L’humour de Bernard donne à l’attaque du roman ce ton allègre qu’on retrouve encore, çà et là, dans la suite du récit :

[63] Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre révélateur. (FM, 63)

[64] L’impératif est, comme dit l’autre, catégorique : sauver Laura. (FM, 127)

L’autre, c’est évidemment Kant : moins que quiconque, Bernard a la prétention d’attaquer l’austère massif de la morale kantienne. Bernard est d’ailleurs tout sauf kantien ; ce jeune casuiste délibère peu ; il se laisse guider par l’excellence de ses sentiments, et à juste raison, comme le prouve Laura en qui, face à Bernard, la crainte cède « à la curiosité, à l’intérêt et à cette irrésistible sympathie qu’éveille un être naïf et très beau » (FM, 129). L’humour est une humeur qui entraîne ; il suspend les évaluations ; le lecteur n’est plus invité à juger Bernard, à démêler le juste de l’injuste, la présomption du naturel. La fine fleur de l’humour s’épanouit parfois sur les terreaux les plus grassement ironiques :

[65] […] mais pour éviter l’envahissement, on avait condamné la porte entre le parloir et ce salon, ce qui faisait Armand répondre à ceux qui lui demandaient par où l’on pouvait rejoindre sa mère : « Par la cheminée ». (FM, 104)

L’ironie envers la sociabilité étriquée de la pension cède la place à une appréciation gratuite et cocasse de la situation ; ne pouvant offrir aucune aide à ses interlocuteurs, Armand les rémunère par un trait d’humour. La gêne est dissipée au profit d’un furtif mais réel sentiment d’euphorie partagée. Et Olivier :

[66] Moi, je m’en fous : je suis catholique. (FM, 102)

Ironie contre le pasteur ? Qu’apporterait ce trait d’ironie à la lourde artillerie gidienne contre le puritanisme ? Olivier, qui n’est pas très pieux, prétend tirer de sa foi catholique une conséquence imprévisible : l’indifférence à la morale conjugale, pourtant commune à toutes les églises chrétiennes, sous le fallacieux prétexte que c’est un calviniste qui l’énonce. Se dire « catholique » est ici une façon de s’avouer homosexuel : parce qu’il aime Édouard, Olivier, dans ce moment de grâce, s’émancipe des assignations hétéro-normatives en invoquant à contre-emploi une identité religieuse à laquelle ordinairement il ne tient guère. C’est un jeu pur, enté sur le désir et donc, pour Gide, sur la nature. Strouvilhou, Lady Griffith sont eux aussi capables d’humour :

[67] Il était censé suivre des cours, mais, quand on lui demandait : lesquels ? ou quels examens il préparait, il répondait négligemment : « je varie ». (FM, 105)

[68] Je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre [33]. (FM, 57)

On pourrait faire valoir qu’en réglant leurs comptes avec l’institution scolaire ou le mariage, ces personnages sont ironiques ; certes, la cible satirique existe, mais l’attaquer n’est pas le but premier de ces énoncés par lesquels le locuteur surmonte ludiquement son embarras : l’humour ne prétend pas régler un problème ; il préfère botter en touche.

Le narrateur est humoristique chaque fois qu’il évide son rapport au récit de toute prétention intellectualiste ; il ne s’agit plus alors, pour lui, de dénoncer les limites ou l’arbitraire d’une poétique traditionnelle [34] mais de tirer un parti comique d’une possibilité narrative, comme dans l’exemple [69], où le lecteur découvre qu’Olivier n’a rien écouté des propos que le narrateur a pourtant pris soin de rapporter pour le lecteur :

[69] – Oui, je vois ça très bien, dit Olivier qui songeait à Bernard et n’avait pas écouté un mot. (FM, 18)

Il est vrai que, occasionnellement, la vie déborde les questions d’esthétique ; ni Olivier (assez désinvolte) ni Bercail (un peu raseur, sans doute) ne sont à blâmer. Dans l’exemple [70],

[70] Bernard s’empare de la perle et referme l’huître aussitôt. (FM, 87)

le filage de la métaphore souligne l’invraisemblance de la situation ; mais ce petit bijou romanesque cherche moins, semble-t-il, à fustiger une facilité littéraire qu’à faire sentir la joie de Bernard et la liberté de l’auteur, qui s’affranchit sans scrupule des contraintes du réalisme. Le narrateur intervient parfois dans la fiction non pour la commenter (ex. [71] et [72]) mais pour communiquer à son lecteur le sentiment grisant d’une fantaisie créative qui ne tire pas à conséquence :

[71] Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. (FM, 49)

[72] Laissons-le, tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite clef dans la serrure… (FM, 60)

[73] Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de ce journal. À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y. (FM, 117)

L’humour, dans l’exemple [73], est fondé sur un calembour (la syllepse sur le nom air) ; le filage cocassement métaphorique de l’image (mettre un peu d’air / a bien respiré) souligne la continuité entre le niveau de la diégèse et celui de la narration ; mais en assumant cet artifice par un assez mauvais jeu de mots, le narrateur semble départager le sérieux de l’ironie (qui porte ici sur l’analyse psychologique qui précède – tout ce que j’en ai dit ci-dessus – et que le narrateur prétend n’avoir écrite que pour des raisons strictement matérielles) et un humour délesté d’enjeux et attesté par la forme joueuse d’un énoncé faisant bon accueil aux coïncidences étranges qui saturent le monde (ex. [70]) aussi bien que le langage (ex. [73]).

Au-delà de l’humour et l’ironie : le sérieux absolu

L’humour et l’ironie ont cela de commun qu’ils semblent croire que l’esprit, les mots puissent se rendre provisoirement maîtres du réel : l’ironie déboute les prétentions exorbitantes d’un discours insuffisamment fondé – avant d’être parfois elle-même déboutée de ses ambitions ; l’humour apaise, par un jeu formel, l’anxiété d’un sujet aux prises avec une situation désagréable. Mais Les Faux-Monnayeurs n’est pas un roman où la réalité se laisse si facilement dissoudre dans le discours. Contre l’impérialisme de la parole et des signes se dressent des résistances scandaleuses sur lesquelles sans cesse l’esprit revient buter, comme ce « tragique moral » (FM, 125) qui enveloppe de sa funèbre aura aussi bien le jeune Vincent que le vieux La Pérouse :

[74] Vincent, tout en marchant, médite ; il éprouve que du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie et comme s’abritant derrière elle, une sorte de désespoir. (FM, 70)

[75] Dieu s’est moqué de moi. Il s’amuse. (FM, 121)

S’abattant sur Vincent, le « tragique moral » sert bien sûr à discréditer la voie qu’il a choisie, celle de la réussite par les femmes. De l’ambitieuse Lilian, il n’y a rien de bon à attendre – et une thèse pédérastique et misogyne ici se fait jour : tous les jeunes bourgeois de grand avenir, déplore le roman, n’ont pas la chance d’être attirés par un Édouard ! Qu’on raille son histrionisme et son égoïsme inoxydable, qu’on le décrive comme hystérique ou paranoïaque, il n’en reste pas moins que La Pérouse échappe en partie à la prise de l’ironie : manquant d’humilité, devenu insensible à la bonté de son dieu, La Pérouse projette sur son créateur l’image de sa propre cruauté ; et le sentiment intime de la damnation n’est pas de ces réalités que Gide consent à balayer d’un revers de main. Pourquoi ?

La Pérouse exemplifie, par ses relations tourmentées avec son dieu, la question de l’idolâtrie, qui se pose avec toute son acuité existentielle dans le domaine de l’amour :

[76] Chacun des deux êtres qui s’aiment se façonne à cette idole qu’il contemple dans le cœur de l’autre… Quiconque aime vraiment renonce à la sincérité. (FM, 75)

[77] Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire. (FM, 76)

Ces deux thèses anti-érotiques qui inaugurent son journal sont évidemment de pauvres et irréels sophismes dont Édouard ne parvient à se défaire qu’après avoir troqué le mauvais objet (Laura, puis Bernard) pour le bon (Olivier). De fait, Les Faux-Monnayeurs est un roman de l’apprentissage amoureux, particulièrement délicat chez des êtres qui veulent tout maîtriser par un discours virtuose qui se joue d’eux autant qu’ils en jouent. Le personnage gidien erre chaque fois qu’une triste image, elle-même née d’une passion triste, l’empêche d’accueillir l’émotion, cette puissance charnelle qui soude le sujet à lui-même et qui l’ouvre à l’autre. L’émotion offre une chance, une promesse de bonheur, que la fausse monnaie (mots, signes, représentations fallacieuses) risque bien de faire évanouir :

[78] J’ai souvent éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut, en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plus exactement : libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de lui-même et dépersonnalisé. (FM, 160)

La naïveté ou le naturel sont l’antidote de cette ironie qui donne l’illusion de maîtriser la vie par le jeu rhétorique (ex. [79]) ; et l’on peut être sûr qu’un personnage n’est jamais plus sincère que lorsqu’en lui se fissure la cuirasse des mots (ex. [80]) :

[79] […] mais qui le croirait d’un avocat : il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer ; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. (FM, 31)

[80] Il aimait beaucoup trop pour ne point perdre toute aisance. (FM, 84)

Si Gide, depuis Les Nourritures terrestres, s’est voulu l’éducateur de la jeunesse masculine bourgeoise, c’est parce qu’il pressentait qu’elle était malade d’un excès de culture s’interposant entre soi et la possibilité du bonheur. Crever la bulle du logos pour atteindre au vrai, qui est aussi le désirable, à la chair, à la profondeur sensible de l’être, dans un contact qui est presque toujours une extase, telle est la tâche inlassable du héros gidien. Pour Édouard (et comment lui donner tort ?), il n’est pas de vérité plus importante que celle que résume le beau visage d’Olivier :

[81] […] mais je sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier aimante aujourd’hui mes pensées, qu’elle incline leur cours […]. (FM, 89)

[82] […] dès mon premier regard, ou plus exactement dès son premier regard, j’ai senti que ce regard s’emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie. (FM, 96)

Que l’amour, vecteur de vérité, soit une tâche sérieuse, dont détourne la fausse monnaie, tel est bien l’orient du roman ; l’amour fait cesser l’empire de la dérision, de l’esprit critique et de la blague, esprit certes salutaire dès lors qu’il s’agit, comme Socrate, de faire tomber les masques et de crever les outres ; mais l’homme ne vit pas d’outres crevées et de masques chus ; telle est bien l’insuffisance de l’ironie, qui laisse l’ironiste démuni face au solide de l’existence.

Conclusion

Comme on pouvait s’en douter, il apparaît, au terme de cette étude, que l’ironie ne peut se laisser circonscrire dans les marges étroites du trope ou de la phrase ; elle appelle une conception « intégrative » de la phrase, qui prenne en compte la situation énonciative et le dialogue intra- et intertextuel. Mais il semble que l’apport de cette étude soit surtout de mettre en garde contre la séduction de l’ironie ; certes la phrase gidienne des Faux-Monnayeurs serait assez plate, reconnaissons-le, sans les jeux coruscants et maîtrisés d’une ironie quasi généralisée ; celle-ci retient les lecteurs les plus intellectuels parce qu’ils n’ont jamais fini de décrire les sens et les enjeux de ces phrases en apparence anodines et constamment biaisées. Mais Gide est professeur d’ironie en ce qu’il enseigne aussi à se déprendre de ses charmes : contrairement à Swift, Voltaire et bientôt Céline, dont l’ironie est en prise directe avec l’histoire, Gide instille le soupçon que l’ironie littéraire, adossée à la double tradition de la satire et de la spéculation théorique, n’atteint que des cibles déjà discréditées : qui peut prendre au sérieux Molinier, Passavant ? Qui a peur de la menace sociale que ferait peser une revue comme Les Nettoyeurs (FM, 320) ? Qui a jamais cru que l’ironie pourrait empêcher les hommes de (se) parler ? L’ironie la plus aimable, chez Gide, n’est-elle pas celle qui, se prenant elle-même pour objet, libère l’esprit et le conduit vers d’autres tâches, autrement plus urgentes, et plus nécessaires, que de spéculer ad nauseam sur la valeur intrinsèque et la signification de tel ou tel discours ?


1

Embrasure : « Ouverture pratiquée dans un ouvrage pour pointer et tirer le canon et dont l’ébrasement est généralement extérieur (par opposition au créneau). […] Dérivé de embraser, “mettre le feu” et “élargir”. » (Trésor de la langue française informatisé, en ligne à l’adresse suivante : http://atilf.atilf.fr/).

2

Ces initiales renvoient, sans grande surprise, à André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard (Folio ; 879), 2012. Les références à la pagination seront toujours insérées après les citations.

3

L’archaïsme grammatical, quand il est discret et bien tempéré, est un ornement qu’on trouve dans bien des textes qui prétendent à l’élégance stylistique. Voir Gilles Philippe et Stéphane Chaudier, « La référence classique dans la prose narrative », in La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard, 2009, p. 281-321.

4

On se souvient du diagnostic tranchant de Barthes : « Le type même de l’écrivain sans style, c’est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d’un certain éthos classique […]. » (Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p. 13). Rappelons que pour Barthes le style est « la part privée du rituel » littéraire ; il est « un phénomène germinatif » ; il se situe du côté de la « biologie », de « la profondeur » (car il est une « poussée », « fonctionne à la façon d’une Nécessité ») et du corps (il repose sur « une certaine expérience de la matière »).

5

Notre étude s’inspire de l’article de Philippe Jousset, « Une phrase saint-simonienne », Cahiers Saint-Simon, nº 40, 2012, p. 96-102. Modèle d’analyse stylistique de la phrase, cette étude récente parvient à définir l’esthétique de la phrase de Saint-Simon à partir et au-delà de l’analyse minutieuse des structures grammaticales d’une phrase particulièrement hypotaxique du mémorialiste : « [Cette phrase] dit surtout, par le retard qu’elle ménage et les embranchements qu’elle multiplie, quelque chose du désir, du harcèlement, du piège, de l’urgence, du danger, de la gravité de l’enjeu…, toutes choses qui peuvent se partager par-delà les époques dès qu’on en partage la grammaire. » (p. 100).

6

« Quelle diversité, tout au contraire ! […] Quelle leçon dans l’abandon progressif de certaines entreprises paléontologiques […] ! Quelle économie […] ! […] Ah ! quelle bonne école qu’un verger, qu’un jardin ! et quel bon pédagogue, souvent, on ferait d’un horticulteur ! » (FM, 148-149).

7

Voir Sophie Duval, L’Ironie proustienne : la vision stéréoscopique, Paris, H. Champion (Recherches proustiennes ; 3), 2004.

8

« L’allégorie comme l’ironie exigent qu’on soupçonne que le sens qui s’offre n’est là que pour être dépassé, pour conduire par des voies indirectes à l’autre. […] Pour déceler cette duplicité à l’œuvre, l’étude des textes est indispensable, et l’examen des faits linguistiques ne saurait suffire. » (Joëlle Gardes-Tamine, « De la démocratie en Amérique de Tocqueville : l’ironie triste d’un moraliste », in Ironies entre dualité et duplicité, Joëlle Gardes-Tamine, Christine Marcandier et Vincent Vivès (dir.), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence (Textuelles), 2007, p. 46).

9

Au théâtre, l’ironie est nettement rendue par l’inflexion des voix ; dans un roman, il faut que le narrateur décrive le ton qui trahit le mordant de la réplique, comme dans cet échange entre Bernard et Olivier : « “Qu’il est beau !” Olivier, qui croyait ne plus jamais rougir, rougit. Comment ne pas voir, dans ces mots, malgré leur ton très cordial, de l’ironie ? » (FM, 254). Dans l’exclamative qu’il est beau !, l’énallage de personne (il vs tu) ne suffit pas à activer l’interprétation ironique : il faut une glose pour faire comprendre au lecteur que si, de fait, Olivier est élégant, son dandysme d’emprunt ne mérite selon Bernard aucun éloge. L’ironie attaque moins le contenu énoncé que la racine énonciative (ici, le compliment) qui le porte ; elle rend paradoxale l’intention du locuteur.

10

Alors qu’il aime et respecte sa sœur, la vertueuse Rachel, Armand ne peut s’empêcher de la faire pleurer. Rapportant la scène à Olivier, il conclut : « Et l’oculiste qui lui recommande de ne pas pleurer ! C’est bouffon. » (FM, 359). Introduite par une coordination qui vaut mise en spectacle, cette pointe (phrase nominale elliptique) se retourne contre l’ironiste. Si Vincent Vivès estime à juste titre que « l’ironie est une […] cruauté », on peut douter qu’elle soit toujours « salutaire ». Voir Vincent Vivès, « Redoublement et inversion de l’ironie romantique : Zarathoustra et Maldoror », in Ironies entre dualité et duplicité, p. 122.

11

Sous l’apparence de la bonté, Édouard se montre franchement désobligeant : son commentaire ironique peint un Azaïs qui radote et ne profère que niaiseries édifiantes, alors même qu’il se montre soucieux de conserver l’opinion flatteuse que le vieil homme se fait de lui. De l’ironiste qui joue double jeu ou du dévot gâteux, lequel est le plus hypocrite ?

12

Contrairement à ce que pense Proudhon, dans ce superbe éloge de l’ironie : « Ironie : vraie liberté – c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition et de l’adoration de moi-même. » (cité par Vincent Vivès, « Redoublement et inversion de l’ironie romantique : Zarathoustra et Maldoror », in Ironies entre dualité et duplicité, p. 127).

13

« Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. » (FM, 62).

14

Le chapitre 11 de la troisième partie, où Passavant et Strouvilhou se lient de complicité malgré leur animosité, présente un combat de titans ironistes que Strouvilhou finit par emporter haut la main : « – À propos, reprit Passavant, je ne vous avais pas, je crois, donné mon livre. Je regrette de n’en avoir plus d’exemplaire de la première édition… – Comme je n’ai pas l’intention de le revendre, cela n’a aucune importance. – Simplement, le tirage est meilleur. – Oh ! comme je n’ai pas non plus l’intention de le lire… » (FM, 320-321).

15

Même le narrateur se prend à douter d’un contenu ironique dans les propos de ses personnages ! « – Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie. » (FM, 184). L’ironie manie les faux-semblants et l’art du camouflage ; son repérage est ardu ; c’est aussi son charme que de pouvoir faire passer sa discrétion sous l’apparence d’une délicate politesse.

16

Perversion de l’ambiguïté gidienne : si a contrario on ne prend pas cette phrase liminaire comme une antiphrase, puisqu’elle n’a pas de ton exclamatif marqué, et que Bernard n’affiche pas de soulagement en prêtant l’oreille et en mesurant le silence, il faut l’interpréter comme le souhait fanfaron d’un Bernard particulièrement fat. En héros de roman (ce qu’il devient par l’activation de notre lecture dès la première ligne du roman), il appelle naïvement l’héroïsme, comme si la découverte de sa bâtardise devait stimuler sa hardiesse.

17

Gide ne s’exprime pas autrement qu’Édouard : « Tout ce qui n’était pas imprimé, était pour Passavant de bonne prise ; ce qu’il appelait “les idées dans l’air”, c’est-à-dire : celles d’autrui. » (FM, 255).

18

Le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/) nous apprend que « se quitter » est un terme de mystique, qui signifie « renoncer à soi ».

19

« L’ironie voltairienne ne peut se passer du style coupé et des phrases brèves. » (Joëlle Gardes-Tamine, « L’introuvable phrase littéraire », in La Phrase littéraire, Ridha Bourkhis et Mohammed Benjelloun (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant (Au cœur des textes ; 15), 2008, p. 17).

20

« L’ironie met donc nécessairement en présence deux sens contradictoires dans une aire de tension ; l’écart ironique naît du fait que l’ironie exprime toujours l’un et l’autre, le oui et le non. » (Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 93).

21

« [L’Ironie] sait qu’on n’a pas besoin de tout dire et elle a renoncé à être exhaustive : elle fait confiance à l’auditeur pour soulever avec le sens le levier du signe, à la perception pour compléter avec des souvenirs les signaux de la sensation. » (Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion (Nouvelle bibliothèque scientifique), 1964, p. 91). Si l’ironie semble donc a priori exiger une intention ironique de la part de l’émetteur, celle-ci repose sur un équilibre précaire car elle ne fait que suggérer un sens étroit et précis qui peut-être n’existe pas. Au lecteur de la fixer, cette petite idée, ou de sourire, sans la discuter, en profitant de la connivence qu’elle a établie entre l’énonciateur et lui ; rien d’autre peut-être que ce pacte de confiance : rions ensemble. De fait, le décodage de l’ironie rend nécessaire un processus fulgurant de déduction, associé (ou consécutif) à une distanciation intellectuelle, seule capable de percevoir l’intention ironique à travers les faibles indices distillés. Dans cette logique, qui dit interprétation dit forcément subjectivité et reconstruction à partir des codes propres au récepteur. La délimitation et l’interprétation d’énoncés ironiques restent soumises à notre disponibilité culturelle, notre pratique éventuelle des idées et des tics de l’ironiste, ou encore notre propre façon de concevoir le monde : facteurs divers qui en font une entreprise hasardeuse mais réjouissante.

22

Passavant, au patronyme ironique à plus d’un titre : la place qu’il occupera vis-à-vis d’Olivier avant Édouard, le succès littéraire qu’il obtient devant Édouard et, à rebours, son orgueil, son cynisme et le profit personnel qu’il tire de toutes les situations…

23

Voir FM, 93, 110-111 et 250.

24

« Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue ; il avait plein de scepticisme et peu s’en fallait qu’Édouard ne lui parût un songe-creux […]. » (FM, 187). Pourtant, et c’est un avantage du biais polyphonique, Gide ne ridiculise Édouard qu’à moitié, sur la forme principalement, et plusieurs idées exprimées (roman pur, sobriété classique, multiplicité des sujets) dans le chapitre de métaroman (II, 3) sont en avance sur son temps et partagées par l’auteur : « Le fou rire qui gagne Laura et Sophroniska [la moraliste rétrograde et la psychanalyste d’avant-garde] reproduit trop, dans un registre décalé, les réticences et les conseils orthodoxes de Roger Martin du Gard, par exemple, et, en perspective, les préjugés du public dominant, pour ne pas nous inciter, nous lecteurs modernes, qui avons lu et croyons savoir apprécier Proust, Joyce, Kafka, à une autre réaction que le dénigrement ou l’ironie. Édouard est peut-être ridicule, en cette occasion, ses idées ne le sont pas. » (Pierre Chartier, “Les Faux-Monnayeurs” d’André Gide, Paris, Gallimard (Foliothèque ; 6), 1991, p. 68).

25

Rappelons que cette parenthèse vient élucider une incertitude que le narrateur, en défaut d’omniscience, avait créée trois chapitres plus tôt : « Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout » (FM, 32). L’ironie polyphonique tient à ces délicieuses métalepses dont Gide parsème le roman et dont un lecteur trop scrupuleux serait évidemment la cible : « Comme leur conversation continua d’être spirituelle, il est inutile que je la rapporte ici » (FM, 147). À notre corps défendant, le narrateur nous maintient dans une posture de lecteurs sérieux, incapables de se satisfaire d’une conversation spirituelle. Si locale ou circonscrite que puisse apparaître la manifestation ironique dans ces exemples, elle repose sur l’invasion métaleptique du narrateur dans son œuvre, qui, elle, envahit l’intégralité du roman par un ton distancié, rendant alors vaine toute tentative d’isoler les marqueurs ironiques à l’échelle de la phrase grammaticale.

26

Gustave Flaubert, Madame Bovary, Bernard Ajac (éd.), Paris, Flammarion (GF ; 464), 1986, 2e partie, chap. IX, p. 229.

27

On pourrait lire en comme un simple locatif équivalent à « parmi eux » mais aussi comme appartenant à une expression figée : en être, du club fermé des invertis. L’ironie sylleptique de la tournure accentue le dépit surprenant de Bernard mais valorise le désir homosexuel, pourtant si dénigré, socialement.

28

Pour les intrusions d’auteur, voir Aliocha Wald Lasowski et Joël July, Gide, “Les Faux-Monnayeurs”, Neuilly, Atlande (Clefs concours), 2012, p. 230 sq.

29

Bernard, le héros, n’est pas épargné par Gide qui confie au milieu du roman combien le personnage l’a déçu (FM, 216). Il a « comme épuisé toutes ses réserves d’anarchie » (FM, 216) par son geste inaugural, dont il tente apparemment de se racheter par un désir de dévouement. « Ce qui le dépitait plutôt, c’est qu’Édouard ne fît point appel à certains dons qu’il sentait en lui et qu’il ne retrouvait pas dans Édouard. “Il ne sait pas m’utiliser”, pensait Bernard, qui ravalait son amour-propre et, sagement, ajoutait aussitôt : “Tant pis.” » (FM, 181). Par un décrochement rythmique, la mise en exergue de l’adverbe sagement semble marquer l’approbation du narrateur. Nous rencontrons à maintes reprises dans les discours de Paludes l’exclamation tant pis (comme nous rencontrons souvent le mot dépit dans le roman de 1925). Parangon du contentement, Tityre sert au narrateur de Paludes de repoussoir ; contre-modèle auquel il ressemble malgré qu’il en ait. Ce piètre littérateur dénonce auprès de ses amis l’étouffement social sans pouvoir lui-même donner à sa vie un salutaire changement de cap ; il ne se résout qu’à chagriner sa triste compagne, la douce Angèle, par une agitation bien inutile. Après un voyage pluvieux qui se clôt piteusement, il confie : « – Il est assez heureux, après tout, que ce petit voyage ait raté – pouvant ainsi mieux vous instruire. […] Vous pleurez, chère amie ?… – Du tout ! fit-elle. – Allons ! Tant pis. Du moins vous êtes colorée. » (André Gide, Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques, Yvonne Davet, Maurice Nadeau et Jean-Jacques Thierry (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 135), 1958, p. 138-139). Doublement décevant, le narrateur de Paludes d’abord se satisfait d’un enseignement pédagogique de l’échec puis, ne parvenant pas à faire pleurer son souffre-douleur, il se contente, goujat, de lui voir meilleure mine et dénonce, sadique, cette satisfaction a minima par la locution adverbiale du moins.

30

« Mon devoir n’était peut-être pas de m’emparer de la valise, mais l’ayant prise, il est certain que j’ai puisé dans la valise un vif sentiment du devoir. » (FM, 127). L’épanadiplose portant sur le nom devoir et la reprise maladroite du mot valise miment l’improvisation : le monologue intérieur de Bernard se donne bonne conscience après son larcin opportuniste, alors que le protagoniste, la veille, prétendait n’avoir besoin de personne.

31

Sigmund Freud, « L’humour », in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Fernand Cambon (trad.), Paris, Gallimard (Connaissance de l’inconscient), 1985, p. 321-328.

32

« Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’humour. » (Henri Bergson, Le Rire [1900], cité par Florence Mercier-Leca, L’Ironie, Paris, Hachette Supérieur (Ancrages Lettres ; 15), 2003, p. 59). L’ironie décrit l’insatisfaisante réalité ; ce faisant, elle nous amuse, nous engage à la réaction mais ne nous divertit pas de cette réalité, qui nous désole. L’humour échappe à la désolation, exagère la réalité décevante pour la rendre presque sympathique ; il permet de mieux digérer l’oppression du réel, sans la contester. L’humour présente le réel malgré tout ; l’ironie représente le réel contre lui.

33

Citons encore Lady Griffith : « Ici, c’est comme dans les mosquées ; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. » (FM, 66) ; la boue désignant par métaphore les remords ou les scrupules, c’est un Islam ami de l’immoralité que Lady Griffith, de son point de vue libertaire, valorise. D’ailleurs, le narrateur se plaît à filer la métaphore orientale ; dans la luxueuse caverne d’Ali Baba qu’est l’hôtel de Lilian, on trouve « burnous », « haïks », « djellabah », « coffre oriental » d’où elle tire des étoffes pour « enturbann[er] » son amant.

34

Voir les exemples [25], [39], [57].