|
La phrase ironique
dans Les Faux-Monnayeurs
Stéphane
Chaudier
Université Jean
Monnet, Saint-Étienne
CIEREC, EA 3068
Joël July
Université
d’Aix-Marseille
CIELAM, EA 4235
Résumé : S’il fallait demander à un lecteur aguerri de Gide de dire ce qu’est une phrase gidienne, il est probable qu’il choisirait prudemment de répondre que tout dépend du genre littéraire pratiqué. Si l’on s’en tient aux Faux-Monnayeurs, il est tentant d’affirmer que l’ironie constitue l’apport le plus significatif de Gide au renouvellement de la prose narrative française de son temps. De manière assez prévisible, l’ironie y fustige les attitudes bourgeoises et les discours philistins, mais aussi toutes les tentatives maladroites pour outrepasser les rôles sociaux, quels qu’ils soient. Ainsi, le lyrisme est-il fréquemment ironisé comme une manifestation d’insincérité. L’enjeu de cet article est de souligner à quel point l’ironie gidienne est polyvalente. L’étude des occurrences du mot « ironie » montre qu’elle est loin de figurer parmi les valeurs morales les plus hautes ; son principal intérêt est de confronter divers points de vue dans une même phrase, sans toutefois toujours les hiérarchiser. Ce faisant, l’ironie apparaît à la fois comme salutaire et menaçante puisqu’elle sape la confiance légitime que les locuteurs font au langage, quand ils veulent communiquer. Si l’ironie vise bien à inquiéter les routines interprétatives, elle s’avère incapable de mettre un terme à la crise du sens qu’elle ouvre. C’est pourquoi, malgré ses vertus esthétiques et heuristiques, Gide ne tient pas l’ironie pour une fin en soi ; elle doit conduire à une perception plus aiguisée du réel et souvent céder le pas à l’émotion.
Abstract: If an experienced reader of Gide was asked to define what a typical “Gidian” sentence is, the most cautious and relevant answer would probably be that it all depends on which genre one is referring to. As far as narrative prose is concerned, it can be argued that irony is Gide’s most significant contribution to stylistic creativity. In Les Faux-Monnayeurs (The Counterfeiters), in a predictable way, irony lambasts not only bourgeois attitudes and philistine discourses, but also all the awkward attempts to transgress class boundaries and roles, whatever they may be. Thus, lyricism is more often than not regarded as pure insincerity. The main contention of this paper is that Gidian irony is multifaceted. A thorough study of the occurrences of the word “irony” proves that irony is far from being the highest moral value praised in Les Faux-Monnayeurs; the main interest of this rhetorical device consists in confronting diverse viewpoints within a single sentence without necessarily hierarchizing them. In so doing, irony appears as both salutary and unsettling since it undermines the legitimate trust the use of language is based upon. Though irony aims at challenging conventional interpretations, it fails to put an end to the semantic crisis it brings about. Despite its stylistic and heuristic qualities, irony is not considered as an end in itself by Gide. Rather, it is intended to create a more acute awareness of reality that reconciles sense and sensibility.
[…] et par amour
des embrasures [1]. André Gide,
Les Faux-Monnayeurs
Partir à la
recherche d’une phrase d’auteur, c’est inévitablement penser en termes
de prototype. Le stylisticien énumère les traits linguistiques qui
définissent cet artefact : toutes les phrases de l’auteur
étudié ne correspondent certes pas à ce prototype ; mais c’est
néanmoins cette « phrase type », construite par l’analyse, qui permet
de comprendre pourquoi telle phrase, tirée d’un texte, laisse
reconnaître un écrivain, alors que telle autre, du même texte, ne
livre aucun indice permettant de remonter jusqu’à son auteur. Soit ces
quelques lignes tirées des Faux-Monnayeurs :
Ce fidèle serviteur
était dans la maison depuis quinze ans ; il avait vu grandir les
enfants. Il avait pu voir bien des choses ; il en soupçonnait beaucoup
d’autres, mais faisait mine de ne remarquer rien de ce qu’on
prétendait lui cacher. (FM, 22) [2]
Ce sont assurément
des phrases parfaites ; elles peignent exactement ce qu’il y a à
peindre : elles déploient par des prédicats appropriés le type
psychologique et social du « serviteur fidèle » ; elles montrent un
petit fragment de la grande fresque bourgeoise, tant de fois décrite.
Les phrases sont courtes, fluides, lisibles ; elles s’enchaînent
souplement grâce aux anaphores. L’apparition de la phrase complexe
correspond à l’approfondissement de la vie psychique par un narrateur
intelligemment omniscient : « voir », « soupçonnait », « faisait mine
de ne remarquer rien ». La postposition archaïsante de l’indéfini
constitue le seul écart saillant, qui surdétermine la littérarité de
la prose [3]. Et si ce n’était somme toute que cela,
la phrase gidienne ? Une phrase littéraire relevant du
degré zéro du style d’auteur [4], et redevable à la maîtrise d’un
code aussi conventionnel qu’efficace… Selon l’humeur ou les goûts du
lecteur, ce style dit classique sera jugé plaisant, ou terriblement
ennuyeux ; car le propre d’une écriture classique est d’exister sans
phrase et sans style. L’auteur ne prétend pas faire de la phrase le
lieu où s’affirmerait une originalité stylistique, qu’il ne recherche
d’ailleurs pas.
Il y a pourtant
une phrase gidienne, qui trahit la manière de Gide, sa
vision du monde. Comment la décrire [5] ?
Notre hypothèse est résumée par le titre : le mot déplaira peut-être,
mais on constate un impérialisme stylistique de l’ironie, dès lors
qu’on veut savoir en quoi consiste la phrase des
Faux-Monnayeurs. Certes, l’œuvre immense et si variée de
Gide inviterait plutôt à parler des phrases gidiennes ;
on montrerait aisément que ces avatars phrastiques épousent les
méandres d’une histoire plurielle, où dialoguent vie individuelle et
devenir collectif, histoire des formes, des idées et des peuples.
Exclamative, saturée de mots abstraits et de répétitions ampoulées, la
phrase lyrique de Gide se déploie sur la pleine page des
Nourritures terrestres ; mais dans Les
Faux-Monnayeurs, comme dans les soties, cette
phrase lyrique ne survient qu’ironisée, et l’ironie, très
classiquement, y sanctionne le mensonge ou l’illusion. Tous les
personnages sont ainsi dominés par le jugement souverain d’un
romancier qui fustige tout élan qu’il estime grotesquement
disproportionné aux capacités du personnage. Ainsi en va-t-il
d’Albéric Profitendieu, dont les pensées sont transcrites au discours
direct libre :
Et soudain ce
spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…
(FM, 27)
L’ethos
bourgeois du mari trompé ne peut s’approprier sans ridicule le
logos de la grande souffrance tragique : Albéric se fait
le pasticheur inconscient du ton noble, du registre élevé. L’ironie
tient à ce que le lecteur perçoit la discordance entre
l’ethos et le logos, au lieu que le
personnage est dupe de ses clichés. Deux métaphores nominales in
absentia désignent le châtiment (« spectre vengeur ») et la
faute (« ce cadavre ») ; elles sont associées à l’image plus banale
encore du temps (« le flot ») ; par sa répétition même, le préfixe des
verbes (« res-sort », « r-amène ») fait entendre l’obsession du juge :
devoir payer pour une faute qu’il n’a pas commise. Profitendieu est
naturellement beaucoup moins risible que son langage – et son nom – ne
le font croire : « la souffrance le rend doux » envers sa fille
(FM, 27) ; il aime en Bernard ce qu’il sent « de neuf, de
rude et d’indompté », et qui ne vient pas de lui (FM,
26). Il est donc capable de bonté. L’ironie gidienne ne sanctionne que
le désir de vouloir paraître plus que ce qu’on est : se connaître, et
tâcher de tirer le meilleur parti de sa nature, tels sont les
enseignements moraux qui se dégagent de cet usage très traditionnel de
l’ironie. Si Albéric figure un « ridicule » classique, Gontran est
quant à lui un avatar juvénile et masculin (donc aimable, selon Gide)
du bovarysme :
Il voudrait, en ce
moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare,
écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des
régions éthérées, suprasensibles – mais elle reste accrochée, sa
pensée, au ras du sol. (FM, 50)
Le rythme ternaire
(« éprouver », « écouter », « lancer ») et le lexique spiritualiste
dénoncent, par excès de rhétorique, tout de ce qu’il y a d’emprunté
dans ce désir, à la fois sincère et factice. Après le tiret et le
mais, qui césurent la prose, la sanction ironique : le
détachement du groupe nominal sa pensée fait écho à la
proposition précédente (lancer sa pensée) ; après
Baudelaire, ce jeune albatros gidien éprouve lui aussi l’antithèse
entre la verticalité de l’idéal et l’horizontalité du réel.
Le lyrisme échappe
à l’ironie quand il fait de la subjectivité le vecteur d’une vérité
qui la dépasse, comme dans cette argumentation amère de
Marguerite :
Comment lui
eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il
exigeait d’elle ; qu’elle étouffait ; que ce n’était pas tant sa faute
qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie.
(FM, 30-31)
Nulle ironie, ici ;
la femme adultère parle moins d’elle-même qu’elle ne dénonce la tare
de la bourgeoisie puritaine. De même l’enthousiasme didactique de
Vincent (FM, 148-149) échappe à la dérision : c’est qu’il
plaide pour la possibilité (tout humaniste) de tirer des leçons de
morale de la science [6].
On dit souvent que
le propre de l’ironie est d’inquiéter le destinataire : or aucune
inquiétude ne naît de cette ironie si lisible, qui se
contente de châtier ce qui mérite manifestement de l’être ; elle est
en quelque sorte le bras rhétorique du jugement moral. Mais il arrive
aussi que la phrase de Gide, à l’instar de celle de Proust, superpose
les niveaux de l’ironie [7] ; elle parvient alors à rendre aléatoire la réponse à
cette question pourtant si simple : qui exactement est
visé, et au nom de quoi ? Dans la phrase, le travail du style interdit
dès lors l’attribution de l’énoncé à une instance unique : d’où le
caractère problématique du déchiffrement de cette seconde ironie. Le
narrateur « parle » par la voix des personnages ; et quand eux-mêmes
sont ironiques, souvent, leur ironie se retourne contre eux [8]. Le discours rapporté s’ingénie à brouiller les
frontières entre narrateur et personnages, comme dans cette phrase :
« Il était bien question d’un bain ! » (FM, 23). Est-ce
le personnage (excédé) ou le narrateur (caustique) qui constate la
cruelle inactualité de ce bain tant espéré ? Il est vrai que cela n’a
guère d’importance…
Si l’on revient à
Antoine, le « fidèle serviteur », on peut noter que ces phrases
anodines en apparence pourraient bien être ironiques : en tant
qu’observateur, Antoine en sait plus qu’il ne le dit ; il est donc
lui-même dans la position de l’ironiste. L’antéposition de l’adjectif
fidèle constitue le personnage en « type » à l’égard
duquel Gide marque quelque distance. Antoine, à bien y réfléchir,
est-il si « fidèle » que cela ? Certes, il aime Bernard ; mais il aime
encore plus jouer « son rôle de parfait serviteur » (FM,
23) et se jouer de ses maîtres sans en avoir l’air ; il prépare ses
phrases, calcule leurs effets ; comme Valéry, il goûte les gênes
exquises – mais les siennes sont liées à l’étiquette. Contrairement à
Séraphine, qui incarne la fidélité obtuse, Antoine, sans doute parce
qu’il est un homme, est un serviteur fidèle intelligent,
dont l’ironie gauchit le stéréotype du « serviteur fidèle ». On voit
où tend notre analyse : la pression d’un cotexte saturé d’ironie rend
ironiques des phrases qu’on croyait parfaitement innocentes, à la
première lecture : il existe donc des effets de sens et de style qui
ne sont repérables qu’après coup, sans marque qui les
signale d’emblée comme tels – bref, des effets de style sans écarts.
La phrase ironique gidienne la plus intéressante n’est-elle pas celle
qui semble jouer le jeu de la transparence, de la naïveté, pour mieux
les déjouer ? Mais à quoi tend cette sophistication énonciative ?
Cette étude
voudrait d’abord montrer qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre
« ironie en discours rapporté » (mise en voix par les personnages) et
« ironie du narrateur » ; ce sont les mêmes procédés que Gide prête
aux personnages et au narrateur, qui reçoivent les mêmes compétences
parce qu’ils partagent la même culture (bourgeoise). Une différence
majeure, toutefois, ne laisse pas d’apparaître : le narrateur dispose
de toutes les armes réparties sur les différentes « voix » des
personnages ; il est l’instance de référence à laquelle l’ironie de
chaque personnage demande à être confrontée. La variation entre les
deux niveaux de l’ironie n’est donc pas d’ordre stylistique mais
pragmatique : la première, qui émane des protagonistes, renvoie
toujours à un jugement partiel et discutable sur le réel ; elle doit
être évaluée à l’aune des intérêts qu’elle sert, des passions qu’elle
trahit, de l’ethos qui la met en œuvre ; elle est insérée
dans un discours qui la relativise, voire la discrédite. Rien de tel
pour le narrateur : doté d’une compétence « omni-ironique », capable
de jouer sur tous les tableaux de l’ironie, il échappe presque
toujours aux reprises ironiques de la performance ironique, à moins de
« se les servir lui-même ».
Le plan de l’étude
repose sur un classement qu’on peut discuter : s’il est rigoureusement
formel, l’analyse se perd dans les subdivisions. Les occurrences ont
donc été classées selon les enjeux dégagés par l’interprétation ;
impossible, dès lors, de viser la coïncidence parfaite des formes et
des effets, si satisfaisante pour un esprit systématique, mais si
contraire à l’esprit des textes littéraires. Dans un premier temps, on
commentera quelques occurrences des mots ironie et
ironiques dans le texte ; l’enjeu majeur de cette
ouverture est de montrer que l’ironie n’est pas l’ultima ratio
de Gide. L’enquête (dite généalogique) sur les motivations de
cette manifestation de l’esprit conduit à en signaler les limites,
d’ordre formel et éthique. Mais l’analyse des formes variées de
l’ironie permettra toutefois de montrer comment s’opère le
« sauvetage » poétique de l’ironie, qui fonde la littérarité de la
phrase gidienne, saisie à travers ses différents niveaux :
l’énonciation (parties II et III), les figures (partie IV). L’approche
éthique de l’ironie (partie V) rend inévitable la confrontation avec
l’humour (partie VI). L’étude se conclut en soulignant les services
que l’ironie rend à la thèse morale des Faux-Monnayeurs :
nous lisons ce roman comme un plaidoyer en faveur de l’émotion, qu’il
faut accueillir et assumer pour consentir au bonheur (si fragile !) de
la réciprocité amoureuse, plénitude toujours menacée par la fausse
monnaie sémiologique.
Le mot
ironie dans le texte ou l’ironie jugée
Restreinte par la
linguistique au cadre du discours, la sémiologie ironique requiert
en réalité tout le corps – ce qui n’a pas échappé au romancier :
[1] Le
regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile
à séduire et habitué à plaire, Passavant avait besoin de sentir en
face de lui un miroir complaisant pour briller. (FM,
284, nous soulignons)
[2] […] Robert
s’arrêta net ; il venait de surprendre, à la lueur de la cigarette
que fumait Vincent, un étrange pli sur la lèvre de
celui-ci, où il crut voir de l’ironie ; or il craignait la moquerie
par-dessus tout au monde. (FM, 152-153, nous
soulignons)
D’un exemple à
l’autre, la synonymie entre « ironie » et « moquerie » fait de la
première une arme avant tout mondaine. Est-ce un hasard si
Passavant, le héraut littéraire de l’ironie, est aussi le personnage
le plus démuni face à elle ? Parce qu’elle implique le corps, il
serait parfois impossible de détecter la phrase ironique sans
l’indication de « ton » fournie par un narrateur généreusement
omniscient :
[3] « J’entends
parler de vous depuis si longtemps qu’il me semble déjà vous
connaître. – Et réciproquement », dit Bernard d’un tel ton que
l’aménité de Passavant se glaça [9]. (FM, 284)
La courtoisie
exigerait que la réciprocité s’inscrivît dans les cadres de
« l’aménité » ; véritable coup de force, la phrase de Bernard
réaménage à son profit la relation entre les interlocuteurs. Pour
Passavant, l’infinitif vous connaître signifie « vous
apprécier », alors que pour Bernard, le même verbe signifie
exactement le contraire. De fait, l’ironie implique une compétition
entre sujets parlants, dont Olivier, ici, fait les frais :
[4] « […] Tes
parents savent que tu ne couches pas chez toi, ce soir ? » […]
« Tu trouves que j’aurais dû leur demander la permission,
hein ? » Le ton de sa voix était si froidement ironique
qu’Olivier sentit aussitôt l’absurdité de sa question.
(FM, 33)
Entrer dans le
jeu ironique, c’est s’exposer à rencontrer plus fort que soi ;
l’ironie trahit une volonté de dominer qui la situe du côté de la
brutalité. C’est ainsi que Sarah, ironique envers son père, le
pasteur, qui voudrait se délivrer du « honteux esclavage » du péché
de chair, ne serait-ce que « pour ne pas contrister Mélanie »,
sidère Édouard en interprétant mieux que lui le sens du verbe
« fumer » auquel il avait naïvement prêté un sens littéral :
[5] « C’est assez
touchant, n’est-ce pas ? » fit Sarah avec une imperceptible moue
d’ironie. […] « Ou peut-être bien, reprit Sarah, cela prouve
que “fumer” était mis là pour autre chose. » Était-ce vraiment
Sarah qui parlait ainsi ? J’étais abasourdi. (FM,
114)
L’ironie n’est
moralement excusable que si on peut y lire le signe d’une faiblesse
incurable, comme c’est le cas pour Armand :
[6] […] il me
parut en effet qu’une expression de souci profond se cachait
derrière sa méchante ironie. (FM, 236)
« [S]on esprit
n’est appliqué qu’à détruire » ; mais « ses sarcasmes et son ironie
abritent une excessive sensibilité » (FM, 252-253),
note Bernard qui rejoint le diagnostic d’Olivier : « Il a une espèce
de besoin d’abîmer tout ce à quoi il tient le plus. »
(FM, 115). Telle est la tare secrète de l’ironie : à la
fois arme et cuirasse, elle cache sous un aspect séduisant ou
ludique un ethos étroitement belliqueux qui saisit la
relation humaine à son degré le plus bas [10]. Certes, elle décape les
faux-semblants, mais non sans mauvaise foi :
[7] « Mais ces
fleurs vont me tenir compagnie. Elles parlent à leur façon et savent
raconter la gloire du Seigneur mieux que les hommes » (ou quelque
chose de cette farine). Le digne homme n’imagine pas combien il peut
raser les élèves avec des propos de ce genre, chez lui si sincères
qu’ils découragent l’ironie. (FM, 108) [11]
Édouard feint
d’abord de rapporter exactement les propos de son vieil ami avant de
souligner, par une parenthèse désinvolte, la liberté qu’il prend par
rapport à ces pieux discours. C’est donc moins la littéralité des
propos cités qui importe, que la topique dont ils émanent, et qu’il
s’agit de discréditer en bloc, mais de façon honteuse : car la
sincérité du vieil Azaïs n’empêche nullement Édouard d’être ironique
à son égard – et il n’est pas sûr que le lecteur le suive quand il
constate : « En parlant ainsi d’Azaïs, c’est moi que je rends
odieux. » (FM, 233). Gide voudrait-il, par Édouard
interposé, signifier que l’ironie ne fonde rien d’essentiel [12] ? Elle procéderait non d’un
désir affirmatif mais réactif. Elle naîtrait du besoin de se
protéger plus que de la volonté de s’engager, comme le montre
Édouard qui n’ose assumer son amour naissant pour Olivier :
[8] Précisément
pour ne le gêner point, j’affecte une sorte d’indifférence,
d’ironique détachement. (FM, 126)
Revenu des
séductions de la désinvolture [13], Bernard « dont l’authentique émotion »
(FM, 258) en impose à Olivier, détache son ami du camp
des nihilistes, incarnés par la trinité ironico-cynique (Passavant,
Strouvilhou, Armand [14]). Bernard n’a donc aucun mal dans
sa dissertation sur La Fontaine à plaider contre l’ironie, qu’il
juge superficielle :
[9] […] je me
suis payé une tirade contre l’esprit d’insouciance, de blague,
d’ironie […]. (FM, 257)
C’est donc à une
figure de pensée partiellement déconsidérée, l’ironie, que Gide
confie le soin de transformer sa phrase sans style en une phrase
poétique, capable de retenir le lecteur par son chatoiement et ses
ambiguïtés calculées.
Le déchiffrement
de l’ironie : de l’énoncé à l’énonciation
La frontière
ténue entre l’enfance d’un Caloub, qui demande naïvement à son père
de l’aider, et l’adolescence d’un Georges, qui feint l’innocence
devant son père, c’est le passage de l’ingénuité à la dissimulation,
laquelle forme la pierre angulaire de l’ironie [15]. Rien de plus universel, de mieux partagé, chez
les personnages gidiens, que cette aptitude à l’antiphrase :
[10] – […] Vous
avez toutes les qualités de l’homme de lettres : vous êtes vaniteux,
hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste… – Vous me comblez.
(FM, 53)
[11] « C’est le
moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit
Bernard. (FM, 13)
[12] « Monsieur
le comte m’a fait demander. Me voici tout à son
service. » Strouvilhou affectait volontiers avec lui une
insolence de laquais. (FM, 316)
Les qualités de
l’homme de lettres sont ses défauts ; combler Passavant, c’est
l’accabler ; l’ironie désamorce le blâme en lui donnant l’apparence
de l’éloge. L’ironie nivelle les valeurs, émousse le jugement ; elle
produit une phrase de faux-monnayeurs, grâce à quoi le locuteur
échappe à ses responsabilités. Ce n’est évidemment pas, pour
Bernard, le moment de croire qu’il entend des pas, et de céder à la
peur ; mais y a-t-il seulement de quoi avoir peur [16] ? Chez Strouvilhou, « l’insolence de laquais »
prend la forme de l’ironie : hyperboliquement affichée par la
troisième personne, la déférence du bohème n’est qu’un masque ; il
ne trompe personne.
Chez le narrateur
comme chez tous les personnages, on retrouve ce même goût de la
performance ironique :
[13] « Quoi !
vous avez près de vous cette jeune nature frémissante, cette
intelligence en éveil, pleine de promesses, qui n’attend qu’un
conseil, qu’un appui… » Il oubliait, à cet instant, que lui de
même il avait un frère. (FM, 152)
En acculant
Passavant à la contradiction, le commentaire du narrateur, tel celui
d’un Socrate, démonte par l’ironie les discours infondés. Plus
habilement encore, le texte ventriloque superpose dans la même
phrase deux voix, l’une naïve, l’autre ironique. La première est
celle du personnage qui se laisse aller à dire ce qu’il sent ; la
seconde, celle du narrateur qui le rattrape, le piège et le
condamne :
[14] Il est
choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les
unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée.
(FM, 50)
L’ironie agit en
contrebande, se glissant dans le discours direct libre pour mieux le
renverser. Parfois, le narrateur va jusqu’à se retourner contre
lui-même :
[15] Pauvre
Olivier ! Au lieu de se cacher de ses parents, que ne retournait-il
chez eux, simplement ? Il eût trouvé son oncle Édouard près de sa
mère. (FM, 267)
De qui, de quoi
se moque le texte ? D’Olivier et de son manque de simplicité ? Ou de
l’artifice qui feint de laisser une autonomie au personnage ? Épris
de surenchère ironique, le narrateur se plaît à souligner en tout
discours la part de raillerie qu’il recèle :
[16] « Je crois
qu’on pourrait encore trouver mieux », s’enhardit à dire Olivier,
qui souriait sans sembler approuver beaucoup. (FM,
139)
L’ironie va
au-delà de la simple antiphrase ; l’adverbe mieux ne
signifie pas que ce qu’a trouvé Passavant est bien, mais, au
contraire, que c’est franchement mauvais. Et c’est notamment le
verbe s’enhardir, choisi par Gide dans la proposition
incise, qui le prouve ; car Olivier, prudent, avait pris soin de
camoufler sa mauvaise opinion et l’adverbe encore
fonctionnait comme un piège invisible pour ne pas froisser
Passavant. Mais s’enhardir souligne son audace, révélée
par un narrateur qui devient le publicitaire des subtilités qu’il
prête à ses personnages.
Multipliant les
chausse-trapes ironiques dans sa phrase, Gide transforme ainsi une
prose banale en une prose intelligente. L’ironie au carré passe par
la glose ; elle est tour à tour rajout intraphrastique :
[17] […] un vague
espoir qu’il arriverait à le convaincre, je veux dire : à le
convertir. (FM, 105) [17]
ou bourgeon
extraphrastique :
[18] « Si je
pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des
vers. » Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit.
(FM, 64)
Dans
l’exemple [17], convertir commute avec
convaincre ; cette paraphrase synonymique trahit non un
souci d’exactitude lexicale mais le désir de railler le prosélytisme
naïf du pasteur, en qui la raison cède face aux exigences
exorbitantes de la foi. Dans l’exemple [18], la reprise du verbe
quitter (figure du polyptote) relève du sarcasme :
cette répétition permet la confrontation des points de vue, d’une
phrase à l’autre. D’un côté Bernard, qui suppose que son exaltation
pourrait le mener à la poésie [18] ; de l’autre, le narrateur qui constate (par un passé
simple valant rupture temporelle et tonale puisque le récit
antérieur se faisait au présent de narration) qu’elle ne l’a mené
qu’à l’endormissement : comment mieux ridiculiser le personnage,
doublement moqué, fat et velléitaire ? Ce jeu d’échos s’observe
aussi lors des retrouvailles ratées entre Édouard et Olivier : « De
tels entretiens ne peuvent donner rien de bon, si rien ne vient à la
rescousse. Rien ne vint. » (FM, 83). Là encore, le
retour au passé simple après un présent de vérité générale mis sous
condition accentue la désillusion : d’un côté, le monde des
possibles, et de l’autre, ramassé en trois syllabes, l’échec
inévitable constaté. Le narrateur s’identifie à la vie dont il se
fait l’interprète : n’est-ce pas elle, la véritable puissance
ironique ?
Ces gloses
ironiques, qui jouent sur des nuances lexicales, des alternances
rythmiques, ont la violence des lazzi. Il n’est donc
pas aberrant de rapprocher la phrase gidienne du style coupé, de la
parataxe et des procédés elliptiques, que Gide emploie malgré son
goût de la prose classique, équilibrée et hypotaxique [19]. La phrase ironique joue du contraste
entre un préambule vaste et un rhème bref, rassemblant dans le même
schéma rythmique des figures aussi différentes que l’épanorthose
(ex. [20]), l’autocorrection (ex. [17]) ou l’hyperbate
(ex. [19]) :
[19] À bien
examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue,
j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour
l’édification du lecteur : […]. (FM, 142)
[20] Dans ces
sortes de réunions, les retardataires s’expliquent mal ou trop bien
l’excitation des autres. (FM, 283)
Ce qui rend
possible la coordination d’adverbes antagonistes peut être aisément
senti, car les deux propositions sont vraies, même si la seconde
l’est plus que la première [20] ; mais il n’est pas simple de
dire en quoi. L’ironiste donne l’impression d’avoir quelque chose à
dire qu’en définitive il choisit de taire [21] ; se dérobant, il laisse au lecteur le soin, le
risque peut-être, de fixer une pensée qui perdra tout son sel à être
dite, comme la fausse monnaie perd sa valeur quand on s’avise de la
regarder de près. Si le retardataire ne comprend pas les causes
apparentes de l’excitation qu’il constate, il en saisit les causes
profondes (alcool, vanité), qui restent cachées à ceux qui vivent le
plaisir : mais qui juge le mieux d’un plaisir : celui qui le juge de
l’extérieur, en observateur, ou celui qui l’éprouve ? L’ironie ne
fait-elle pas la part trop belle au détachement ? Il semble aussi
que la valeur de l’ironie se mesure à l’objet qu’elle attaque : or
fustiger la vacuité mondaine n’est ni très neuf, ni très risqué. Il
en va de l’ironie comme du héros cornélien, qui triomphe sans gloire
quand il vainc sans péril. Puisqu’elle n’est en aucun cas le gage de
la rectitude éthique ou de l’appréhension juste de la vie, il
convient de chercher du côté du dialogisme ce qui a pu fasciner Gide
dans l’ironie.
Polyphonique
ironie
L’ironie séduit,
parce qu’elle anime la phrase, transforme un artefact clos en un
théâtre vivant où des voix s’affrontent :
[21] – Parbleu !
s’écria-t-il, je sais bien que ce n’est pas toi qui penses ainsi.
Mais, mon vieux, ce n’est pas non plus La Fontaine.
(FM, 256)
Bernard n’a aucun
mal à dynamiter la frêle couche de vernis dont le sentimental
Olivier se pare comme il peut. Il sait détecter la voix du mauvais
maître, Passavant [22], sous celle du disciple séduit. Il feint de
tomber d’accord avec Olivier pour mieux marquer son désaccord. Si la
colère de Bernard laisse la joute ironique loin derrière elle, il
n’empêche qu’enveloppant les héros, une ironie supérieure se
constitue dans la mémoire du lecteur, qui rapproche les bords
éloignés de la fiction ; le jeune homme qui avait fait sa devise de
cette exhortation (« Toute recherche oblige. […] N’approfondissons
pas. » [FM, 13-14]) devient le champion de la
profondeur contre l’esprit de légèreté (FM, 255). Le
temps qui passe tend à périmer toute idée, malgré le brio dont elle
se vêt pour masquer sa fragilité. Incorporant la temporalité
narrative, l’ironie romanesque frappe d’inconsistance rétrospective
bien des énoncés, les plus prosaïquement bourgeois :
[22] Dieu merci,
ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les
enfants de Molinier sans doute. (FM, 21)
comme les plus
spirituels :
[23] Je note tout
cela par discipline, et précisément parce que cela m’ennuie de le
noter. (FM, 90)
La discipline à
laquelle Édouard s’astreint n’est pas si gratuite qu’il le prétend ;
à travers lui, Gide montre le romancier au travail, construisant son
intrigue par la combinaison de motifs apparemment anodins, comme
celui de la rosette à la boutonnière que portent Georges et ses
amis [23]. Faut-il comprendre que Gide se permet,
par Édouard interposé, de manifester son ennui face aux contingences
du roman ? Ou faut-il surprendre Édouard, une fois de plus, dans la
posture du « songe-creux » [24] ?
Le charme de
l’ironie est de nous délester du souci cartésien, si lourd à porter,
de chercher la certitude, la vérité, ces arlésiennes, au dire de
l’ironiste. Sa frivolité ne marque jamais mieux que lorsqu’elle se
conjugue à la séduction du romanesque :
[24] « J’attends
tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers
midi à me servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je
composerai bien avec elle » (car hier soir, il n’a pas dîné) [25]. (FM,
62)
Comment ne pas
être ironique face à cette naïve forfanterie de jeune bourgeois qui
invoque la Providence quand un peu de bon sens sociologique lui
apprendrait d’où vient cette joyeuse confiance en soi ? « Heureux
d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son costume, la
distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son
regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux
qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. »
(FM, 86). Mais l’ironie que le récit exerce contre le
personnage pourrait bien se retourner contre lui ; de fait, Bernard
se retrouve « attablé devant un beefsteak » (FM, 87) ;
la Providence existe donc bel et bien, et elle porte le nom de
l’auteur. Protégeant le personnel bourgeois de son roman, soucieux
de lui éviter l’épreuve du réel, c’est-à-dire de la misère, Gide
souligne la féerique inconsistance de cette aventure où finalement
rien n’arrive, hormis le suicide de Boris.
Le principe de
l’ironie rétrospective donne au lecteur un constant avantage sur les
personnages, dès qu’ils s’avisent de raisonner. Comment le lecteur,
qui a entendu l’exposé de Vincent (FM, 151),
pourrait-il prendre au sérieux Olivier prenant au sérieux
Passavant ?
[25] Je le pousse
tant que je peux à écrire certaines théories tout à fait neuves
qu’il m’a exposées sur les animaux marins des bas-fonds et ce qu’il
appelle les « lumières personnelles », qui leur permettent de se
passer de la lumière du soleil, qu’il assimile à celle de la grâce
et à la « révélation ». […] On ne sait pas, d’ordinaire, qu’il est
très calé en histoire naturelle ; mais il met une sorte de
coquetterie à cacher ses connaissances. C’est ce qu’il appelle ses
bijoux secrets. Il dit qu’il n’y a que les rastas qui se plaisent à
étaler aux yeux de tous leur parure, et surtout quand celle-ci est
en toc. (FM, 210)
L’aveuglement
d’Olivier rappelle les invraisemblables quiproquos de la comédie :
on sent combien Gide s’amuse aux dépens du personnage, insensible au
sel un peu grivois que recèle l’expression « ses bijoux secrets »,
et incapable de reconnaître son mentor dans ce portrait en « rasta »
que le cynique Passavant fait de lui-même !
Le jeu
polyphonique atteint le pic de la virtuosité quand il brouille les
frontières de l’ironie et de la naïveté :
[26] Elle
disait : « Un amant ! Un amant ! J’ai un amant ! » Elle répétait
cela sur le même ton ; et toujours le même mot revenait, comme si
elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que
quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du
tout.
Les propos de
Laura n’atteignent le lecteur que filtrés par Vincent, qu’ils
émeuvent, et qui les rapporte à Lady Griffith, qui les rapporte à
Passavant. Les phrases assez plates de Gide valent par cette
vertigineuse profondeur énonciative que leur donne la superposition
des relais narratifs. On croit surprendre dans les exclamations de
Laura quelque souvenir, peut-être inconscient, de Madame
Bovary : « Elle se répétait : “J’ai un amant, un amant !” se
délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui
serait survenue. » [26].
Mais cela n’aide en rien à déterminer la valeur des commentaires de
Lady Griffith :
[27] Je craignais
de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très
triste. Il était tellement ému en m’en parlant ! (FM,
56)
Mime-t-elle la
posture de la femme sensible pour renforcer le plaisir libertin
qu’elle prendrait avec Passavant ? Ou est-elle sincère ? Mais cette
question a-t-elle encore un sens dans un texte où l’auteur crypte et
révèle son homosexualité, par ce calembour ironique, dont le double
sens n’est accessible qu’aux esprits contournés ?
[28] Un peu de ce
dépit qu’il avait ressenti tout à l’heure à voir Olivier au bras
d’Édouard : un dépit de ne pas en être [27]. (FM, 117)
Formes
ironiques : question de rhétorique
Gide a-t-il senti
qu’en cédant à son penchant ironique, il suivait la pente de son
style sans se donner la peine de la gravir ? Telle est la rançon
critique de l’ironie, cette figure critique : elle est impuissante à
mettre un terme à la crise de confiance qu’elle ouvre au sein des
valeurs langagières. Le calembour ironique est l’arme d’un
Passavant, mais c’est aussi celle du moraliste :
[29] « Vous avez
compris n’est-ce pas, que les sténo sont ceux qui ne
supportent que toujours le même degré de salaison. Tandis que les
eury… – Sont les dessalés », interrompit Robert, qui rapportait
à lui toute idée et ne considérait dans une théorie que ce dont il
pourrait faire usage. (FM, 150)
[30] Il acheva
d’un ton calme, magistral vraiment. (FM, 23)
Passavant tire
des mots tout le profit possible ; il partage avec le narrateur ce
sens du kaïros langagier ; l’adverbe
vraiment souligne ainsi l’ironique adéquation de
l’épithète magistral au magistrat qu’est Profitendieu.
S’appliquant par la métaphore à défendre la justesse de son opinion,
Édouard en montre plutôt, à son insu, les limites :
[31] Chacune de
ses admirations, je le comprends aujourd’hui n’était pour elle qu’un
lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne ; rien ne
répondait en ceci à l’exigence profonde de sa nature.
(FM, 75)
[32] Admirable
propension au dévouement, chez la femme. L’homme qu’elle aime n’est,
le plus souvent, qu’une sorte de patère à quoi suspendre son amour.
Avec quelle sincère facilité Laura opère la substitution ! Je
comprends qu’elle épouse Douviers ; j’ai été un des premiers à le
lui conseiller. Mais j’étais en droit d’espérer un peu plus de
chagrin. (FM, 99)
Ce n’est certes
pas « sa pensée » que Laura veut allonger contre Édouard ; et qui,
moins que lui, comprend « l’exigence profonde de sa nature » ? La
légèreté qu’il reproche à Laura, par la métaphore ironique de
la patère, n’est-elle pas la sienne propre ? Le
personnage gidien se fie à sa facilité rhétorique pour dissoudre,
par une métaphore, la réalité qui le gêne :
[33] « Un adipeux
normal n’aurait rien de plus pressé que de lui rapporter ce
papier », se dit-il. (FM, 85)
La métaphore de
l’adipeux suffit à congédier la norme morale. La
réalité ne résiste guère à l’enchantement permanent de cette ironie
volontiers souveraine. Sans s’en douter, Bernard prévoit le
dénouement de la liaison de Laura et de Vincent, comme si la
métaphore, par son brio, avait le pouvoir de modeler par avance la
forme d’une réalité malléable à plaisir :
[34] Je l’imagine
volontiers de ces femmes qui se rebiffent, vous crachent au front
leur mépris et vous déchirent en petits morceaux les billets qu’on
leur tend bienveillamment, mais dans une insuffisante enveloppe.
(FM, 128)
De fait, le groom
de l’hôtel rapporte à Vincent l’enveloppe en travers de laquelle
Laura vient d’écrire : « “Trop tard” » (FM, 146) :
l’enveloppe était bel et bien insuffisante… De même, il semble que
l’escapade à Saas-Fée découle de l’évaluation cruellement imagée du
puritanisme de la pension Vedel-Azaïs, dont l’atmosphère est
brillamment résumée par ce trio adjectival :
[35] Je ne sais
quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais.
(FM, 104)
Mais il arrive
parfois que la réalité se venge (c’est tout le sens du suicide de
Boris) ; le poids pesant des croyances l’emporte alors sur les armes
légères de la provocation :
[36] – Je ne suis
pas un arbre fruitier, moi. De l’ombre, c’est ça que je porte,
Monsieur le pasteur : je vous couvre d’ombre. (FM,
106)
Détournant la
parabole évangélique, le blasphème enjoué de Strouvilhou ne tombe
pas dans l’oreille d’un sourd : le jeune homme est chassé par un
vieil Azaïs aussi sublime que grotesque. Armand, lui, emploie avec
justesse la métaphore matérialiste de l’argent pour fustiger la
complaisance morale d’Édouard ; mais ce faisant, il lui pose une
question dont il devrait être le premier à connaître la
réponse :
[37] – […] vous
qui ne tenez pas à l’argent et qui en avez assez pour vous payer des
sentiments nobles, consentirez-vous à nous dire pourquoi vous n’avez
pas épousé Laura ? alors que vous l’aimiez paraît-il […].
(FM, 112)
Au moment où il
place Édouard sur la sellette et l’invite à confesser son
homosexualité publiquement, il est lui-même attiré par les charmes
d’un Adonis-Olivier (FM, 112) dont il prendra la suite
auprès de Passavant…
Brillamment
ouvragée par ces métaphores, la phrase ironique gidienne est à la
fois l’arc qui lance la flèche et la cible qui la reçoit ; l’ironie
censée atteindre le monde se retourne contre la phrase qui la
projette ; la réalité est en effet « déjà-toujours » trop frêle pour
retenir en sa chair diaphane cette pique ironique. Croyant accabler
Profitendieu de son involontaire ironie, le fantoche Molinier est
trop peu consistant, malgré son « cœur un peu capitonné de graisse »
(FM, 19), pour que l’ironie longuement s’arrête en
lui ; elle le traverse et le dépasse – pour atteindre le roman, qui
fabrique laborieusement d’ineptes calembours pour dénoncer un
réalisme pourtant usé jusqu’à la corde :
[38] J’ai donc
fait ce que j’ai pu pour modérer le zèle de Profitendieu qui se
lançait comme un taureau dans cette affaire, sans se douter que de
son premier coup de corne… (ah ! pardonnez-moi ; je ne l’ai pas dit
exprès ; ah ! ah ! ah ! c’est drôle ; ça m’a échappé)… Il risquait
d’embrocher son fils. (FM, 228)
Misère du
moraliste mêlant son style limpide à la grossière pâte des hommes !
De même, au-delà de « l’auteur imprévoyant » dont elle se moque,
c’est elle-même, sa pesante analogie et ses symboles convenus, que
raille cette phrase gidienne qui ne parvient qu’à être le pastiche
consciemment décoloré de Sterne ou de Diderot [28] :
[39] Le voyageur,
parvenu au haut de la colline, s’assied et regarde avant de
reprendre sa marche, à présent déclinante ; il cherche à distinguer
enfin où le conduit ce chemin sinueux qu’il a pris, qui lui semble
se perdre dans l’ombre et, car le soir tombe, dans la nuit. Ainsi
l’auteur imprévoyant s’arrête un instant, reprend souffle et se
demande avec inquiétude où va le mener son récit. (FM,
215)
Si le roman
n’était qu’ironie, rien sans doute ne serait plus lassant que cette
perpétuelle ironie, finissant par se retourner contre elle-même.
Mais c’est au moment où la figure épuise son suc que précisément la
perspective se renverse : une dialectique se met en place, qui fait
de l’ironie non une fin, mais un moyen – une pédagogie destinée à
araser le paysage moral pour mieux faire saillir de ces décombres,
triomphante, la thèse du récit.
Morales de
l’ironie
L’ironie, c’est
son rôle dans Les Faux-Monnayeurs, fait place nette ;
elle nettoie le paysage intellectuel et littéraire des
figures faussement prestigieuses qui l’encombrent. Ne nous arrêtons
pas aux fantoches bourgeois ; car le plus intéressant en
Profitendieu n’est pas tant l’ironie dont il est le trop prévisible
objet, que le fait que cette ironie lourdement satirique ne puisse
saisir les aspects intéressants du personnage. Gide semble avoir
concentré en un chapitre presque inaugural toutes les ressources de
son ironie antibourgeoise, comme s’il lui fallait expédier un
passage obligé du roman de mœurs et river durablement leur clou aux
thuriféraires de la bourgeoisie, avant d’en venir à l’essentiel.
Reprenant ce préjugé séculaire que le corps est à la fois l’ennemi
intime, l’emblème grotesque et l’objet d’étude privilégié du
bourgeois, il pastiche la parlure homaisienne :
[40] […] il était
beaucoup plus court que lui et de moindre développement crural ; de
plus, le cœur un peu capitonné de graisse, il s’essoufflait
facilement. (FM, 19)
[41] Il lui
semble qu’il a du chagrin au foie. (FM, 26)
Il épingle la
médiocrité de la pensée et de la rhétorique bourgeoises :
[42] Après tout,
ce n’était peut-être là qu’un préjugé ; mais les préjugés sont les
pilotis de la civilisation. (FM, 19)
[43] Il s’était
arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche…
(FM, 21)
Enfin, il
pourfend les rôles sociaux où se complaisent les êtres dépourvus de
substance :
[44] Il s’est
levé, par besoin instinctif de dominer ; il se tient à présent tout
dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose
gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de
Marguerite. (FM, 30)
Mais ce ne sont
là que de pauvres cibles, même si l’efficacité du trait, la
perfection de la phrase, font oublier un instant la facilité du coup
porté contre ces figures, bourgeoises ou puritaines, si éloignées
des valeurs du roman :
[45] L’atmosphère
de la pièce était si austère qu’il semblait que des fleurs y dussent
faner aussitôt. (FM, 108)
Plus
intéressante, sans doute, est la satire continue de l’esprit et de
l’art si français de la conversation. User et abuser du bel esprit,
cet apanage du lettré, constitue une tentation présente en chaque
personnage, ou peu s’en faut, même s’il est vrai que
l’aristocratique rive gauche de Passavant tient à ce sujet le haut
du pavé :
[46] – C’est vous
qui devriez écrire des romans. – Parbleu, mon cher, si
seulement je savais dans quelle langue !… (FM,
56)
N’oublions pas
que Passavant réside rue de Babylone (FM, 43) : c’est
bien à lui qu’une répartie digne d’une marquise de boulevard peut
faire accroire que le polyglottisme suffit à entraver une vocation
de romancier qui ne demanderait qu’à s’épanouir sans cela ! Le bel
esprit fascine – et il semble que Gide en exorcise les charmes, en
le faisant circuler partout, pour mieux le dévaluer. Chez Passavant,
il s’avoue ironiquement incapable de goûter une « grande
valeur » :
[47] C’était, je
crois, un homme de grande valeur, « dans sa partie », comme on dit ;
mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. (FM, 48)
Possédé par un
bien pauvre hybris, le bel esprit croit que tout ce
qu’il ne voit pas n’existe pas. Olivier, lui, pense qu’il lui suffit
d’un peu d’esprit pour se rendre maître de celui du comte :
[48] – Eh bien,
qu’en pensez-vous ? – Il est excellent, en effet. – Je ne
vous parle pas du porto, protesta Robert en riant ; mais de ce que
je vous disais tout à l’heure. (FM, 138)
Parce qu’il feint
de se méprendre sur le référent d’un pronom, alors qu’il est en
train de se méprendre sur « le sens de sa vie », Olivier se pense
très fort. Mais rien pourtant, chez Gide, n’est aussi contagieux que
l’esprit :
[49] « […] dans
ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous
peindre. » […] « Mais non ; j’aurai soin de le faire très
désagréable. » Laura était lancée : « C’est cela : tout le
monde vous y reconnaîtra », dit-elle en éclatant d’un rire si franc
qu’il entraîna celui des trois autres. (FM, 185)
En Laura comme en
Lilian, le bel esprit s’estime très clairvoyant ; aussi est-ce sous
la forme ironique d’un conseil désintéressé que Lady Griffith croit
prendre barre sur Passavant, elle dont les piques visent moins la
pédérastie du comte que sa prétendue naïveté :
[50] – Et puis je
vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On
comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez.
(FM, 53)
En faisant don à
Passavant, personnage méprisable, d’une provision d’ironiques bons
mots, Gide montre par là le peu de cas qu’il fait de ces richesses,
mais aussi, et paradoxalement, son goût particulier pour ces
tentations de l’esprit, dont toute son œuvre, Journal
en tête, regorge :
[51] – Non ; moi,
je mets ma coquetterie à ne pas rougir, fût-ce de la boutonnière.
(FM, 146-147)
[52] – Alors,
rien de plus naturel qu’il habite chez vous. Personne ne peut y
trouver à sourire (ce dont lui, du reste, ne se faisait pas faute en
disant ces mots). […] (FM, 313)
Le lecteur aurait
tort de bouder son plaisir ; mais ce plaisir léger des mots qui
pétillent ne tire guère à conséquence. Il n’empêche que le
narrateur, pour dénigrer Robert, n’a d’autres ressources que
d’imiter son esprit, montrant par là la puissance de séduction qu’il
exerce :
[53] Robert de
Passavant, qui se dit maintenant son ami, est l’ami de beaucoup de
monde. (FM, 43)
Proche de
l’esprit, le cynisme : ce mépris amusé des conventions se justifie
par l’élitisme. Le cynique aristocratique estime en effet que ce qui
tient le commun des mortels ne saurait entraver la volonté de
l’homme supérieur qu’il prétend être :
[54] « Mais votre
père… – Ah ! j’oubliais de vous dire : il est mort, il y
a… » Il tire sa montre et s’écrie : « Sapristi, qu’il est
tard ! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre
heures. » (FM, 47-48)
Bernard est moins
cynique qu’il ne joue à l’être, ainsi qu’Armand :
[55] Ça joue la
larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer.
(FM, 13)
[56] On leur a
mis deux lits pour la forme, mais c’était assez inutile.
(FM, 108)
Mais Lilian nous
a avertis : rien de plus puritain que certains libres penseurs
(FM, 66) – et ce paradoxe convient parfaitement à
Bernard et Armand, admiratifs de la triste Rachel, que Sarah, elle,
a le courage d’envoyer prestement balader (FM,
340-341), au grand dam du narrateur. Mais il faut se rendre à
l’évidence : comme le dit Pauline avec une ironie amère, « c’est
toujours quand une femme se montre le plus résignée qu’elle paraît
le plus raisonnable » (FM, 308), ce qui est assurément
l’une des phrases les plus justes du roman. Quant au cynisme de
Bernard, « le gros sanglot qui lui mont[e] à la gorge » en quittant
la maison (FM, 22) montre quelle en est l’aune. Le
narrateur, enfin, n’est pas exempt d’un intermittent cynisme, lui
qui se dispense d’une scène à faire, et d’un utile effort
d’imagination, au nom du plus futile des prétextes :
[57] J’aurais été
curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la
cuisinière ; mais on ne peut pas tout savoir. (FM,
32)
L’ironie gagne
ses galons éthiques en pourfendant la mauvaise foi qui affecte les
personnages a priori les plus sympathiques comme
Bernard [29] ou les plus solidement installés dans
le camp du bien, comme Édouard :
[58] Si ceux-ci
[les critiques] le battent froid, peu lui importe. Mais en lisant
les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que
peu lui importe. (FM, 72)
[59] Faire
comprendre à Édouard que je ne suis pas un voleur, se disait-il,
voilà le hic. […] Mais ce qui prouve que je ne suis pas un voleur,
c’est que les papiers que voici vont m’occuper bien davantage [30]. (FM, 87-88)
Une fois qu’on a
prouvé que l’ironie est moralement utile, quelle place lui a-t-on
assigné dans l’échelle des valeurs gidiennes ? L’ironie n’a rien de
très noble ; elle est à la portée de quiconque a un peu
d’intelligence et de culture. Il en va tout autrement de l’humour,
qui nous rapproche bien davantage du cœur de la thèse gidienne dans
Les Faux-Monnayeurs.
Humour
À quoi
reconnaît-on l’humour ? Dans un texte aussi court que pénétrant [31], Freud explique que chaque fois que le moi
se sent dépassé par un réel qui l’angoisse, le rapproche de la mort,
le surmoi, bon prince, lui fournit une parade efficace : les aspects
douloureux du réel sont anéantis par un discours qui feint de
considérer la victime – le moi – comme une petite chose
insignifiante, ne méritant qu’un mot d’esprit pour épitaphe. Ainsi
s’explique le succès de l’humour : il transforme un énoncé
solipsiste socialement irrecevable (une plainte, une indignation) en
un petit poème circonstancié, agréable à entendre et à retenir ; et
alors que l’ironiste présente un ethos triomphant d’une
altérité méprisable, l’humour a la vertu de remettre le moi à sa
place. Dans Les Faux-Monnayeurs, les énoncés
humoristiques ne visent pas de cible. Ils font surgir le potentiel
comique que toute réalité comporte. C’est ainsi que Bernard expédie
par l’humour la question pourtant déchirante de l’identité, de la
filiation :
[60] Ne pas
savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui
ressembler. (FM, 13)
L’important n’est
pas que la maxime soit juste ; par son rythme, et son côté
paradoxal, elle fournit le viatique littéraire qui permet de
traverser l’épreuve. L’humour n’appréhende jamais le réel sous
l’angle du logos, car la raison peut justifier tous les
désespoirs du monde. Par ailleurs, l’ironiste rectifie des erreurs
de raisonnement ; il attaque en l’autre les points faibles d’une
armure intellectuelle. L’humour de Bernard repose au contraire sur
l’art de tirer des conséquences inattendues (mais peu fondées) d’un
état a priori peu enviable [32].
[61] J’ai
compris […] que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et
c’est pour moi un immense soulagement. (FM, 24)
[62] Je signe du
ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre,
et qu’il me tarde de déshonorer. (FM, 26)
L’humour de
Bernard donne à l’attaque du roman ce ton allègre qu’on retrouve
encore, çà et là, dans la suite du récit :
[63] Tout le
monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre
révélateur. (FM, 63)
[64] L’impératif
est, comme dit l’autre, catégorique : sauver Laura.
(FM, 127)
L’autre, c’est
évidemment Kant : moins que quiconque, Bernard a la prétention
d’attaquer l’austère massif de la morale kantienne. Bernard est
d’ailleurs tout sauf kantien ; ce jeune casuiste délibère peu ; il
se laisse guider par l’excellence de ses sentiments, et à juste
raison, comme le prouve Laura en qui, face à Bernard, la crainte
cède « à la curiosité, à l’intérêt et à cette irrésistible sympathie
qu’éveille un être naïf et très beau » (FM, 129).
L’humour est une humeur qui entraîne ; il suspend les évaluations ;
le lecteur n’est plus invité à juger Bernard, à démêler le juste de
l’injuste, la présomption du naturel. La fine fleur de l’humour
s’épanouit parfois sur les terreaux les plus grassement
ironiques :
[65] […] mais
pour éviter l’envahissement, on avait condamné la porte entre le
parloir et ce salon, ce qui faisait Armand répondre à ceux qui lui
demandaient par où l’on pouvait rejoindre sa mère : « Par la
cheminée ». (FM, 104)
L’ironie envers
la sociabilité étriquée de la pension cède la place à une
appréciation gratuite et cocasse de la situation ; ne pouvant offrir
aucune aide à ses interlocuteurs, Armand les rémunère par un trait
d’humour. La gêne est dissipée au profit d’un furtif mais réel
sentiment d’euphorie partagée. Et Olivier :
[66] Moi, je m’en
fous : je suis catholique. (FM, 102)
Ironie contre le
pasteur ? Qu’apporterait ce trait d’ironie à la lourde artillerie
gidienne contre le puritanisme ? Olivier, qui n’est pas très pieux,
prétend tirer de sa foi catholique une conséquence imprévisible :
l’indifférence à la morale conjugale, pourtant commune à toutes les
églises chrétiennes, sous le fallacieux prétexte que c’est un
calviniste qui l’énonce. Se dire « catholique » est ici une façon de
s’avouer homosexuel : parce qu’il aime Édouard, Olivier, dans ce
moment de grâce, s’émancipe des assignations hétéro-normatives en
invoquant à contre-emploi une identité religieuse à laquelle
ordinairement il ne tient guère. C’est un jeu pur, enté sur le désir
et donc, pour Gide, sur la nature. Strouvilhou, Lady Griffith sont
eux aussi capables d’humour :
[67] Il était
censé suivre des cours, mais, quand on lui demandait : lesquels ? ou
quels examens il préparait, il répondait négligemment : « je
varie ». (FM, 105)
[68] Je crois
bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre [33]. (FM,
57)
On pourrait faire
valoir qu’en réglant leurs comptes avec l’institution scolaire ou le
mariage, ces personnages sont ironiques ; certes, la cible satirique
existe, mais l’attaquer n’est pas le but premier de ces énoncés par
lesquels le locuteur surmonte ludiquement son embarras : l’humour ne
prétend pas régler un problème ; il préfère botter en touche.
Le narrateur est
humoristique chaque fois qu’il évide son rapport au récit de toute
prétention intellectualiste ; il ne s’agit plus alors, pour lui, de
dénoncer les limites ou l’arbitraire d’une poétique
traditionnelle [34] mais de tirer un parti comique
d’une possibilité narrative, comme dans l’exemple [69], où le
lecteur découvre qu’Olivier n’a rien écouté des propos que le
narrateur a pourtant pris soin de rapporter pour le lecteur :
[69] – Oui, je
vois ça très bien, dit Olivier qui songeait à Bernard et n’avait pas
écouté un mot. (FM, 18)
Il est vrai que,
occasionnellement, la vie déborde les questions d’esthétique ; ni
Olivier (assez désinvolte) ni Bercail (un peu raseur, sans doute) ne
sont à blâmer. Dans l’exemple [70],
[70] Bernard
s’empare de la perle et referme l’huître aussitôt. (FM,
87)
le filage de la
métaphore souligne l’invraisemblance de la situation ; mais ce petit
bijou romanesque cherche moins, semble-t-il, à fustiger une facilité
littéraire qu’à faire sentir la joie de Bernard et la liberté de
l’auteur, qui s’affranchit sans scrupule des contraintes du
réalisme. Le narrateur intervient parfois dans la fiction non pour
la commenter (ex. [71] et [72]) mais pour communiquer à son lecteur
le sentiment grisant d’une fantaisie créative qui ne tire pas à
conséquence :
[71] Précisément
parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement.
(FM, 49)
[72] Laissons-le,
tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite
clef dans la serrure… (FM, 60)
[73] Passons.
Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air
entre les pages de ce journal. À présent que Bernard a bien respiré,
retournons-y. (FM, 117)
L’humour, dans
l’exemple [73], est fondé sur un calembour (la syllepse sur le nom
air) ; le filage cocassement métaphorique de l’image
(mettre un peu d’air / a bien respiré) souligne la
continuité entre le niveau de la diégèse et celui de la narration ;
mais en assumant cet artifice par un assez mauvais jeu de mots, le
narrateur semble départager le sérieux de l’ironie (qui porte ici
sur l’analyse psychologique qui précède – tout ce que j’en ai
dit ci-dessus – et que le narrateur prétend n’avoir écrite
que pour des raisons strictement matérielles) et un humour délesté
d’enjeux et attesté par la forme joueuse d’un énoncé faisant bon
accueil aux coïncidences étranges qui saturent le monde (ex. [70])
aussi bien que le langage (ex. [73]).
Au-delà de
l’humour et l’ironie : le sérieux absolu
L’humour et
l’ironie ont cela de commun qu’ils semblent croire que l’esprit, les
mots puissent se rendre provisoirement maîtres du réel : l’ironie
déboute les prétentions exorbitantes d’un discours insuffisamment
fondé – avant d’être parfois elle-même déboutée de ses ambitions ;
l’humour apaise, par un jeu formel, l’anxiété d’un sujet aux prises
avec une situation désagréable. Mais
Les Faux-Monnayeurs n’est pas un roman où la réalité se
laisse si facilement dissoudre dans le discours. Contre
l’impérialisme de la parole et des signes se dressent des
résistances scandaleuses sur lesquelles sans cesse l’esprit revient
buter, comme ce « tragique moral » (FM, 125) qui
enveloppe de sa funèbre aura aussi bien le jeune Vincent que le
vieux La Pérouse :
[74] Vincent,
tout en marchant, médite ; il éprouve que du rassasiement des désirs
peut naître, accompagnant la joie et comme s’abritant derrière elle,
une sorte de désespoir. (FM, 70)
[75] Dieu s’est
moqué de moi. Il s’amuse. (FM, 121)
S’abattant sur
Vincent, le « tragique moral » sert bien sûr à discréditer la voie
qu’il a choisie, celle de la réussite par les femmes. De
l’ambitieuse Lilian, il n’y a rien de bon à attendre – et une thèse
pédérastique et misogyne ici se fait jour : tous les jeunes
bourgeois de grand avenir, déplore le roman, n’ont pas la chance
d’être attirés par un Édouard ! Qu’on raille son histrionisme et son
égoïsme inoxydable, qu’on le décrive comme hystérique ou
paranoïaque, il n’en reste pas moins que La Pérouse échappe en
partie à la prise de l’ironie : manquant d’humilité, devenu
insensible à la bonté de son dieu, La Pérouse projette sur son
créateur l’image de sa propre cruauté ; et le sentiment intime de la
damnation n’est pas de ces réalités que Gide consent à balayer d’un
revers de main. Pourquoi ?
La Pérouse
exemplifie, par ses relations tourmentées avec son dieu, la question
de l’idolâtrie, qui se pose avec toute son acuité existentielle dans
le domaine de l’amour :
[76] Chacun des
deux êtres qui s’aiment se façonne à cette idole qu’il contemple
dans le cœur de l’autre… Quiconque aime vraiment renonce à la
sincérité. (FM, 75)
[77] Dans le
domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire.
(FM, 76)
Ces deux thèses
anti-érotiques qui inaugurent son journal sont évidemment de pauvres
et irréels sophismes dont Édouard ne parvient à se défaire qu’après
avoir troqué le mauvais objet (Laura, puis Bernard) pour le bon
(Olivier). De fait, Les Faux-Monnayeurs est un roman de
l’apprentissage amoureux, particulièrement délicat chez des êtres
qui veulent tout maîtriser par un discours virtuose qui se joue
d’eux autant qu’ils en jouent. Le personnage gidien erre chaque fois
qu’une triste image, elle-même née d’une passion triste, l’empêche
d’accueillir l’émotion, cette puissance charnelle qui soude le sujet
à lui-même et qui l’ouvre à l’autre. L’émotion offre une chance, une
promesse de bonheur, que la fausse monnaie (mots, signes,
représentations fallacieuses) risque bien de faire évanouir :
[78] J’ai souvent
éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut,
en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte
d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plus
exactement : libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de
lui-même et dépersonnalisé. (FM, 160)
La naïveté ou le
naturel sont l’antidote de cette ironie qui donne l’illusion de
maîtriser la vie par le jeu rhétorique (ex. [79]) ; et l’on peut
être sûr qu’un personnage n’est jamais plus sincère que lorsqu’en
lui se fissure la cuirasse des mots (ex. [80]) :
[79] […] mais qui
le croirait d’un avocat : il est on ne peut plus maladroit à
s’exprimer ; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque
ses sentiments sont sincères. (FM, 31)
[80] Il aimait
beaucoup trop pour ne point perdre toute aisance. (FM,
84)
Si Gide, depuis
Les Nourritures terrestres, s’est voulu l’éducateur de
la jeunesse masculine bourgeoise, c’est parce qu’il pressentait
qu’elle était malade d’un excès de culture s’interposant entre soi
et la possibilité du bonheur. Crever la bulle du logos
pour atteindre au vrai, qui est aussi le désirable, à la chair, à la
profondeur sensible de l’être, dans un contact qui est presque
toujours une extase, telle est la tâche inlassable du héros gidien.
Pour Édouard (et comment lui donner tort ?), il n’est pas de vérité
plus importante que celle que résume le beau visage d’Olivier :
[81] […] mais je
sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier
aimante aujourd’hui mes pensées, qu’elle incline leur cours […].
(FM, 89)
[82] […] dès mon
premier regard, ou plus exactement dès son premier regard, j’ai
senti que ce regard s’emparait de moi et que je ne disposais plus de
ma vie. (FM, 96)
Que l’amour,
vecteur de vérité, soit une tâche sérieuse, dont détourne la fausse
monnaie, tel est bien l’orient du roman ; l’amour fait cesser
l’empire de la dérision, de l’esprit critique et de la blague,
esprit certes salutaire dès lors qu’il s’agit, comme Socrate, de
faire tomber les masques et de crever les outres ; mais l’homme ne
vit pas d’outres crevées et de masques chus ; telle est bien
l’insuffisance de l’ironie, qui laisse l’ironiste démuni face au
solide de l’existence.
Conclusion
Comme on pouvait
s’en douter, il apparaît, au terme de cette étude, que l’ironie ne
peut se laisser circonscrire dans les marges étroites du trope ou de
la phrase ; elle appelle une conception « intégrative » de la
phrase, qui prenne en compte la situation énonciative et le dialogue
intra- et intertextuel. Mais il semble que l’apport de cette étude
soit surtout de mettre en garde contre la séduction de l’ironie ;
certes la phrase gidienne des Faux-Monnayeurs serait
assez plate, reconnaissons-le, sans les jeux coruscants et maîtrisés
d’une ironie quasi généralisée ; celle-ci retient les lecteurs les
plus intellectuels parce qu’ils n’ont jamais fini de décrire les
sens et les enjeux de ces phrases en apparence anodines et
constamment biaisées. Mais Gide est professeur d’ironie en ce qu’il
enseigne aussi à se déprendre de ses charmes : contrairement à
Swift, Voltaire et bientôt Céline, dont l’ironie est en prise
directe avec l’histoire, Gide instille le soupçon que l’ironie
littéraire, adossée à la double tradition de la satire et de la
spéculation théorique, n’atteint que des cibles déjà discréditées :
qui peut prendre au sérieux Molinier, Passavant ? Qui a peur de la
menace sociale que ferait peser une revue comme
Les Nettoyeurs (FM, 320) ? Qui a jamais
cru que l’ironie pourrait empêcher les hommes de (se) parler ?
L’ironie la plus aimable, chez Gide, n’est-elle pas celle qui, se
prenant elle-même pour objet, libère l’esprit et le conduit vers
d’autres tâches, autrement plus urgentes, et plus nécessaires, que
de spéculer ad nauseam sur la valeur intrinsèque et la
signification de tel ou tel discours ?
1 | Embrasure : « Ouverture pratiquée dans un
ouvrage pour pointer et tirer le canon et dont l’ébrasement est
généralement extérieur (par opposition au créneau). […] Dérivé de
embraser, “mettre le feu” et “élargir”. » (Trésor
de la langue française informatisé, en ligne à l’adresse
suivante : http://atilf.atilf.fr/). | 2 | Ces initiales renvoient, sans
grande surprise, à André Gide, Les Faux-Monnayeurs,
Paris, Gallimard (Folio ; 879), 2012. Les références à la pagination
seront toujours insérées après les citations. | 3 | L’archaïsme
grammatical, quand il est discret et bien tempéré, est un ornement
qu’on trouve dans bien des textes qui prétendent à l’élégance
stylistique. Voir Gilles Philippe et Stéphane Chaudier, « La référence
classique dans la prose narrative », in La Langue littéraire.
Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude
Simon, Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard,
2009, p. 281-321. | 4 | On se souvient du diagnostic tranchant de Barthes : « Le
type même de l’écrivain sans style, c’est Gide, dont la manière
artisanale exploite le plaisir moderne d’un certain éthos
classique […]. » (Roland Barthes, Le Degré zéro de
l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p. 13). Rappelons que pour
Barthes le style est « la part privée du rituel » littéraire ; il est
« un phénomène germinatif » ; il se situe du côté de la « biologie »,
de « la profondeur » (car il est une « poussée », « fonctionne à la
façon d’une Nécessité ») et du corps (il repose sur « une certaine
expérience de la matière »). | 5 | Notre étude s’inspire de l’article de Philippe Jousset,
« Une phrase saint-simonienne », Cahiers Saint-Simon,
nº 40, 2012, p. 96-102. Modèle d’analyse stylistique de la phrase,
cette étude récente parvient à définir l’esthétique de la
phrase de Saint-Simon à partir et au-delà de l’analyse minutieuse des
structures grammaticales d’une phrase particulièrement
hypotaxique du mémorialiste : « [Cette phrase] dit surtout, par le
retard qu’elle ménage et les embranchements qu’elle multiplie, quelque
chose du désir, du harcèlement, du piège, de l’urgence, du danger, de
la gravité de l’enjeu…, toutes choses qui peuvent se partager par-delà
les époques dès qu’on en partage la grammaire. » (p. 100). | 6 | « Quelle
diversité, tout au contraire ! […] Quelle leçon dans l’abandon
progressif de certaines entreprises paléontologiques […] ! Quelle
économie […] ! […] Ah ! quelle bonne école qu’un verger, qu’un
jardin ! et quel bon pédagogue, souvent, on ferait d’un
horticulteur ! » (FM, 148-149). | 7 | Voir
Sophie Duval, L’Ironie proustienne : la vision
stéréoscopique, Paris, H. Champion (Recherches proustiennes ;
3), 2004. | 8 | « L’allégorie comme l’ironie
exigent qu’on soupçonne que le sens qui s’offre n’est là que pour être
dépassé, pour conduire par des voies indirectes à l’autre. […] Pour
déceler cette duplicité à l’œuvre, l’étude des textes est
indispensable, et l’examen des faits linguistiques ne saurait
suffire. » (Joëlle Gardes-Tamine, « De la démocratie en
Amérique de Tocqueville : l’ironie triste d’un moraliste », in
Ironies entre dualité et duplicité, Joëlle Gardes-Tamine,
Christine Marcandier et Vincent Vivès (dir.), Aix-en-Provence,
Publications de l’Université de Provence (Textuelles), 2007,
p. 46). | 9 | Au théâtre, l’ironie est nettement rendue par
l’inflexion des voix ; dans un roman, il faut que le narrateur
décrive le ton qui trahit le mordant de la réplique, comme dans cet
échange entre Bernard et Olivier : « “Qu’il est beau !” Olivier, qui
croyait ne plus jamais rougir, rougit. Comment ne pas voir, dans ces
mots, malgré leur ton très cordial, de l’ironie ? »
(FM, 254). Dans l’exclamative qu’il est
beau !, l’énallage de personne (il vs
tu) ne suffit pas à activer l’interprétation ironique :
il faut une glose pour faire comprendre au lecteur que si, de fait,
Olivier est élégant, son dandysme d’emprunt ne mérite selon Bernard
aucun éloge. L’ironie attaque moins le contenu énoncé que la racine
énonciative (ici, le compliment) qui le porte ; elle rend paradoxale
l’intention du locuteur. | 10 | Alors qu’il aime et respecte sa sœur, la vertueuse
Rachel, Armand ne peut s’empêcher de la faire pleurer. Rapportant la
scène à Olivier, il conclut : « Et l’oculiste qui lui recommande de
ne pas pleurer ! C’est bouffon. » (FM, 359). Introduite
par une coordination qui vaut mise en spectacle, cette pointe
(phrase nominale elliptique) se retourne contre l’ironiste. Si
Vincent Vivès estime à juste titre que « l’ironie est une […]
cruauté », on peut douter qu’elle soit toujours « salutaire ». Voir
Vincent Vivès, « Redoublement et inversion de l’ironie romantique :
Zarathoustra et Maldoror », in Ironies entre dualité et
duplicité, p. 122. | 11 | Sous l’apparence de la bonté,
Édouard se montre franchement désobligeant : son commentaire
ironique peint un Azaïs qui radote et ne profère que niaiseries
édifiantes, alors même qu’il se montre soucieux de conserver
l’opinion flatteuse que le vieil homme se fait de lui. De l’ironiste
qui joue double jeu ou du dévot gâteux, lequel est le plus
hypocrite ? | 12 | Contrairement à ce que pense
Proudhon, dans ce superbe éloge de l’ironie : « Ironie : vraie
liberté – c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la
servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la
science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications
de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition
et de l’adoration de moi-même. » (cité par Vincent Vivès, « Redoublement et inversion de l’ironie romantique : Zarathoustra et Maldoror », in Ironies entre dualité et duplicité, p. 127). | 13 | « Le difficile dans la vie, c’est de prendre au
sérieux longtemps de suite la même chose. » (FM,
62). | 14 | Le
chapitre 11 de la troisième partie, où Passavant et Strouvilhou se
lient de complicité malgré leur animosité, présente un combat de
titans ironistes que Strouvilhou finit par emporter haut la main :
« – À propos, reprit Passavant, je ne vous avais pas, je crois,
donné mon livre. Je regrette de n’en avoir plus d’exemplaire de la
première édition… – Comme je n’ai pas l’intention de le revendre,
cela n’a aucune importance. – Simplement, le tirage est meilleur.
– Oh ! comme je n’ai pas non plus l’intention de le lire… »
(FM, 320-321). | 15 | Même le narrateur se prend à
douter d’un contenu ironique dans les propos de ses personnages !
« – Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la
plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie. » (FM,
184). L’ironie manie les faux-semblants et l’art du camouflage ; son
repérage est ardu ; c’est aussi son charme que de pouvoir faire
passer sa discrétion sous l’apparence d’une délicate
politesse. | 16 | Perversion de l’ambiguïté
gidienne : si a contrario on ne prend pas cette phrase
liminaire comme une antiphrase, puisqu’elle n’a pas de ton
exclamatif marqué, et que Bernard n’affiche pas de soulagement en
prêtant l’oreille et en mesurant le silence, il faut l’interpréter
comme le souhait fanfaron d’un Bernard particulièrement fat. En
héros de roman (ce qu’il devient par l’activation de notre lecture
dès la première ligne du roman), il appelle naïvement l’héroïsme,
comme si la découverte de sa bâtardise devait stimuler sa
hardiesse. | 17 | Gide ne s’exprime pas autrement qu’Édouard : « Tout
ce qui n’était pas imprimé, était pour Passavant de bonne prise ; ce
qu’il appelait “les idées dans l’air”, c’est-à-dire : celles
d’autrui. » (FM, 255). | 18 | Le Trésor de la langue française
informatisé (http://atilf.atilf.fr/) nous apprend que « se
quitter » est un terme de mystique, qui signifie « renoncer à
soi ». | 19 | « L’ironie voltairienne ne peut
se passer du style coupé et des phrases brèves. » (Joëlle
Gardes-Tamine, « L’introuvable phrase littéraire », in La
Phrase littéraire, Ridha Bourkhis et Mohammed Benjelloun
(dir.), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant (Au cœur des textes ;
15), 2008, p. 17). | 20 | « L’ironie met donc nécessairement en présence deux
sens contradictoires dans une aire de tension ; l’écart ironique
naît du fait que l’ironie exprime toujours l’un et l’autre, le oui
et le non. » (Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie,
Paris, Seuil, 2001, p. 93). | 21 | « [L’Ironie] sait qu’on n’a pas besoin de tout dire
et elle a renoncé à être exhaustive : elle fait confiance à
l’auditeur pour soulever avec le sens le levier du signe, à la
perception pour compléter avec des souvenirs les signaux de la
sensation. » (Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris,
Flammarion (Nouvelle bibliothèque scientifique), 1964, p. 91). Si
l’ironie semble donc a priori exiger une intention
ironique de la part de l’émetteur, celle-ci repose sur un équilibre
précaire car elle ne fait que suggérer un sens étroit et précis qui
peut-être n’existe pas. Au lecteur de la fixer, cette petite idée,
ou de sourire, sans la discuter, en profitant de la connivence
qu’elle a établie entre l’énonciateur et lui ; rien d’autre
peut-être que ce pacte de confiance : rions ensemble. De fait, le
décodage de l’ironie rend nécessaire un processus fulgurant de
déduction, associé (ou consécutif) à une distanciation
intellectuelle, seule capable de percevoir l’intention ironique à
travers les faibles indices distillés. Dans cette logique, qui dit
interprétation dit forcément subjectivité et reconstruction à partir
des codes propres au récepteur. La délimitation et l’interprétation
d’énoncés ironiques restent soumises à notre disponibilité
culturelle, notre pratique éventuelle des idées et des tics de
l’ironiste, ou encore notre propre façon de concevoir le monde :
facteurs divers qui en font une entreprise hasardeuse mais
réjouissante. | 22 | Passavant, au patronyme ironique à plus d’un titre :
la place qu’il occupera vis-à-vis d’Olivier avant Édouard, le succès
littéraire qu’il obtient devant Édouard et, à rebours, son orgueil,
son cynisme et le profit personnel qu’il tire de toutes les
situations… | 23 | Voir FM,
93, 110-111 et 250. | 24 | « Bernard avait écouté tout cela avec une attention
soutenue ; il avait plein de scepticisme et peu s’en fallait
qu’Édouard ne lui parût un songe-creux […]. » (FM,
187). Pourtant, et c’est un avantage du biais polyphonique, Gide ne
ridiculise Édouard qu’à moitié, sur la forme principalement, et
plusieurs idées exprimées (roman pur, sobriété classique,
multiplicité des sujets) dans le chapitre de métaroman (II, 3) sont
en avance sur son temps et partagées par l’auteur : « Le fou rire
qui gagne Laura et Sophroniska [la moraliste rétrograde et la
psychanalyste d’avant-garde] reproduit trop, dans un registre
décalé, les réticences et les conseils orthodoxes de Roger Martin du
Gard, par exemple, et, en perspective, les préjugés du public
dominant, pour ne pas nous inciter, nous lecteurs modernes, qui
avons lu et croyons savoir apprécier Proust, Joyce, Kafka, à une
autre réaction que le dénigrement ou l’ironie. Édouard est peut-être
ridicule, en cette occasion, ses idées ne le sont pas. » (Pierre
Chartier, “Les Faux-Monnayeurs” d’André Gide, Paris,
Gallimard (Foliothèque ; 6), 1991, p. 68). | 25 | Rappelons que cette parenthèse
vient élucider une incertitude que le narrateur, en défaut
d’omniscience, avait créée trois chapitres plus tôt : « Voici
l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop
où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout » (FM,
32). L’ironie polyphonique tient à ces délicieuses métalepses dont
Gide parsème le roman et dont un lecteur trop scrupuleux serait
évidemment la cible : « Comme leur conversation continua d’être
spirituelle, il est inutile que je la rapporte ici »
(FM, 147). À notre corps défendant, le narrateur nous
maintient dans une posture de lecteurs sérieux, incapables de se
satisfaire d’une conversation spirituelle. Si locale ou circonscrite
que puisse apparaître la manifestation ironique dans ces exemples,
elle repose sur l’invasion métaleptique du narrateur dans son œuvre,
qui, elle, envahit l’intégralité du roman par un ton distancié,
rendant alors vaine toute tentative d’isoler les marqueurs ironiques
à l’échelle de la phrase grammaticale. | 26 | Gustave
Flaubert, Madame Bovary, Bernard Ajac (éd.), Paris,
Flammarion (GF ; 464), 1986, 2e partie, chap. IX, p. 229. | 27 | On pourrait lire en comme un simple
locatif équivalent à « parmi eux » mais aussi comme appartenant à
une expression figée : en être, du club fermé des
invertis. L’ironie sylleptique de la tournure accentue le dépit
surprenant de Bernard mais valorise le désir homosexuel, pourtant si
dénigré, socialement. | 28 | Pour les intrusions d’auteur,
voir Aliocha Wald Lasowski et Joël July, Gide, “Les
Faux-Monnayeurs”, Neuilly, Atlande (Clefs concours), 2012,
p. 230 sq. | 29 | Bernard, le héros,
n’est pas épargné par Gide qui confie au milieu du roman combien le
personnage l’a déçu (FM, 216). Il a « comme épuisé
toutes ses réserves d’anarchie » (FM, 216) par son
geste inaugural, dont il tente apparemment de se racheter par un
désir de dévouement. « Ce qui le dépitait plutôt, c’est qu’Édouard
ne fît point appel à certains dons qu’il sentait en lui et qu’il ne
retrouvait pas dans Édouard. “Il ne sait pas m’utiliser”, pensait
Bernard, qui ravalait son amour-propre et, sagement, ajoutait
aussitôt : “Tant pis.” » (FM, 181). Par un décrochement
rythmique, la mise en exergue de l’adverbe sagement
semble marquer l’approbation du narrateur. Nous rencontrons à
maintes reprises dans les discours de Paludes
l’exclamation tant pis (comme nous rencontrons souvent
le mot dépit dans le roman de 1925). Parangon du
contentement, Tityre sert au narrateur de Paludes de
repoussoir ; contre-modèle auquel il ressemble malgré qu’il en ait.
Ce piètre littérateur dénonce auprès de ses amis l’étouffement
social sans pouvoir lui-même donner à sa vie un salutaire changement
de cap ; il ne se résout qu’à chagriner sa triste compagne, la douce
Angèle, par une agitation bien inutile. Après un voyage pluvieux qui
se clôt piteusement, il confie : « – Il est assez heureux, après
tout, que ce petit voyage ait raté – pouvant ainsi mieux vous
instruire. […] Vous pleurez, chère amie ?… – Du tout ! fit-elle.
– Allons ! Tant pis. Du moins vous êtes colorée. » (André Gide,
Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques,
Yvonne Davet, Maurice Nadeau et Jean-Jacques Thierry (éd.), Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 135), 1958, p. 138-139).
Doublement décevant, le narrateur de Paludes d’abord se
satisfait d’un enseignement pédagogique de l’échec puis, ne
parvenant pas à faire pleurer son souffre-douleur, il se contente,
goujat, de lui voir meilleure mine et dénonce, sadique, cette
satisfaction a minima par la locution adverbiale
du moins. | 30 | « Mon devoir n’était peut-être
pas de m’emparer de la valise, mais l’ayant prise, il est certain
que j’ai puisé dans la valise un vif sentiment du devoir. »
(FM, 127). L’épanadiplose portant sur le nom
devoir et la reprise maladroite du mot
valise miment l’improvisation : le monologue intérieur
de Bernard se donne bonne conscience après son larcin opportuniste,
alors que le protagoniste, la veille, prétendait n’avoir besoin de
personne. | 31 | Sigmund Freud, « L’humour », in
L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Fernand
Cambon (trad.), Paris, Gallimard (Connaissance de l’inconscient),
1985, p. 321-328. | 32 | « Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant
de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste
l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement ce qui
est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses
devraient être : ainsi procède souvent l’humour. » (Henri Bergson,
Le Rire [1900], cité par Florence Mercier-Leca,
L’Ironie, Paris, Hachette Supérieur (Ancrages Lettres ;
15), 2003, p. 59). L’ironie décrit l’insatisfaisante réalité ; ce
faisant, elle nous amuse, nous engage à la réaction mais ne nous
divertit pas de cette réalité, qui nous désole. L’humour échappe à
la désolation, exagère la réalité décevante pour la rendre presque
sympathique ; il permet de mieux digérer l’oppression du réel, sans
la contester. L’humour présente le réel malgré tout ; l’ironie
représente le réel contre lui. | 33 | Citons encore Lady Griffith :
« Ici, c’est comme dans les mosquées ; on se déchausse en entrant
pour ne pas apporter la boue du dehors. » (FM, 66) ; la
boue désignant par métaphore les remords ou les
scrupules, c’est un Islam ami de l’immoralité que Lady Griffith, de
son point de vue libertaire, valorise. D’ailleurs, le narrateur se
plaît à filer la métaphore orientale ; dans la luxueuse caverne
d’Ali Baba qu’est l’hôtel de Lilian, on trouve « burnous »,
« haïks », « djellabah », « coffre oriental » d’où elle tire des
étoffes pour « enturbann[er] » son amant. | 34 | Voir les
exemples [25], [39], [57]. |
|
|