Ethos et Pathos II

Les notions conjointes – ou disjointes – d’ethos et de pathos sont par nature particulièrement aptes à faire ressurgir tous les vieux démons de la stylistique, à réactiver toutes les querelles autour de la notion de style – au singulier – ou de styles – au pluriel –, à permettre éventuellement de suivre une ligne de faille autour des questions de modernité et de classicisme, notions elles-mêmes relancées par celles de néoclassicisme ou d’antimodernisme.

En effet, on pourrait penser que la présence d’une esthétique de l’outrance, et des procédés qui l’accompagnent, comme une certaine méfiance épistémologique, éthique et poétique à l'égard de la démesure, et de tout emportement vers le sublime, sont dans une large part prédéterminées par les catégories génériques et discursives dans lesquelles elles prennent place, celle-là s’épanouissant naturellement dans la tragédie ou l’énonciation lyrique, celle-ci s’inscrivant dans le genre plus intime de l’autobiographie – fût-elle fictive. Mais les déterminations génériques elles-mêmes s’inscrivent dans une pragmatique des discours, dans des positionnements politico-esthétiques des auteurs qui viennent souvent brouiller les codes – transformer l’esthétique en poétique.

 

Si artificiels que puissent paraître les rapprochements entre les auteurs réunis par les hasards des programmes d’agrégation – en l’occurrence pour cette livraison Tristan L’Hermitte, Stendhal, Paul Éluard –, il semble pourtant qu’une même pratique de la distanciation s’y laisse lire, dont les modalités et les effets restent à analyser, mais dont on peut d’ores et déjà indiquer qu’elle situe l’ethos textuel dans une forme de refus, ou au moins de réaménagement du pathos.

Joël July s’attache, chez Tristan L’Hermite, à l’analyse des différentes formes de désignation des personnages déjà référencés, dont il souligne le caractère typifiant, jusque dans l’alliance paradoxale de termes. Mais c’est là sans doute que, par-delà les traits génériques de la comédie, voire de la farce, s’inscrit un ethos distancié, jouant avec les catégories et avec la notion même d’une éventuelle autobiographie, au profit d’une fiction dédramatisante.

Stéphane Chaudier montre à son tour comment le langage de l’ouvrage Le Rouge et le Noir se trouve scindé, non par une forme syntaxique assignable, mais par l’emprunt et le déplacement d’un système discursif, celui de la casuistique, à l’intérieur du mode romanesque. La plasticité du modèle discursif casuiste permet de suivre les méandres des cas de conscience tant féminins que masculins, et leurs formes respectives. Le roman se construit ainsi sur un système de voix : « pente » féminine de Mme de Rênal, masculine de Julien ; mode spécifique d’appropriation du discours casuiste ; ironie narratoriale qui délivre ces voix ; le tout induisant un partage du lecteur entre lecture empathique, et lecture distanciée.

Car, nous dit Philippe Jousset, l’ethos distancié du narrateur vient s’inscrire contre la fiction romanesque, contre le « roman pour femmes de chambres », qui tend à présenter une version stéréotypée de la compréhension du pathos – selon le mouvement intuitivement pathique de la femme, ou selon la variante froide et raisonnée de l’homme –, à moins qu’elle ne relève, comme c’est le cas atypique donc de Julien, d’une espèce de pathos refoulé ; et il revient alors à cette distanciation narrative de se moquer de cette version basse de la compréhension du pathos comme forme d’exaltation sentimentale, et d’en proposer une version haute, celle du pathos comme pathein, comme se sentir vivant.

Le recueil Capitale de la douleur dit-il autre chose ?

Pas question en effet de laisser le recueil exploiter les connotations facilement et explicitement pathétiques du titre : Stéphane Gallon insiste sur la distanciation introduite par l’hétérogène, voire l’hétéroclite, que lui permet de mettre au jour l’étude des titres du recueil. Mais cela parce qu’il s’agit de lire l’hétérogène comme un parcours, non orienté, englobant tous les termes du degré – bas, extrême. Le collage devient ainsi la pratique distanciée d’un ethos mettant pourtant bien en scène tous les degrés du sentir, ou du souffrir.

Les formes de la distanciation passent encore par le refus de la représentation, et de la fonction représentative du langage. Laurence Bougault insiste sur les stratégies négatives qui caractérisent le recueil, sur le refus de la réception pathétique qui pourrait donc lui être accordée ; mais elle montre comment de cette négativité émerge une valeur de l’image comme « nom de discours », donnant ainsi à cette parole pourtant négative, en retrait, un caractère adressé, une visée orientée, dont les enjeux sont bien de donner, donner à voir, de « proposer une saisie de l’Indéfait du monde ».

Négativité débouchant sur l’Indéfait : avec d’autres termes, Marjolaine Vallin rappelle le poids du discours mystique dans la poétique d’Éluard, mais elle insiste sur l’ambivalence d’un recueil qui associe parole en retrait et extase mystique, ellipse éludant tout pathos et moments épidictiques, encomiastiques, marqués par l’hyperbole. Cette alliance des contraires manifeste la façon dont Éluard, moderniste empreint de classicisme, associe en ce début de XXe siècle mystique et sublime pour renouer avec le lyrisme.

Sommaire

Joël July

Le Page disgracié : mise en spectacle de l’existence par les procédés de qualification anaphorique
[ XML ][ PDF ]

Stéphane Chaudier

Stendhal casuiste ?
[ XML ][ PDF ]

Philippe Jousset

Poétique du pathos rectifié
[ XML ][ PDF ]

Stéphane Gallon

Capitale de la douleur, capitale des titres
[ XML ][ PDF ]

Laurence Bougault

L’image
[ XML ][ PDF ]

Marjolaine Vallin

La question du sublime dans Capitale de la douleur
[ XML ][ PDF ]