Dossier : <i>Ethos</i> et <i>Pathos</i> II


La question du sublime dans Capitale de la douleur

Marjolaine Vallin

Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II

Résumé :
La notion de sublime a été définie doublement et contradictoirement au fil de son histoire : comme superlatif du beau ou comme ravissement indicible. Le recueil Capitale de la douleur peut se rattacher de trois manières à ces deux acceptions du sublime. D’abord, certains de ses poèmes peuvent être qualifiés de sublimes en raison de leur proximité lexicale et métaphorique avec l’extase dépeinte par les poètes mystiques et baroques. Ensuite, c’est son lyrisme, un lyrisme de la verticalité dans l’immanence, qui permet de le définir comme sublime. Mais c’est surtout les ambivalences du lyrisme du recueil, manifestes dans sa composition, qui reproduisent la tension anthropologique et stylistique définitoire du sublime.

Abstract:
The concept of the sublime has been defined contradictorily over its history: as the superlative of beautiful or as unspeakable rapture. Capitale de la douleur can be linked in three ways to these two meanings of the sublime. First, some of its poems can be described as sublime because of their lexical and metaphorical proximity to the ecstasy portrayed by the mystical and baroque poets. Then it is its lyricism, a lyricism of verticality in immanence, which allows to define it as sublime. But it is especially ambivalences of lyricism, evident in the composition of the book, that reproduce the anthropological and stylistic tension which defines the sublime.

« Une catégorie comme celle du sublime est-elle opératoire pour penser l’évolution ou tout au moins certaines caractéristiques de la poésie du XXe siècle ? » s’interroge Jean-Pierre Zubiate [1], qui finit par répondre par l’affirmative au terme de son analyse. En effet, selon lui, bien que la poésie moderne mette en scène la finitude de l’esprit, traduise une expérience se déroulant sur un plan horizontal et non plus vertical, il existe un sublime poétique moderne qui se déploie dans le cadre de l’immanence et qui se définit par son altérité, son exigence éthique et sa soif d’infini : « le sublime se renouvelle en prenant ses distances par rapport à la catégorie de l’élévation ou de la hauteur au sens classique du terme » [2].

Qu’en est-il du recueil Capitale de la douleur au programme de l’agrégation de lettres en 2014 [3] : peut-on le rattacher au sublime et si oui, comment ? L’objectif de cet article est de s’interroger sur la relation complexe qu’entretient le recueil de 1926 avec le sublime.

Lyrisme et sublime

Attardons-nous d’abord à rappeler la définition contradictoire du sublime.

Le sublime, à la fois catégorie rhétorique, esthétique et métaphysique, adjectif et substantif, peut se définir, comme le rappelle Anne Souriau [4], par rapport au beau : le beau désignant la valeur esthétique, le sublime désigne alors l’intensité de cette valeur esthétique, « le superlatif du beau » [5], et se manifeste par la parole ornée, qui suscite harmonie et s’allie à la lumière, à la contemplation et au calme.

Mais le sublime, depuis l’époque romantique, s’entend comme le contraire du beau et de la grâce ainsi que le rappelle Baldine Saint Girons [6] : il se produit lors du ravissement du sujet, de son élévation devant un spectacle grandiose, terrifiant ou monstrueux, de sa rencontre après les épreuves avec le mystère, la merveille, la divinité. Ce sublime métaphysique est celui de l’extase où la parole s’abolit devant l’indicible et l’infini et où le sujet s’élève au-delà de l’humain. Le style sublime s’épanouit alors dans une verticalité dynamique, dans le silence, et se traduit par l’ellipse, la litote ou l’oxymore puisque « entre Dieu et les hommes, la distance est telle que les mots seront toujours insuffisants à dire la grandeur de Dieu » [7].

Cette seconde définition entre en relation avec celle du lyrisme selon Jean-Michel Maulpoix : le lyrisme qui consiste en un désir d’élévation et de célébration [8] a partie liée avec le sublime [9] et le sacré [10]. Le lyrisme est alors défini « comme le mouvement escaladant de la parole par lequel le sujet se fraie un passage vers l’idéal […] et comme la passion ou le ravissement du sujet dans le langage » [11], la poésie devenant une nouvelle religion : « Par la grâce du lyrisme, poésie et religion échangent leurs vertus, soit que le sentiment religieux fonde l’entreprise poétique, soit que le poétique assure sa relève en temps de détresse » [12].

La mystique éluardienne

Dès lors, lyrisme et mystique se répondent. Plusieurs critiques n’ont pas manqué de souligner la dimension mystique de la poésie d’Éluard, et notamment celle de Capitale de la douleur, même si les mots sublime, extase ou élévation n’y figurent pas : Roland de Renéville, Jean Perrot, Nicole Boulestreau, Jean-Charles Gateau, et dernièrement Jean-Louis Benoît [13].

En quoi consiste le lyrisme de l’extase de Capitale de la douleur ?

L’extase, terme issu du latin ecclésiastique extasis venant du grec ekstasis (déplacement, égarement, ravissement), désigne le fait d’être hors de soi, dans un état de stupeur, de transe. Le terme appartient d’abord au vocabulaire de la religion pour désigner l’état particulier d’une personne, transportée hors d’elle-même, en union intime avec la divinité ; il est employé en particulier chez les mystiques chrétiens (Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Denys l’Aréopagite) puis baroques. Pour un poète athée comme Éluard, il n’est cependant pas sacrilège d’utiliser le mot, pour deux raisons.

D’une part, le titre de la seconde section de Capitale de la douleur, « Mourir de ne pas mourir », est emprunté à un vers de la glose du cantique « Vivo sin vivir en mi » proposée par la mystique espagnole sainte Thérèse d’Avila brûlant de mourir d’amour pour Dieu et de s’unir ainsi à Lui ; on retrouve l’expression dans la poésie des XVIe et XVIIe siècles, sous la plume de Racan dans son psaume XVIII par exemple, mais aussi dans le proverbe 128 des 152 proverbes mis au goût du jour (1925) écrits en collaboration avec Benjamin Péret (« Mieux vaut mourir d’amour que d’aimer sans regrets »). Éluard, lors de la parution de Mourir de ne pas mourir en 1924, mettait en exergue une bribe – « Je meurs… » – du vers « Que muero porque no muero » [Que je meurs de ne mourir pas]. D’autre part, le goût pour l’ésotérisme et la mystique amoureuse chez les surréalistes [14] et chez Éluard notamment [15], se conjugue chez ce dernier à son penchant pour les poètes baroques (Tristan L’Hermite, Saint-Amant, Théophile de Viau, François Maynard) et mystiques (Jean-Baptiste Chassignet) représentés par exemple dans sa Première anthologie vivante de la poésie du passé.

Plus profondément, Nicole Boulestreau montre les affinités lexicales et métaphoriques entre certains poèmes de Capitale de la douleur et la poésie mystique et baroque du XVIIe siècle, notamment la référence à la lumière du soleil comme miroir de Dieu : « La vision du soleil comme miroir de Dieu est fondatrice de l’expérience des mystiques baroques du XVIIe siècle » [16] explique-t-elle. Dans le recueil de 1926, le fréquent rapprochement entre la femme et le soleil ou la lumière [17] peut en effet se lire comme la reprise d’une image chère aux mystiques [18] : lorsque la femme « est » « à minuit », « un nouvel astre de l’amour se lève de partout » et la nuit disparaît (« fini, il n’y a plus de preuves de la nuit », CD, 137) ou bien s’unit harmonieusement au jour (« Ô douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour », CD, 98). La femme est lumière qui « se cache » sur elle (CD, 97) parce que ses yeux sont « de véritables dieux » (CD, 115) qui contiennent le soleil : « Un soleil tournoyant ruisselle sous l’écorce. / Il ira se fixer sur tes paupières closes » (CD, 98). C’est pourquoi, lorsqu’elle s’endort, « sa chute l’illumine » (CD, 52). Ainsi, les yeux de la femme sont un « miroir » qui reflète la lumière du soleil que le sujet cherche à atteindre [19] dans « L’égalité des sexes » (« Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir », CD, 51) ou dans « Celle de toujours, toute » [20].

Il y a tout particulièrement huit poèmes de Capitale de la douleur [21] que Nicole Boulestreau qualifie de « fictions d’extase » [22], où se manifestent la dépossession de soi, la disparition du sujet dans la vision, son désir de fusion et d’abolition avec l’Infini, sa défaillance au moment de l’impossible conjonction. Simplement, l’extase de la vie religieuse est déplacée chez les surréalistes vers la vie psychique, onirique, poétique ou amoureuse [23] : chez Éluard, l’Un, l’Infini, l’Inconnu qui avait le nom et la figure de Dieu reçoivent, dans cette poésie qui refuse la transcendance et l’au-delà et qui ne conçoit l’absence de limites que dans l’immanence [24], le nom de Femme : l’Autre à rejoindre est le féminin dans le berceau de la Nature [25] comme le chante le célèbre « La courbe de tes yeux » (CD, 139).

Capitale de la douleur développe ainsi une véritable religion de l’amour [26], une mystique sans Dieu qui passe par la sacralisation de la femme, être unique [27] et solaire qui se lève [28] : le poète se décrit « devant [s]a grâce comme un enfant dans l’eau, comme un bouquet dans un grand bois » (CD, 137).

Se retrouvent effectivement dans les huit poèmes identifiés par Nicole Boulestreau les signes de l’extase et du ravissement que les mystiques dépeignent. Se rencontre en effet l’immobilité (« mon désir immobile », CD, 51) d’un sujet défini par son absence de mouvement (« Je ne bouge plus », CD, 89 ; « Je ne bouge pas », CD, 91). Cette immobilité se traduit au niveau sensoriel par la privation de sensations, comme dans le sommeil [29] mais aussi dans la mort [30] : la dépossession de soi rend aveugle au monde et la joie indicible conduit au silence, au « langage intérieur » (CD, 55) ; « la bouche bien close » (CD, 55) répond aux yeux fermés [31].

La rencontre mystique s’exprime également dans un langage érotique et sensuel « puisque le vocabulaire et les métaphores sont ceux de la possession amoureuse » : « l’exultation de l’âme n’est dicible que sur le modèle de l’exultation du corps » [32] ; l’union entre le Dieu masculin (animus, logos) et l’âme féminine du mystique (anima) se traduit dans le recueil par la « volupté » (CD, 89) entre l’homme et la femme. Le champ lexical de l’amour est ainsi développé, dans les poèmes concernés, par le biais du lexème « amour » (CD, 51, 115, 141) ou de ses dérivés adjectivaux (« aimé », « aimant », CD, 140) ; se rencontre aussi celui de la nudité : « pierres nues » (CD, 51), « miracle dévêtu » (CD, 71), l’espace est « nu et clair » (CD, 89), « mon esprit est nu comme l’amour » (CD, 115).

Le sublime extatique remis en cause

Si certains poèmes de Capitale de la douleur décrivent une expérience comparable à celle vécue par les mystiques, cependant dans bien des poèmes, non répertoriés comme extatiques par Nicole Boulestreau, les motifs ou signes identifiés comme relevant de l’expérience mystique se retrouvent, ce qui conduit à douter de la nature extatique des premiers poèmes en question.

Ainsi, l’immobilité, le silence et la perte de la vue, très fréquents dans le recueil, sont rarement liés à l’extase et sont souvent marqués par une négativité douloureuse [33] – par exemple quand ils s’associent au sommeil [34] ou quand la femme est absente [35] –, sans qu’elle soit suivie de l’élan d’enthousiasme constitutif du sublime.

Ainsi, lors de la conjonction avec la divinité, le temps est aboli, suspendu, mais cet instant magique peut se transformer, dans Capitale de la douleur, en un éternel présent négatif, symbole de répétition du même, d’ennui, d’oubli. Par exemple, le poème « Leurs yeux toujours purs » [36] associe ce présent permanent à l’absence de lumière, de soleil, de miroir et de liberté : « Jours de lenteur, jours de pluie, / Jours de miroirs brisés et d’aiguilles perdues, / Jours de paupières closes à l’horizon des mers, / D’heures toutes semblables, jours de captivité » (CD, 115). Si l’absence de la femme conduit à la suppression de l’inquiétude et au repos dans le sommeil, sa disparition engendre aussi celle de la temporalité, selon le poème prophétique « Dans la brume » qui décrit les hommes comme des « pères de l’oubli » riches de « victoires sans lendemain » (CD, 125).

De la même manière, les exclamations lyriques, que Jean-Michel Maulpoix considère comme possédant « une valeur extatique » parce que l’« on y voit le poète sortir de soi, en état d’enthousiasme » [37], se rencontrent certes dans certains des huit poèmes extatiques recensés (« Absences I » et « Absences II ») mais aussi dans d’autres (par exemple dans « L’hiver sur la prairie », CD, 112) où elles n’ont pas nécessairement cette valeur (par exemple dans « À la flamme des fouets », CD, 102).

De même, si les poèmes concernés usent volontiers d’un lexique spécifiquement religieux, comme « Elle est » [38], l’ensemble du recueil abonde en lexèmes soit directement religieux, soit réactivant un sens théologique ou chrétien. En voici une liste non exhaustive : auréole (CD, 25, 28, 101, 125, 136, 139), couronne (CD, 41, 66, 109, 113, 121), grâce (CD, 15, 52, 92, 11, 137), merveille (CD, 55, 65, 107, 124, 129, 132), ange (CD, 19, 25, 68, 75, 108), icône (CD, 109), évangile (CD, 68), miracle (CD, 71), âme (CD, 30, 131), sacrifice (CD, 53), dieu (CD, 109, 115), églises (CD, 109), cloches (CD, 57, 66, 109), foi (CD, 74), aumône (CD, 92), perdition (CD, 125).

Il est donc possible de s’interroger sur le sens des images associées au sublime extatique. S’il y a un sublime dans Capitale de la douleur, il n’est pas cantonné aux seuls poèmes extatiques et doit s’entendre dans un sens plus général de convergence esthétique et éthique entre l’univers poétique et le sublime.

Si l’on se souvient de l’étymologie de sublime, venu du latin sublimis signifiant haut dans les airs [39], on ne s’étonnera pas de qualifier de sublime la poésie de Capitale de la douleur dont les affinités avec l’élément aérien et les images – formes ou figures – qui lui sont associées (vent, oiseau, vol, plume, aile), ne sont plus à démontrer [40]. Ainsi, le refus éluardien de la mesure, retrouvant la définition kantienne du sublime [41], s’exprime par la référence au vent, élément « démesuré » (CD, 58) :

Le vent est bien ici un analogon sensible du langage. Poème ou rafale, le sens n’y existe qu’à la condition de se dissiper sans cesse, de se dire donc sans se dire, ou de se dire en disant toujours autre chose, à travers une forme qui soit un défi lancé à toute forme. Le vent nous donne ainsi à l’être en une sorte de rapt abolissant : saisissement qui nous oblige à nous dessaisir de nous, mesure essentiellement démesurée [42].

De même, si l’extase survient lors de la fusion des âmes qui s’interpénètrent, de nombreux poèmes disent la quête de cette fusion sans pour autant relever de l’extase mystique, même laïcisée [43]. Cette quête se traduit par le désir de ressemblance [44] qui conduit à l’indistinction entre le sujet et l’objet (« Elle s’engloutit dans mon ombre / Comme une pierre sur le ciel », CD, 56) et à une vision androgyne [45] de l’être où la séparation entre le je et le tu ou le je et le elle s’abolit. C’est aussi le cas à une plus grande échelle lorsque les règnes (animal, végétal, minéral, humain) se mélangent au point de supprimer toute étanchéité entre eux [46]. Par exemple, lorsque le poète compare « les plus beaux yeux du monde » à des « oiseaux dans la terre et dans l’eau », il ajoute : « leurs ailes sont les miennes » (CD, 115). Cette absence de délimitation renvoie à une vision baroque où l’identité est conçue sur le mode de l’altérité puisque l’autre c’est le même, son reflet, son « image » (CD, 51), et exprime le désir d’infini qui caractérise la poésie d’Éluard selon Jean-Pierre Richard :

À travers ces diverses analyses, on aura compris que l’univers éluardien veut être, comme chaque thème ici décrit, tout à la fois fini et infini. Infini puisque le sens ne cesse jamais d’y courir de moi à toi, de toi à moi, de nous aux autres, de ceux-ci aux objets qui nous séparent, et de ces objets à nous. Aucune limite possible à ces parcours, aucune pause […] [47].

Ainsi s’explique la nature cosmique de la femme puisqu’elle « ressemble » aux « étoiles » (CD, 97), que « le sang des astres coule en [elle] » (CD, 117) ou qu’elle fait se lever « un nouvel astre de l’amour » (CD, 137).

Ambivalence du rapport au sublime

S’il est possible de qualifier de sublime Capitale de la douleur, c’est aussi en raison de l’ambivalence de son rapport au lyrisme. Se revendiquant de l’impersonnalité de Lautréamont, le lyrisme de Capitale de la douleur sait aussi retrouver le registre épidictique traditionnel. La joie ressentie peut s’exprimer par le chant, attribut poétique traditionnel, plutôt que par le silence extatique ; elle se fait alors hyperbolique et trouve pour s’exprimer, par exemple dans « Celle de toujours, toute », le chemin des répétitions simples (la grande joie) ou le biais de l’anaphore (je chante) ou du polyptote (chanter / chante) et celui des hypozeuxes (je chante + SN défini COD + de + complément de nom avec infinitif X 5 ; toi qui X 3 ; je + verbe + pour + infinitif X 2) :

Je chante la grande joie de te chanter,
La grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir,
La candeur de t’attendre, l’innocence de te connaître
Ô toi qui supprimes l’oubli, l’espoir et l’ignorance,
Qui supprimes l’absence et qui me mets au monde,
Je chante pour chanter, je t’aime pour chanter
Le mystère où l’amour me crée et se délivre. (CD, 140-141)

L’autre procédé stylistique du registre encomiastique dans le recueil est la juxtaposition d’appositions, postposées ou antéposées à leur support nominal, qui font se succéder des images célébrant, comme dans « La courbe de tes yeux » (CD, 139), les yeux de la femme comme source de vie ; selon Jean-Louis Benoît, ce procédé stylistique constitue une reprise des formes liturgiques et notamment des litanies de la Vierge, créant ainsi une « mystique de la parole poétique » [48].

Capitale de la douleur manifeste ainsi un sublime, minoritaire dans le recueil, qui relève de l’outrance superlative, généralement encomiastique, mais pas toujours. Lorsque l’éloge de la femme aimée mais aussi l’expression de la douleur apparaissent, le style peut devenir hyperbolique et se traduire par l’emploi de termes exprimant le haut degré ou par la fréquence de pluriels, de superlatifs, d’adverbes de temps ou d’indéfinis marquant une généralisation. Par exemple : « Toute l’infortune du monde » (CD, 70), « La plus belle inconnue / Agonise éternellement » (CD, 71) ou « Toutes les feuilles dans les bois disent oui, / Elles ne savent dire que oui, / Toute question, toute réponse » (CD, 124). La sacralisation de la femme, déjà signalée, est à mettre au compte du lyrisme encomiastique et s’exprime par la figure de l’hyperbole : elle est celle qui fait « s’évaporer les soleils » (CD, 56), elle a « les plus beaux yeux du monde », « de véritables dieux » (CD, 115). L’utilisation de comparatifs de supériorité va également dans ce sens : par exemple, la femme est « plus belle » (mais aussi « plus dure ») dans « Absences II » ou bien, lorsque les femmes disparaissent « dans la brume », il faut désormais se passer « des gestes plus doux que l’odeur, des yeux plus clairs que la puissance » (CD, 125).

Mais Capitale de la douleur est loin d’être un hymne à la joie et un chant de louange à l’Aimée ; le recueil s’inscrit majoritairement dans une thématique douloureuse – comme l’indique son titre –, il refuse l’outrance, le pathos, le lyrisme élégiaque et dit la douleur autrement : soit en restant au niveau du constat (« Je suis au bas des ombres, / Seul », CD, 92), soit en la cryptant. Ce cryptage passe notamment par la disparition du sujet d’énonciation ou par le choix d’images marquées du sceau de la négativité ou exprimant la souffrance. La disparition du sujet, souvent perceptible dans la première section du recueil, n’a rien à voir avec la disparition extatique du sujet lors de l’extase, elle est le signe de la douleur et la manifestation d’un lyrisme impersonnel. C’est le cas dans « Rubans » par exemple : le choix de phrases averbales majoritairement existentielles [49] dans les « copeaux » [50] du début et de la fin, l’emploi du présentatif c’est ou d’un infinitif exhortatif (« Prendre », CD, 41), le style pseudo-télégraphique (« Constaté qu’ils se sont réfugiés […] », CD, 41), conduisent à la disparition du sujet grammatical et du sujet tout court ; la souffrance est énoncée dès le premier vers (« la douleur future », CD, 41) mais elle n’est jamais rattachée au sujet d’énonciation. Elle est évoquée par le biais d’images, les plus évidentes étant les dernières : « Et les mains qui pétrissent un ballon pour le faire éclater, pour que le sang de l’homme lui jaillisse au visage. / Et les ailes qui sont attachées comme la terre et la mer » (CD, 42). Il s’agit alors de « dire la douleur, sans la dire » [51], pouvant faire basculer dans l’hermétisme cette poésie qualifiée à tort de « facile ».

Le recueil est donc construit sur une tension anthropologique et stylistique que manifestent les deux significations du sublime : poésie elliptique qui refuse le pathos, la parole sait parfois se faire hymne à la joie. Le lyrisme de Capitale de la douleur oscille entre outrance et silence, hyperbole et ellipse, lumière et obscurité.

L’oscillation se retrouve au niveau thématique et sémantique dans les significations contradictoires données au jour et à la nuit, au silence et à la parole. Tantôt les poèmes magnifient la lumière, réclament la parole puisque le silence est mensonge [52] ou mort [53], et transforment la nuit en une source de mal-être (tristesse, ennui, tranquillité) et de manque ontologique, dès que les yeux se ferment (par exemple dans « Les moutons », CD, 27) ou qu’ils sont baissés [54] ; tantôt la nuit est positive, définie par sa puissance (« La nuit », CD, 127) et sa pureté (« Joan Miro », CD, 129), le silence préféré à la parole, la lumière dangereuse [55].

S’il est enfin possible de parler de sublime dans Capitale de la douleur, c’est aussi en raison de la tension définitoire [56] de celui-ci : la composition du recueil rassemblant des poèmes qui cheminent de l’ombre à la lumière, de l’absence à la présence et de la souffrance à la joie, retrouve le trajet accompli par le sujet dans son expérience du sublime. Comme la terreur [57] et le délice [58] s’unissent dans le sublime, la première notion étant nécessaire pour que naisse la seconde, la joie ne peut surgir que de la douleur, réactivant le mythe sacrificiel de la femme, « écartelée », suppliciée, associée aux « étoiles » (CD, 97), qui devient salvatrice et génitrice : par le biais de l’amour, elle « crée » (CD, 136 et 141) le poète dans les ultimes poèmes du recueil qui chantent « la grande joie de [l]’avoir » comme « de ne pas [l]’avoir » (CD, 140) et « les terribles loisirs que [s]on amour [lui] crée » (CD, 136).

Conclusion

S’il est possible de qualifier de sublime Capitale de la douleur, il faut préciser d’abord que son caractère sublime est lié au lyrisme, un lyrisme de la verticalité dans l’immanence, alliant « modernité » et « classicisme » – si l’on se réfère à l’analyse de Jean-Pierre Zubiate qui nous a servi de point de départ. Il faut ajouter ensuite que ce sublime est contradictoire, retrouvant ainsi les tensions définitoires et historiques de la notion. La méfiance vis-à-vis du lyrisme traditionnel se manifeste dans cette ambivalence du rapport au sublime que révèle Capitale de la douleur : le poète hésite entre hyperbole et ellipse, entre dire et crypter. Ce cryptage est particulièrement sensible dans la première section du recueil où cette citation des Dessous d’une vie (1926) résume le paradoxe dans lequel se trouve Éluard : « la nécessité de parler et le désir de n’être pas entendu » [59]. Seul le silence, un temps prôné par le surréalisme et dont on trouve la trace notamment dans le poème « Silence de l’Évangile » (CD, 68), est impossible pour un poète pour qui vivre c’est certes aimer mais d’abord écrire.


1

Jean-Pierre Zubiate, « Sublime et poésie moderne : autour de Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve et Laurent Gaspar », in La Littérature et le Sublime, Patrick Marot (dir.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 369.

2

Ibid., p. 391.

3

Édition de référence : Paul Éluard, Capitale de la douleur [1926], suivi de L’Amour la poésie, préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard (Poésie/Gallimard ; 1), 1966 (désormais CD, suivi de la pagination des citations).

4

Anne Souriau, art. « Esthétique », in Encyclopædia universalis, Paris, Encyclopædia universalis, 28 vol., 2002, t. VIII, p. 730.

5

Baldine Saint Girons, art. « Sublime (Philosophie) », in Encyclopædia universalis, t. XXI, p. 747.

6

Baldine Saint Girons, Le Sublime, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005.

7

Baldine Saint Girons, art. « Sublime (Philosophie) », p. 747.

8

« Il n’est rien de plus essentiel à la définition du lyrisme que l’idée d’élévation » ; Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orphée : essai sur le lyrisme, Paris, J. Corti, 1989, p. 15.

9

« Dans l’espace réservé du chant, la parole tend vers le sublime » (ibid., p. 87) ou « À la figure d’Apollon s’attache le mouvement ascendant de la poésie vers le sublime » (ibid., p. 104).

10

« Tout se passe comme si le lyrisme était l’œuvre des dieux plutôt que des hommes, ou ne pouvait être conçu sans ce rapport primordial à la divinité » (ibid., p 106).

11

Ibid., p. 18.

12

Ibid., p. 200.

13

Jean-Louis Benoît, « La mystique de Paul Éluard », Fabula / Les colloques, Éluard, “Capitale de la douleur”, en ligne à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/colloques/document2237.php.

14

Victor Crastre, par exemple, parle de « mysticisme laïque, athée car le point suprême ne s’incarne pas en un Dieu personnel, transcendant, mais en une force impersonnelle et immanente » (Poésie et Mystique, Neuchâtel, La Baconnière, 1966, p. 159).

15

Par exemple, écrit Éluard à Gala en juillet 1930, « J’ai de plus en plus une idée mystique et désespérée de toi, de notre amour » (Paul Éluard, Lettres à Gala : 1924-1948, Pierre Dreyfus [éd.], Paris, Gallimard, 1982, lettre 84, p. 117).

16

Nicole Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard : la rupture et le partage, Paris, Klincksieck, 1985, p. 106.

17

« Je t’adore à l’égal de la lumière que tu es » (Paul Éluard, Lettres à Gala : 1924-1948, lettre 7, mars 1928, p. 25).

18

Cette vision de la femme constitue aussi une réactivation de l’idéologie courtoise et de la fin’amor médiévale par la sacralisation de l’aimée.

19

« Comme dans l’expérience extatique des spirituels baroques, le sujet regardant cherche à atteindre le fond de toute lumière, l’“immanquable soleil” » (Nicole Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard…, p. 114).

20

« L’éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux, / Je suis le seul à en parler, / Je suis le seul qui soit cerné / Par ce miroir si nul où l’air circule à travers moi » (CD, 140).

21

Il s’agit de « L’égalité des sexes », « Celle qui n’a pas la parole », « Ne plus partager », « Absences I », « Absences II », « Leurs yeux toujours purs », « Elle est » et « Celle de toujours, toute ». Il est à noter qu’aucun poème de la première section, « Répétitions », n’y figure.

22

Nicole Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard…, p. 114.

23

Selon Nicole Boulestreau, « c’est l’extase renouvelée par la pratique psychanalytique qui inspire les surréalistes » (ibid., p. 102), même si elle précise que « les modèles de l’extase éluardienne ne sont pas ceux des autres surréalistes » (ibid., p. 101).

24

Comme le notait déjà Jean-Pierre Richard dans Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964, p. 153.

25

Nicole Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard…, p. 104.

26

Selon Marcelle Dumas et Lucien Scheler, « La passion dévorante toute profane, que chante le poète, trouve pour s’exprimer les termes mêmes qu’inspire l’amour mystique le plus authentique à la sainte d’Avila » ; Paul Éluard, Œuvres complètes, Marcelle Dumas et Lucien Scheler (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 200), 1968, t. I, 1913-1945, note p. 1353.

27

Par exemple : « un seul être » (CD, 71).

28

L’emploi du verbe se lever (CD, 137) participe à cette identification de la femme au soleil.

29

Le sommeil est mentionné p. 90 ou apparaît par le biais des termes dormir (CD, 91), s’endormir (CD, 92) ou endormies (CD, 137).

30

La mort est nommée p. 90 et p. 115, elle est aussi présente avec le verbe agoniser (CD, 71).

31

« Et je ferme les yeux » (CD, 93). Comme le rappelle Michèle Clément, mystique vient du latin mysticus (qui concerne les mystères), et mystère vient du verbe muein signifiant se fermer, avoir la bouche ou les yeux fermés (Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques, 1560-1660, Paris, H. Champion, 1996, p. 139).

32

Ibid., p. 218.

33

C’est le cas de « Parfait » ou de « L’as de trèfle ».

34

C’est le cas du poème « Au cœur de mon amour », interprété par Nicole Boulestreau comme un désir de fusion avec le paysage, une étreinte panique cherchée par le dormeur en régressant dans la nuit d’avant l’aube (La Poésie de Paul Éluard…, p. 107).

35

Par exemple « Ta chevelure d’oranges » (CD, 134).

36

Nicole Boulestreau analyse ce poème comme la déploration du sujet d’avoir vu la merveille et d’en être séparé, de ne vivre que « soutenu » par la « pensée » de ce qu’il a aperçu.

37

Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orphée…, p. 79.

38

Notamment : « dévotions », « luxure », « purifient », « confessionnaux », « grâce » (CD, 137).

39

Philippe Lacoue-Labarthe, art. « Sublime (Problématique du) », in Encyclopædia universalis, t. XXI, p. 749.

40

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, passim.

41

Selon Kant, « est sublime ce qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme qui dépasse toute mesure des sens » (cité par Baldine Saint Girons, art. « Sublime (Philosophie) », p. 748).

42

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, p. 143.

43

Par exemple : « Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire » ou « je suis à toi » (CD, 136).

44

« Je voudrais ressembler » (CD, 49).

45

Dans ses lettres à Gala, Éluard use du féminin (ma belle, ma petite fille, ma très chère, etc.) comme du masculin (mon adoré, mon bien-aimé, mon tout chéri, mon petit enfant chéri) dans ses appellatifs.

46

Le désir de jonction manifeste dans le recueil (par exemple dans l’emploi du verbe joindre p. 71 ou de l’expression faire les joints p. 92) peut ainsi s’expliquer.

47

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, p. 153.

48

Jean-Louis Benoît, « La mystique de Paul Éluard » [en ligne].

49

Selon la terminologie de Pierre Le Goffic (Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette supérieur, 1993) et de Florence Lefeuvre (La Phrase averbale en français, Paris, L’Harmattan, 1999).

50

Terme utilisé par Paul Éluard dans une lettre à Jacques Doucet pour l’envoi de Répétitions, citée par exemple par Michel Murat dans « Le vers “facile” d’Éluard », in La Langue des dieux modernes, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 176.

51

Jean-Louis Benoît, « La mystique de Paul Éluard » [en ligne].

52

Par exemple : « Les muets sont des menteurs, parle » (CD, 35).

53

Par exemple : « L’oiseau se tait, creusez sa tombe, / Le silence le fait mourir » (CD, 60).

54

« Les ombres » « limitent le monde quand j’ai les yeux baissés » (CD, 33).

55

Jean-Pierre Richard insiste sur le danger que constitue l’excès de lumière et de transparence dans la poésie d’Éluard et sur son besoin de l’ombre, d’une visibilité imparfaite et limitée (Onze études sur la poésie moderne, p. 157-159).

56

Ainsi que le souligne Georges Molinié, art. « Sublime », in Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 360.

57

Le terme est employé à quatre reprises dans le recueil (p. 68, p. 84, p. 109 et p. 128) et généralement lié à la femme ou la divinité.

58

Terme employé au pluriel dans « Celle de toujours, toute » (CD, 140).

59

Paul Éluard, Œuvres complètes, t. I, p. 207.