Dossier : Questions de phrases


La fissure étroite
de la première phrase des Faux-Monnayeurs de Gide

Stéphane Gallon

Université Rennes II

Lidile

Résumé :
Si le début des Faux-Monnayeurs est si paradoxal et si ambivalent, s’il a été tant de fois retravaillé, si Gide prétend que rien n’y est gratuit, s’il le présente comme le point ultime d’une démarche régressive allant toujours plus en amont, c’est que, comme il le dit lui-même, il faut y voir une fissure ouvrant sur de vastes cavernes : la caverne fiction tout d’abord, puisque par cette phrase initiale il plonge le lecteur dans un référent qui le déborde de tous côtés, nous fait découvrir la personnalité complexe de Bernard, met en place une situation éminemment dramatique ; la caverne esthétique ensuite, puisque refusant virtuosité et mode, cherchant à s’opposer au réalisme bourgeois, il féconde le fait par l’idée, choisit une approche subjective, et, dans la droite ligne des théorisations de Jacques Rivière, rédige un incipit de roman d’aventures mâtiné de fantastique. Voulant être plus artiste que poète, Gide n’en dénonce pas moins, dès sa première phrase, ficelles et stéréotypes romanesques et fait ainsi pénétrer le lecteur dans une troisième caverne, la caverne morale, caverne qui aide à comprendre que, comme le préfigurait le titre du roman, un des enjeux principaux de l’œuvre est l’ambivalence mensonge / vérité. Si dans l’incipit Bernard essaye en effet de se faire croire qu’il est lucide et sincère, il n’en reste pas moins un faux-monnayeur se leurrant sur lui-même, un faux-monnayeur qui en refusant de voir et donc d’affronter Satan ne peut ni devenir artiste, ni connaître la sincérité, ni s’abandonner à ses sens et à l’instant, autrement dit, ne peut pas encore vivre véritablement, ne peut pas s’approcher de Dieu.

Abstract:
If the beginning of Les Faux-Monnayeurs (The Counterfeiters) is so paradoxical and so ambivalent, and was rewritten so many times, if Gide claims that it contains nothing gratuitous, if he presents it as the ultimate point of a regressive approach that goes further and further backwards, that is because as he says himself, it should be considered as a crack opening onto vast caverns: since Gide plunges the reader by that sentence into a referent that extends in all directions, uncovers Bernard’s complex personality, sets up an eminently dramatic situation (the fiction cavern); since in refusing virtuosity and fashion, in seeking to oppose bourgeois realism, he fertilises the event by the idea, chooses a subjective approach, and in direct line from the theorisations of Jacques Rivière, draws up an incipit of the adventure novel crossed with the supernatural (the aesthetic cavern). With an ambition to be more of an artist than a poet, Gide criticises novelistic tricks and stereotypes from his very first sentences and thus brings the reader to penetrate into a third cavern, the moral cavern, a cavern that helps us to understand that as the title of the novel foreshadowed, one of the main issues of the work is the ambivalence between truth and untruth. Bernard in the incipit tries to convince himself he is lucid and sincere, but he remains a counterfeiter who is deluded about himself, a counterfeiter who by refusing to see and therefore confront Satan can neither become an artist nor know sincerity, not give himself up to his senses and the present moment, in other words cannot yet truly live, cannot approach God.

« C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit Bernard.
André Gide, Les Faux-Monnayeurs [1]

Épigraphe ambiguë qui rendit Olivier songeur, mais qu’il était bien libre, après tout, d’interpréter comme il voudrait.
André Gide, Les Faux-Monnayeurs [2]

Les Faux-Monnayeurs de Gide commence par une courte phrase qui, à première lecture, semble d’autant plus insignifiante qu’elle n’est pas sans points communs avec les autres incipit de cet auteur : « “C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor”, se dit Bernard. ».

Comme dans Le Voyage d’Urien, comme dans Paludes, comme dans Le Prométhée mal enchaîné, Les Caves du Vatican ou La Symphonie pastorale, nous avons en effet droit à une référence temporelle et à une évocation spatiale. Comme au début de La Tentative amoureuse, de L’Immoraliste, de La Porte étroite et de bien d’autres textes, la première personne trône au milieu de la phrase. Dans la lignée du Nathanaël des Nourritures terrestres, du Michel de L’Immoraliste ou des Gérard, Francis et Anthime d’Isabelle ou des Caves du Vatican, un prénom est aussi évoqué. On pourrait ajouter que si la dimension dramatique de la première phrase des Faux-Monnayeurs n’est guère présente dans les œuvres de jeunesse de Gide, elle est indéniablement là au tout début du Prométhée mal enchaîné (« Au mois de mai 189., deux heures après midi, on vit ceci qui put paraître étrange […]. » [3]), de L’Immoraliste (« Oui, tu le pensais bien : Michel nous a parlé, mon cher frère. » [4]) et surtout des Caves du Vatican. En un mot, au premier regard, dans cette première phrase, rien de bien original…

Encore que… la comparaison avec les autres incipit de Gide fait surgir quelques spécificités. Alors que dans de nombreux textes Gide date les événements, notifie le moment de la journée et décrit avec une certaine précision le cadre spatial, dans Les Faux-Monnayeurs tout reste très vague. La simple relecture de quelques débuts suffit à en prendre conscience : « Vers cinq heures le temps fraîchit ; je fermai mes fenêtres et je me remis à écrire. » [5] ; « Au mois de mai 189., deux heures après midi, […] sur le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra, un monsieur gras […]. » [6] ; « Gérard Lacase, chez qui nous nous retrouvâmes au mois d’août 189., nous mena, Francis Jammes et moi, visiter le château de la Quartfourche […]. » [7] ; « L’AN 1890, sous le pontificat de Léon XIII, la renommée du docteur X…, spécialiste pour maladies d’origine rhumatismale, appela à Rome […]. » [8]. Autre différence notable, Gide semble avoir fui les grands sujets intellectuels, culturels, esthétiques, moraux, philosophiques, théologiques qu’il affectionnait dans ses premières œuvres. Nous sommes loin de : « Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes d’abord suffisaient ; une religion y tenait tout entière. » [9] ; « Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. » [10] ; ou « D’autres en auraient pu faire un livre ; mais l’histoire que je raconte ici, j’ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s’y est usée. » [11]. En toute cohérence, la langue de Gide s’est aussi énormément simplifiée. Finis les phrases longues, les passés antérieurs, les adjectifs non classifiants, les métaphores, personnifications, allégories et symboles bien appuyés. La première phrase des Faux-Monnayeurs est à mille lieues de celle du début du Voyage d’Urien ou de celle de La Tentative amoureuse :

Quand l’amère nuit de pensée, d’étude et de théologique extase fut finie, mon âme qui depuis le soir brûlait solitaire et fidèle, sentant enfin venir l’aurore, s’éveilla distraite et lassée [12].

Certes, ce ne seront ni les lois importunes des hommes, ni les craintes, ni la pudeur, ni le remords, ni le respect de moi ni de mes rêves, ni toi, triste mort, ni l’effroi d’après tombe, qui m’empêcheront de joindre ce que je désire ; ni rien – rien que l’orgueil, sachant une chose si forte, de me sentir plus fort encore et de la vaincre [13].

On pourrait ajouter que si plusieurs incipit étaient déjà ce que Benvéniste appelle des discours, que si certains étaient même des lettres ou apostrophaient directement tel ou tel narrataire, aucun d’eux n’était si explicitement un discours de l’énonciateur à lui-même, aucun d’eux n’était si peu déclamatoire, si proche du prosaïque, si proche du monologue intérieur.

En fait, quand l’on y regarde de plus près, le début des Faux-Monnayeurs est même plutôt étonnant. Contrairement à tous les autres incipit de Gide, il ne décrit ni des sentiments exaltés, ni des prises de position, ni de grandes idées, ni des événements effectifs mais du supposé, de l’imaginé, pas de l’actuel, du virtuel. Autrement dit, le récit commence sur de l’incertain, de l’hypothétique, qui, presque aussitôt après, est même présenté comme du non réalisé, du fictif, du faux, du non-être : « Mais non : […]. ». De même, non seulement la période évoquée n’est pas datée mais, puisqu’elle est de l’ordre de l’instant, elle a une durée infinitésimale, non mesurable, inexistante. Alors que les pieds d’une statue sont censés l’ancrer dans le sol et lui donner force et stabilité, ceux des Faux-Monnayeurs s’avèrent d’argile. De plus, si l’on se limite à la logique de l’intrigue, on voit mal l’intérêt de l’événement supposé. Que changerait à la situation l’arrivée du père, des frères, de la sœur ou de la mère de Bernard ? Certainement pas sa décision de partir. Nous le voyons, l’événement emphatisé étant un non-événement, l’emphatisation est, en soi, paradoxale. Enfin, en nous mettant face à un énonciateur qui semble à la fois réflexif, analytique, capable de recul, mais aussi imaginatif, cherchant à se mentir à lui-même et sur le point de se laisser envahir par ses sentiments, la confrontation des verbes « se dire » et « croire » révèle une ambivalence des plus troublantes.

À ces quelques remarques, il faudrait ajouter le fait que Gide a, comme il le dit lui-même, longuement « baratté » les premières pages de son roman. Ce qu’il confie en juin 1919 s’avère plus que prophétique : « Je modifie toujours mes débuts. » [14]. Rappelons qu’à l’origine, il envisage de commencer son roman sur une « conversation d’ordre général » [15] ayant lieu dans un café ou plutôt dans un endroit indifférencié comme par exemple le jardin du Luxembourg. En avril 1921, il croit tenir une des premières phrases de son texte (« Je parie que vous voyagez sans billet. ») et a alors l’idée de commencer par une rencontre sur un quai de gare entre Lafcadio et Édouard. Mais à peine a-t-il énoncé ce projet qu’il ajoute : « […] tout cela me paraît très médiocre ; du moins fort inférieur à ce que j’entrevois à présent. » [16]. Peu après, il renonce à Lafcadio et déclare : « Je risque les premiers pas dans mon roman. C’est une fondrière… » [17]. Dès octobre, cette affirmation se vérifie. Certes, le 3 octobre, il rédige ce qu’il pense être les deux premières pages [18], certes, début décembre, il annonce trente pages et explique qu’il a choisi de commencer par un dialogue [19] dans lequel Édouard raconte au narrateur le vol de sa valise [20], mais c’est pour poursuivre en affirmant qu’il fait « fausse route » puisque le dialogue en question l’entraîne « dans une région d’où [il ne va] pas pouvoir redescendre vers la vie » [21]. Il envisage alors une autre ouverture, une confrontation entre M. Profitendieu et sa famille, juste après le départ de Bernard [22], confrontation qu’il juge… « exécrable ». Le 26 juillet 1922, la situation ne semble guère s’être améliorée : « Vais-je vous lire le premier chapitre ? Il est très mauvais : ça n’y est pas du tout et je n’entends pas seulement par là qu’il faut que je le récrive, mais que sans doute rien de ce qui s’y trouve ne restera. » [23]. En octobre, a heureusement lieu une révélation qu’il qualifie de capitale : « J’ai découvert que Bernard est un enfant adultérin ; c’est ce qu’il découvre lui-même, et c’est à la suite de cette découverte qu’il s’enfuit. » [24]. Alain Goulet de commenter : « C’est sans doute à ce moment que Gide rédige le Fragment du manuscrit de Londres (FM, 1, 2 et 3) : le roman démarre par la fuite de Bernard et sa lettre que lit le père. » [25]. Tout serait-il enfin réglé ? En décembre 1923, Gide lit à Jacques Rivière les dix-sept premiers chapitres de son roman et conclut : « les chapitres I et II sont à refaire complètement » [26]. Nous le voyons, il résume parfaitement la situation lorsque, en mars 1925, il écrit : « Une des particularités de ce livre […] c’est cette excessive difficulté que j’éprouve en face de chaque nouveau chapitre – difficulté presque égale à celle qui me retenait au seuil du livre et qui m’a forcé à piétiner si longuement. » [27].

Un début rappelant de nombreux incipit de Gide, un début malgré tout spécifique, un début paradoxal, un début longuement mûri, voilà évidemment qui appelle à s’y intéresser d’un peu plus près et cela d’autant plus que Gide, évoquant justement le commencement des Faux-Monnayeurs, laisse entendre que rien n’y est gratuit [28] et surtout qu’il est une sorte de point premier :

C’est à l’envers que se développe, assez bizarrement, mon roman. C’est-à-dire que je découvre sans cesse que ceci ou cela, qui se passait auparavant, devrait être dit. Les chapitres, ainsi, s’ajoutent, non point les uns après les autres, mais repoussant toujours plus loin celui que je pensais d’abord devoir être le premier [29].

Belle invitation à l’exploration, dans les « Fragments retranchés et ébauches », l’on voit qu’il va même jusqu’à comparer son début à une fissure étroite ouvrant sur des cavernes insoupçonnées :

Il me plaît qu’on entre dans le récit comme par une fissure étroite. Celui qui s’aventure dans la faille admire si s’ouvrent enfin devant lui de gigantesques souterrains [30].

J’y suis entré, disait Édouard, par une très étroite ouverture, comme on entre dans une grotte par une faille du rocher. On suit la faille quelque temps sans savoir où elle mène et soudain on découvre une salle immense, et des splendeurs inespérées et des profondeurs ténébreuses [31].

Une fissure vers la caverne fiction

Plongeon dans un corridor

Cette fissure a bien sûr d’abord une fonction expositive. Elle ancre le lecteur dans un temps (« c’est le moment de croire ») et dans un espace (« le corridor ») suffisamment précis pour qu’il imagine un référent et suffisamment imprécis pour qu’il puisse faire correspondre ce référent à son propre univers de croyance [32] et démente par la même occasion les propos de Dhurmer : « Moi, quand il n’y a pas de couleurs, c’est bien simple, je ne vois rien. » (I, 1, 177).

Le début in medias res fait que ce référent ne se limite pas à une seule scène et à un seul lieu et donc qu’en le lisant le lecteur se retrouve comme plongé dans un monde qui le dépasse aussi bien spatialement que temporellement et qui n’en est donc que plus à l’image du réel, plus à l’image de la fin souhaitée par Édouard : « Pourrait être continué… » (III, 12, 422).

Étant donné que la valeur déictique du pronom démonstratif place le lecteur au cœur de la situation d’énonciation, le recours au présentatif « c’est » amplifie l’impression de vivre en direct la scène racontée comme l’amplifie également l’utilisation du discours direct. Le lecteur se retrouve en quelque sorte dans le monde de l’énonciateur, dans la tête de Bernard, et cela d’autant plus que Gide utilise une forme verbale ambiguë : « se dit ». La suite du paragraphe permet bien sûr d’identifier un passé simple, il n’en reste pas moins que lorsqu’il commence le roman, le lecteur a l’impression que la scène est racontée au présent et donc se passe à l’instant même devant lui. Les assonances en [ã] (« j’entends des pas dans le corridor ») et la multiplication des occlusives (« j’entends des pas dans le corridor ») concourent au même effet : nous ne sommes pas loin d’entendre nous aussi quelqu’un marcher.

Bernard, Albéric, Caloub… et Bernard

De plus, par le biais de la cataphore associative « des pas », cette première phrase prépare la présentation des différents membres de la famille Profitendieu :

Mais non : son père et son frère aîné étaient retenus au Palais ; sa mère en visite ; sa sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour. (I, 1, 175)

Mais surtout, en focalisant notre attention sur Bernard, l’incipit du roman fait de ce dernier un potentiel personnage essentiel.

Il esquisse aussi plusieurs traits de sa personnalité et, conformément aux intentions de Gide, dévoile son état intérieur :

Dès la première ligne de mon premier livre, j’ai cherché l’expression directe de l’état de mon personnage – telle phrase qui fût directement révélatrice de son état intérieur – plutôt que de dépeindre cet état. L’expression pouvait être maladroite et faible, mais le principe était bon [33].

Comme pressenti plus haut et comme le souligne un peu plus loin Bernard lui-même, le personnage qui se dessine devant nous est sous le sceau de l’ambivalence :

Il n’y a pas bien longtemps encore, je m’analysais sans cesse, j’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. […] Je pense que ce monologue, ce « dialogue intérieur », comme disait notre professeur, comportait une sorte de dédoublement. (III, 5, 375-376)

Le verbe « croire », la référence à des bruits plus ou moins imaginaires, le scénario qu’il commence à s’inventer, le « je » qui rayonne au milieu de la phrase et qui révèle un certain égocentrisme (voire, si l’on songe à la teneur de la lettre qu’il destine à celui qui l’a élevé, un égoïsme [34] certain) laissent deviner le grand enfant qu’il est encore, un grand enfant qui lutte avec son sur-moi et semble balancer entre peur de la réprimande et désir plus ou moins conscient de présence voire de soutien ou de réconfort. Cette première phrase ne révèle-t-elle pas aussi que Bernard tente de croire une dernière fois que ses parents sont là, tout près de lui, et prend en même temps conscience qu’il est en fait seul, qu’il ne peut plus compter que sur lui-même, que le temps de l’enfance est fini ? Ne sent-on pas aussi dans ces deux lignes, comme dans la lettre qu’il laisse à son père, « du dépit, du défi, de la jactance » (I, 2, 186), mais également une indéniable force de caractère. Le narrateur, un peu plus loin, ne s’y trompe pas : « Je crois qu’il faut lui faire encore crédit. Beaucoup de générosité l’anime. Je sens en lui de la virilité, de la force ; il est capable d’indignation. » (II, 7, 338) ; « […] cet acte d’insoumission, malgré la peine qu’il m’a causée, n’a fait que m’attacher à lui davantage ? J’ai su y voir une preuve de courage, de valeur… » (III, 12, 428). Le recours à la modalité épistémique comme le fait que cette modalité est aussitôt remise en cause, est effectivement une préfiguration du Bernard qui se rebelle contre les idées reçues, qui refuse d’en rester aux apparences, qui ne manque pas d’esprit critique, qui s’oppose constamment aux autres comme à lui-même mais aussi, belle illustration de la citation qui ouvre le troisième chapitre de la première partie [35], s’endurcit : « Bernard sentait en lui une grande force d’opposition. Il prenait position contre tout, s’affirmait dans la protestation et prétendait ne tenir pour dit rien qu’il n’eût approuvé par lui-même. » [36] ; « Surtout, il s’indignait, peut-être, d’avoir été trompé. Il ne supportait pas d’être dupe. » [37].

Cependant, il n’en reste pas moins un petit-bourgeois, un « Monsieur Bernard ». Pour preuve, quand il recense les potentiels arpenteurs de corridor, il n’évoque pas celui qui pourtant est là, mais visiblement « ne compte pas » pour lui, Antoine, le « fidèle serviteur », le « simple domestique », « l’autre » (I, 2, 182-183). Cet incipit ne met-il pas aussi en scène un Bernard qui refuse d’écouter, qui refuse de croire ce que son corps perçoit, un Bernard qui s’arrête net dans son entreprise de création et qui, en se contentant d’imaginer que les pas entendus sont ceux de ses parents, s’avère plus paresseux [38] qu’inventeur ou novateur : « Bernard est assurément beaucoup trop jeune encore pour prendre la direction d’une intrigue. » (II, 7, 338) ; « C’est un très bon élève, mais les sentiments neufs ne se coulent pas volontiers dans les formes apprises. Un peu d’invention le forcerait à bégayer. » (II, 7, 338-9) ? Le révolté, le rebelle qu’il est censé être se révolte et se rebelle contre la révolte et la rébellion de son corps et de ses sens, ce qui l’amène à refuser l’inadmissible, une présence autre que celle de ses proches :

J’aurais dû me méfier d’un geste aussi excessif que celui de Bernard au début de son histoire. Il me paraît, à en juger par ses dispositions subséquentes, qu’il y a comme épuisé toutes ses réserves d’anarchie qui sans doute se fussent trouvées entretenues s’il avait continué de végéter, ainsi qu’il sied, dans l’oppression de sa famille. À partir de quoi il a vécu en réaction et comme en protestation de ce geste. L’habitude qu’il a prise de la révolte et de l’opposition, le pousse à se révolter contre sa révolte même. (II, 7, 338)

Ce refus, ce retour au conventionnel, est bien sûr en soi révélateur d’une peur profonde :

Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, des mouvements, des agitations incompréhensibles, et que je ne veux pas chercher à comprendre, que je ne veux même pas observer, par crainte de les empêcher de se produire. (III, 5, 375)

Préjugés bourgeois, rationalisme étroit, négation du corps, conservatisme, paresse, jeunesse, rébellion prématurée, peur, refus de comprendre et d’observer, crainte de ce qui pourrait arriver, font que le Bernard de l’incipit est un Bernard encore « poétique » (I, 8, 225) dirait Édouard, un Bernard qui « n’existe pas vraiment » mais qui « imagine qu’[il est] », qui parvient difficilement à croire en « sa propre réalité », un Bernard qui « s’échappe sans cesse » et qui est beaucoup plus « contemplateur » qu’« acteur » (I, 8, 225).

Nous avons dans les lignes qui précèdent une parfaite confirmation de certains des propos de Gide sur la vacuité et l’inutilité des descriptions. Ce qui vient d’être dit ne montre-t-il pas en effet qu’il n’est nul besoin de prosopographie ou d’éthopée pour camper un personnage ?

Eh bien il me paraît que la description des personnages ne fait pas partie du roman. Il me paraît que le romancier pur n’a pas à les décrire plus que ne fait le dramaturge. […] Je prétends que l’on ne peut entendre Tartuffe s’écrier
                                         Laurent, serrez ma haire avec ma discipline
sans aussitôt le voir (et je choisis un des exemples les plus gros). […]
Et même j’irai plus loin : je dirai que le personnage peut être extrêmement vivant, encore que l’on ne sache pas exactement comment il est. Voyez Hamlet ! Est-il maigre ou gros ? Noir ou blond ? […] – En général, le roman moderne ne laisse pas assez de possibilités au lecteur [39].

Notons aussi que tout en cultivant son goût pour l’anecdotique, Gide réussit à donner de l’épaisseur à son début comme à son personnage et donc parvient à neutraliser ce qu’il jugeait justement de plus problématique dans un tel commencement :

Partir d’une anecdote, c’est le plus simple ; tout tient dans un récit bien fait ; mais l’inconvénient de cette méthode c’est qu’elle invite à ne tenir compte, dans les caractères, que de ce qui peut aider à l’action. Je néglige dès lors le confus, l’indistinct, le touffu des êtres, tout ce qui ne sert pas à l’intrigue et ne trouve pas à s’engrener [40].

Ancrage dans un référent, découverte d’un personnage complexe… Le recours à l’anecdotique permet de prendre conscience d’une troisième caractéristique de l’incipit de Gide : sa dimension dramatique.

Suspense, peur et angoisse…

Déjà, le fait d’opter pour un commencement in medias res aiguise la curiosité du lecteur qui non seulement a alors envie de comprendre ce qui est en train de se passer, mais se demande qui approche et quelles seront les conséquences de cette arrivée impromptue. La scène est d’autant plus inquiétante qu’étant donné que nous sommes au tout début du roman le lecteur ignore tout de la situation.

Vu qu’un corridor, par opposition à par exemple une rue ou un jardin donnant sur une chambre, est à la fois un lieu que l’on ne peut apercevoir de l’intérieur d’une pièce et une frontière symbolique séparant le monde intérieur du monde extérieur, c’est-à-dire, le connu, le rassurant, le familier, de l’inconnu, de l’inquiétant, du potentiellement dangereux, le choix de cette partie de la maison est lui aussi vecteur de dramatisation. D’ailleurs, souvent associé à la thématique des pas, Gide, dans son œuvre, l’utilise constamment dans un contexte anxiogène : « un grand bruit se fit entendre dans le corridor » [41] ; « Rêve-t-il ? N’a-t-il pas entendu frapper à sa porte ? La porte, que jamais il ne ferme la nuit, doucement s’ouvre, pour laisser une frêle forme blanche avancer. » [42] ; « J’imagine ton coup de sonnette, ton pas dans l’escalier, et mon cœur cesse de battre ou me fait mal… » [43] ; « Le crépitement de la bougie qui achevait de se consumer m’éveilla ; ou, peut-être, vaguement perçu à travers mon sommeil, un ébranlement sourd du plancher : certainement quelqu’un avait marché dans le couloir. » [44]. Notons au passage que sans cesse, dans l’œuvre de Gide, nous avons aussi droit à des situations très proches de celle qu’est en train de vivre Bernard, à savoir un ou des « héros » qui découvrent en cachette des documents secrets et ont peur d’être surpris ou, inversement, des « héros » qui surprennent au détour d’un corridor le secret d’un ou plusieurs autres protagonistes :

Il attendit encore un instant, prêtant l’oreille, puis n’entendant rien venir – contre son gré, contre ses principes, mais avec le sentiment délicat du devoir – il amena le tiroir de la table dont la clef n’était pas tournée [45].

« Je vais vous montrer quelque chose », dit-il en faisant jouer un ressort et glisser un tiroir dont il connaissait le secret ; puis, ayant fouillé parmi des rubans et des quittances, il me tendit une fragile miniature encadrée […] [46].

Quelques instants après j’achevais d’émietter le lambris. Avec les débris de bois, une enveloppe tomba sur le plancher […]. J’en sortis deux feuillets couverts d’une grande écriture désordonnée […] [47].

Je pousse la porte, qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa […] [48].

La porte est ouverte devant laquelle il faut passer ; un rais de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l’escalier ; par crainte d’être vu, j’hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur, je vois ceci : au milieu de la chambre aux rideaux clos […] [49].

Dans la phrase que nous étudions, la dimension dramatique ne vient cependant pas que de la situation décrite, elle est aussi engendrée par la dynamique communicationnelle. En mettant en avant, via le présentatif, l’indication temporelle, Gide retarde l’annonce de l’événement attendu par le lecteur, à savoir les pas, et cela d’autant plus que la modalisation prolonge encore un peu plus l’attente en question. Il faut, de même, patienter jusqu’à la toute extrémité de la phrase pour découvrir la source de l’énonciation et identifier qui se cache derrière le « je » de la première moitié de l’incipit. C’est donc même au niveau microstructural que Gide applique certains des principes dramatiques énoncés dans le Journal des Faux-Monnayeurs :

Ne pas amener trop au premier plan – ou du moins pas trop vite – les personnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les faire attendre. Ne pas les décrire mais faire en sorte de forcer le lecteur à les imaginer comme il sied. […] Le sentiment doit ici précéder la connaissance [50].

Gide amplifie enfin la dramatisation de son incipit en jouant sur la surenchère. On pourrait en effet pasticher la phrase initiale par : « Maintenant que je viens de découvrir que mon père n’est pas mon père, maintenant que je viens d’apprendre que ma mère a fauté, maintenant que toutes mes certitudes sont en train de s’effondrer, que le chaos et l’apocalypse menacent, il ne manquerait plus que ma famille arrive, que tous me surprennent en train de fouiller des lettres et que mon père apprenne que son épouse l’a trompé. ». Avec cette lecture, l’incipit devient le sommet d’une gradation implicite qui évidemment ne rend que plus terrible l’instant qu’est supposé vivre Bernard.

Une fissure vers la caverne esthétique

Sus aux esthétiques passées

Par son incipit, Gide ne cherche cependant pas qu’à créer un référent, qu’à camper un personnage ou qu’à donner quelques frissons à ses lecteurs. S’arrêter là serait oublier que dans son Journal il écrit : « Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de mon œuvre sainement. » [51].

Si la première phrase des Faux-Monnayeurs se réduit à une phrase courte, à un vocabulaire et une syntaxe relativement simples, ce n’est pas pour rendre le récit plus haletant ou plus crédible, mais par refus des procédés voyants, par refus du complaisant, de l’affecté, de la préciosité, par exécration d’une fausse habileté à la Passavant voire, si l’on suit Gide, à la Cocteau :

Je me redis la phrase d’Armance : « Je parlais beaucoup mieux depuis que je commençais mes phrases sans savoir comment je les finirais. » Il faudrait même consentir à quelque impropriété dans le choix des mots et quelques incorrections de syntaxe. Il faudrait surtout ne pas céder à ce nombre qui mesure mes phrases et souvent décide du choix des mots [52].

Le style des Faux-Monnayeurs ne doit présenter aucun intérêt de surface, aucune saillie. Tout doit être dit de la manière la plus plate, celle qui fera dire à certains jongleurs : que trouvez-vous à admirer là-dedans [53] ?

Je voudrais obtenir de moi de ne concéder rien à la mode, à l’usage, ni surtout à la virtuosité [54]…

Il est sans doute possible de voir dans ces affirmations une réaction épidermique à la rhétorique guerrière ou politique qui, sous l’impulsion de Barrès, Maurras et bien d’autres, a fleuri autour de la Première Guerre mondiale [55], mais le passage qui précède cet extrait et surtout un des feuillets de 1921 prouvent que la justification première d’une telle prise de position est avant tout esthétique :

Je ne veux plus connaître rien que de naturel. Une voiture de maraîcher charrie plus de vérités que les plus belles périodes de Cicéron [56].

L’art le plus subtil, le plus fort et le plus profond, l’art suprême est celui qui ne se laisse pas d’abord reconnaître. Et comme « la vraie éloquence se moque de l’éloquence », l’art véritable se moque de la manière qui n’en est que la singerie [57].

Si le début des Faux-Monnayeurs est si dissemblable au début du Voyage d’Urien ou au commencement des Nourritures terrestres, c’est parce que le Gide des années 1920 n’est plus le Gide des années 1890. Il ne se complaît plus dans une écriture « généré[e] par la poésie, émanation du rêve et manifestation du monde des Idées » [58] et, chaque jour, s’éloigne un peu plus du lyrisme, un peu plus de l’esthétique symboliste :

[…] mes Nourritures […]. L’on me juge d’ordinaire d’après ce livre de jeunesse […], comme si, moi tout le premier, je n’avais point suivi le conseil que je donne à mon jeune lecteur : « Jette mon livre et quitte-moi. » Oui, j’ai tout aussitôt quitté celui que j’étais quand j’écrivais Les Nourritures […] [59].

Et la moindre épithète précieuse, la moindre recherche d’écriture, tout effort vers la littérature devait en être banni. Il allait à l’encontre de tout ce qu’aimait le « symbolisme » [60].

De même, les imprécisions spatiales et temporelles, l’absence de propositions relatives ou d’adjectifs qualificatifs caractérisants, la non-présence de « petits faits vrais » à la Zola, de détails sur telle ou telle crispation du visage, tel ou tel tremblement des mains, appellent une relecture d’ordre esthétique. N’a-t-on pas en effet là une parfaite illustration de certains des propos de Gide : « En localisant et en spécifiant, l’on restreint. […] il n’y a d’art que général. » (II, 3, 312) ? L’auteur des Faux-Monnayeurs refuse le particulier qui n’est que particulier, il refuse aussi le général déduit du particulier. Dostoïevski [61] et Nietzsche ne sont pas loin :

Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais d’après nature, – il s’en remet à son inspiration, à sa chambre obscure, pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »… Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier. Quel résultat obtient-on lorsqu’on s’y prend autrement ? Par exemple, lorsque, à la façon des romanciers parisiens, on fait de la grande psychologie de colportage ? On épie en quelque sorte la réalité, on rapporte tous les soirs une poignée de curiosités. Mais regardez donc ce qui en résulte [62]…

Focalisation sur un simple fait, énonciateur qui n’a pas encore vécu, pas de substantif conceptualisant, pas d’aphorisme style Grand Siècle, nulle réflexion théorique, nulle vérité ou révélation philosophique… Si Gide se méfie du fait particulier, il se méfie tout autant des idées générales. « Mon erreur était de partir d’une idée, et [de ne pas me laisser] assez guider par les mots. » (I, 3, 198) avoue Édouard dans Les Faux-Monnayeurs. Et, d’ailleurs, nous avons certainement là un des points qui permet de le différencier de Gide : « Les idées…, les idées, je vous l’avoue m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par-dessus tout. » (II, 3, 315) [63]. Si Gide commence son roman par un personnage qui est sur le point de perdre ses parents, sa situation sociale, tout ce qui jusqu’alors l’a formaté, ne serait-ce pas précisément parce qu’il ne veut pas que son protagoniste se réduise à une idée, l’idée de bourgeoisie ?

L’ennui, voyez-vous, c’est d’avoir à conditionner ses personnages. Ils vivent en moi d’une manière puissante, et je dirais même volontiers qu’ils vivent à mes dépens. Je sais comment ils pensent, comment ils parlent ; je distingue la plus subtile intonation de leur voix ; je sais qu’il y a tels actes qu’ils doivent commettre, tels autres qui leur sont interdits… mais, dès qu’il faut les vêtir, fixer leur rang dans l’échelle sociale, leur carrière, le chiffre de leurs revenus ; dès surtout qu’il faut les avoisiner, leur inventer des parents, une famille, des amis, je plie boutique. Je vois chacun de mes héros, vous l’avouerais-je, orphelin, fils unique, célibataire, et sans enfants. C’est peut-être pour ça que je vois en vous un si bon héros, Lafcadio [64].

Les multiples ambivalences répertoriées plus haut évitent, de même, que Bernard soit prototypique, allégorique, symbolique, schématique [65]. Même la psychanalyse ne trouve pas grâce à ses yeux. Pour lui, elle a justement le tort de n’être qu’une « idée », une idée rendant insuffisamment compte de la complexité humaine. Certes, l’incipit des Faux-Monnayeurs révèle une absence / présence du père, un sur-moi particulièrement fort, peut-être même, si on le met en vis-à-vis des multiples passages de l’œuvre de Gide où un jeune surprend des couples ou des comportements suspects, une obsession de la scène primaire, mais il n’en reste pas moins, et le présent article en est la vivante preuve, qu’on ne saurait le réduire à cela.

Refus du fait particulier, refus de l’idée générale… mais alors que veut Gide ? Le mélange des deux ou, plus exactement, la fécondation de l’un par l’autre :

L’œuvre […] ne naît point non plus d’une idée préconçue, et c’est pourquoi elle n’est en rien théorique, mais reste immergée dans le réel ; elle naît d’une rencontre de l’idée et du fait, de la confusion, du blending, diraient les Anglais, de l’un et de l’autre, si parfaite que jamais l’on ne peut dire qu’aucun des deux éléments l’emporte – de sorte que les scènes les plus réalistes de ses romans sont aussi les plus chargées de signification psychologique et morale ; plus exactement chaque œuvre de Dostoïevski est le produit d’une fécondation du fait par l’idée [66].

– Mais pourquoi partir d’une idée ? interrompit Bernard impatienté. Si vous partiez d’un fait bien exposé, l’idée viendrait l’habiter d’elle-même. (II, 3, 317)

À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale. (II, 3, 314)

Fort bien, mais comment réussir une telle alchimie ? Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, Gide nous donne lui-même la clé : la solution du problème passe par le recours au personnage. On ne peut « féconder » l’idée « qu’en fonction des tempéraments et des caractères ». Et Gide de continuer : « Persuade-toi que les opinions n’existent pas en dehors des individus. » [67]. Refus du théorique, départ d’un fait, immersion dans le réel, surgissement d’idées habitant ce fait, profusion de significations psychologiques et, nous le verrons plus loin, morales, recours à un personnage, utilisation du tempérament et du caractère de ce personnage…, n’avons-nous pas là une parfaite description de l’incipit de Gide ?

Oui, mais alors qu’en est-il du recours à la première personne et de l’utilisation du discours direct ? Et pourquoi surmarquer ce choix par un verbe déclaratif ? Qu’en est-il aussi de la remise en cause du perçu et de la modalité épistémique ? Et pourquoi tant de témoins cachés dans l’œuvre de Gide ? La préface d’Isabelle aide à y voir un peu plus clair : « Le roman, tel que je le reconnais ou l’imagine, comporte une diversité de points de vue, soumise à la diversité des personnages qu’il met en scène : c’est par essence une œuvre déconcentrée. » [68]. Utiliser un témoin caché, utiliser la première personne, c’est emphatiser le concept de point de vue, c’est montrer qu’une même scène peut être vécue de l’intérieur mais aussi de l’extérieur, c’est montrer qu’il est impossible de rendre compte univoquement de la réalité, que toute description du réel passe par une perception, que, selon le regard que l’on porte ou plutôt l’oreille que l’on tend, le réel change, et donc que ce n’est pas parce que Bernard refuse d’entendre des pas qu’il n’y a point de pas. Par la suite, sous la double influence de Dostoïevski et Browning, Gide ne cesse de labourer ce sillon : « Je conçois le roman à la manière de Dostoïevski : une lutte de points de vue. » [69] ; « Je ne chercherai pas l’objectivité. Au fond je n’y crois pas. Je voudrais l’atteindre par une série de subjectivités. » [70]. En toute cohérence, quand il entreprend Les Faux-Monnayeurs, il envisage immédiatement une énonciation homodiégétique :

La grande question à étudier d’abord est celle-ci : puis-je représenter toute l’action de mon livre en fonction de Lafcadio ? Je ne le crois pas. Et sans doute le point de vue de Lafcadio est-il trop spécial pour qu’il soit souhaitable de le faire sans cesse prévaloir. Mais quel autre moyen de présenter le reste [71] ?

L’incipit des Faux-Monnayeurs s’avère donc programme et compendium de l’esthétique gidienne. En écrivant « “C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor”, se dit Bernard. », Gide adresse un « non » ferme et catégorique au lyrisme débridé et au symbolisme. Un « non » ferme et catégorique au roman psychologique à la Bourget et au roman réaliste bourgeois :

Le roman psychologique contemporain, comme il est morne et fermé ! C’est toujours l’étude d’un cas. L’auteur se débarrasse d’abord de tout ce qu’il y a à dire, il pose les actions de ses personnages ; il nous les met brutalement entre les mains ; puis il borne sa tâche à retrouver les sentiments qui les leur ont inspirées. Il s’installe comme le chirurgien devant sa table de dissection : voici le cadavre : voyons un peu comment cet imbécile a trouvé moyen de vivre [72].

Mais combien rares, a-t-elle ajouté, les poètes, dramaturges ou romanciers qui savent ne point se contenter d’une psychologie toute faite (la seule, lui ai-je dit, qui puisse contenter les lecteurs). (II, 2, 304)

[…] je ne serai satisfait que si je parviens à m’écarter du réalisme plus encore [73].

Certes, Édouard est un double de Gide lorsqu’il confie à son auditoire : « Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne… » (II, 3, 313), mais Gide refuse de réduire l’art à une simple restitution du réel. Pour lui, l’art, c’est : « […] la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière […]. » (II, 5, 327).

À l’aventure, que diable !

C’est aussi le refus du réalisme bourgeois qui explique la dimension dramatique de l’incipit. En effet, c’est par réaction à cette esthétique que Gide va se tourner vers l’épique et s’intéresser au roman « dramatique » par excellence qu’est le roman d’aventures :

– Pourquoi me dissimuler : ce qui me tente, c’est le genre épique. Seul, le ton de l’épopée me convient et me peut satisfaire ; peut sortir le roman de son ornière réaliste. […] Le roman s’est toujours, et dans tous les pays, jusqu’à présent cramponné à la réalité. […] [Q]uand le roman français s’élance, c’est dans la direction du Roman bourgeois [74].

Déjà, dans Les Caves du Vatican, Lafcadio était présenté comme un aventurier :

Son intention était de n’aborder Julius qu’après que les journaux auraient parlé du « crime ». Le crime ! Ce mot lui semblait plutôt bizarre ; et tout à fait impropre, s’adressant à lui, celui de criminel. Il préférait celui d’aventurier, mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les bords à son gré [75].

Relire les trois articles de la NRF que Jacques Rivière a consacrés au roman d’aventures permet de préciser l’influence que ce genre a eue sur l’incipit des Faux-Monnayeurs. Qui dit roman d’aventures, dit en effet, si l’on en croit Jacques Rivière, « pas de commentaires », « pas d’analyses d’auteur » (« se dit Bernard ») :

[…] le roman d’aventure est errant. L’auteur ne part pas d’une idée, moins encore d’un plan, mais ayant rencontré un personnage, il l’écoute et le suit – comme fait le narrateur – sans savoir où il va le mener. Ainsi le roman sera-t-il « un surgissement perpétuel » [76].

Qui dit roman d’aventures dit encore « personnages ouverts vers un avenir incertain » (« croire »), « vivre au présent les événements » (« c’est le moment »), ne pas être prisonnier de schémas ou logiques préétablis :

L’aventure, c’est ce qui advient, c’est-à-dire ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. Un roman d’aventure, c’est le récit d’événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. À aucun moment on n’y voit le présent sortir tout fait du passé ; à aucun moment le progrès de l’œuvre n’est une déduction. […] Aussi le sens de l’œuvre n’est-il pas tout de suite bien déterminé ; il change à mesure qu’elle croît ; il n’y a pas de flèche pour indiquer où elle va ; elle se forme peu à peu ; elle s’améliore, elle se corrige. Ce n’est jamais le passé qui explique le présent, mais le présent qui explique le passé ; je ne veux pas dire simplement qu’il en éclaire les énigmes ; mais ce qui arrive modifie sans cesse l’intention et la portée de ce qui est arrivé [77].

Ces caractéristiques expliquent en partie la propension de Gide pour les scènes avec témoin caché. En effet, dans de telles situations, le voyeur est dans l’incapacité de deviner ce qui va se produire. De même, dans l’incipit, les bruits de pas que croit entendre Bernard sont de l’ordre de « ce qui advient », de « ce qui s’ajoute », de « ce qu’on n’attend pas ». Ils s’avèrent même d’autant plus de l’ordre de « ce dont on aurait pu se passer » que justement Bernard décide de les ignorer. Le présent sort également d’autant moins du passé et est d’autant moins déductible de ce qui précède que nous sommes au début du roman et donc qu’en quelque sorte la phrase étudiée n’a justement pas de passé. Le sens de l’œuvre n’est pas non plus déterminé et aucune flèche téléologique ne semble se dessiner. Pour preuve, dès la troisième phrase, il y a épanorthose, ce qui au passage est une belle illustration du fait que :

La vie nous présente de toutes parts quantité d’amorces de drame, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. Et c’est là précisément l’impression que je voudrais donner dans ce livre [78].

Propension à l’épique, influence du roman d’aventures… Pour marquer son refus de l’objectivité totale, du rationalisme étroit, de la dictature de l’idée, de tout conditionnement, du déterminisme, de la soumission à la cohérence, en un mot, du réalisme bourgeois, Gide a recours à un autre architexte : « C’est décidément le réalisme que je n’aime pas, quel qu’il soit. Je ne puis me passer d’un peu de fantastique. » [79]. Dans le roman que nous analysons, cet architexte est pleinement revendiqué et pas seulement à la fin de l’œuvre : « Il y a lieu d’apporter, dès le premier chapitre, un élément fantastique et surnaturel, qui autorise par la suite certains écarts du récit, certaines irréalités. » [80]. Si l’on se rappelle certaines des remarques de Gide à propos de Roger Martin du Gard, c’est même dès l’incipit que Les Faux-Monnayeurs glisse vers le fantastique :

Il se montre extraordinairement anxieux et désireux d’acquérir certaines qualités qui sont à l’opposé de sa nature : mystère, ombre, étrangeté ; toutes choses que valent à l’artiste certaines accointances avec le Diable [81].

Des bruits de pas dans un corridor…, des pas que l’on entend et qui ne peuvent pourtant rationnellement provenir d’aucun des membres de la maison…, l’infinitif « croire », le patronyme « ProfitenDieu », une sensation d’oppression, la thématique du chaud, du feu (« mis bas sa veste », « il étouffait », « la fenêtre ouverte », « n’entrait rien que de la chaleur », etc.), des symptômes comparables à ceux produits par la peur (« [s]on front ruisselait », « [u]ne goutte de sueur »), une évocation explicite du démon associé syntaxiquement à un homonyme du substantif « pas » (I, 1, 175)… Il faudrait ajouter à cette liste, déjà en soi évocatrice, le fait qu’à la fin du roman le dialogue avec soi-même est interprété par un des personnages comme un signe de possession [82] et que dans Les Caves du Vatican les mêmes bruits et le même lieu ramènent connotativement à… Satan. Anthime Armand-Dubois non seulement est un franc-maçon plus que revendiqué mais il malmène une innocente et se déplace à la manière du prince des ténèbres, c’est-à-dire en claudiquant : « Véronique s’empresse : il la repousse d’une main brutale, s’échappe vers la porte qu’il claque ; et déjà dans le corridor on entend sa marche inégale s’éloigner avec l’accompagnement de la béquille sourd et clopant. » [83].

Cependant, si l’on veut percevoir pleinement la dimension fantastique de la phrase de Gide, il faut certainement, d’une part, se remémorer son désir de commencer par un lieu « aussi mythique que la forêt des Ardennes dans les féeries de Shakespeare » [84] et, d’autre part, l’omniprésence d’Hamlet dans le roman, Hamlet que Gide traduit [85] et étudie [86] au moment où il rédige le début des Faux-Monnayeurs, Hamlet qu’il cite à plusieurs reprises [87] dans la première partie de son roman, Hamlet sur le début duquel il attire notre attention [88], Hamlet dont le personnage éponyme, surtout, tous les critiques l’ont noté, est un double de Bernard. Bernard n’imagine-t-il pas en effet un bref instant que les pas qu’il a cru entendre pourraient être ceux du père qu’il vient de perdre ? Ne monologue-t-il pas et ne persifle-t-il pas « comme un enfant chante dans l’obscurité pour ne pas avoir peur » [89] ? N’est-il pas confronté à un « spectre vengeur qui ressort du passé » (I, 2, 187) ? Ce n’est donc pas, comme initialement prévu, la forêt des Ardennes que Gide a finalement choisie comme cadre de sa première phrase mais bel et bien « le château d’Elseneur ». Les Faux-Monnayeurs commence en effet exactement comme le chef-d’œuvre de Shakespeare, à savoir par une intervention en discours direct de « Bernardo » qui, l’oreille aux aguets (« écoutons Bernardo » [90]), s’interroge sur les pas qu’il entend (« Qui va là ? » [91]), interrogation à laquelle répond un « Non » [92] et qui, quelques répliques plus loin, est suivie d’une réaction rappelant encore une fois celle de Bernard : « Horatio prétend que ce n’est qu’une imagination ; il se refuse à accorder créance à ce spectre terrible […]. » [93]. Pourtant le spectre n’en apparaît pas moins, pourtant la mère de Bernard n’en a pas moins fauté…

Si Gide débute son roman sur une note dramatique, c’est donc parce que, pour bien montrer son opposition au roman réaliste bourgeois, il veut faire des Faux-Monnayeurs un roman d’aventures et un roman fantastique, un roman d’aventures pour exprimer son refus du déterminisme, un roman fantastique pour pouvoir dire ce que le réalisme bourgeois n’arrive pas à dire, pour décrire la complexité de la situation vécue et permettre, entre autres choses, de rendre compte de l’étrangeté du moment, du trouble ressenti par Bernard, du dédoublement de son âme, des forces inconscientes qui le hantent, de sa quête du père, voire de la présence, en fond d’horizon, de la mort. Cet architexte ne lui permet-il pas aussi de dire qu’« Il y a dans l’homme de l’inexpliqué, si tant est qu’il n’y ait pas de l’inexplicable. » [94], et que parallèlement à la réalité objective pourrait bien exister une réalité d’ordre mystique : « […] je crois de toute mon âme que, sans mysticisme, il ne se fait ici-bas rien de grand, rien de beau. » (II, 3, 319) ?

Sus au lyrisme

Ces « Oui » à la subjectivité, à l’épique, à l’aventure, au fantastique, au mysticisme ne signifient cependant par pour autant que Gide succombe aux pièges de l’illusion référentielle et de l’identification naïve, aux sirènes de l’exaltation effrénée et de l’inspiration spontanée. Au contraire, son esthétique est une esthétique de la distanciation, une esthétique de la « décristallisation » (I, 8, 226). Il estime qu’il n’y a œuvre que si « l’artiste » supplante « le poète ». Si, au début de l’acte créatif, l’état lyrique, l’enthousiasme, la possession, « par une nécessité supérieure ou intérieure qui le contraigne à écrire, et qui le fait “poète” » [95], sont indispensables, il faut ensuite que le poète s’efface, que l’artiste s’empare de la force première et la soumette :

– […] il manque de lyrisme, dit Édouard irréfutablement.
– Que voulez-vous dire ?
– Qu’il ne s’oublie jamais dans ce qu’il éprouve, de sorte qu’il n’éprouve jamais rien de grand. […] Tenez : je crois que j’appelle lyrisme l’état de l’homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu.
– N’est-ce pas là précisément ce que signifie le mot : enthousiasme ?
– Et peut-être le mot : inspiration. […] Je consens que Paul-Ambroise ait raison lorsqu’il considère l’inspiration comme des plus préjudiciables à l’art ; et je crois volontiers qu’on n’est artiste qu’à condition de dominer l’état lyrique ; mais il importe pour le dominer, de l’avoir éprouvé d’abord. (III, 10, 407-408)

La condition de cette domination est un certain recul critique, recul manifeste dès l’incipit. Le passage du « je » au « il », du discours au récit, la présence de guillemets surmarquant la séparation personnage / narrateur (guillemets qui sont absents dans l’édition Pléiade de 1958 mais figurent dans celle de 2009), le verbe « croire », le dédoublement de Bernard en un Bernard qui pense entendre une présence et un Bernard qui finit par refuser cette présence, en sont le vivant témoignage.

Et ce d’autant plus que ce dédoublement en appelle un autre qui, lui aussi, manifeste une prise de recul :

Il n’y a pas, à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts ; c’est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D’une part, l’événement, le fait, la donnée extérieure ; d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela. Et c’est là le sujet principal, le centre nouveau qui désaxe le récit et l’entraîne vers l’imaginatif [96].

Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure. (II, 3, 313)

Situation croquée en quelques mots, description d’un événement, analyse de cet événement, curiosité [97], écoute [98], imagination, supposition, commentaire critique… Dès l’incipit, Bernard cumule les qualités et caractéristiques d’un écrivain digne de ce nom, un écrivain qui, comme le révèlent les occurrences de la lexie « corridor » dans l’œuvre de Gide [99], aspire à l’évasion, à la liberté, un écrivain qui, puisqu’il n’est pas loin d’entendre des voix, pourrait d’autant plus tendre vers le mysticisme que, comme le rappelle Édouard, « La branche mystique, le plus souvent, c’est à de l’étouffement qu’on la doit. » (III, 6, 378). Si l’on ajoute à ce constat le fait que l’énonciateur n’est pas nommé au début de la phrase, rien n’empêche d’imaginer que le « je » évoqué est Gide ou un écrivain qui débute un roman et tente d’inventer un référent, un écrivain qui, tout en se laissant envahir par le fictif, a parfaitement conscience d’être en train de créer. Or, que « se dirait » un tel écrivain si ce n’est : « [c]’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor » ? Cependant si, fort des réflexions de Gide, ce romancier refusait d’en rester au lyrique, se voulait « artiste » et cherchait à surmarquer la présence de deux centres, se contenterait-il de faits bruts ? Ne ferait-il pas percevoir son point de vue sur les faits en question ? Ne montrerait-il pas qu’il n’est pas dupe de son histoire ? Ne pointerait-il pas du doigt les ficelles, stéréotypes et codes romanesques auxquels il a recours ? Voilà qui amène à relire l’incipit et à le pasticher comme il suit : « Maintenant que je me suis lancé dans un roman d’aventures, qui plus est fantastique, maintenant que j’ai campé une situation de mélodrame, avec lettre cachée, faveurs roses, adultère, père trompé, fils éperdu, etc. est venu le moment d’en rajouter une dernière couche, est venu le moment de me faire croire que j’entends des pas dans le corridor. ». Ce n’est donc rien de moins qu’un narrateur persifleur, ironique, joueur, adepte de l’autodérision qui affleure sous le texte. Belle confirmation que « Ce roman peut devenir aussi la critique du roman, du roman en général. » [100].

Les Faux-Monnayeurs, roman remettant en cause le réalisme bourgeois, « roman du romancier méditant sur le roman » [101] ? Certes. Mais, ne pourrait-on pas ajouter : « roman du romancier interpellant le lecteur » ? Tout lecteur ouvrant Les Faux-Monnayeurs et se plongeant dans le référent de Bernard ne se dit-il pas effectivement lui aussi : « [c]’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor » et cela d’autant plus que, nous l’avons vu plus haut (voir note 32), le fait qu’il y ait peu de caractérisants, tout comme comme la dimension lacunaire générée par le début in medias res, favorisent l’identification ? Le recours à un point de vue subjectif, les ambivalences, la modalité choisie, sont également d’importants facteurs de « décristallisation » :

Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que, dans le récit qu’ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir. L’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner [102].

Ce n’est point tant en apportant la solution de certains problèmes, que je puis rendre un réel service au lecteur ; mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je n’admets guère qu’il puisse y avoir d’autre solution que particulière et personnelle [103].

Le bien écrire que j’admire, c’est celui qui, sans se faire trop remarquer, arrête et retient le lecteur et contraint sa pensée à n’avancer qu’avec lenteur. Je veux que son attention enfonce à chaque pas dans un sol riche et profondément ameubli. Mais ce que cherche, à l’ordinaire, le lecteur, c’est une sorte de tapis roulant qui l’entraîne.
Ce que je voudrais que soit ce roman ? un carrefour – un rendez-vous de problèmes [104].

« Écriture qui ne se fait pas trop remarquer », « écriture qui arrête et retient le lecteur », « sol riche et profondément ameubli », « carrefour », « rendez-vous de problèmes »…, difficile de mieux caractériser l’incipit des Faux-Monnayeurs.

Gide n’en est bien sûr pas pour autant un auteur de roman à thèse. Il respecte trop le lecteur pour cela :

Je tiens pour politesse de ne point guider trop le lecteur, et je ne l’estime pas incapable de deviner rien par lui-même de ces secrets motifs que le romancier, trop souvent à mon gré, croit de son devoir d’exposer, fatigant et rebutant le lecteur. J’ai la prétention de ne m’adresser pas à des sots [105].

Ainsi qu’il le dit de Dostoïevski, il :

[…] ne cherche jamais à incliner notre opinion. Il cherche à l’éclairer ; à rendre manifestes certaines vérités secrètes qui, lui, l’éblouissent, qui lui paraissent – qui nous paraîtront bientôt aussi – de la plus haute importance ; les plus importantes sans doute que l’esprit de l’homme puisse atteindre, non des vérités d’ordre abstrait, non des vérités en dehors de l’homme, mais bien des vérités d’ordre intime, des vérités secrètes. D’autre part, et c’est là ce qui préserve ses œuvres de toutes les déformations tendancieuses, ces vérités, ces idées de Dostoïevski restent toujours soumises au fait, profondément engagées dans le réel. Il garde, vis-à-vis de la réalité humaine, une attitude humble, soumise ; il ne force jamais ; il n’incline jamais à lui l’événement [106].

Dans la préface des Cahiers d’André Walter, nous trouvons des propos de la même teneur : « C’est pour avertir que j’écris, pour exalter ou pour instruire et j’appelle un livre manqué celui qui laisse intact le lecteur. » [107].

Nous le voyons, de même que le référent, le personnage campé et la dimension dramatique menaient à un refus du lyrisme, du symbolisme et du réalisme, décristallisation et distanciation mènent au moral. De même que le fictionnel conduisait à l’esthétique, l’esthétique conduit à l’éthique [108]. Les Caves du Vatican le disait : « Vous ne sauriez croire, vous qui n’êtes pas du métier, combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. » [109]. Nous touchons là du doigt une des causes principales de la rupture de Gide avec le symbolisme :

Désenchantant la vie de tout ce qu’ils estimaient n’être que leurre, doutant qu’elle valût la peine d’« être vécue », quoi d’étonnant s’ils n’apportèrent pas une éthique nouvelle, se contentant de celle de Vigny, que tout au plus ils agrémentaient d’ironie ; mais seulement une esthétique [110].

Voyez-vous, la grande faiblesse de l’école symbolique, c’est de n’avoir apporté qu’une esthétique ; toutes les grandes écoles ont apporté, avec un nouveau style, une nouvelle éthique, un nouveau cahier des charges, de nouvelles tables, une nouvelle façon de voir, de comprendre l’amour, et de se comporter dans la vie. Le symboliste, lui, c’est bien simple : il ne se comportait pas du tout dans la vie ; il ne cherchait pas à la comprendre ; il la niait ; il lui tournait le dos. C’était absurde, trouvez pas ? C’étaient des gens sans appétit, et même sans gourmandise. Pas comme nous autres… hein ? (I, 15, 277-278)

Une fissure vers la caverne morale

De la sincérité mensongère au mensonge sincère

Via l’ambivalence poésie / art, ce glissement de l’esthétique à l’éthique conduit à une ambivalence d’autant plus fondamentale qu’elle est au cœur du titre même du roman, l’ambivalence vérité / mensonge :

Je m’agite dans ce dilemme : être moral ; être sincère. La morale consiste à supplanter l’être naturel (le vieil homme) par un être factice préféré. Mais alors, on n’est plus sincère. Le vieil homme, c’est l’homme sincère.
Je trouve ceci : le vieil homme, c’est le poète. L’homme nouveau, que l’on préfère, c’est l’artiste. Il faut que l’artiste supplante le poète. De la lutte entre les deux naît l’œuvre d’art [111].

Gide est littéralement hanté par ce dilemme. Il écrit dans son journal : « “J’ai l’indiscrétion en horreur”, m’a-t-elle dit. – Et moi, le mensonge plus en horreur encore. C’est pour pouvoir enfin parler un jour, que je me suis contraint toute ma vie. » [112]. Ses multiples luttes et prises de position contre la colonisation, pour l’homosexualité, contre les dérives du communisme témoignent bien de cette inextinguible soif d’être vrai avec soi-même. De ce point de vue, Bernard n’est pas sans lui ressembler, lui qui dans Les Faux-Monnayeurs confie :

Tenez, on me demanderait aujourd’hui quelle vertu me paraît la plus belle, je répondrais sans hésiter : la probité. Oh ! Laura ! Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j’ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu’on paraît, ne pas chercher à paraître plus qu’on ne vaut… On veut donner le change, et l’on s’occupe tant de paraître, qu’on finit par ne plus savoir qui l’on est… (II, 4, 324)

Il m’importe de me prouver que je suis un homme de parole, quelqu’un sur qui je peux compter. (III, 14, 434)

Dans l’incipit, nous l’avons vu, il ne voile effectivement pas sa dualité et ses ambivalences. Il ne se cache pas l’incertitude de ce qu’il perçoit. Il ne « renie » pas, ne « réduit » pas les « inconséquences de sa nature » [113] et va même jusqu’à se moquer de lui. L’énonciation de son prénom est aussi en soi gage de sincérité. En effet, comme l’ont fait remarquer bien des critiques, plusieurs indices conduisent à voir dans ce prénom une référence à Bernard de Clairvaux, or ce dernier lutta contre les aspirations fastueuses d’un Suger et contre les dérives morales qui menaçaient les ordres réguliers. Autrement dit, il chercha à retrouver la sincérité et la vérité des origines de l’Église. Alain Goulet fait également remarquer que dans le reste du roman cette sincérité ne se dément pas : « C’est lui qui a exhibé la vraie fausse pièce, lui qui a raisonné de façon concrète sur les variations de sa valeur, lui qui a décrété que “la réalité n’intéresse pas” Édouard, [… lui qui écrit] “Un bon roman s’écrit plus naïvement que cela. Et d’abord, il faut croire à ce que l’on raconte, ne pensez-vous pas ? et raconter tout simplement.” » [114], lui, enfin, qui, par souci de vérité, refuse la main tendue d’Olivier : « – Si tu m’aidais ? – Non. Ça ne serait pas de jeu. Il me semblerait que je triche. » (I, 3, 199).

Et pourtant…, et pourtant… En nouveau La Rochefoucauld, Gide note dans Si le grain ne meurt : « Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soi le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. » [115]. Effectivement, la sincérité revendiquée est-elle si totale ? Dès l’incipit, Bernard ne serait-il pas un nouveau Prosper Vedel, personnage qui tout en proclamant « une ère nouvelle de franchise et de sincérité » s’enfonce « un peu plus avant […] dans la jobarderie, et […] le mensonge » (I, 12, 252) ? Celui qui se veut tant « vrai-monnayeur » ne s’avérerait-il pas dès la première ligne « faux-monnayeur » ? Ce que Bernard dit du projet d’Édouard ne pourrait-il pas être attribué au roman de Gide et donc à son propre monologue introductif : « Si j’écrivais Les Faux-Monnayeurs, je commencerais par présenter la pièce fausse […]. » (II, 3, 317) ? De nombreux indices amènent à cette conclusion. « La pièce » par laquelle commence le roman est fausse parce que, ainsi qu’il le confiera un peu plus tard à Laura, Bernard est incapable de discerner le vrai du faux : « […] pensez-vous qu’il y ait rien, sur cette terre, qui ne puisse être mis en doute ? » (II, 4, 319). Elle est fausse parce qu’à ce moment du roman, comme Édouard, Bernard confond ce qu’il croit être avec ce qu’il est réellement [116]. Elle est fausse parce qu’il n’est alors qu’une sorte d’acteur endossant l’habit du pauvre bâtard incompris, voire le costume du fier rebelle romantique qui « s’écoute un peu trop parler […], a trop lu déjà, trop retenu, et beaucoup plus appris par les livres que par la vie » (II, 7, 338-339) :

Je jouais un affreux personnage, m’efforçais de lui ressembler […]. Je me prenais pour un révolté, un outlaw, qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir […]. Ah ! si vous saviez ce que c’est enrageant d’avoir dans la tête des tas de phrases de grands auteurs, qui viennent irrésistiblement sur vos lèvres quand on veut exprimer un sentiment sincère. (II, 4, 321)

Comme si chacun de nous ne jouait pas, plus ou moins sincèrement et consciemment. La vie, mon vieux, n’est qu’une comédie. Mais la différence entre toi et moi, c’est que moi je sais que je joue ; tandis que… (III, 16, 448)

Elle est fausse parce que, comme le prouve la présence du monologue intérieur, il n’est pas un mais deux :

Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l’autre se compromettre, qui l’observe, qui se fiche d’elle et la siffle, ou qui l’applaudit. Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu’on soit sincère ? J’en viens à ne même plus comprendre ce que peut vouloir dire ce mot. (III, 16, 449)

Du Diable à l’ange

Elle est surtout et avant tout fausse parce que, alors que l’intertextualité shakespearienne, le cotexte, le recours au monologue [117], la suite du roman, les allégations de Gide [118], tout crie qu’il a bel et bien eu droit à « un visiteur du soir », Bernard refuse de voir, refuse de croire et, par ce refus, comme Vincent, « enforce » le Diable :

La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n’attaquait pas Vincent de front ; il s’en prenait à lui d’une manière retorse et furtive. (I, 16, 279)

À partir de quoi, le démon a partie gagnée.
À partir de quoi l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son service. (I, 14, 280)

[…] le diable, lui, n’a pas besoin qu’on croie en lui pour le servir. Au contraire, on ne le sert jamais si bien qu’en l’ignorant. Il a toujours intérêt à ne pas se laisser connaître ; et c’est là, je vous dis, ce qui me chiffonne : c’est de penser que, moins je crois en lui, plus je l’enforce.
Ça me chiffonne, comprenez-moi bien, de songer que c’est précisément là ce qu’il désire : qu’on ne croie pas en lui. Il sait bien comment faire, allez, pour s’insinuer dans nos cœurs, et qu’il n’y peut entrer d’abord qu’inaperçu [119].

Or, refuser de reconnaître [120] le Diable est d’autant plus une erreur que Gide voit en Satan une « explication de [sa] vie, de tout l’inexplicable, de tout l’incompréhensible, de toute l’ombre de [sa] vie » [121], une prise de conscience du danger des prétendues vertus de la trop étroite morale bourgeoise [122], une explicitation de la dualité humaine [123], une reconnaissance du manque qui est au fond de tout homme [124], une confirmation de l’importance de s’abandonner [125], une sollicitation à se poser les questions fondamentales qui amènent à sortir du mensonge et donc à vivre plus authentiquement :

Les grandes tentations que le Malin nous présente sont, selon Dostoïevski des tentations intellectuelles, des questions. Et je ne pense pas m’écarter beaucoup de mon sujet, en considérant d’abord les questions où s’est exprimée et longtemps attardée la constante angoisse de l’humanité : « Qu’est-ce que l’homme ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Qu’était-il avant sa naissance ? Que devient-il après la mort ? À quelle vérité l’homme peut-il prétendre ? » et même plus exactement : « Qu’est-ce que la vérité ? » [126]

Mais depuis Nietzsche, avec Nietzsche, une nouvelle question s’est soulevée, une question totalement différente des autres… et qui ne s’est point tant greffée sur celles-ci qu’elle ne les bouscule et remplace ; question qui comporte aussi son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie. Cette question, c’est : « Que peut l’homme ? Que peut un homme ? » Cette question se double de l’appréhension terrible que l’homme aurait pu être autre chose, aurait pu davantage, qu’il pourrait davantage encore ; qu’il se repose indignement à la première étape, sans souci de son parachèvement [127].

« D’où viens-je ? », « Où vais-je aller ? », « Comment être vrai ? », « Que puis-je faire de ma vie ? » sont bien les questions que doit impérativement et le plus vite possible affronter Bernard. Satan est d’autant moins à nier ou à fuir qu’il est, enfin, une reconnaissance du mal et de la souffrance, reconnaissance qui, selon Gide, est ascèse, chemin de progression vers le Ciel :

Qui comprendra que le dénuement puisse être attrayant comme un luxe ? Et le blottissement dans la détresse autant que l’exaltation de l’amour.
C’est le point où le plus haut ciel touche à l’enfer [128].

Mais, croyez-moi, dit-il [Walter Rathenau], un peuple n’arrive à prendre conscience de lui-même et pareillement un individu ne peut prendre conscience de son âme qu’en plongeant dans la souffrance, et dans l’abîme du péché [129].

Dostoïevski a été tourmenté toute sa vie à la fois par l’horreur du mal et par l’idée de la nécessité du mal (et par le mal, j’entends également la souffrance) [130].

Dostoïevski ne voit et n’imagine le salut que dans le renoncement de l’individu à lui-même ; mais d’autre part, il nous donne à entendre que l’homme n’est jamais plus près de Dieu que lorsqu’il atteint l’extrémité de sa détresse. C’est alors seulement que jaillira ce cri : « Seigneur, à qui irions-nous ! tu as les paroles de la vie éternelle. » [131]

Nier la présence du Diable comme le fait Bernard au début de l’incipit des Faux-Monnayeurs, ce n’est donc pas seulement laisser transparaître un peu de son caractère, de sa révolte, de son sens critique, c’est, paradoxalement, retomber dans les idées préconçues, dans les schémas déterminés, dans l’imitation du passé, dans une cohérence simplificatrice, dans le réalisme bourgeois, dans une fausse distanciation, dans une démarche d’autant plus caractéristique d’un faiseur [132] que, sur les pas de Blake et Dostoïevski, Gide en arrive à la conclusion qu’« il n’y a pas d’œuvre d’art sans participation démoniaque » [133]. C’est aussi se mentir à soi-même, jouer au sincère sans l’être, basculer dans le clan des faux-monnayeurs, refuser d’affronter le mal et la souffrance [134] qui font grandir, refuser d’admettre ce que Gide, lui-même, a bien eu du mal à accepter, à savoir que pour progresser il ne faut pas seulement renoncer à la vision du monde bourgeoise, il faut aussi renoncer à la morale chrétienne traditionnelle, il faut accepter d’aller voir du côté du… Diable.

De l’instant à l’éternité

Ce refus de Satan est d’autant plus problématique que l’enjeu est crucial et que, comme le révèle l’isotopie du temps, omniprésente dans la première page [135], les minutes sont plus que comptées. S’il n’y prend garde, l’horloge que tente de réparer Bernard pourrait bien ne pas repartir. Il suffit en effet de juxtaposer la référence intertextuelle au fantôme d’Hamlet, le projet de Lucien Bercail (« Tu comprends : quelque chose qui donnerait l’impression de la fin de tout, de la mort… mais sans parler de la mort, naturellement. », I, 1, 179) et une des métaphores utilisées par le père de Bernard lorsqu’il évoque justement l’incipit (« ce cadavre que le flux ramène… », I, 2, 187), pour comprendre que les pas du corridor ne sont pas dénués de connotations morbides et que ce qui se niche au cœur de la première phrase des Faux-Monnayeurs, ce n’est rien de moins qu’une des obsessions les plus fondamentales de Gide : « Mais, toute ma vie et sans cesse, j’ai eu et retrouvé partout cette crainte de ne pas avoir le temps, et que le terrain me manque soudain sous mes pas. » [136].

Pour y faire face, Gide se méfie trop de la continuité – qui est pour lui synonyme de schéma prédéterminé, d’idées préconçues, d’imitation de soi-même, d’enfermement, de refus de la nouveauté, en un mot, de réalisme bourgeois – pour choisir la solution de Proust :

Nous agissons sans cesse comme nous estimons que l’être que nous sommes, que nous croyons être, doit agir. La plupart de nos actions nous sont dictées non point par le plaisir que nous prenons à les faire, mais par un besoin d’imitation de nous-mêmes, et de projeter dans l’avenir notre passé. Nous sacrifions la vérité (c’est-à-dire la sincérité) à la continuité, à la pureté de la ligne [137].

D’ailleurs, dans Les Faux-Monnayeurs, Édouard en arrive aux mêmes conclusions. Lui aussi associe continuité et mort :

Ce n’est que dans la solitude que parfois le substrat m’apparaît et que j’atteins à une certaine continuité foncière ; mais alors il me semble que ma vie s’alentit, s’arrête et que je vais proprement cesser d’être […] et [je] ne me sens jamais vivre plus intensément que quand je m’échappe à moi-même pour devenir n’importe qui. (I, 8, 225)

Déjà, dans L’Immoraliste, Michel et Ménalque se méfiaient de la « recherche du temps perdu » :

Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère, vues de dos. Je n’aime par regarder en arrière, et j’abandonne au loin mon passé comme l’oiseau, pour s’envoler, quitte son ombre [138].

L’histoire du passé prenait maintenant à mes yeux cette immobilité, cette fixité terrifiante des ombres nocturnes dans la petite cour de Biskra, l’immobilité de la mort. Avant je me plaisais à cette fixité même qui permettait la précision de mon esprit ; tous les faits de l’histoire m’apparaissaient comme les pièces d’un musée, ou mieux les plantes d’un herbier, dont la sécheresse définitive m’aidât à oublier qu’un jour, riches de sève, elles avaient vécu sous le soleil [139].

[…] je ne veux pas me souvenir, répondit-il. Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé. C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais, d’avoir été heureux, ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes, et confonds n’être plus, avec n’avoir jamais été [140].

Notons que loin de limiter cette conception à l’individuel, Gide la généralise et voit dans le retour au passé et dans la recherche à tout prix de la continuité, deux des maux qui frappent la France :

Voici mon avis bien net : la France est perdue si elle se cramponne au passé ; j’ai confiance au contraire qu’elle aura la force de pousser outre. Tout ce qui représente la tradition est appelé à être bousculé.
Et ce n’est que longtemps après que l’on pourra reconnaître, à travers le bouleversement, la continuité, malgré tout de notre tempérament, de notre histoire. C’est à ce qui n’a pas eu de voix jusqu’alors, à parler.
C’est une lâche erreur de croire que nous ne pouvons lutter contre l’Allemagne qu’en nous retranchant dans notre passé. Rimbaud, Debussy, Matisse, etc., peuvent ne ressembler en rien au passé de notre tradition, sans cesser pour cela d’être français ; ils peuvent différer de tout ce qui a représenté la France jusqu’à aujourd’hui et exprimer encore la France. Si la France n’est plus capable de nouveauté, pour quoi serait-ce qu’elle lutte ?
[…] Il ne s’agit plus de ce que nous étions ; il s’agit de ce que nous sommes [141].

Gide ne préconise cependant pas pour autant de vivre pour l’avenir voire dans l’avenir. Bien au contraire. Pour preuve, il caractérise l’autobiographie de Mark Rutherford par l’adjectif « admirable » et s’extasie sur le passage suivant :

En devenant vieux, je compris mieux combien folle était cette perpétuelle course après le futur, cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J’appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, […] à ne pas chercher à m’inquiéter sans cesse du futur ; mais au temps de ma jeunesse, j’étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore [142].

A contrario, Gide privilégie le présent, l’instant, le « moment ». Il y voit la source de la nouveauté, il y voit, pour le pire ou le meilleur, la cause de tout changement. On retrouve là le sujet qui préoccupe tant Armand : « Une heure, comme tu y vas ! Je suppute l’instant extrême […], la tentation. L’on tient encore ; la corde est tendue jusqu’à se rompre, sur laquelle le démon tire… Un tout petit peu plus, la corde claque : on est damné. » (III, 7, 387-388). On trouve aussi là ce qui intéresse tant Gide dans le roman d’aventures. D’ailleurs, dans Les Faux-Monnayeurs, « aventure » et « instant » ne sont pas loin de former une molécule sémique : « Dans un instant se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot : l’aventure ! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. » (I, 6, 214) ; « Je ne peux pas dire que j’aime le danger, mais j’aime la vie hasardeuse et veux qu’elle exige de moi, à chaque instant, tout mon courage, tout mon bonheur et toute ma santé… » [143].

Mais pourquoi privilégier ainsi l’instant ? Parce qu’il permet de dépasser les ambivalences, parce qu’étant donné qu’il est coupé du passé et du futur, réussir à le capturer, c’est réussir à être un artiste sincère, c’est aussi, puisque lui seul retranscrit l’immédiateté, l’imprévisibilité et la spontanéité, réussir à représenter la vie : « […] souvenirs ou regrets, espérance ou désir, avenir et passé se taisaient ; je ne connaissais plus de la vie que ce qu’en apportait, en emportait l’instant. – Ô joie physique ! m’écriais-je ; rythme sûr de mes muscles ! santé !… » [144]. La juxtaposition est révélatrice. Seuls sens et corps permettent l’accès à l’instant, permettent l’oubli total du passé. Quand l’on se focalise sur une sensation, tout ce qui n’est pas cette sensation tombe en effet dans l’oubli : « Que chaque instant emporte tout ce qu’il avait apporté. » [145]. De cet oubli mais aussi de l’abolition du concept d’espoir, en un mot, de la plénitude du moment présent, découle une incroyable sensation de bonheur : « […] j’éprouve combien il était vrai de dire que le bonheur habite l’instant. » [146] ; « Si tu préfères, lui dis-je gravement, résignant d’un coup tout autre espoir et m’abandonnant au parfait bonheur de l’instant. » [147]. S’arrêter là serait cependant réducteur. Si le bonheur est une conséquence de l’instant, ce n’est pas lui l’enjeu véritable : « Et comme si le temps eût pu s’arrêter avec moi : voici l’instant, pensai-je, l’instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas… » [148]. Le véritable enjeu, c’est le retour à l’innocence de l’enfance, c’est… l’éternité :

Le premier effet de cette nouvelle naissance, c’est de ramener l’homme à l’état premier de l’enfance : « Vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu, si vous ne devenez semblables à des enfants. » Et je vous citais à propos cette phrase de La Bruyère : « Les enfants n’ont ni passé, ni avenir, ils vivent dans le présent », ce que l’homme ne sait plus faire.
« Dans ce moment, disait Muichkine à Rogojine, il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’apôtre : “Il n’y aura plus de temps.” »
Cette participation immédiate à la vie éternelle, je vous disais que déjà nous l’enseignait l’Évangile où les mots : Et nunc, « dès à présent », reviennent sans cesse. L’état de joie dont nous parle le Christ est un état, non point futur mais immédiat.
« Vous croyez à la vie éternelle dans l’autre monde ?
– Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s’arrête tout d’un coup pour faire place à l’éternité. » [149]

Mais pour en arriver là, pour vivre pleinement l’instant, pour gagner son éternité dans le présent, il faut être capable de se renier, de renoncer, de mourir à soi-même, de se confronter, de se livrer à… Satan :

[L]a béatitude, l’état de béatitude promise par le Christ, peut être atteinte immédiatement, si l’âme humaine se renie et se résigne elle-même : Et nunc [150]…

La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l’instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement qui permet immédiatement la résurrection dans l’éternité [151].

C’est tout cela qui est en jeu dans l’incipit et qui explique qu’au début de la première phrase, la lexie mise en valeur par le présentatif n’est pas le substantif « sincérité » ou « liberté », mais le nom commun « moment ». Effectivement, non seulement, au début des Faux-Monnayeurs, Gide met en place une situation qui, comme le montre fort bien un passage de L’Immoraliste [152], magnifie l’instant, mais il choisit un « moment », un « instant », potentiellement libérateur. En effet, si Bernard « entend » ses sens, s’il « entend » ce que lui dit son corps, s’il accepte de se mettre en danger en reconnaissant la présence du Diable, il peut gagner sincérité, bonheur, retour à l’innocence de l’enfance et éternité.

Mais à ce stade, refusant « l’aventure », restant dans la continuité des schémas de son éducation bourgeoise, prisonnier de son passé, nourri d’espoirs, incapable de renoncer à ce que lui-même croit être, incapable de se renier totalement, continuant à jouer un personnage, il n’ose pas s’abandonner, il refuse de voir le Diable et ne peut donc l’affronter, et ne peut donc être le nouveau Jacob que, pourtant, par son patronyme, il est appelé à être. Ce qui fait que sa rébellion n’est qu’apparence, ce qui fait qu’il ne répond pas véritablement à l’appel du corridor, qu’il reste au cœur de la « cellule sociale » (I, 12, 257), au cœur du monde des faux-monnayeurs, qu’il ne prend pas totalement conscience de sa dualité, qu’il se trompe lui-même, reste dans les idées, se révèle plus faiseur qu’artiste et devient la vivante confirmation d’une des répliques d’Édouard : « Ça arrive à n’importe qui de faire un faux départ. L’important, c’est de ne pas s’entêter… » (II, 6, 335).

Dans la troisième partie du roman, ayant « éprouvé que les opinions des uns et des autres, sur chaque point, se contredisent », prenant « le parti de n’écouter plus rien que lui » (II, 4, 319), il ouvre yeux et oreilles, et reconnaît l’existence du Diable. Mieux, il s’en rapproche [153], lui tient la main [154], alors qu’il disait « non » dit enfin « oui » [155] et finit même par étreindre le vieil ennemi [156]. Il prend alors conscience qu’écouter Satan ce n’est pas devenir satanique [157], c’est grandir [158], c’est « suivre sa pente […] en montant » (III, 14, 436), c’est « du coup [devenir] très fort » (II, 4, 319), c’est voir « devant [soi] l’océan de la vie s’étendre » (III, 13, 429), c’est enfin vivre pleinement [159] et donc, paradoxalement, s’approcher de Dieu. Dans son délire extatique, le vieux La Pérouse – qui, comme le Bernard du tout début, entend des bruits – n’est pas loin, à la toute fin du roman, d’en arriver aux mêmes conclusions :

Avez-vous remarqué que, dans ce monde, Dieu se tait toujours ? Il n’y a que le diable qui parle. Ou du moins, ou du moins…, reprit-il, quelle que soit notre attention, ce n’est jamais que le diable que nous parvenons à entendre. Nous n’avons pas d’oreilles pour écouter la voix de Dieu. (III, 18, 465)

Non ! Non ! s’écria-t-il confusément ; le diable et le bon Dieu ne font qu’un ; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable ; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. (III, 18, 466)

Si le début des Faux-Monnayeurs est si paradoxal et si ambivalent, s’il a été tant de fois retravaillé, si Gide prétend que rien n’y est gratuit, s’il le présente comme le point ultime d’une démarche régressive allant toujours plus en amont, c’est donc qu’il faut y voir une fissure ouvrant sur de vastes cavernes : la caverne fiction tout d’abord, puisque par cette phrase initiale il plonge le lecteur dans un référent qui le déborde de tous côtés, nous fait découvrir la personnalité complexe de Bernard, met en place une situation éminemment dramatique ; la caverne esthétique ensuite, puisque refusant virtuosité et mode, cherchant à s’opposer au réalisme bourgeois, il féconde le fait par l’idée, choisit une approche subjective, et, dans la droite ligne des théorisations de Jacques Rivière, rédige un incipit de roman d’aventures mâtiné de fantastique. Voulant être plus artiste que poète, Gide n’en dénonce pas moins, dès sa première phrase, ficelles et stéréotypes romanesques et fait ainsi pénétrer le lecteur dans une troisième caverne, la caverne morale, caverne qui aide à comprendre que, comme le préfigurait le titre du roman, un des enjeux principaux de l’œuvre est l’ambivalence mensonge / vérité. Si dans l’incipit Bernard essaye en effet de se faire croire qu’il est lucide et sincère, il n’en reste pas moins un faux-monnayeur se leurrant sur lui-même, un faux-monnayeur qui en refusant de voir et donc d’affronter Satan ne peut ni devenir artiste, ni connaître la sincérité, ni s’abandonner à ses sens et à l’instant, autrement dit, ne peut pas encore vivre véritablement, ne peut pas s’approcher de Dieu. Bien sûr, de même que la sincérité et la vérité ne peuvent être atteintes que par l’art qui est renoncement à la sincérité et à la vérité, de même que les savantes spéculations intellectuelles de Gide mènent à l’épochè et à un « je » qui, dans l’instant, fait corps avec le monde, de même que l’éternité et le Ciel ne peuvent être obtenus que par une confrontation avec Satan dans le réel, les trois cavernes auxquelles conduit la fissure incipit n’en font qu’une seule et unique. Belle confirmation que les fissures les plus étroites ne sont pas les moins riches, belle confirmation que « [l]es sources de nos moindres gestes [et phrases] sont aussi multiples et retirées que celles du Nil » [160].


1

Édition de référence : André Gide, Les Faux-Monnayeurs [1925], in Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, Pierre Masson (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 551), 2009, t. II, p. 175.

2

Ibid., p. 279.

3

André Gide, Le Prométhée mal enchaîné [1899], in Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques, Yvonne Davet, Maurice Nadeau et Jean-Jacques Thierry (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 135), 1958, p. 303.

4

André Gide, L’Immoraliste [1902], ibid., p. 369.

5

André Gide, Paludes [1895], ibid., p. 91.

6

André Gide, Le Prométhée mal enchaîné, p. 303.

7

André Gide, Isabelle [1911], in Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques, p. 601.

8

André Gide, Les Caves du Vatican [1914], ibid., p. 680.

9

André Gide, Le Traité du Narcisse [1891], ibid., p. 3.

10

André Gide, Les Nourritures terrestres [1897], ibid., p. 154.

11

André Gide, La Porte étroite [1909], ibid., p. 495.

12

André Gide, Le Voyage d’Urien [1893], ibid., p. 16.

13

André Gide, La Tentative amoureuse [1893], ibid., p. 72.

14

Cité par Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs” : mode d’emploi, Paris, SEDES (Littérature), 1991, p. 64-65.

15

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, in Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, 6 juillet 1919, p. 524.

16

André Gide, ibid., 22 avril 1921, p. 532.

17

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1205-1206.

18

André Gide, Journal, Éric Marty (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 54), 1996, t. I : 1887-1925, 3 octobre 1921, p. 1136.

19

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 7 décembre 1921, p. 535.

20

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1206.

21

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 7 décembre 1921, p. 535.

22

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1207.

23

Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, citée ibid., p. 1209.

24

Cité par Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 70.

25

Ibid., p. 71.

26

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 décembre 1923, p. 549.

27

Ibid., 29 mars 1925, p. 556.

28

« Tout ce qui ne peut servir alourdit. », ibid., 6 juillet 1919, p. 524.

29

Ibid., 11 octobre 1922, p. 542.

30

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « En marge des Faux-Monnayeurs », Notes et réflexions, p. 468.

31

Ibid., « En marge des Faux-Monnayeurs », Fragments retranchés et ébauches, p. 513.

32

« Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. » (André Gide, Les Faux-Monnayeurs, partie I, chapitre 8, p. 227 [les citations issues de cette édition des Faux-Monnayeurs seront désormais référencées sous cette forme : I, 8, 227]) ; « Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue dans le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du lecteur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place. » (I, 11, 237).

33

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 29 mars 1924, p. 550.

34

« Elle pleurait. Bernard sentit alors en son cœur encore une attache se rompre, un de ces liens secrets qui relient chacun de nous à soi-même, à son égoïsme passé. » (II, 4, 322).

35

« Plenty and peace breeds cowards ; hardness ever / Of hardiness is mother. » (I, 3, 191).

36

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « En marge des Faux-Monnayeurs », Fragments retranchés et ébauches, p. 510.

37

Ibid.

38

« De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible et que les dommages qu’elle cause soient très cachés… Le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. » (II, 5, 329).

39

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « En marge du Journal des Faux-Monnayeurs », Éléments du journal manuscrit non retenus par Gide, p. 574-575.

40

Ibid., p. 571.

41

André Gide, Les Caves du Vatican, p. 714.

42

Ibid., p. 870.

43

André Gide, La Porte étroite, p. 555.

44

André Gide, Isabelle, p. 653.

45

André Gide, Les Caves du Vatican, p. 716.

46

André Gide, Isabelle, p. 631.

47

Ibid., p. 639.

48

André Gide, La Porte étroite, p. 503.

49

Ibid.

50

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 28 octobre 1922, p. 542-543.

51

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 23 avril 1918, p. 1064.

52

Ibid., 4 juillet 1914, p. 802.

53

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 mars 1924, p. 550.

54

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1209.

55

« La France est perdue par la rhétorique. Peuple oratoire, habitué à se payer de mots, habile à prendre les mots pour les choses et prompt à mettre des formules au-devant de la réalité. », André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 8 octobre 1915, p. 894.

56

Ibid.

57

Ibid., « Feuillets », p. 1156.

58

Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 47-48.

59

André Gide, Journal, Martine Sagaert (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 104), 1997, t. II : 1926-1950, 14 juillet 1926, p. 7.

60

Ibid., 26 août 1926, p. 16.

61

« C’est aussi, vous l’avez bien compris, et je vous le disais dès le début, que Dostoïevski ne m’est souvent ici qu’un prétexte pour exprimer mes propres pensées. », André Gide, « Dostoïevski, VI », in Essais critiques, Pierre Masson (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 457), 1999, p. 637.

62

Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1991, « Morale pour psychologues », p. 61-62, cité par André Gide, « Dostoïevski, III », ibid., p. 596.

63

On pourrait aussi citer : « Désormais, entre ce que je pense et ce que je sens, le lien est rompu. Et je doute si précisément ce n’est pas l’empêchement que j’éprouve à laisser parler aujourd’hui mon cœur qui précipite mon œuvre dans l’abstrait et l’artificiel. En réfléchissant à ceci, la signification de la fable d’Apollon et de Daphné m’est brusquement apparue : heureux, ai-je pensé, qui peut saisir dans une seule étreinte le laurier et l’objet même de son amour. » (I, 11, 240) ; « La plupart de vos personnages semblent bâtis sur pilotis ; ils n’ont ni fondation, ni sous-sol. Je crois vraiment qu’on trouve plus de vérité chez les poètes ; tout ce qui n’est créé que par la seule intelligence est faux. » (II, 2, 307).

64

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, août 1921, p. 540.

65

« Inconséquence des caractères. Les personnages qui, d’un bout à l’autre du roman ou du drame, agissent exactement comme on aurait pu le prévoir… On propose à notre admiration cette constance, à quoi je reconnais au contraire qu’ils sont artificiels et construits. » (III, 12, 423) ; « Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont. », André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 mai 1924, p. 552.

66

André Gide, « Dostoïevski, III », p. 596-597.

67

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 17 juin 1919, p. 522.

68

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1202.

69

Cité par Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 66.

70

Ibid., p. 70.

71

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 26 juillet 1919, p. 526.

72

Cité par Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 50.

73

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 3 octobre 1921, p. 1136.

74

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, août 1921, p. 541.

75

André Gide, Les Caves du Vatican, p. 833.

76

Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 104.

77

Jacques Rivière, NRF, juillet 1913, cité par Alain Goulet, ibid., p. 50.

78

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 1er novembre 1924, p. 554.

79

Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame : notes pour l’histoire authentique d’André Gide, Association des amis d’André Gide (éd.), Paris, Gallimard (Cahiers André Gide ; 4), 1973, t. I : 1918-1929, p. 158.

80

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 décembre 1923, p. 549.

81

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 3 janvier 1922, p. 1167.

82

« Cet étrange garçon […] se croit possédé par le diable ; ou plutôt il se croit le diable lui-même, si j’ai bien compris ce qu’il disait. Il a dû lui arriver quelque aventure, car, en rêve ou dans l’état de demi-sommeil où il lui arrive souvent de tomber (et alors il converse avec lui-même comme si je n’étais pas là), il parle sans cesse de mains coupées. » (III, 16, 453).

83

André Gide, Les Caves du Vatican, p. 697.

84

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 décembre 1923, p. 549.

85

« J’achève de traduire, ce matin, le premier acte de Hamlet, et renonce à pousser plus avant. J’ai passé trois semaines sur ces quelques pages, à raison de quatre à six heure par jour. », André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 14 juillet 1922, p. 1179.

86

« Et voici dans la préface de Hamlet (Schwob, p. XIX) que je lis ce matin une explication des plaisanteries vulgaires que Hamlet adresse au spectre : true-penny old mole. D’après Taine : “Il essaie de plaisanter comme un enfant chante dans l’obscurité pour ne pas avoir peur.” », ibid., 15 juillet 1922, p. 1181.

87

« We are all bastards ; / And that most venerable man which I / Did call my father, was I know not where / When I was stamp’d. » (I, 6, 214) ; « How weary, stale, flat and unprofitable / Seems to me all the uses of this world ! » (I, 10, 232).

88

« Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre révélateur. Hamlet ! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on est le fruit du crime ou de la légitimité. » (I, 6, 216).

89

Voir note 86.

90

William Shakespeare, Hamlet, in Œuvres complètes, Henri Fluchère (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 51), 1959, t. II, p. 615.

91

Ibid.

92

Ibid.

93

Ibid.

94

André Gide, « Dostoïevski, III », p. 607.

95

Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 202-203.

96

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, août 1921, p. 537.

97

« Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité” comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille des Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère ; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. » (I, 6, 216).

98

« – […] Mais vous ne ferez jamais un bon romancier. – Parce que ? – Parce que vous ne savez pas écouter. » (I, 5, 208).

99

Par exemple : « Comme il tournait à nouveau le corridor, une femme sortit […]. », André Gide, Les Caves du Vatican, p. 713 ; « Nous le retrouvâmes au second étage, près de la fenêtre dévitrée d’un corridor […]. “Allons-nous-en, fit-il. J’ai besoin de respirer un autre air.” », André Gide, Isabelle, p. 602 ; « À tâtons je gagnai la porte et l’ouvris. […] À l’autre extrémité du couloir, une grande fenêtre versait jusqu’à moi une clarté non point égale […]. », ibid., p. 653.

100

Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame : notes pour l’histoire authentique d’André Gide, Association des amis d’André Gide (éd.), Paris, Gallimard (Cahiers André Gide ; 4), 1973, t. I : 1918-1929, p. 37-38, passage cité par Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 66.

101

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Notice pour Les Faux-Monnayeurs », p. 1201.

102

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 21 novembre 1920, p. 529.

103

Ibid., 30 juillet 1919, p. 527.

104

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 17 juin 1923, p. 1218.

105

André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « En marge des Faux-Monnayeurs », Fragments retranchés et ébauches, p. 499.

106

André Gide, « Dostoïevski, III », p. 597.

107

André Gide, André Walter. Cahiers et poésies, in Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, Pierre Masson (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 135), 2009, t. I, « Préface », p. 4.

108

« Le roman s’est occupé des traverses du sort, de la fortune bonne ou mauvaise, des rapports sociaux, du conflit des passions, des caractères, mais point de l’essence même de l’être. Transporter le drame sur le plan moral, c’était pourtant l’effort du christianisme. Mais il n’y a pas, à proprement parler, de romans chrétiens. Il y a ceux qui se proposent des fins d’édification ; mais cela n’a rien à voir avec ce que je veux dire. » (I, 13, 266).

109

André Gide, Les Caves du Vatican, p. 836.

110

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, août 1921, p. 541.

111

André Gide, Journal, 1889-1939, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 54), 1951, p. 29-30.

112

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 1er juin 1918, p. 1068.

113

André Gide, « Dostoïevski, III », p. 600-601.

114

Alain Goulet, André Gide, “Les Faux-Monnayeurs”…, p. 146.

115

André Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard (Folio ; 875), 2006, p. 280.

116

« Que cette question de la sincérité est irritante ! Sincérité ! […] Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis. » (I, 8, 225).

117

Voir note 82.

118

« [À] ces acteurs, Gide souhaiterait en ajouter un autre, “le diable, qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s’affirmerait d’autant plus qu’on croirait moins en lui”. », André Gide, Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques, « Notices, Les Faux-Monnayeurs », p. 1590-1591.

119

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, « Appendice », Identification du démon, p. 567-568.

120

« Je me sers consciemment ici, comme précédemment, d’un vocabulaire et d’images qui impliquent une mythologie à laquelle il n’importe pas absolument que je croie. Il me suffit qu’elle soit la plus éloquente à m’expliquer un drame intime. Et la psychologie le peut expliquer à son tour comme la météorologie fait certains mythes grecs… que m’importe ! L’explication profonde ne peut être que finalité. », André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 16 février 1916, p. 930.

121

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, « Appendice », Identification du démon, p. 567-568.

122

« Quant au péché… ce qui m’attire en lui… […] c’est peut-être d’abord le mépris, la haine, l’horreur de tout ce que j’appelais vertu dans ma jeunesse. », ibid., p. 567 ; voir aussi l’épigraphe de La Rochefoucauld du chapitre 6 de « Saas-Fée » : « Il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même. » (II, 6, 331) ; ou encore : « Quand nous sommes jeunes, nous souhaitons de chastes épouses, sans savoir tout ce que nous coûtera leur vertu. » (I, 1, 342) ; voire : « – Dois-je te croire sincère, à présent ? – Oui, je crois que c’est ce que j’ai de plus sincère en moi : l’horreur, la haine de tout ce qu’on appelle Vertu. » (III, 16, 451).

123

« Je lis dans Rutherford (t. II, p. 113) un passage sur le diable et l’enfer qui vient admirablement en aide à ma pensée. Je traduis à peu près : “Le démon, en tant qu’être personnel, aujourd’hui le mortel le moins instruit et le moins intelligent sait en rire. Sans doute, rien de pareil n’existe. Mais cette horreur du mal qui ne parvient à s’exprimer que par la figuration du Malin, voilà qui n’est pas matière à rire, et si cela, sous une forme ou une autre ne survit point, non plus ne survivra la race humaine. Aucune religion, que je sache, n’a insisté autant que le christianisme, ni avec une si belle gravité, sur la dualité de l’homme, sur cette division en lui-même, vitale au suprême degré, entre the higher and the lower, entre le ciel et l’enfer.” », André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 25 janvier 1916, p. 919.

124

« Devant Claudel je n’ai sentiment que de mes manques […]. », ibid., 15 mai 1925, p. 1283 ; « Il est des jours où l’on se sent particulièrement loin de compte ; en retard ; en dette ; en déficit. Aujourd’hui je ne vois partout que des manques ; ce qui me manque ; ce à quoi j’ai manqué… », André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, « Les Faux-Monnayeurs. Notes des pages 356 à 388 », p. 1241 ; « D’autres ont le sentiment de ce qu’ils ont, dit-il ; je n’ai le sentiment que de mes manques. Manque d’argent, manque de forces, manque d’esprit, manque d’amour. Toujours du déficit ; je resterai toujours en deçà. » (III, 7, 387).

125

« J’ai réalisé la profonde vérité de la parole : “Qui veut gagner sa vie la perdra.” Certainement, c’est dans la parfaite abnégation que l’individualisme triomphe, et le renoncement à soi est le sommet de l’affirmation. », André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 16 février 1916, p. 930.

126

André Gide, « Dostoïevski, V », in Essais critiques, p. 628.

127

Ibid.

128

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 14 février 1916, p. 929.

129

André Gide, « Dostoïevski, V », p. 636.

130

Ibid., p. 635.

131

Ibid., p. 636.

132

« […] Passavant lui paraît moins un artiste qu’un faiseur. » (I, 8, 222).

133

André Gide, « Dostoïevski, VI », p. 638.

134

Bernard ne prend conscience de la vanité de la souffrance décrite dans l’incipit qu’au moment où il croise la vraie souffrance : « […] cri si bizarre, si différent de tout de ce que Bernard pouvait attendre, qu’il frissonna. Il comprenait soudain qu’il s’agissait ici de vie réelle, d’une véritable douleur, et tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors ne lui parut plus que parade et que jeu. » (I, 14, 269).

135

« [L]a date était péremptoire. », « vieille de dix-sept ans », « l’encombrante pendule », « La pendule sonna quatre coups. Il l’avait remise à l’heure. », « […] ne seront pas de retour avant six heures. J’ai le temps. », « le temps est venu pour moi », etc.

136

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 28 mars 1914, p. 765 ; ou encore : « Il n’y a plus de temps à perdre ; je dois me persuader de cela et dès demain me mettre en demeure. », ibid., 3 mars 1916, p. 935.

137

André Gide, « Dostoïevski, III », p. 600-601.

138

André Gide, L’Immoraliste, p. 436.

139

Ibid., p. 397-398.

140

Ibid., p. 436.

141

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, 8 octobre 1915, p. 895.

142

André Gide, « Dostoïevski, V », p. 624.

143

André Gide, L’Immoraliste, p. 428.

144

Ibid., p. 404.

145

Ibid., p. 437.

146

André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, mai 1925, p. 1283.

147

André Gide, La Porte étroite, p. 526.

148

Ibid., p. 561-562.

149

André Gide, « Dostoïevski, VI », p. 641-642.

150

André Gide, « Dostoïevski, V », p. 624.

151

Ibid.

152

« Bocage va venir ; il vient ; j’entends son vieux pas approcher et mon cœur bat plus fort encore qu’il ne battait pour le gibier. L’insupportable instant ! », André Gide, L’Immoraliste, p. 451.

153

« Bernard n’avait jamais vu d’anges, mais il n’hésita pas un instant et lorsque l’ange lui dit : “viens”, il se leva docilement et le suivit. […] Il chercha plus tard à se souvenir si l’ange l’avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. » (III, 13, 430).

154

« C’est alors seulement que Bernard prit la main de l’ange, et l’ange se détournait de lui pour pleurer. » (III, 13, 432).

155

« – C’est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?… – Oui, dit Bernard. » (III, 13, 432).

156

« “Alors, maintenant, à nous deux”, dit Bernard à l’ange. Et toute cette nuit, jusqu’au petit matin, ils luttèrent. » (III, 13, 433).

157

« Tous deux luttèrent jusqu’à l’aube. L’ange se retira sans qu’aucun des deux fût vainqueur. » (III, 13, 433).

158

« Bernard était grave. Sa lutte avec l’ange l’avait mûri. » (III, 14, 434).

159

Ne nous confirme-t-il pas lui-même qu’il n’a pas encore vécu : « […] je ne connais pas encore assez la vie des autres ; et moi-même je n’ai pas encore vécu. » (III, 5, 375) ?

160

André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, 27 mai 1924, p. 552.