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Le Page
disgracié : mise en spectacle de l’existence par les procédés
de qualification anaphorique
Joël July
AMU (Aix-Marseille
Université)
CIELAM EA 4235
joel.july@univ-amu.fr
Résumé : Ce
roman de Tristan L’Hermite emploie un procédé assez caractéristique
pour désigner les personnages déjà référencés : les anaphores
nominales, anaphores partielles qui accordent aux différents
personnages le statut de figures emblématiques d’un certain type
d’individu ; le type qu’ils ont été, à l’époque, pour L’Hermite, sur
le moment de leur interaction avec lui. Nous verrons comment
fonctionnent ces anaphores, leurs places, leur importance, leurs
variantes afin de mieux cerner ce qu’elles apportent à une lecture
courante : de l’humour, une valeur théâtrale et distanciée à
l’autobiographie inachevée et une certaine complicité avec le
lecteur…
Abstract: This
novel from Tristan L’Hermite resorts to a highly significant device to
refer to some above-mentioned characters: noun anaphoras, or
complement anaphoras. They give the characters the status of a
recognizable type; they denote the kind of individuals these
characters happened to be when L’Hermite met them. The functions of
these anaphoras, their position, their role, their importance, their
linguistic variations will be thoroughly examined in order to
emphasize their contribution to the reading of this unfinished
autobiography: they infuse humour and a kind of theatrical quality
into the text; they also create a sense of detachment and a feeling of
complicity with the reader…
Un lecteur un peu
familier des romans du XVIIe siècle est habitué à ce découpage
caractéristique de la fiction en courts chapitres qui sont autant
d’épisodes qui constituent l’intrigue sur un archétype picaresque [1] (ou
implexe) et autant d’expériences vécues par le personnage principal
sur le modèle du roman d’apprentissage. Dans Le Page
disgracié, Tristan L’Hermite colle à ce schéma organisationnel,
allant jusqu’à le justifier dans son préambule, en fait le chapitre I
de la première partie :
J’ai divisé toute
cette histoire en petits chapitres, de peur de vous être ennuyeux par
un trop long discours, et pour vous faciliter le moyen de me laisser
en tous les lieux où je pourrai vous être moins agréable. (I, chap. I,
24 [2])
La distribution des
personnages dans l’œuvre, suit donc, sauf en ce qui concerne le héros
lui-même et les deux figures auxquelles plusieurs chapitres seront
consacrés [3], ce cloisonnement
chronologique. Il est d’ailleurs l’une des meilleures preuves, en plus
des clés postérieures que le frère de Tristan rédigera, de la
dimension autobiographique du Page ; là où un pur
romancier aurait inventé des machines pour que les personnages soient
récurrents, que leur influence sur le narrateur se prolonge, que le
lecteur-Thirinte voie dans leur retour une cohésion du roman et, en
quelque sorte, la destinée du personnage, Tristan, biographe de
lui-même, au risque de dépiter ou décevoir ses lecteurs, n’utilise les
personnes qu’il a eu l’heur de rencontrer que dans la stricte et
souvent brève temporalité où il eut avec eux commerce. Ainsi, à
l’intérieur d’un épisode qui lui est consacré, le personnage
secondaire deviendra momentanément une figure centrale, éphémère mais
plénière, qu’il faudra inévitablement nommer plusieurs fois. C’est,
après tout, le même fonctionnement dans une œuvre comme Le Roman
comique de Scarron. Mais comme ce dernier affuble ces
personnages de fiction d’un patronyme inventé, l’identification des
agents sera facilitée par des récurrences du nom propre, entre
lesquelles un pronom personnel anaphorique pourra faire office de
substitut tant que le contexte et l’imbrication des acteurs
n’obligeront pas à une plus grande précision :
Un paysan, nommé
Guillaume, conduisait par la bride le cheval de devant par l’ordre
exprès du curé, de peur que ce cheval ne mît le pied en faute ; et le
valet du curé, nommé Julian, avait soin de faire aller le cheval de
derrière, qui était si rétif que Julian était souvent contraint de le
pousser par le cul [4].
Or, L’Hermite n’a
pas cette commodité et son autobiographie à clé évite les
patronymes [5].
Nous pourrons chercher d’autres justifications à cette absence d’une
nomination inaliénable et efficace mais convenons qu’au premier chef
elle entre dans une sorte de pudeur ou de prudence qui renforce
l’authenticité autobiographique. C’est le jugement que propose au
XIXe siècle
Napoléon-Maurice Bernardin lorsqu’il tente d’expliquer l’insuccès du
roman de L’Hermite :
Tristan, en ne
donnant, par discrétion sans doute, aucun nom propre dans son ouvrage,
en avait rendu la lecture moins amusante et même difficile pour le
grand public [6].
Ainsi, chez
L’Hermite, peu enclin à identifier ses protagonistes, la reprise
anaphorique par une qualité du personnage, par son statut relationnel
avec le locuteur ou avec un autre personnage, est une nécessité
narratoriale, fondamentalement induite par la conduite du récit, sa
logique, sa fonctionnalité. Or nous verrons que ces reprises – où un
personnage est évoqué d’un paragraphe à l’autre, à l’intérieur d’un
épisode qui lui est consacré, grâce à des substituts qui vont, en même
temps qu’ils l’évoquent, le caractériser –, tout en cherchant la
cohésion, accentuent le flottement référentiel : c’est-à-dire qu’elles
vont doter le protagoniste d’une qualification qui complète ou
renforce son portrait (portrait subjectif) et en même temps le fige
dans une posture de personnage de fiction, réduit à un type
convenu.
Ce docte alchimiste
tenait entre ses mains un petit pot de grès rempli […]. (I, chap. XIX,
71)
Le vérisme
autobiographique pourrait alors céder face à ce pli stylistique qui
transforme au bout du compte la personne réelle en adjuvant ou
opposant du narrateur autodiégétique qu’est Tristan L’Hermite.
Le fonctionnement
particulier de certains substituts anaphoriques
La première
remarque qui s’impose concernera la détermination et paraîtra assez
banale, comme relevant d’un trait d’époque. En effet, là où le
français moderne se contentera de la valeur référentielle de
l’article défini, L’Hermite emploie systématiquement le
démonstratif :
Ce vieux
domestique croyait bien me ramener au logis, mais il n’y remporta
que mon manteau. (I, chap. XV, 59)
Bien sûr, ces
démonstratifs sont des anaphoriques qui font référence dans
l’énoncé, dans le récit, à quelqu’un, quelque chose dont il a déjà
été question peu avant. Mais comme le démonstratif possède également
une valeur déictique, il est toujours en coréférence avec la
situation d’énonciation, ici le discours narratif que
Tristan-Ariston adresse à Thirinte, et derrière lui, aux lecteurs.
Même si les personnages dont il parle ne sont pas en présence au
moment de cette confession fictive, il est abusif de leur accorder
un quelconque statut déictique. Pourtant, la préférence pour le
démonstratif à la place d’un article défini contribue,
particulièrement pour les lecteurs modernes que nous sommes, à
suggérer l’impression d’une présence, d’une convocation du
personnage à paraître sous nos yeux. Tristan nous le montre du
doigt, tel qu’il le fait revivre, avec cette qualité par laquelle il
l’identifie :
Ce fut en ce lieu
délicieux que cette belle s’établit pour passer agréablement les
nuits. (I, chap. XXXVIII, 121 [7])
L’effet de mise
en scène est particulièrement sensible dans ce passage où Tristan a
fait juste auparavant la présentation de la grotte spacieuse. Le
récit du séjour idyllique qui s’y déroulera appelle certainement une
dénomination charmeuse comme cette belle. Pour autant,
la désignation intervient au début du deuxième paragraphe du
chapitre, cinq lignes après la dernière occurrence du pronom
elle. L’écart entre la dernière mention de la maîtresse
et le nouvel alinéa semble alors justifier l’emploi d’un
démonstratif à la référentialité moins lâche. Or, nous remarquons
que c’est souvent en ouverture de paragraphe que les occurrences que
nous relèverons dans la suite de notre exposé se situeront [8]. Ainsi, contrairement, par exemple, aux usages
du démonstratif chez Scarron qui privilégie un anaphorique de
position :
Un prêtre du bas
Maine […]. Il était si fécond en chimères […]. Il fut obligé par
là […]. Ce bon prêtre en avait plus de connaissance que moi […] [9].
L’Hermite se
permet, au bénéfice de ces alinéas, une mise en relation plus
élargie entre le personnage mentionné et son substitut anaphorique.
L’antécédent présent dans le contexte linguistique devrait pouvoir
être sélectionné par le principe exclusif de proximité ; or, par
exemple, dans la deuxième partie, à la suite de la rencontre du
narrateur avec son parent indélicat, le démonstratif ouvre le
chapitre alors que le précédent se terminait par plusieurs phrases
d’un commentaire moraliste dans lesquelles il n’était plus fait
mention du personnage :
[§] Lorsque j’eus
pris congé de cet hôte mélancolique chez qui je m’étais ennuyé deux
ou trois jours […]. (II, chap. XVII, 182)
Cette utilisation
particulière du démonstratif semble nous rattacher à ce que Nathalie
Fournier appelle une « approche mémorielle de l’anaphore » :
Par leur
résistance à une approche textuelle stricte qui conçoit les
anaphoriques comme des anaphoriques de position, ces énoncés font
apparaître la discordance entre l’usage et les règles et invitent à
une approche mémorielle de l’anaphore, comme renvoi à un référent
saillant, c’est-à-dire manifeste, présent dans la mémoire immédiate
des énonciateurs [10].
Francis Corblin
parle d’anaphorique de topicalisation, c’est-à-dire référant non à
ce qui est énoncé en dernier lieu mais à ce que le contexte met en
relief dans le discours ; il fonctionne de ce fait comme un marqueur
de continuité thématique. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, en
plus d’un rôle éventuel de spectacularisation, sur lequel nous
reviendrons. Les anaphores pourvues du démonstratif et mises en tête
de paragraphe fonctionnent comme des soudures, des marqueurs de
cohérence. Elles permettent mieux qu’aucun autre procédé grammatical
et stylistique de faire l’unité de l’anecdote autour de la figure
centrale du personnage secondaire qui apparaît alors en premier
plan : c’est de lui dont on parle à l’intérieur de ce cadre qu’est
le chapitre, de cette scène qu’est l’épisode.
Une fois posé le
principe syntaxique du démonstratif, il faut à Tristan un substitut
nominal pour éclairer sa référence. Là encore, bien des traits
d’époque justifieraient le fréquent recours à l’antonomase. Le
personnage illustre, prête-nom, est convoqué avec son histoire et
son caractère pour mieux définir les qualités particulières du
protagoniste appartenant à la fiction :
[…] aussi
élégantes que si j’eusse été quelque Démosthène ou quelque nouvel
Isocrate. (I, chap. XVIII, 67)
[…] ce nouvel
Artefius [11] tendait où j’avais dessein
d’aller […]. (I, chap. XVIII, 65)
[§] De là je me
cherchais encore dans le palais de cette jeune Armide [12], qui m’avait donné tant d’amour en un âge où
je ne devais pas être capable d’en prendre. (II, chap. V, 159)
[§] Nous ne fûmes
jamais plus étonnés, les seigneurs allemands et moi, que lorsqu’on
nous servit le premier festin que nous donna ce petit Ésope. (II,
chap. XIII, 175)
Son homme de
conseil s’y trouva, et sitôt que le dernier évangile fut dit, ce
Myrmidon [13] tout contrefait alla dans la
sacristie […]. (II, chap. XIV, 178)
[§] La vigilance
de cet Argus était si grande que ma jeune hôtesse et moi ne pouvions
plus avoir le moindre loisir pour pouvoir converser ensemble. (II,
chap. XVIII, 185)
Comme le
soulignent Mazaleyrat et Molinié [14], nous
sommes ici tout proches d’une valeur métaphorique ; les traits
connotatifs du personnage-nom propre se déplacent, se hiérarchisent
et se sélectionnent pour que celui-ci ne renvoie jamais que
partiellement au protagoniste. D’ailleurs un adjectif viendra
presque toujours à la fois dénoncer la réelle ressemblance et mieux
permettre l’identification avec un protagoniste pour lequel le
lecteur pourrait juger exorbitante la mise en parallèle. Ainsi les
épithètes nouvel, jeune,
petit, tout contrefait semblent vouloir
nous faire prendre avec une distance respectable ces anaphores
axiologiques. Il s’agit de désigner le personnage par un substitut
mélioratif ou péjoratif tout en nuançant le degré de supériorité que
cette équivalence instaurerait. Il s’agit de peindre avec zèle sans
vraiment donner au lecteur la possibilité de prendre pour argent
comptant la couche de peinture.
Or ce sera, pour
toutes les catégories que nous allons à présent identifier, le
principe de ces substitutions anaphoriques : elles donnent et
retranchent à la fois ; et si elles ne sont pas toujours
caricaturales, si elles ne prêtent pas toujours à rire ou à sourire,
elles impliquent un regard distancié du narrateur sur l’objet à
décrire. On remarquera ainsi que dans une perspective de mise en
scène des personnages, le substitut est rarement unique et se voit
fréquemment doublé d’une épithète qui le complète de manière
ambiguë. On note une synecdoque pour désigner la belle maîtresse
anglaise :
[§] Cette âme
altière me demanda fièrement si je n’avais pas été charmé de
l’esprit et de la beauté de sa parente […]. (I, chap. XXVII, 91)
Ou une métaphore
quasi élégiaque attribuée au jeune prince peu avant qu’il ne
trépasse :
Cette divine
fleur ne fut pas de ces fleurs qu’on nomme éternelles […]. (I,
chap. VI, 34)
Dans d’autres
cas, pour renforcer l’aspect spectaculaire de la reprise
anaphorique, pour la rendre ostentatoire, L’Hermite joue d’une
syntaxe étonnante ; comme avec cette coordination d’adjectifs :
[§] Cette femme
rude et fâcheuse […] donnait souvent d’importuns emplois à ma plume.
(II, chap. XXVII, 205)
Ou cette
adjectivation à droite et à gauche du substantif comme pour mieux
saturer l’aspect partiel de l’identification :
[§] Ce mauvais
démon travesti sut interrompre par son artifice le cours heureux de
mes études […]. (I, chap. V, 30)
Comme pour un
texte appartenant à la farce ou à l’oralité théâtrale, Tristan se
permet de fabriquer ce que Roberte Tomassone appelle l’épithète
indirecte [15] :
Je crois que le
dessein de cet écorcheur de français était d’essayer de m’enivrer.
(II, chap. XI, 170)
Dans bien des
cas, la mise en exergue de ces tournures supplétives est favorisée
par une mise en série des substitutions nominales ; c’est la reprise
identique de la formule anaphorique qui assure d’un côté la
continuité thématique et d’un autre côté la rigidité du point de vue
qualifiant :
[§] Un jour […],
cet officier amoureux me vint doucement tirer par le bras […]. Mais
la chose fut bien plus plaisante quand nous apprîmes par un de
ceux-ci que l’officier amoureux s’était enfermé deux jours et deux
nuits dans une cave […]. (I, chap. XII et XIII, 50-51)
Ce qui retient
particulièrement l’attention, c’est la dimension qualificative qui
s’insinue régulièrement dans les groupes nominaux lors des
anaphores, la femme, l’officier semblent à
L’Hermite des équivalents bien fades pour désigner ses personnages.
Il lui faut profiter de cette reprise lexicale pour ajouter une
épithète qui pourra en quelque sorte servir de jugement subjectif
sur les qualités et vertus du protagoniste :
Là-dessus ils
entrèrent tous deux, et la maîtresse vint tirer le rideau […] et,
montrant mon habit qui était de soie à ce défiant voyageur,
l’assura […]. (I, chap. XVII, 63)
cette belle
fille ; ce petit traître (II, chap. XXVII, 205-206)
C’est d’ailleurs
une structure « substantif + épithète » qui sert de titre au roman.
« L’adjectif disgracié, dit Filippo d’Angelo, revêt dans le récit
une double signification ; disgracié au sens politique et mondain
(tombé en disgrâce), mais aussi en un sens moral et existentiel
(victime d’épreuves, de malheurs) » [16]. Or, ce traitement de
faveur d’une adjectivation à double entente ne sera pas le lot des
protagonistes de Tristan auxquels le narrateur donne plus souvent
une caractéristique unique quitte à ce qu’elle soit passablement
ironique ou moqueuse :
Au bruit que je
fis en tournant dans mon lit, cet honnête artisan cessa le sien […].
(I, chap. XVII, 64)
Enfin, le procédé
le plus singulier qui nous arrêtera par sa belle fréquence relève de
la translation d’adjectifs en substantifs pour fabriquer ces
anaphores :
L’horreur que cet
accident m’apporta me fit faire un si grand effort pour me sauver
des mains de cette insensée qu’elle fut contrainte de quitter prise.
Le souvenir de cette vilaine action me fit le lendemain tenir sur
mes gardes, pour éviter les occasions de me rencontrer seul avec
cette belle impudente. (I, chap. XXII, 80)
[§] Nous étions à
peu près du lieu où nous devions nous arrêter pour dîner ; et cet
extravagant affligé, qui avait trouvé des consolateurs en notre
troupe, voulut venir dîner avec nous. […] Cependant le Polacre vint
faire le démoniaque dans la chambre […]. (II, chap. XI, 169-170)
Faste de
l’avare libéral, et quelle atteinte on lui donna. Après
cette incartade, qui me fut si favorable en cette saison, j’eusse
souhaité de bon cœur que notre petit fantasque eût encore tiré sa
part de toutes les pierres précieuses de l’Orient […]. Après cette
charité peu profitable, puisqu’elle était si peu secrète, ce
fastueux ridicule se tourna vers le plus vieux des deux
religieux […]. (II, chap. XIV, 178)
[§] Quand notre
fastueux eut fait cette bonne œuvre en apparence, qui n’avait guères
de mérite en effet, nous sortîmes de cette église, et nous entrâmes
dans un assez fameux cabaret. Là, le petit hypocondriaque parut plus
sensé […]. (II, chap. XV, 179)
[§] Mon petit
mignon, parle afin que je te connaisse. (II, chap. XXI, 192)
Lorsqu’elle [la
dame du château] fut revenue de cette faiblesse, elle fit de grandes
et violentes perquisitions de la cause de cette prodigieuse enflure
qu’elle apercevait en son chat et, voyant que la demoiselle
vacillait en ses réponses, elle la pressa de sorte que la pauvre
innocente, […] elle ne faisait rien que dire : « Ce, ce, ce, ce,
méchant ». (II, chap. XXXIII, 217)
La Fortune voulut
qu’il la prît du côté que la tenait un gros coquin, qui en était
féru […]. Il n’en put dissimuler son maltalent à notre écolier,
auquel il serra la main d’une étrange sorte. Le jeune garçon en rit
au commencement et nous cria en latin que la jalousie avait
transformé la main de ce lourdaud en tenailles. (II, chap. XXXVIII,
228)
Nous entrons dans
une question de dénomination grammaticale qu’il serait intéressant
de démêler pour mieux identifier le trait syntaxique (et ses fins
stylistiques) auquel L’Hermite a recours. Dans le cadre syntaxique
d’une recatégorisation de l’adjectif en substantif (phénomène de la
dérivation impropre), il faudrait distinguer la capacité générale de
tout lexème à devenir un nom par autonymie [17] de
ce qui va mieux entrer dans notre préoccupation, soit la faculté
particulière des adjectifs et participes attitudinaux ou
classifiants ou psychologiques à être employés derrière un
déterminant comme nom « surtout s’il s’agit des êtres humains » [18]. Comment appeler ce phénomène courant ? Nous
privilégierons le terme de substantivation même si
celui-ci, d’un point de vue strictement syntaxique, désigne une
opération de commutation qui vaut pour tous les morphèmes. En effet,
le terme de nominalisation se trouve en grammaire comme
en stylistique occupé. D’un point de vue morphologique, il désigne
parfois le cas de dérivation spécifique qui par l’adjonction d’un
suffixe fait entrer un radical dans la catégorie nominale [19].
D’un point de vue stylistique, il désigne une opération plus
complexe, relevant d’une école particulière, d’une époque, celle de
l’écriture artiste. C’est l’utilisation d’un substantif
désadjectival, comme « la moiteur de la peau » vs « la
peau moite » chez Huysmans (À rebours) [20].
Dans ce type de
tour, la structure attendue nom
+ épithète, qui donne priorité au support référentiel
sur sa caractérisation, est remplacée par une tournure nom
issu de l’épithète + de + nom
support, qui fait passer l’élément phénoménalement important
en tête de groupe : à « de la chair nue », Huysmans préférera ainsi
« du nu de chair » (Croquis parisiens) car c’est la
nudité qui frappe d’abord la conscience de l’observateur [21].
Par
substantivation, nous évoquons donc ici une recatégorisation
d’adjectifs pour désigner à titre anaphorique des individus que le
cotexte a déjà identifiés. Ainsi dans nos exemples,
l’insensée n’est autre que l’épouse du marchand
londonien, le méchant équivaut pour la dame au page
lui-même, le démoniaque est attribué au Polonais qui
attirera Ariston dans une partie de bonneteau truquée, le
lourdaud représente le paysan que tue Lanchastre,
notre fastueux désigne celui que le titre du premier
chapitre – qui lui est consacré – appellera l’avare
libéral. Pour tous ces cas, comme nous l’avons précédemment
dit, le personnage ainsi évoqué est l’enjeu du chapitre.
Or, comme si
cette première qualification par substantivation ne suffisait pas à
L’Hermite, elle se trouve elle-même adjectivée, mettant alors en
concurrence deux qualités qui se complètent : belle
impudente, petit mignon, gros
coquin, pauvre innocente, petit
hypocondriaque, petit fantasque. Pour tous ces
exemples, il est assez simple, compte tenu de l’antéposition
classique des épithètes brèves et fréquentes, d’attribuer au
deuxième terme descriptif le statut substantival. On le pourra
également, mais avec difficultés, dans les autres cas les plus
spectaculaires : avare libéral, extravagant
affligé, fastueux ridicule. Ce serait au
contraire la fréquente postposition du deuxième terme qui
permettrait alors d’attribuer au premier le statut de nom noyau dans
le groupe nominal. Si la question peut paraître intéressante et à
débattre d’un point de vue strictement syntaxique, elle ne nous
intéresserait ici que dans la mesure où il faudrait accorder plus ou
moins de valeur à l’épithète par rapport au substantif. Or Alceste
est-il plus atrabilaire qu’amoureux ? Et n’est-ce pas la dialectique
impossible de ces deux traits de caractère qui fonde la stature et
la posture du héros tel que Molière nous le donne à voir ? Et il est
ainsi tout à fait amusant de constater combien, dans les cas les
plus douteux ou les plus alambiqués chez L’Hermite, les deux termes
descriptifs semblent se mettre en relative opposition, associant
l’avarice à la libéralité, le faste au ridicule et l’extravagance à
l’affliction. Dans ces processus de caractérisation complexe, le
narrateur donne à entendre un point de vue nuancé sur le personnage,
l’image subjective qu’il pourrait en donner nécessairement se teinte
d’une espèce d’objectivité en apparaissant duelle et contrastée [22].
Ainsi, dans les cas de substantivation simple (à un seul élément, ou
à deux éléments qui n’entrent pas en conflit), l’anaphore partielle
va dans le sens d’une simplification de l’ethos ; en
revanche, pour les trois cas que nous avons épinglés, Tristan
cherche le paradoxe et l’effet humoristique s’en trouve
renforcé.
Valeur et
fonction de ces anaphores particulières
Comme nous
l’avons d’abord annoncé, le choix de ces tournures singulières et
parfois déroutantes pour désigner les actants relève en quelque
sorte de l’étiquetage. Elles sont une illustration narratologique
des choix opérés par L’Hermite pour conduire son récit dans le
déroulé chronologique du temps vécu. Sans incursion dans le temps de
l’écriture, celui de l’âge adulte, celui qui lui permettrait de
prendre du recul sur l’autobiographie pour circonscrire plus
précisément les personnages, leur donner un passé ou un avenir [23], sans ces espaces
d’omniscience, la diégèse est entièrement dévolue à l’avancée de
l’intrigue et à la réalisation cohérente des étapes de la
chronologie. Pourtant, si la substitution pronominale est le signe
d’une continuité, la reprise lexicale – et encore davantage celle
opérée par un substitut partiel à valeur caractérisante – établit
une sorte de rupture dans ce rythme continu, la progression s’y voit
dotée d’un à-coup, comme sous le biais d’un changement de plan ou
d’un mouvement de caméra.
On appréciera
alors en premier lieu, malgré le vœu d’objectivité sur lequel repose
le préambule, l’effet grossissant que ces anaphores implantent.
Souvent caricaturale, la désignation, surtout lorsqu’elle emprunte
la déformation grammaticale de la recatégorisation, affiche le
plaisir de narrer et de brosser des portraits. On pourrait bien sûr
voir là une manifestation du roman de mœurs, vers lequel Tristan
tend parfois. Pour lui qui a pris le parti de montrer les
événements sans fard et sans décalage, cette incursion du qualifiant
dans la désignation des protagonistes permet d’éviter la
sentence :
Ce n’est que très
rarement et jamais dans les cas les plus significatifs, que Tristan
introduit directement le commentaire sentencieux. Le présent, temps
de la parole responsable, ne l’est jamais pour Tristan qui refuse
d’assumer personnellement les liens métonymiques qui unissent la
narration au discours idéologique qui la sous-tend [24].
C’est peut-être
davantage la manifestation d’un point de vue moraliste qui distribue
les bons points aux personnes de son passé : il y a le bon
vieillard, il y a le démoniaque, et quelquefois entre les deux
extrêmes surgit la bizarrerie complexe d’un avare libéral, d’un
fastueux ridicule. Or Tristan l’annonce dans le sous-titre de cette
œuvre « où l’on voit de vifs caractères d’hommes de tous
tempéraments et de toutes professions » (21).
C’est néanmoins
un principe de typification qui régit la plupart de nos occurrences.
Et en cela, L’Hermite est bien un homme de théâtre, rompu à la
distribution des rôles :
J’avais joué le
personnage d’innocent accusé […]. (I, chap. XXVII, 92)
D’ailleurs le
registre comique qui sous-tend bon nombre des anaphores lexicales
repérées ne fait aucun doute tant le grotesque leur est associé ; et
le procédé pourrait être observé dans un répertoire plus
contemporain comme celui de Georges Brassens :
Tout ça pour ce
gros dégueulasse. (« Le bistrot », disque 7 : Les Funérailles
d’antan, mars 1960)
Retroussant
l’insolente avec nulle tendresse […]. (« La fessée », disque 11 :
Supplique pour être enterré à la plage de Sète,
novembre 1966)
Les imbéciles
heureux qui sont nés quelque part. (« La ballade des gens qui sont
nés quelque part », disque 13 : Fernande,
octobre 1972)
[…] calmer la
fièvre ardente / Du pauvre solitaire et qui n’est pas de bois. (« À
l’ombre des maris », disque 13 : Fernande,
octobre 1972)
Tous ces
empanachés bêtement se figurent […]. (« L’andropause », disque 15 :
Dernières chansons [chansons posthumes interprétées par
Jean Bertola], 1982)
En nous montrant
ses personnages le nez dans leur ridicule ou dans leur bizarrerie,
Tristan les met en spectacle et renforce l’impression légère et
charmante qui se dégage de sa remémoration. Le Page
disgracié, bien avant que le genre ne soit fondé, est une
autobiographie par hasard qui se détourne (encore, déjà) du risque
de la confession le cœur sur la main, de l’existence rancunière,
rabâchée et remâchée dans le pathos et la
grandiloquence. Alors ces substitutions qualificatives ironiques
semblent la garantie d’une prose qui hésite à se prendre au sérieux,
se regarde raconter, invite le lecteur à saisir comme dans un
métaroman l’enjeu scriptural et au final privilégie la bonne humeur
sur la face mélancolique [25], fait contre mauvaise fortune bon cœur.
Par ces mises à
distance des protagonistes que le narrateur pointe du doigt
s’instaure une connivence avec le lecteur pour lequel la
caractérisation (et d’autant plus quand elle joue sur une anaphore
lâche) fonctionne comme un renforcement du dispositif narratif en
épisodes successifs et autonomes. Il s’agit de créer des microcosmes
dans lesquels la référence, même complexe, à l’essence du personnage
est vraie parce que reconnue, admise à la fois par le narrateur et
le lecteur témoin. Chaque anaphore qualificative (donc anaphore
partielle) qui risque d’être partiale doit être authentifiée,
acceptée par le lecteur ; elle découle en partie d’un continuum
d’identification référentielle, en partie d’une typification,
imposée et caricaturale, mais tout de même complice. De la part du
narrateur, la poser de force, en force, par une substantivation, est
un défi. – Cher Thirinte, êtes-vous en bonne intelligence avec
moi, reconnaissez-vous mon personnage à travers le trait sous lequel
je le dépeins subrepticement ? Ainsi pourrait-on expliquer
les passages fréquents du démonstratif singulier au possessif de
rang 4 : notre fastueux (II, chap. XV), notre
écolier (II, chap. XXXVIII). Cette appropriation du
personnage pourrait paraître, sur le modèle stendhalien, très
romanesque mais en fait elle est purement théâtrale : voyez le
personnage tel que je l’ai créé et tel que vous êtes convenus de le
reconnaître.
Le Page
disgracié n’est pas une autobiographie à proprement parler si
on fonde le genre sur le principe de défictionnalisation : le
lecteur n’y est pas complice des événements mais du langage et
Tristan voit tous les événements sous le prisme scrupuleux de la
fiction.
1 | Archétype que reprend également la
mode du roman humoristique au XVIIe siècle, d’après une tradition
carnavalesque : « À l’inverse du roman sentimental, particulièrement
étendu, le roman comique est divisé en courts chapitres » (Sandrine
Berrégard, Tristan L’Hermite, « héritier » et « précurseur » :
imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite,
Tübingen, G. Narr [Biblio 17 ; 159], 2006, p. 313). | 2 | Les références au
Page disgracié sont établies selon l’édition de
l’agrégation de lettres 2014 : Tristan L’Hermite, Le Page
disgracié, Jacques Prévot (éd.), Paris, Gallimard (Folio
classique ; 2609), 1994. Elles prennent la forme suivante : « partie,
chapitre, page », et sont indiquées entre parenthèses à la suite des
citations. | 3 | C’est-à-dire le
philosophe alchimiste rencontré à partir de la page 63 et l’amante
anglaise à partir de la page 83 : chacun fera d’ailleurs l’objet, en
dehors des chapitres où ils sont en présence du narrateur, d’allusions
rétrospectives à maintes reprises. | 4 | Paul
Scarron, Le Roman comique, Yves Giraud (éd.), Paris,
Flammarion, 1981, partie I, chap. XIV, p. 133. | 5 | Lui-même
d’ailleurs ne s’appelle Ariston qu’occasionnellement dans son œuvre,
la jeune maîtresse anglaise n’est pas nommée, le bon vieillard non
plus ; en corollaire de cet évitement, un personnage comme le « petit
chasseur » qui apparaît pour la première fois au chapitre XXX de la
seconde partie, ne sera nommé qu’au chapitre suivant avec quelques
précautions : « Il me souvient que, peu de temps après, ce petit
chasseur de qui j’ai parlé, et que je nommerai Gélase, fit un trait de
raillerie peu agréable à un autre beaucoup plus petit homme qui, pour
la légèreté de sa taille mince, était surnommé Maigrelin » (p. 211) ;
« [Il] voulut gager vingt pistoles contre La Montagne (c’est ainsi que
j’appellerai le jeune cavalier) » (p. 237). Surnom caractérisant
et / ou méprisant pour des personnages de basse condition,
identification différée ou inexistante la plupart du temps,
participent a priori d’un brouillage référentiel. | 6 | Napoléon-Maurice
Bernardin, Un précurseur de Racine, Paris, A. Picard et
fils, 1895, p. 227. | 7 | On trouvera une occurrence similaire au chapitre XXVI
de la première partie, p. 88. Elles sont d’autant plus remarquables
que pour désigner l’amante anglaise, L’Hermite peut à loisir
employer son titre avec le déterminant possessif, ma
maîtresse, ce qu’il fait bien entendu très
souvent. | 8 | Et, à cette fin, nous marquerons
les occurrences qui se présentent au début d’un paragraphe d’un
signal : [§]. | 9 | Paul Scarron, Le Roman
comique, p. 308. | 10 | Nathalie
Fournier, Grammaire du français classique, Paris,
Belin, 1998, p. 181. | 11 | Philosophe
hermétique vivant au XIIe siècle et qui prétendait dans un
de ses ouvrages avoir 1025 ans. | 12 | Armide (en italien Armida) est
un personnage de La Jérusalem délivrée du poète italien
Le Tasse. C’est une magicienne musulmane, nièce d’Hidraot (Idraote).
Son aventure la plus célèbre est celle qui la lie au croisé Renaud
(Rinaldo) : bien qu’il soit son ennemi, elle en tombe amoureuse.
Elle tente alors en vain de le retenir par des
enchantements. | 13 | Selon la
mythologie grecque, les Myrmidons étaient des fourmis que Zeus
transforma en hommes. Ils purent ainsi repeupler l’île d’Égine qui
venait d’être dévastée par la peste. Ils émigrèrent par la suite en
Thessalie et participèrent à la guerre de Troie sous les ordres
d’Achille. Étymologie : du grec murmêkès, fourmi.
« Myrmidon » est aussi, classiquement, un mot très péjoratif qui
désigne une personne de petite taille, insignifiante et qui veut
paraître supérieure. | 14 | Jean Mazaleyrat et Georges Molinié, Vocabulaire
de la stylistique, Paris, PUF, 1989, p. 25. | 15 | Roberte
Tomassone, Pour enseigner la grammaire, Paris,
Delagrave, 2002. | 16 | Filippo d’Angelo, « Aspects de la mise en intrigue
dans Le Page disgracié », Cahiers Tristan
L’Hermite, XXVII, 2005, p. 80. | 17 | Maurice Grevisse, Le Bon
Usage, 13e éd., Paris – Louvain-la-Neuve,
Duculot – De Boeck, 1993, § 194, p. 254 et § 450, p. 702. | 18 | Ibid., § 195,
p. 254. | 19 | Pour la Grammaire
méthodique du français, la nominalisation « convertit en
noms des adjectifs par dérivation suffixale (fier → fierté) » (Martin
Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire
méthodique du français, Paris, PUF, 1994, p. 169). | 20 | Joëlle Gardes-Tamine, La
Stylistique, Paris, A. Colin, 2001, « Le style artiste et
impressionniste », p. 115 : « Parler de la moiteur de la
peau, c’est attirer l’attention sur la sensation, décrite
d’abord comme existant en elle-même, alors que dire la peau
moite, c’est l’analyser en attribuant la propriété à un
support ». | 21 | Gilles Philippe, « Une
grammaire phénoméniste », in La Langue littéraire : une
histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude
Simon, Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), Paris, Fayard,
2009, p. 98-99 (voir aussi p. 362-363). | 22 | Emmanuel Desiles, « La
dimension métalangagière du Page disgracié », in
Sur “Le Page disgracié”, Véronique Adam et Sandrine
Berrégard (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 141-148 :
« Tristan s’inclut dans un mouvement littéraire qui prend ses
distances avec le caractère incisif des satires » (p. 147). | 23 | La seule fois où L’Hermite se
mêle de prédire l’avenir d’un personnage, de nous l’annoncer, il se
trompe : ainsi l’âge et la circonstance du décès du « bon
vieillard ». De fait, presque octogénaire, Scévole de Sainte-Marthe retourna dans sa ville natale, où il mourut le
29 mars 1623, à quatre-vingt-sept ans, un mois et quelques jours et
non à plus de cent ans, comme le dit assez étrangement Tristan, qui
aurait pu ou dû savoir à peu près son âge. | 24 | Catherine Maubon, Désir
et écriture mélancoliques : lectures du “Page disgracié” de Tristan
L’Hermite, Genève – Paris, Slatkine, 1981, p. 65. | 25 | Lire à ce sujet Jean Serroy, « Le rire dans Le
Page disgracié », in Sur “Le Page disgracié”,
p. 57-66. |
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