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L’image
Laurence Bougault
Université
Rennes II
Lidile
bougault.laurence@gmail.com
Résumé : On
tentera d’appréhender l’image non plus seulement en termes de
substitution mais plutôt dans ses liens intrinsèques avec la
nomination. Pour ce faire, on tentera de replacer en système des faits
qui participent d’une poésie du nom, laquelle refuse cependant toute
représentation. On envisagera dans un premier temps les stratégies
négatives d’inhibition de la fonction représentative du langage avant
d’aborder les stratégies positives visant à faire de l’image un « nom
de discours » capable de donner à voir. Enfin, on abordera l’image
comme tentative de saisie de l’Indéfait du monde.
Abstract: An
attempt to understand the image not only in terms of substitution but
rather its intrinsic links with the appointment. To do so, we will try
to replace in system events that are part of a poetry of the name,
however, which refuses any representation. We consider initially
negative strategies that produce inhibition of the representative
function of language before turning positive strategy to make the
image a “name of speech” that can “give to see”. Finally, we’ll
discuss the image as an attempt to capture the Indéfait
(the One) of the world.
[…] lendemain
de chenille en tenue de bal veut dire : papillon. Mamelle
de cristal veut dire : une carafe. Etc. Non, Monsieur,
Saint-Pol-Roux ne veut pas dire : rentrez votre papillon
dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain
qu’il l’a dit [1].
Peut-il y avoir
dans le langage d’autres solutions que des solutions empiriques des
problèmes de la pensée ? Assurément non, tant qu’il s’agit d’un besoin
primordial d’expression ; il fallait que la pensée s’exprimât : peu
importait comment. Mais une fois le moyen d’expression primaire créé,
la pensée qui en fait usage ne tarde pas à en éprouver l’insuffisance,
l’imperfection ; ce qui entraîne une critique secondaire, inconsciente
et ininterrompue, en même temps qu’une recherche des innovations de
système propres à atténuer le défaut senti [2].
Le mot « image »
est absent de la rhétorique gréco-romaine. Il apparaît au XVIIIe siècle sous la plume de
Voltaire :
Quiconque est
vivement ému, voit les choses d’un autre œil que les autres hommes.
Tout est pour lui objet de comparaison rapide, et de métaphore : sans
qu’il y prenne garde il anime tout, et fait passer dans celui qui
l’écoute, une partie de son enthousiasme. Un philosophe très éclairé a
remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est
plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle
tropes. Ainsi dans toutes les langues le cœur brûle, le
courage s’allume […]. La nature se peint partout dans ces images
fortes devenues ordinaires [3].
Marmontel en donne
la définition dans l’article « Image » :
[…] espèce de
métaphore, qui, pour donner de la couleur à la pensée, et rendre un
objet sensible s’il ne l’est pas, ou plus sensible s’il ne l’est pas
assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais ceux
d’un objet analogue [4].
Ces théories de
l’image ne distinguent pas un fonctionnement selon le genre, ce que ne
faisait pas Aristote, qui proposait deux définitions sensiblement
différentes de la métaphore dans la Rhétorique et dans la
Poétique… Selon ce dernier, dans un régime de
fonctionnement rhétorique, on peut « exprimer sa pensée avec des
métaphores et des épithètes pourvu qu’on se garde du style
poétique » [5]. Il y a donc différents
régimes de fonctionnement de l’image, dont un seul est « poétique ».
C’est au chapitre XXII de la Poétique qu’Aristote
développe l’usage de la métaphore en régime poétique. Celle-ci relève
des « noms inhabituels » et comporte un risque intrinsèque : l’énigme.
La perspicacité d’Aristote l’emporte donc grandement sur celle de ses
prédécesseurs sur deux points : sa définition insiste sur l’essence
fondamentalement nominale de l’image, elle met en avant un régime
dynamique dont le point d’aboutissement est l’énigme, ce qui permet
finalement de repositionner les poètes dits parfois « illisibles » au
point d’arrivée de ce fonctionnement. Alors qu’en régime rhétorique,
la métaphore doit rendre plus visible, en régime poétique, elle
apporte « l’insolite » tout en faisant « voir le semblable » là où il
ne s’impose pas de manière évidente.
La parenté entre
l’énigme et l’image est donc de nature poétique. Dans la poésie
moderne, elle entre dans un complexe travail sur le nom. La fonction
représentative semble inhibée au profit d’un autre fonctionnement,
rarement clairement explicité par la critique. Cette inhibition varie
selon la densité des images / métaphores / comparaisons qui sont
d’essence nominale. Lorsqu’on atteint le niveau de l’énigme, la poésie
n’est plus représentative. On quitte le modèle saussurien du signe
linguistique (qui est aussi un modèle nominal uniquement).
C’est ce qui se
passe par exemple dans la poésie de Rimbaud : « Vous qui aimez dans
l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives […] »
(Une saison en enfer [6]). La description de l’image ne
fonctionne pas si l’on reste dans l’idée saussurienne du signe. En
effet, il est quasi impossible de fonctionner sur l’idée d’un « Sé »
qui renvoie à un « Rt »… car tous les mécanismes de représentation
habituels sont inhibés. Il n’y a ni représentation ni référenciation.
Il faut donc renoncer à l’idée d’un sens figuré, déchiffrable dans une
logique de représentation.
Notons à ce propos
que l’image surréaliste, si amplement commentée, n’est pas une
sous-catégorisation de l’image. Si les surréalistes ont largement
insisté sur sa définition et son rôle clé dans l’élaboration du poème,
c’est qu’elle existait déjà. En revanche, la naissance de la
psychanalyse permet aux théoriciens du surréalisme, Breton en tête, de
mieux décrire ses fonctions. Dans de nombreux cas, il pourrait en
effet s’agir de rendre visible une image mentale qui fonctionne selon
les lois de l’inconscient, comme le lapsus, par association, et
qui permette de dresser le portrait de l’intériorité du moi autant,
voire plus, que de l’extériorité du monde [7].
Ce que décrivait
déjà Rimbaud dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 :
Le poète se fait
voyant par un long, immense et raisonné
dérèglement de tous les sens. Toutes les
formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il
épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de
toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade,
le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il
arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà
riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il
finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! […]
si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est
informe, il donne de l’informe. Trouver une langue [8].
Dans une telle
logique, il n’y a donc pas de sens figuré (« J’ai voulu dire ce que ça
dit, littéralement et dans tous les sens », dit, selon la légende,
Rimbaud à sa mère), mais un poème complet qui témoigne de quelque
chose qui ne peut être dit autrement. Les images localisables ne sont
que les trouvailles linguistiques permettant de rendre compte de
cela.
Mais, étonnamment,
cette logique est aussi celle de la langue, si on en croit Gustave
Guillaume :
Une idée ne peut
pas inventer pour elle un signe convenant, mais peut trouver pour
elle, dans la sémiologie existante, un signe qui puisse lui être
transporté, et qui, n’ayant pas été fait expressément pour elle, ne
lui est convenant que par la perte de son ancienne convenance. On
chemine ainsi [9].
Étudier l’image
dans la poésie d’Éluard reviendra donc à étudier une sémiose globale,
qui insiste sur la fonction créatrice du langage et la maximalise, au
détriment de ses fonctions représentationnelle et communicationnelle
et conformément à l’étymologie de poiesis.
Je limiterai cette
étude à un seul poème, « Premièrement », qui porte l’image sans doute
la plus célèbre de Paul Éluard : « La terre est bleue comme une
orange », pour tenter d’approcher les phénomènes ponctuels en les
replaçant dans la globalité de la sémiose poétique.
La terre est bleue
comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent
pas Ils ne vous donnent plus à chanter Au tour des baisers
de s’entendre Les fous et les amours Elle sa bouche
d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels
vêtements d’indulgence À la croire toute nue. Les
guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un
collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as
toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur
les chemins de ta beauté [10].
Nous repartirons de
la classification aristotélicienne, toujours si fine. L’image fait
partie des noms. Ou, pour le dire de manière moins stricte, l’image
entretient une relation étroite avec la nomination.
En allant plus
loin, on peut considérer que l’image impose une schize entre
nommer et représenter. Alors que
nommer permet d’établir un lien entre le langage et le
monde, par un acte fondateur qui peut évoquer le pari pascalien,
représenter permet de construire des systèmes
relativement clos sur eux-mêmes, essentiellement logiques et
conceptuels. C’est ce que rappelle Foucault dans Les Mots et les
Choses.
On peut donc
considérer l’image comme un nom neuf, créé pour coller plus
adéquatement à la « réalité » visée (je mets des guillemets à
« réalité » car celle-ci peut être tout aussi bien objective que
subjective). Mais pour que cette opération de nomination fonctionne,
le poète doit au préalable inhiber certains mécanismes naturels du
langage, notamment la fonction représentative.
Travail négatif :
inhiber la représentation
Ce travail
négatif est perceptible dans plusieurs usages linguistiques,
récurrents dans le poème.
Détermination
nominale
L’emploi de
l’article défini de préférence à l’indéfini donne une double
lecture possible : universelle et déictique. J’ai décrit ce
fonctionnement dans un article sur Jaccottet [11]. On pourrait reprendre ici l’essentiel de
ce paradoxe poétique. L’omniprésence de l’article défini
maintenant une lecture soit générique soit déictique, induit à
réception un sentiment double : soit de présence et de connivence,
soit d’abstraction, les deux pouvant d’ailleurs coexister.
Ce
fonctionnement est très marqué dans notre corpus, par exemple dans
les groupes nominaux : « les mots ne mentent pas », « Au tour des
baisers de s’entendre », « Les fous et les amours », « Les guêpes
fleurissent vert », etc.
Chaînes de
référence
Ce paradoxe est
encore renforcé bien sûr par l’absence de la source dans les
chaînes de référence, c’est le cas en particulier pour le
personnage féminin qui, comme souvent chez Éluard, apparaît
d’abord sous la forme « elle » puis sous la forme « tu » sans
renvoyer de manière explicite à un référent identifiable.
Contre la
caractérisation
La
caractérisation pourrait permettre de réduire cet effet, elle est
donc à proscrire, le nom sans caractérisant est ainsi le plus
générique possible, ou le plus familier possible. Par conséquent,
l’adjectif qualificatif est plutôt rare :
4 adjectifs / 25 noms / 10 verbes / 7 pronoms dans notre corpus.
Tout se passe comme si ce que désignent les noms était déjà connu
du lecteur et ne nécessitait aucune caractérisation.
Pour la
deixis en tant que monstration, indication, et
indexation du monde
L’absence de
source dans les chaînes de référence finit par imposer un
fonctionnement plus déictique que générique, étant donné que le
caractère universel n’est pas garanti.
C’est le cas
par exemple pour « Les guêpes fleurissent vert » / « Des ailes
couvrent les feuilles ».
Si dans « les
guêpes » on peut faire une lecture générique, elle devient
malaisée dans « des ailes ». Rétroactivement, « les guêpes »
deviennent ainsi des référents plus indiqués que génériques.
Représentation
d’un objet externe impossible
En même temps,
les images permettent difficilement de se représenter un objet
externe. Ou, pour le dire plus linguistiquement, la plupart de ces
énoncés dérogent aux lois logiques du langage :
- une orange
n’est pas bleue ;
- les guêpes ne
sont pas vertes ;
- les guêpes ne
fleurissent pas…
On se demandera
donc si le travail positif ne consiste pas à créer un inexistant,
ou à le donner à voir.
Travail positif :
l’image comme « nom de discours » original pour donner à voir
Malgré
l’inhibition de la représentation, les images sont perçues par le
lecteur sans sentiment d’hermétisme, contrairement à ce qui se passe
par exemple chez Rimbaud. Ce qui est donné à voir est inhabituel
mais visualisable.
La fonction de
l’image serait donc de donner à voir non pas une réalité déjà figée
par le travail de la représentation, mais une réalité vivante,
c’est-à-dire chargée de sa densité de sensations et de
sentiments.
L’image
permettrait ainsi une démarche im-médiate (c’est-à-dire où les
relations logiques sont court-circuitées et par là, les concepts
visant à représenter le monde). Cette démarche, Éluard la décrit à
propos de Picasso : « Picasso est devant un poème comme le poète
devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. Et voici que
l’objet virtuel naît de l’objet réel, qu’il devient réel à son tour,
voici qu’ils font image, du réel au réel, comme un mot avec tous les
autres » [12]. Cette démarche, on le
conçoit, n’est pas réductible à la notion d’imaginaire car sa
fonction est encore de faire dialoguer le réel avec le réel. De même
que le peintre est l’introducteur par excellence à la réalité, le
poème travaille à donner à voir. La poiesis ou création
prime sur la reproduction, par quoi c’est le résultat qui est réel,
qui devient réel. Le poème est un objet du monde et non l’imitation
d’un objet du monde.
Une structure
par juxtapositions : le mot-touche
Si le poème est
un objet du monde, le mot n’est plus un signe composé d’un
signifiant et d’un signifié, renvoyant à un référent, mais un
objet qu’on dispose sur la page devenue toile (métaphore chère à
Mallarmé). Ce que laissent comprendre un certain nombre de faits
textuels.
L’absence de
ponctuation
L’absence de
liens logiques et de hiérarchisation phrastique : les
propositions et groupes nominaux sont posés côte à côte.
La
répétition
La répétition
vient renforcer la juxtaposition.
Du sens par
contiguïtés ou les connexions obliques
Cette relative
« simplicité » des images tient souvent à la présence de
connexions obliques qui opèrent par contiguïté :
- l’orange
n’est pas bleue mais l’orange possède une ressemblance avec la
terre : /ROND/ ;
- les guêpes ne
fleurissent pas mais se trouvent sur les arbres en
fleurs ;
- les « joies
solaires » évoquent le sentiment que provoque le soleil ;
- la mise en
présence de « solaires » et « soleil » décrit l’éclat de la
beauté de l’être aimé.
Des créations
picturales
De plus, les
images d’Éluard renvoient à un visible qu’il est facile de
reconstruire : l’enchaînement « L’aube se passe autour du cou / Un
collier de fenêtres » évoque aisément la projection de la lumière
des fenêtres sur un corps situé dans la pièce.
Donner à
sentir, défense de savoir
La mise en
relation oblique et contiguë de certains mots permet finalement de
créer une isotopie qui travaillera tantôt sur la sensation, tantôt
sur le sentiment.
La
sensation
L’association
de « guêpes » / « fleurissent » / « solaires » / « soleil »
renvoie ainsi volontiers à la sensation /ÉTÉ/.
Le
sentiment
De même, le
sentiment amoureux s’inscrit fortement dans le texte par
l’association des mots : « baisers » / « amours » /
« sourires » / « alliance » / « indulgence » / « nue » /
« fleurissent » / « joies » / « beauté ».
L’inhibition
des mécanismes de la représentation conceptuelle permet ainsi au
lecteur de passer facilement à une lecture oblique, fondée sur
un double dispositif de contiguïtés : contiguïté des réalités du
monde extérieur (guêpes => feuilles
par exemple) et contiguïté des mots renvoyant à une même
réalité, généralement immatérielle.
Principe
généralisant de la prévalence de l’image : le nom au détriment du
verbe
Cette poésie de
la chose vue, poésie-peinture, préfère éviter le procès qui crée
du mouvement dans l’image.
Un exemple très
marqué de cette stratégie est fourni par le vers : « Au tour des
baisers de s’entendre ». La structure nominale permet d’éviter
l’actualisation du verbe. Le vers est paraphrasable par :
Maintenant, les baisers s’entendent, mais la
structure se rapproche davantage de l’ellipse du présentatif :
c’est au tour des baisers de s’entendre, qui permet
de focaliser l’attention du lecteur sur le terme « baisers »,
lequel travaille dès lors en opposition et substitution à
« mots ».
On observe le
même évitement du verbe dans la plupart des vers de la
strophe 1 :
Jamais une
erreur […] Les fous et les amours Elle sa bouche
d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels
vêtements d’indulgence À la croire toute nue.
C’est donc un
principe d’écriture général. L’effet à réception est celui d’un
poème-tableau, hors de toute actualisation, ou, si l’on préfère,
dont il n’existe aucune autre actualisation que celle produite par
sa lecture-contemplation.
L’image et la
Totalité
Néanmoins, le
poème diffère de la toile en raison de son haut degré d’abstraction.
L’image picturale est limitée par son cadre. Au contraire, l’image
poétique peut s’offrir le luxe de la totalité. Sa vocation première
rejoint ainsi celle de la poésie elle-même, telle que décrite par
Yves Bonnefoy. L’innommable qu’il s’agirait d’indiquer peut alors
être compris comme cet Indéfait du monde longuement évoqué par
Bonnefoy dans ses Entretiens sur la poésie.
Il est donc
possible d’accéder à une autre fonction de l’image en régime
poétique : l’indication de l’Un du monde, de l’Indéfait, qui va
s’exprimer à la fois dans l’image et dans l’expression de la
totalité, car s’il est impossible de représenter l’Indéfait, il peut
être suggéré par divers tours et détours (« ne garder de rien que la
suggestion », dit Mallarmé [13]).
Dire l’Indéfait
du monde : l’image comme synthèse d’un cosmos
L’image a dès
lors un rôle stratégique à jouer en rassemblant l’épars. C’est ainsi
qu’on peut comprendre celle qui ouvre le poème : « La terre est
bleue comme une orange ».
PRISME
COMPLET
primaire
/bleu/ complémentaire /orange/
La terre est
bleue comme une orange => d’une couleur semblable à l’orange
(relation
métonymique)
ROND
L’image permet
effectivement une double transformation : l’orange et la terre sont
rondes. Mais la couleur de l’orange et le bleu de la terre renvoient
à la totalité du prisme des couleurs puisque la couleur orange est
la couleur complémentaire du bleu. Ainsi s’ordonne une terre Une,
ronde, mais enfermant aussi toutes les couleurs possibles et
pensables, et par-delà, toute la lumière.
Il n’est donc pas
étonnant que cette image si emblématique de la tension poétique vers
l’Indéfait du monde soit placée en tête du poème, et ait connu une
telle notoriété.
Plus
généralement, le poème va fonctionner comme un monde…
Le poème est un
monde, le monde est un poème
Comme expression
et indication de l’Indéfait, le poème fonctionne à plein tel que
Michel Collot le décrit [14], à
la fois entièrement autoréflexif et renvoyant au monde par
reflet.
Par conséquent,
un certain nombre d’images fonctionnent comme une allégorie de la
poésie, notamment, la femme-paysage (si chère à Nerval), ou comme un
symbole : « Au tour des baisers de s’entendre » impose l’idée d’une
alliance entre les sujets, mais aussi entre le dicible et le
sensible.
Femme-paysage
- « Tout le
soleil sur la terre » : soleil + terre = totalité, renforcée par
« tout le » ;
- « Sur les
chemins de ta beauté » : terre = chemins de ta beauté => ta
beauté est la terre + les joies solaires = tu es un
cosmos / paysage à voir ;
- « L’aube se
passe autour du cou / Un collier de fenêtres » : femme citadelle
mais aussi femme qui porte l’aube…
L’alliance
- « Elle sa
bouche d’alliance » ;
- « mots » / « baisers » ;
- « Au tour des
baisers de s’entendre ».
La syllepse de
sens en fin de vers sur « s’entendre » permet de jouer sur le sens
propre : les baisers font un son qu’on entend et sur
le sens figuré de se comprendre.
On peut de
surcroît comprendre la voix pronominale selon une logique de
syllepse aussi : en l’interprétant comme une diathèse passive :
on entend les baisers, ou bien en lui conservant un
sens réfléchi : les baisers se comprennent l’un
l’autre.
La valeur
concrète et sonore est largement mise en avant par la présence de
« chanter » dans le cotexte et par l’assonance en [an] :
Jamais une
erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus à
chanter Au tour des baisers de s’entendre
Par un jeu
associatif, il est aisé de percevoir : les mots ne font plus
chanter => silence => maintenant on peut entendre les
baisers. On arrive donc à une troisième possibilité sémantique :
« Au tour des baisers de s’entendre » = de se faire
entendre.
La syllepse
apparaît du coup comme un puissant moyen de rassemblement de
l’épars et de la diversité.
Tout est dans le
poème : Totalité et Infini de l’universelle analogie
L’expression de
la totalité va alors renforcer cette sémiose essentiellement
analogique, où le tout du monde est contenu dans le poème.
La totalité
comme quête de l’Absolu
La fréquence du
mot « tout » renvoie ainsi à cette quête de l’Absolu chère à
Mallarmé et que Bonnefoy décrit ainsi :
Ce n’est pas
mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un
dépassement de la beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je
vois me comble, et il m’arrive même de croire que la ligne pure
des cimes, la majesté des arbres, la vivacité du mouvement de
l’eau au fond d’un ravin, la grâce d’une façade d’église,
puisqu’elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne
peuvent qu’avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a
un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés
peut-être, une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter
avec force pour que l’absolu se déclare, au bout de
nos errements. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu [15].
De l’Absolu à
la Présence
C’est de ce
surgissement de l’Absolu que pourra naître une présence pleine qui
renvoie moins à la douleur de la perte de l’être aimé qu’à son
dépassement capital par la poésie.
[…] il n’est de
présence vraie que si la sympathie, qui est la connaissance en son
acte, a pu passer comme un fil non seulement par quelques aspects
qui se prêtent aux rêveries mais par toutes les dimensions de
l’objet, du monde, les assumant, les réintégrant à une unité que
je sens pour ma part que nous garantit la terre, en son évidence,
la terre qui est la vie [16].
Cette citation
d’Yves Bonnefoy permet finalement de comprendre le passage de la
première à la deuxième strophe. Le elle qui devient
le tu est alors le médiateur de cet accès à la
présence dans l’Un, dans la mesure où c’est par elle
que la sympathie – « connaissance en son acte » – trouve une voie,
à cause des baisers qui permettent aussi l’alliance, une alliance
non tant avec la femme qu’avec la terre.
Le poème ne
ment pas car il ne dit que lui-même
Du coup, s’il
fait image hors de lui-même, le poème se caractérise aussi par sa
clôture : la terre est la femme qui est le poème. Le
poète ne parle qu’à la poésie / poème… dénudée de tout
artifice.
Circularité
Cette
autoréférentialité est marquée par une structure circulaire : le
poème s’ouvre sur « La terre » et termine par « Tout le soleil
sur la terre / Sur les chemins de ta beauté ».
Elle / tu
= la femme la poésie ?
L’inhibition
de la représentation permet d’attribuer aux pronoms plusieurs
référents : elle et tu renvoient tout
autant à la femme aimée, qu’à la terre ou à la poésie elle-même,
comme dans l’Aurélia de Nerval. Ainsi l’image
devient-elle, conformément au projet mallarméen, « subdivision
prismatique de l’Idée » [17].
Dans la
poésie d’Éluard, la structure de l’image, en tant que nom-chose,
peut donc être pensée comme l’architectonique du poème, un poème
tourné tout entier vers ce « donner à voir » qui est aussi un
donner à sentir et à éprouver.
Le poème
extrait de L’Amour la poésie, qui nous a servi
d’exemple, garde pourtant une part de mystère dans ce vers :
« Ils ne vous donnent plus à chanter », qui fait écho à la
clausule de l’Illumination « Conte » de Rimbaud : « La musique
savante manque à notre désir ». Cette suprématie du voir semble
induire en même temps une poétique du silence, qui est aussi
d’une certaine manière, un échec de la poésie en son
lyrisme.
1 | André Breton,
Point du jour [1934], Paris, Gallimard, 1970, p. 26. | 2 | Gustave Guillaume, Le Problème de l’article et sa
solution dans la langue française [1919], Roch Vallin (éd.),
Paris – Québec, A. G. Nizet – Presses de l’Université Laval, 1975. Ouvrage cité d’après la base de données « Gustave Guillaume » (v2.0), en ligne à l’adresse suivante : http://nlip.pcu.ac.kr/gustave/v2_search_b.htm. | 3 | Voltaire, art. « Éloquence », in Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), Paris, Briasson,
28 vol., 1751-1772, t. V, 1755, p. 529. | 4 | Jean-François Marmontel, art. « Image », in
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers, Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.),
3e éd., Genève,
J.-L. Pellet, 39 vol., 1777-1780, t. XVIII, 1778, p. 362. | 5 | Aristote,
Rhétorique, Benoît Timmermans (éd.), Charles-Émile Ruelle
et Patricia Vanhemelryck (trad.), Paris, Librairie générale française
(Le livre de poche ; 4607), 1991, p. 317. | 6 | Arthur Rimbaud, Une saison en enfer – Illuminations, Pierre Brunel (éd.), Paris, Librairie générale française, 1998, p. 49. | 7 | C’est en 1901, dans Psychopathologie de la vie
quotidienne, que Sigmund Freud explicite le double
fonctionnement du lapsus : « […] le facteur positif, favorisant le
lapsus, c’est-à-dire le libre déroulement des associations, et le
facteur négatif, c’est-à-dire le relâchement de l’action inhibitrice
de l’attention, agissent presque toujours simultanément, de sorte que
ces deux facteurs représentent deux conditions, également
indispensables, d’un seul et même processus ». Pour Freud, les lapsus
ne sont donc pas une simple contamination sonore, mais trouvent leur
origine dans « une source en dehors du discours » et
« cet élément perturbateur est constitué soit par une idée unique,
restée inconsciente, mais qui se manifeste par le lapsus et ne peut,
le plus souvent, être amenée à la conscience qu’à la suite d’une
analyse approfondie, soit par un mobile psychique plus général qui
s’oppose à tout l’ensemble du discours ». Ouvrage cité d’après l’édition électronique établie par Gemma Paquet et disponible à l’adresse suivante (citations extraites de la page 49) : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/psychopathologie_vie_quotid/Psychopahtologie.pdf. | 8 | Arthur Rimbaud,
Œuvres, Jean-Luc Steinmetz (éd.), Paris, Flammarion (GF),
3 vol., 1989, t. I, p. 143-145. | 9 | Gustave
Guillaume, Principes de linguistique théorique de Gustave
Guillaume, Québec – Paris, Presses de l’Université
Laval – Klincksieck, 1973, p. 127. | 10 | Paul Éluard, Capitale de la douleur [1926], suivi de L’Amour la poésie, préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard (Poésie/Gallimard ; 1), 1966, p. 153. | 11 | Laurence Bougault, « La
référence dans Poésie de P. Jaccottet : opacité
textuelle ou effet de connivence ? », in Styles, genres,
auteurs. 3, “La Chanson de Roland”, Aubigné, Racine, Rousseau,
Balzac, Jaccottet, Catherine Fromilhague et Anne-Marie
Garagnon (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne,
2003, p. 191-206. | 12 | Paul Éluard
et ses amis peintres : 1895-1952 (Catalogue de l’exposition
du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris,
4 novembre 1982-17 janvier 1983), Annick Lionel-Marie (éd.), Paris,
Centre Georges Pompidou, 1982, p. 198. | 13 | Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in
Variation sur un sujet, in Œuvres
complètes, Henri Mondor et G. Jean-Aubry (éd.), Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 65), 1945,
p. 365. | 14 | Voir Michel Collot, La Poésie moderne et la
Structure d’horizon, Paris, PUF (Écriture), 1989. | 15 | Yves Bonnefoy,
L’Arrière-pays, Paris, Flammarion (Champs ; 113),
1982, p. 10 (nous soulignons). | 16 | Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie :
1972-1990, Paris, Mercure de France, 1992,
p. 82. | 17 | Stéphane Mallarmé, Un coup de dés,
in Œuvres complètes, p. 455. |
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