Dossier : <i>Ethos</i> et <i>Pathos</i> II


L’image

Laurence Bougault

Université Rennes II

Lidile

bougault.laurence@gmail.com

Résumé :
On tentera d’appréhender l’image non plus seulement en termes de substitution mais plutôt dans ses liens intrinsèques avec la nomination. Pour ce faire, on tentera de replacer en système des faits qui participent d’une poésie du nom, laquelle refuse cependant toute représentation. On envisagera dans un premier temps les stratégies négatives d’inhibition de la fonction représentative du langage avant d’aborder les stratégies positives visant à faire de l’image un « nom de discours » capable de donner à voir. Enfin, on abordera l’image comme tentative de saisie de l’Indéfait du monde.

Abstract:
An attempt to understand the image not only in terms of substitution but rather its intrinsic links with the appointment. To do so, we will try to replace in system events that are part of a poetry of the name, however, which refuses any representation. We consider initially negative strategies that produce inhibition of the representative function of language before turning positive strategy to make the image a “name of speech” that can “give to see”. Finally, we’ll discuss the image as an attempt to capture the Indéfait (the One) of the world.

[…] lendemain de chenille en tenue de bal veut dire : papillon. Mamelle de cristal veut dire : une carafe. Etc. Non, Monsieur, Saint-Pol-Roux ne veut pas dire : rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit [1].

Peut-il y avoir dans le langage d’autres solutions que des solutions empiriques des problèmes de la pensée ? Assurément non, tant qu’il s’agit d’un besoin primordial d’expression ; il fallait que la pensée s’exprimât : peu importait comment. Mais une fois le moyen d’expression primaire créé, la pensée qui en fait usage ne tarde pas à en éprouver l’insuffisance, l’imperfection ; ce qui entraîne une critique secondaire, inconsciente et ininterrompue, en même temps qu’une recherche des innovations de système propres à atténuer le défaut senti [2].

Le mot « image » est absent de la rhétorique gréco-romaine. Il apparaît au XVIIIe siècle sous la plume de Voltaire :

Quiconque est vivement ému, voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide, et de métaphore : sans qu’il y prenne garde il anime tout, et fait passer dans celui qui l’écoute, une partie de son enthousiasme. Un philosophe très éclairé a remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues le cœur brûle, le courage s’allume […]. La nature se peint partout dans ces images fortes devenues ordinaires [3].

Marmontel en donne la définition dans l’article « Image » :

[…] espèce de métaphore, qui, pour donner de la couleur à la pensée, et rendre un objet sensible s’il ne l’est pas, ou plus sensible s’il ne l’est pas assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais ceux d’un objet analogue [4].

Ces théories de l’image ne distinguent pas un fonctionnement selon le genre, ce que ne faisait pas Aristote, qui proposait deux définitions sensiblement différentes de la métaphore dans la Rhétorique et dans la Poétique… Selon ce dernier, dans un régime de fonctionnement rhétorique, on peut « exprimer sa pensée avec des métaphores et des épithètes pourvu qu’on se garde du style poétique » [5]. Il y a donc différents régimes de fonctionnement de l’image, dont un seul est « poétique ». C’est au chapitre XXII de la Poétique qu’Aristote développe l’usage de la métaphore en régime poétique. Celle-ci relève des « noms inhabituels » et comporte un risque intrinsèque : l’énigme. La perspicacité d’Aristote l’emporte donc grandement sur celle de ses prédécesseurs sur deux points : sa définition insiste sur l’essence fondamentalement nominale de l’image, elle met en avant un régime dynamique dont le point d’aboutissement est l’énigme, ce qui permet finalement de repositionner les poètes dits parfois « illisibles » au point d’arrivée de ce fonctionnement. Alors qu’en régime rhétorique, la métaphore doit rendre plus visible, en régime poétique, elle apporte « l’insolite » tout en faisant « voir le semblable » là où il ne s’impose pas de manière évidente.

La parenté entre l’énigme et l’image est donc de nature poétique. Dans la poésie moderne, elle entre dans un complexe travail sur le nom. La fonction représentative semble inhibée au profit d’un autre fonctionnement, rarement clairement explicité par la critique. Cette inhibition varie selon la densité des images / métaphores / comparaisons qui sont d’essence nominale. Lorsqu’on atteint le niveau de l’énigme, la poésie n’est plus représentative. On quitte le modèle saussurien du signe linguistique (qui est aussi un modèle nominal uniquement).

C’est ce qui se passe par exemple dans la poésie de Rimbaud : « Vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives […] » (Une saison en enfer [6]). La description de l’image ne fonctionne pas si l’on reste dans l’idée saussurienne du signe. En effet, il est quasi impossible de fonctionner sur l’idée d’un « Sé » qui renvoie à un « Rt »… car tous les mécanismes de représentation habituels sont inhibés. Il n’y a ni représentation ni référenciation. Il faut donc renoncer à l’idée d’un sens figuré, déchiffrable dans une logique de représentation.

Notons à ce propos que l’image surréaliste, si amplement commentée, n’est pas une sous-catégorisation de l’image. Si les surréalistes ont largement insisté sur sa définition et son rôle clé dans l’élaboration du poème, c’est qu’elle existait déjà. En revanche, la naissance de la psychanalyse permet aux théoriciens du surréalisme, Breton en tête, de mieux décrire ses fonctions. Dans de nombreux cas, il pourrait en effet s’agir de rendre visible une image mentale qui fonctionne selon les lois de l’inconscient, comme le lapsus, par association, et qui permette de dresser le portrait de l’intériorité du moi autant, voire plus, que de l’extériorité du monde [7].

Ce que décrivait déjà Rimbaud dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 :

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! […] si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue [8].

Dans une telle logique, il n’y a donc pas de sens figuré (« J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens », dit, selon la légende, Rimbaud à sa mère), mais un poème complet qui témoigne de quelque chose qui ne peut être dit autrement. Les images localisables ne sont que les trouvailles linguistiques permettant de rendre compte de cela.

Mais, étonnamment, cette logique est aussi celle de la langue, si on en croit Gustave Guillaume :

Une idée ne peut pas inventer pour elle un signe convenant, mais peut trouver pour elle, dans la sémiologie existante, un signe qui puisse lui être transporté, et qui, n’ayant pas été fait expressément pour elle, ne lui est convenant que par la perte de son ancienne convenance. On chemine ainsi [9].

Étudier l’image dans la poésie d’Éluard reviendra donc à étudier une sémiose globale, qui insiste sur la fonction créatrice du langage et la maximalise, au détriment de ses fonctions représentationnelle et communicationnelle et conformément à l’étymologie de poiesis.

Je limiterai cette étude à un seul poème, « Premièrement », qui porte l’image sans doute la plus célèbre de Paul Éluard : « La terre est bleue comme une orange », pour tenter d’approcher les phénomènes ponctuels en les replaçant dans la globalité de la sémiose poétique.

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
 
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté [10].

Nous repartirons de la classification aristotélicienne, toujours si fine. L’image fait partie des noms. Ou, pour le dire de manière moins stricte, l’image entretient une relation étroite avec la nomination.

En allant plus loin, on peut considérer que l’image impose une schize entre nommer et représenter. Alors que nommer permet d’établir un lien entre le langage et le monde, par un acte fondateur qui peut évoquer le pari pascalien, représenter permet de construire des systèmes relativement clos sur eux-mêmes, essentiellement logiques et conceptuels. C’est ce que rappelle Foucault dans Les Mots et les Choses.

On peut donc considérer l’image comme un nom neuf, créé pour coller plus adéquatement à la « réalité » visée (je mets des guillemets à « réalité » car celle-ci peut être tout aussi bien objective que subjective). Mais pour que cette opération de nomination fonctionne, le poète doit au préalable inhiber certains mécanismes naturels du langage, notamment la fonction représentative.

Travail négatif : inhiber la représentation

Ce travail négatif est perceptible dans plusieurs usages linguistiques, récurrents dans le poème.

Détermination nominale

L’emploi de l’article défini de préférence à l’indéfini donne une double lecture possible : universelle et déictique. J’ai décrit ce fonctionnement dans un article sur Jaccottet [11]. On pourrait reprendre ici l’essentiel de ce paradoxe poétique. L’omniprésence de l’article défini maintenant une lecture soit générique soit déictique, induit à réception un sentiment double : soit de présence et de connivence, soit d’abstraction, les deux pouvant d’ailleurs coexister.

Ce fonctionnement est très marqué dans notre corpus, par exemple dans les groupes nominaux : « les mots ne mentent pas », « Au tour des baisers de s’entendre », « Les fous et les amours », « Les guêpes fleurissent vert », etc.

Chaînes de référence

Ce paradoxe est encore renforcé bien sûr par l’absence de la source dans les chaînes de référence, c’est le cas en particulier pour le personnage féminin qui, comme souvent chez Éluard, apparaît d’abord sous la forme « elle » puis sous la forme « tu » sans renvoyer de manière explicite à un référent identifiable.

Contre la caractérisation

La caractérisation pourrait permettre de réduire cet effet, elle est donc à proscrire, le nom sans caractérisant est ainsi le plus générique possible, ou le plus familier possible. Par conséquent, l’adjectif qualificatif est plutôt rare : 4 adjectifs / 25 noms / 10 verbes / 7 pronoms dans notre corpus. Tout se passe comme si ce que désignent les noms était déjà connu du lecteur et ne nécessitait aucune caractérisation.

Pour la deixis en tant que monstration, indication, et indexation du monde

L’absence de source dans les chaînes de référence finit par imposer un fonctionnement plus déictique que générique, étant donné que le caractère universel n’est pas garanti.

C’est le cas par exemple pour « Les guêpes fleurissent vert » / « Des ailes couvrent les feuilles ».

Si dans « les guêpes » on peut faire une lecture générique, elle devient malaisée dans « des ailes ». Rétroactivement, « les guêpes » deviennent ainsi des référents plus indiqués que génériques.

Représentation d’un objet externe impossible

En même temps, les images permettent difficilement de se représenter un objet externe. Ou, pour le dire plus linguistiquement, la plupart de ces énoncés dérogent aux lois logiques du langage :

  • une orange n’est pas bleue ;
  • les guêpes ne sont pas vertes ;
  • les guêpes ne fleurissent pas…

On se demandera donc si le travail positif ne consiste pas à créer un inexistant, ou à le donner à voir.

Travail positif : l’image comme « nom de discours » original pour donner à voir

Malgré l’inhibition de la représentation, les images sont perçues par le lecteur sans sentiment d’hermétisme, contrairement à ce qui se passe par exemple chez Rimbaud. Ce qui est donné à voir est inhabituel mais visualisable.

La fonction de l’image serait donc de donner à voir non pas une réalité déjà figée par le travail de la représentation, mais une réalité vivante, c’est-à-dire chargée de sa densité de sensations et de sentiments.

L’image permettrait ainsi une démarche im-médiate (c’est-à-dire où les relations logiques sont court-circuitées et par là, les concepts visant à représenter le monde). Cette démarche, Éluard la décrit à propos de Picasso : « Picasso est devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. Et voici que l’objet virtuel naît de l’objet réel, qu’il devient réel à son tour, voici qu’ils font image, du réel au réel, comme un mot avec tous les autres » [12]. Cette démarche, on le conçoit, n’est pas réductible à la notion d’imaginaire car sa fonction est encore de faire dialoguer le réel avec le réel. De même que le peintre est l’introducteur par excellence à la réalité, le poème travaille à donner à voir. La poiesis ou création prime sur la reproduction, par quoi c’est le résultat qui est réel, qui devient réel. Le poème est un objet du monde et non l’imitation d’un objet du monde.

Une structure par juxtapositions : le mot-touche

Si le poème est un objet du monde, le mot n’est plus un signe composé d’un signifiant et d’un signifié, renvoyant à un référent, mais un objet qu’on dispose sur la page devenue toile (métaphore chère à Mallarmé). Ce que laissent comprendre un certain nombre de faits textuels.

L’absence de ponctuation

L’absence de liens logiques et de hiérarchisation phrastique : les propositions et groupes nominaux sont posés côte à côte.

La répétition

La répétition vient renforcer la juxtaposition.

Du sens par contiguïtés ou les connexions obliques

Cette relative « simplicité » des images tient souvent à la présence de connexions obliques qui opèrent par contiguïté :

  • l’orange n’est pas bleue mais l’orange possède une ressemblance avec la terre : /ROND/ ;
  • les guêpes ne fleurissent pas mais se trouvent sur les arbres en fleurs ;
  • les « joies solaires » évoquent le sentiment que provoque le soleil ;
  • la mise en présence de « solaires » et « soleil » décrit l’éclat de la beauté de l’être aimé.

Des créations picturales

De plus, les images d’Éluard renvoient à un visible qu’il est facile de reconstruire : l’enchaînement « L’aube se passe autour du cou / Un collier de fenêtres » évoque aisément la projection de la lumière des fenêtres sur un corps situé dans la pièce.

Donner à sentir, défense de savoir

La mise en relation oblique et contiguë de certains mots permet finalement de créer une isotopie qui travaillera tantôt sur la sensation, tantôt sur le sentiment.

La sensation

L’association de « guêpes » / « fleurissent » / « solaires » / « soleil » renvoie ainsi volontiers à la sensation /ÉTÉ/.

Le sentiment

De même, le sentiment amoureux s’inscrit fortement dans le texte par l’association des mots : « baisers » / « amours » / « sourires » / « alliance » / « indulgence » / « nue » / « fleurissent » / « joies » / « beauté ».

L’inhibition des mécanismes de la représentation conceptuelle permet ainsi au lecteur de passer facilement à une lecture oblique, fondée sur un double dispositif de contiguïtés : contiguïté des réalités du monde extérieur (guêpes => feuilles par exemple) et contiguïté des mots renvoyant à une même réalité, généralement immatérielle.

Principe généralisant de la prévalence de l’image : le nom au détriment du verbe

Cette poésie de la chose vue, poésie-peinture, préfère éviter le procès qui crée du mouvement dans l’image.

Un exemple très marqué de cette stratégie est fourni par le vers : « Au tour des baisers de s’entendre ». La structure nominale permet d’éviter l’actualisation du verbe. Le vers est paraphrasable par : Maintenant, les baisers s’entendent, mais la structure se rapproche davantage de l’ellipse du présentatif : c’est au tour des baisers de s’entendre, qui permet de focaliser l’attention du lecteur sur le terme « baisers », lequel travaille dès lors en opposition et substitution à « mots ».

On observe le même évitement du verbe dans la plupart des vers de la strophe 1 :

Jamais une erreur […]
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.

C’est donc un principe d’écriture général. L’effet à réception est celui d’un poème-tableau, hors de toute actualisation, ou, si l’on préfère, dont il n’existe aucune autre actualisation que celle produite par sa lecture-contemplation.

L’image et la Totalité

Néanmoins, le poème diffère de la toile en raison de son haut degré d’abstraction. L’image picturale est limitée par son cadre. Au contraire, l’image poétique peut s’offrir le luxe de la totalité. Sa vocation première rejoint ainsi celle de la poésie elle-même, telle que décrite par Yves Bonnefoy. L’innommable qu’il s’agirait d’indiquer peut alors être compris comme cet Indéfait du monde longuement évoqué par Bonnefoy dans ses Entretiens sur la poésie.

Il est donc possible d’accéder à une autre fonction de l’image en régime poétique : l’indication de l’Un du monde, de l’Indéfait, qui va s’exprimer à la fois dans l’image et dans l’expression de la totalité, car s’il est impossible de représenter l’Indéfait, il peut être suggéré par divers tours et détours (« ne garder de rien que la suggestion », dit Mallarmé [13]).

Dire l’Indéfait du monde : l’image comme synthèse d’un cosmos

L’image a dès lors un rôle stratégique à jouer en rassemblant l’épars. C’est ainsi qu’on peut comprendre celle qui ouvre le poème : « La terre est bleue comme une orange ».

 

                                            PRISME COMPLET

                      primaire /bleu/                              complémentaire /orange/

 

La terre est bleue comme une orange => d’une couleur semblable à l’orange
                                                                   (relation métonymique)

 

                                                    ROND

 

L’image permet effectivement une double transformation : l’orange et la terre sont rondes. Mais la couleur de l’orange et le bleu de la terre renvoient à la totalité du prisme des couleurs puisque la couleur orange est la couleur complémentaire du bleu. Ainsi s’ordonne une terre Une, ronde, mais enfermant aussi toutes les couleurs possibles et pensables, et par-delà, toute la lumière.

Il n’est donc pas étonnant que cette image si emblématique de la tension poétique vers l’Indéfait du monde soit placée en tête du poème, et ait connu une telle notoriété.

Plus généralement, le poème va fonctionner comme un monde…

Le poème est un monde, le monde est un poème

Comme expression et indication de l’Indéfait, le poème fonctionne à plein tel que Michel Collot le décrit [14], à la fois entièrement autoréflexif et renvoyant au monde par reflet.

Par conséquent, un certain nombre d’images fonctionnent comme une allégorie de la poésie, notamment, la femme-paysage (si chère à Nerval), ou comme un symbole : « Au tour des baisers de s’entendre » impose l’idée d’une alliance entre les sujets, mais aussi entre le dicible et le sensible.

Femme-paysage

  • « Tout le soleil sur la terre » : soleil + terre = totalité, renforcée par « tout le » ;
  • « Sur les chemins de ta beauté » : terre = chemins de ta beauté => ta beauté est la terre + les joies solaires = tu es un cosmos / paysage à voir ;
  • « L’aube se passe autour du cou / Un collier de fenêtres » : femme citadelle mais aussi femme qui porte l’aube…

L’alliance

  • « Elle sa bouche d’alliance » ;
  • « mots » / « baisers » ;
  • « Au tour des baisers de s’entendre ».

La syllepse de sens en fin de vers sur « s’entendre » permet de jouer sur le sens propre : les baisers font un son qu’on entend et sur le sens figuré de se comprendre.

On peut de surcroît comprendre la voix pronominale selon une logique de syllepse aussi : en l’interprétant comme une diathèse passive : on entend les baisers, ou bien en lui conservant un sens réfléchi : les baisers se comprennent l’un l’autre.

La valeur concrète et sonore est largement mise en avant par la présence de « chanter » dans le cotexte et par l’assonance en [an] :

Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre

Par un jeu associatif, il est aisé de percevoir : les mots ne font plus chanter => silence => maintenant on peut entendre les baisers. On arrive donc à une troisième possibilité sémantique : « Au tour des baisers de s’entendre » = de se faire entendre.

La syllepse apparaît du coup comme un puissant moyen de rassemblement de l’épars et de la diversité.

Tout est dans le poème : Totalité et Infini de l’universelle analogie

L’expression de la totalité va alors renforcer cette sémiose essentiellement analogique, où le tout du monde est contenu dans le poème.

La totalité comme quête de l’Absolu

La fréquence du mot « tout » renvoie ainsi à cette quête de l’Absolu chère à Mallarmé et que Bonnefoy décrit ainsi :

Ce n’est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement de la beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble, et il m’arrive même de croire que la ligne pure des cimes, la majesté des arbres, la vivacité du mouvement de l’eau au fond d’un ravin, la grâce d’une façade d’église, puisqu’elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu’avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être, une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter avec force pour que l’absolu se déclare, au bout de nos errements. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu [15].

De l’Absolu à la Présence

C’est de ce surgissement de l’Absolu que pourra naître une présence pleine qui renvoie moins à la douleur de la perte de l’être aimé qu’à son dépassement capital par la poésie.

[…] il n’est de présence vraie que si la sympathie, qui est la connaissance en son acte, a pu passer comme un fil non seulement par quelques aspects qui se prêtent aux rêveries mais par toutes les dimensions de l’objet, du monde, les assumant, les réintégrant à une unité que je sens pour ma part que nous garantit la terre, en son évidence, la terre qui est la vie [16].

Cette citation d’Yves Bonnefoy permet finalement de comprendre le passage de la première à la deuxième strophe. Le elle qui devient le tu est alors le médiateur de cet accès à la présence dans l’Un, dans la mesure où c’est par elle que la sympathie – « connaissance en son acte » – trouve une voie, à cause des baisers qui permettent aussi l’alliance, une alliance non tant avec la femme qu’avec la terre.

Le poème ne ment pas car il ne dit que lui-même

Du coup, s’il fait image hors de lui-même, le poème se caractérise aussi par sa clôture : la terre est la femme qui est le poème. Le poète ne parle qu’à la poésie / poème… dénudée de tout artifice.

Circularité

Cette autoréférentialité est marquée par une structure circulaire : le poème s’ouvre sur « La terre » et termine par « Tout le soleil sur la terre / Sur les chemins de ta beauté ».

Elle / tu = la femme la poésie ?

L’inhibition de la représentation permet d’attribuer aux pronoms plusieurs référents : elle et tu renvoient tout autant à la femme aimée, qu’à la terre ou à la poésie elle-même, comme dans l’Aurélia de Nerval. Ainsi l’image devient-elle, conformément au projet mallarméen, « subdivision prismatique de l’Idée » [17].

 

Dans la poésie d’Éluard, la structure de l’image, en tant que nom-chose, peut donc être pensée comme l’architectonique du poème, un poème tourné tout entier vers ce « donner à voir » qui est aussi un donner à sentir et à éprouver.

Le poème extrait de L’Amour la poésie, qui nous a servi d’exemple, garde pourtant une part de mystère dans ce vers : « Ils ne vous donnent plus à chanter », qui fait écho à la clausule de l’Illumination « Conte » de Rimbaud : « La musique savante manque à notre désir ». Cette suprématie du voir semble induire en même temps une poétique du silence, qui est aussi d’une certaine manière, un échec de la poésie en son lyrisme.


1

André Breton, Point du jour [1934], Paris, Gallimard, 1970, p. 26.

2

Gustave Guillaume, Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française [1919], Roch Vallin (éd.), Paris – Québec, A. G. Nizet – Presses de l’Université Laval, 1975. Ouvrage cité d’après la base de données « Gustave Guillaume » (v2.0), en ligne à l’adresse suivante : http://nlip.pcu.ac.kr/gustave/v2_search_b.htm.

3

Voltaire, art. « Éloquence », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), Paris, Briasson, 28 vol., 1751-1772, t. V, 1755, p. 529.

4

Jean-François Marmontel, art. « Image », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), 3e éd., Genève, J.-L. Pellet, 39 vol., 1777-1780, t. XVIII, 1778, p. 362.

5

Aristote, Rhétorique, Benoît Timmermans (éd.), Charles-Émile Ruelle et Patricia Vanhemelryck (trad.), Paris, Librairie générale française (Le livre de poche ; 4607), 1991, p. 317.

6

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer – Illuminations, Pierre Brunel (éd.), Paris, Librairie générale française, 1998, p. 49.

7

C’est en 1901, dans Psychopathologie de la vie quotidienne, que Sigmund Freud explicite le double fonctionnement du lapsus : « […] le facteur positif, favorisant le lapsus, c’est-à-dire le libre déroulement des associations, et le facteur négatif, c’est-à-dire le relâchement de l’action inhibitrice de l’attention, agissent presque toujours simultanément, de sorte que ces deux facteurs représentent deux conditions, également indispensables, d’un seul et même processus ». Pour Freud, les lapsus ne sont donc pas une simple contamination sonore, mais trouvent leur origine dans « une source en dehors du discours » et « cet élément perturbateur est constitué soit par une idée unique, restée inconsciente, mais qui se manifeste par le lapsus et ne peut, le plus souvent, être amenée à la conscience qu’à la suite d’une analyse approfondie, soit par un mobile psychique plus général qui s’oppose à tout l’ensemble du discours ». Ouvrage cité d’après l’édition électronique établie par Gemma Paquet et disponible à l’adresse suivante (citations extraites de la page 49) : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/psychopathologie_vie_quotid/Psychopahtologie.pdf.

8

Arthur Rimbaud, Œuvres, Jean-Luc Steinmetz (éd.), Paris, Flammarion (GF), 3 vol., 1989, t. I, p. 143-145.

9

Gustave Guillaume, Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Québec – Paris, Presses de l’Université Laval – Klincksieck, 1973, p. 127.

10

Paul Éluard, Capitale de la douleur [1926], suivi de L’Amour la poésie, préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard (Poésie/Gallimard ; 1), 1966, p. 153.

11

Laurence Bougault, « La référence dans Poésie de P. Jaccottet : opacité textuelle ou effet de connivence ? », in Styles, genres, auteurs. 3, “La Chanson de Roland”, Aubigné, Racine, Rousseau, Balzac, Jaccottet, Catherine Fromilhague et Anne-Marie Garagnon (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 191-206.

12

Paul Éluard et ses amis peintres : 1895-1952 (Catalogue de l’exposition du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 4 novembre 1982-17 janvier 1983), Annick Lionel-Marie (éd.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1982, p. 198.

13

Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Variation sur un sujet, in Œuvres complètes, Henri Mondor et G. Jean-Aubry (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 65), 1945, p. 365.

14

Voir Michel Collot, La Poésie moderne et la Structure d’horizon, Paris, PUF (Écriture), 1989.

15

Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Flammarion (Champs ; 113), 1982, p. 10 (nous soulignons).

16

Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie : 1972-1990, Paris, Mercure de France, 1992, p. 82.

17

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés, in Œuvres complètes, p. 455.