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La question du
sublime dans Capitale de la douleur
Marjolaine Vallin
Université Blaise
Pascal, Clermont-Ferrand II
Résumé : La
notion de sublime a été définie doublement et contradictoirement au
fil de son histoire : comme superlatif du beau ou comme ravissement
indicible. Le recueil Capitale de la douleur peut se
rattacher de trois manières à ces deux acceptions du sublime. D’abord,
certains de ses poèmes peuvent être qualifiés de sublimes en raison de
leur proximité lexicale et métaphorique avec l’extase dépeinte par les
poètes mystiques et baroques. Ensuite, c’est son lyrisme, un lyrisme
de la verticalité dans l’immanence, qui permet de le définir comme
sublime. Mais c’est surtout les ambivalences du lyrisme du recueil,
manifestes dans sa composition, qui reproduisent la tension
anthropologique et stylistique définitoire du sublime.
Abstract: The
concept of the sublime has been defined contradictorily over its
history: as the superlative of beautiful or as unspeakable rapture.
Capitale de la douleur can be linked in three ways to
these two meanings of the sublime. First, some of its poems can be
described as sublime because of their lexical and metaphorical
proximity to the ecstasy portrayed by the mystical and baroque poets.
Then it is its lyricism, a lyricism of verticality in immanence, which
allows to define it as sublime. But it is especially ambivalences of
lyricism, evident in the composition of the book, that reproduce the
anthropological and stylistic tension which defines the sublime.
« Une catégorie
comme celle du sublime est-elle opératoire pour penser l’évolution ou
tout au moins certaines caractéristiques de la poésie du XXe siècle ? » s’interroge
Jean-Pierre Zubiate [1], qui
finit par répondre par l’affirmative au terme de son analyse. En
effet, selon lui, bien que la poésie moderne mette en scène la
finitude de l’esprit, traduise une expérience se déroulant sur un plan
horizontal et non plus vertical, il existe un sublime poétique moderne
qui se déploie dans le cadre de l’immanence et qui se définit par son
altérité, son exigence éthique et sa soif d’infini : « le sublime se
renouvelle en prenant ses distances par rapport à la catégorie de
l’élévation ou de la hauteur au sens classique du terme » [2].
Qu’en est-il du
recueil Capitale de la douleur au programme de
l’agrégation de lettres en 2014 [3] : peut-on le rattacher au sublime et
si oui, comment ? L’objectif de cet article est de s’interroger sur la
relation complexe qu’entretient le recueil de 1926 avec le
sublime.
Lyrisme et
sublime
Attardons-nous
d’abord à rappeler la définition contradictoire du sublime.
Le sublime, à la
fois catégorie rhétorique, esthétique et métaphysique, adjectif et
substantif, peut se définir, comme le rappelle Anne Souriau [4], par rapport au beau : le beau désignant la valeur
esthétique, le sublime désigne alors l’intensité de cette valeur
esthétique, « le superlatif du beau » [5], et se
manifeste par la parole ornée, qui suscite harmonie et s’allie à la
lumière, à la contemplation et au calme.
Mais le sublime,
depuis l’époque romantique, s’entend comme le contraire du beau et
de la grâce ainsi que le rappelle Baldine Saint Girons [6] : il se produit lors du ravissement du sujet, de son
élévation devant un spectacle grandiose, terrifiant ou monstrueux,
de sa rencontre après les épreuves avec le mystère, la merveille, la
divinité. Ce sublime métaphysique est celui de l’extase où la parole
s’abolit devant l’indicible et l’infini et où le sujet s’élève
au-delà de l’humain. Le style sublime s’épanouit alors dans une
verticalité dynamique, dans le silence, et se traduit par l’ellipse,
la litote ou l’oxymore puisque « entre Dieu et les hommes, la
distance est telle que les mots seront toujours insuffisants à dire
la grandeur de Dieu » [7].
Cette seconde
définition entre en relation avec celle du lyrisme selon Jean-Michel
Maulpoix : le lyrisme qui consiste en un désir d’élévation et de
célébration [8] a partie
liée avec le sublime [9] et le sacré [10]. Le lyrisme est alors défini
« comme le mouvement escaladant de la parole par lequel le sujet se
fraie un passage vers l’idéal […] et comme la passion ou le
ravissement du sujet dans le langage » [11], la poésie devenant
une nouvelle religion : « Par la grâce du lyrisme, poésie et
religion échangent leurs vertus, soit que le sentiment religieux
fonde l’entreprise poétique, soit que le poétique assure sa relève
en temps de détresse » [12].
La mystique
éluardienne
Dès lors, lyrisme
et mystique se répondent. Plusieurs critiques n’ont pas manqué de
souligner la dimension mystique de la poésie d’Éluard, et notamment
celle de Capitale de la douleur, même si les mots
sublime, extase ou élévation
n’y figurent pas : Roland de Renéville, Jean Perrot, Nicole
Boulestreau, Jean-Charles Gateau, et dernièrement Jean-Louis
Benoît [13].
En quoi consiste
le lyrisme de l’extase de Capitale de la douleur ?
L’extase, terme
issu du latin ecclésiastique extasis venant du grec
ekstasis (déplacement, égarement, ravissement), désigne
le fait d’être hors de soi, dans un état de stupeur, de transe. Le
terme appartient d’abord au vocabulaire de la religion pour désigner
l’état particulier d’une personne, transportée hors d’elle-même, en
union intime avec la divinité ; il est employé en particulier chez
les mystiques chrétiens (Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Denys
l’Aréopagite) puis baroques. Pour un poète athée comme Éluard, il
n’est cependant pas sacrilège d’utiliser le mot, pour deux
raisons.
D’une part, le
titre de la seconde section de Capitale de la douleur,
« Mourir de ne pas mourir », est emprunté à un vers de la glose du
cantique « Vivo sin vivir en mi » proposée par la mystique espagnole
sainte Thérèse d’Avila brûlant de mourir d’amour pour Dieu et de
s’unir ainsi à Lui ; on retrouve l’expression dans la poésie des
XVIe et XVIIe siècles, sous la plume
de Racan dans son psaume XVIII par exemple, mais aussi dans le
proverbe 128 des 152 proverbes mis au goût du jour
(1925) écrits en collaboration avec Benjamin Péret (« Mieux
vaut mourir d’amour que d’aimer sans regrets »). Éluard, lors de la
parution de Mourir de ne pas mourir en 1924, mettait en
exergue une bribe – « Je meurs… » – du vers « Que muero porque
no muero » [Que je meurs de ne mourir pas]. D’autre part, le
goût pour l’ésotérisme et la mystique amoureuse chez les
surréalistes [14] et
chez Éluard notamment [15], se
conjugue chez ce dernier à son penchant pour les poètes baroques
(Tristan L’Hermite, Saint-Amant, Théophile de Viau, François
Maynard) et mystiques (Jean-Baptiste Chassignet) représentés par
exemple dans sa Première anthologie vivante de la poésie du
passé.
Plus
profondément, Nicole Boulestreau montre les affinités lexicales et
métaphoriques entre certains poèmes de Capitale de la
douleur et la poésie mystique et baroque du XVIIe siècle, notamment la
référence à la lumière du soleil comme miroir de Dieu : « La vision
du soleil comme miroir de Dieu est fondatrice de l’expérience des
mystiques baroques du XVIIe siècle » [16] explique-t-elle. Dans le recueil
de 1926, le fréquent rapprochement entre la femme et le soleil ou la
lumière [17] peut en
effet se lire comme la reprise d’une image chère aux mystiques [18] : lorsque la femme « est » « à minuit », « un nouvel
astre de l’amour se lève de partout » et la nuit disparaît (« fini,
il n’y a plus de preuves de la nuit », CD, 137) ou bien
s’unit harmonieusement au jour (« Ô douce, quand tu dors, la nuit se
mêle au jour », CD, 98). La femme est lumière qui « se
cache » sur elle (CD, 97) parce que ses yeux sont « de
véritables dieux » (CD, 115) qui contiennent le
soleil : « Un soleil tournoyant ruisselle sous l’écorce. / Il ira se
fixer sur tes paupières closes » (CD, 98). C’est
pourquoi, lorsqu’elle s’endort, « sa chute l’illumine »
(CD, 52). Ainsi, les yeux de la femme sont un
« miroir » qui reflète la lumière du soleil que le sujet cherche à
atteindre [19] dans « L’égalité des
sexes » (« Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir »,
CD, 51) ou dans « Celle de toujours, toute » [20].
Il y a tout
particulièrement huit poèmes de Capitale de la
douleur [21] que Nicole Boulestreau qualifie de « fictions
d’extase » [22],
où se manifestent la dépossession de soi, la disparition du sujet
dans la vision, son désir de fusion et d’abolition avec l’Infini, sa
défaillance au moment de l’impossible conjonction. Simplement,
l’extase de la vie religieuse est déplacée chez les surréalistes
vers la vie psychique, onirique, poétique ou amoureuse [23] : chez Éluard, l’Un, l’Infini, l’Inconnu qui avait
le nom et la figure de Dieu reçoivent, dans cette poésie qui refuse
la transcendance et l’au-delà et qui ne conçoit l’absence de limites
que dans l’immanence [24], le nom de
Femme : l’Autre à rejoindre est le féminin dans le berceau de la
Nature [25] comme le
chante le célèbre « La courbe de tes yeux » (CD,
139).
Capitale de
la douleur développe ainsi une véritable religion de
l’amour [26], une
mystique sans Dieu qui passe par la sacralisation de la femme, être
unique [27] et solaire qui se
lève [28] : le poète se décrit
« devant [s]a grâce comme un enfant dans l’eau, comme un bouquet
dans un grand bois » (CD, 137).
Se retrouvent
effectivement dans les huit poèmes identifiés par Nicole Boulestreau
les signes de l’extase et du ravissement que les mystiques
dépeignent. Se rencontre en effet l’immobilité (« mon désir
immobile », CD, 51) d’un sujet défini par son absence
de mouvement (« Je ne bouge plus », CD, 89 ; « Je ne
bouge pas », CD, 91). Cette immobilité se traduit au
niveau sensoriel par la privation de sensations, comme dans le
sommeil [29] mais aussi dans la mort [30] : la dépossession de soi rend
aveugle au monde et la joie indicible conduit au silence, au
« langage intérieur » (CD, 55) ; « la bouche bien
close » (CD, 55) répond aux yeux fermés [31].
La rencontre
mystique s’exprime également dans un langage érotique et sensuel
« puisque le vocabulaire et les métaphores sont ceux de la
possession amoureuse » : « l’exultation de l’âme n’est dicible que
sur le modèle de l’exultation du corps » [32] ; l’union entre le
Dieu masculin (animus, logos) et l’âme
féminine du mystique (anima) se traduit dans le recueil
par la « volupté » (CD, 89) entre l’homme et la femme.
Le champ lexical de l’amour est ainsi développé, dans les poèmes
concernés, par le biais du lexème « amour » (CD, 51,
115, 141) ou de ses dérivés adjectivaux (« aimé », « aimant »,
CD, 140) ; se rencontre aussi celui de la nudité :
« pierres nues » (CD, 51), « miracle dévêtu »
(CD, 71), l’espace est « nu et clair »
(CD, 89), « mon esprit est nu comme l’amour »
(CD, 115).
Le sublime
extatique remis en cause
Si certains
poèmes de Capitale de la douleur décrivent une
expérience comparable à celle vécue par les mystiques, cependant
dans bien des poèmes, non répertoriés comme extatiques par Nicole
Boulestreau, les motifs ou signes identifiés comme relevant de
l’expérience mystique se retrouvent, ce qui conduit à douter de la
nature extatique des premiers poèmes en question.
Ainsi,
l’immobilité, le silence et la perte de la vue, très fréquents dans
le recueil, sont rarement liés à l’extase et sont souvent marqués
par une négativité douloureuse [33] – par exemple quand ils s’associent au sommeil [34] ou quand la femme est absente [35] –, sans qu’elle soit
suivie de l’élan d’enthousiasme constitutif du sublime.
Ainsi, lors de la
conjonction avec la divinité, le temps est aboli, suspendu, mais cet
instant magique peut se transformer, dans Capitale de la
douleur, en un éternel présent négatif, symbole de répétition
du même, d’ennui, d’oubli. Par exemple, le poème « Leurs yeux
toujours purs » [36] associe ce présent
permanent à l’absence de lumière, de soleil, de miroir et de
liberté : « Jours de lenteur, jours de pluie, / Jours de miroirs
brisés et d’aiguilles perdues, / Jours de paupières closes à
l’horizon des mers, / D’heures toutes semblables, jours de
captivité » (CD, 115). Si l’absence de la femme conduit
à la suppression de l’inquiétude et au repos dans le sommeil, sa
disparition engendre aussi celle de la temporalité, selon le poème
prophétique « Dans la brume » qui décrit les hommes comme des
« pères de l’oubli » riches de « victoires sans lendemain »
(CD, 125).
De la même
manière, les exclamations lyriques, que Jean-Michel Maulpoix
considère comme possédant « une valeur extatique » parce que l’« on
y voit le poète sortir de soi, en état d’enthousiasme » [37], se rencontrent certes dans
certains des huit poèmes extatiques recensés (« Absences I » et
« Absences II ») mais aussi dans d’autres (par exemple dans
« L’hiver sur la prairie », CD, 112) où elles n’ont pas
nécessairement cette valeur (par exemple dans « À la flamme des
fouets », CD, 102).
De même, si les
poèmes concernés usent volontiers d’un lexique spécifiquement
religieux, comme « Elle est » [38],
l’ensemble du recueil abonde en lexèmes soit directement religieux,
soit réactivant un sens théologique ou chrétien. En voici une liste
non exhaustive : auréole (CD, 25, 28, 101,
125, 136, 139), couronne (CD, 41, 66, 109,
113, 121), grâce (CD, 15, 52, 92, 11,
137), merveille (CD, 55, 65, 107, 124,
129, 132), ange (CD, 19, 25, 68, 75, 108),
icône (CD, 109), évangile
(CD, 68), miracle (CD, 71),
âme (CD, 30, 131), sacrifice
(CD, 53), dieu (CD,
109, 115), églises (CD, 109),
cloches (CD, 57, 66, 109),
foi (CD, 74), aumône
(CD, 92), perdition
(CD, 125).
Il est donc
possible de s’interroger sur le sens des images associées au sublime
extatique. S’il y a un sublime dans Capitale de la
douleur, il n’est pas cantonné aux seuls poèmes extatiques et
doit s’entendre dans un sens plus général de convergence esthétique
et éthique entre l’univers poétique et le sublime.
Si l’on se
souvient de l’étymologie de sublime, venu du latin
sublimis signifiant haut dans les airs [39], on ne s’étonnera pas de qualifier de sublime la
poésie de Capitale de la douleur dont les affinités
avec l’élément aérien et les images – formes ou figures – qui lui
sont associées (vent, oiseau, vol, plume, aile), ne sont plus à
démontrer [40]. Ainsi, le refus éluardien de la mesure,
retrouvant la définition kantienne du sublime [41], s’exprime par la
référence au vent, élément « démesuré » (CD, 58) :
Le vent est bien
ici un analogon sensible du langage. Poème ou rafale, le sens n’y
existe qu’à la condition de se dissiper sans cesse, de se dire donc
sans se dire, ou de se dire en disant toujours autre chose, à
travers une forme qui soit un défi lancé à toute forme. Le vent nous
donne ainsi à l’être en une sorte de rapt abolissant : saisissement
qui nous oblige à nous dessaisir de nous, mesure essentiellement
démesurée [42].
De même, si
l’extase survient lors de la fusion des âmes qui s’interpénètrent,
de nombreux poèmes disent la quête de cette fusion sans pour autant
relever de l’extase mystique, même laïcisée [43]. Cette quête se traduit par le désir
de ressemblance [44] qui conduit à
l’indistinction entre le sujet et l’objet (« Elle s’engloutit dans
mon ombre / Comme une pierre sur le ciel », CD, 56) et
à une vision androgyne [45] de l’être où la séparation entre le je
et le tu ou le je et le elle
s’abolit. C’est aussi le cas à une plus grande échelle
lorsque les règnes (animal, végétal, minéral, humain) se mélangent
au point de supprimer toute étanchéité entre eux [46]. Par exemple,
lorsque le poète compare « les plus beaux yeux du monde » à des
« oiseaux dans la terre et dans l’eau », il ajoute : « leurs ailes
sont les miennes » (CD, 115). Cette absence de
délimitation renvoie à une vision baroque où l’identité est conçue
sur le mode de l’altérité puisque l’autre c’est le même, son reflet,
son « image » (CD, 51), et exprime le désir d’infini
qui caractérise la poésie d’Éluard selon Jean-Pierre Richard :
À travers ces
diverses analyses, on aura compris que l’univers éluardien veut
être, comme chaque thème ici décrit, tout à la fois fini et infini.
Infini puisque le sens ne cesse jamais d’y courir de moi à toi, de
toi à moi, de nous aux autres, de ceux-ci aux objets qui nous
séparent, et de ces objets à nous. Aucune limite possible à ces
parcours, aucune pause […] [47].
Ainsi s’explique
la nature cosmique de la femme puisqu’elle « ressemble » aux
« étoiles » (CD, 97), que « le sang des astres coule en
[elle] » (CD, 117) ou qu’elle fait se lever « un nouvel
astre de l’amour » (CD, 137).
Ambivalence du
rapport au sublime
S’il est possible
de qualifier de sublime Capitale de la douleur, c’est
aussi en raison de l’ambivalence de son rapport au lyrisme. Se
revendiquant de l’impersonnalité de Lautréamont, le lyrisme de
Capitale de la douleur sait aussi retrouver le registre
épidictique traditionnel. La joie ressentie peut s’exprimer par le
chant, attribut poétique traditionnel, plutôt que par le silence
extatique ; elle se fait alors hyperbolique et trouve pour
s’exprimer, par exemple dans « Celle de toujours, toute », le chemin
des répétitions simples (la grande joie) ou le biais de
l’anaphore (je chante) ou du polyptote
(chanter / chante) et celui des hypozeuxes (je
chante + SN défini COD + de + complément de nom
avec infinitif X 5 ; toi qui X 3 ; je
+ verbe + pour + infinitif X 2) :
Je chante la
grande joie de te chanter, La grande joie de t’avoir ou de ne
pas t’avoir, La candeur de t’attendre, l’innocence de te
connaître Ô toi qui supprimes l’oubli, l’espoir et
l’ignorance, Qui supprimes l’absence et qui me mets au
monde, Je chante pour chanter, je t’aime pour chanter Le
mystère où l’amour me crée et se délivre. (CD,
140-141)
L’autre procédé
stylistique du registre encomiastique dans le recueil est la
juxtaposition d’appositions, postposées ou antéposées à leur support
nominal, qui font se succéder des images célébrant, comme dans « La
courbe de tes yeux » (CD, 139), les yeux de la femme
comme source de vie ; selon Jean-Louis Benoît, ce procédé
stylistique constitue une reprise des formes liturgiques et
notamment des litanies de la Vierge, créant ainsi une « mystique de
la parole poétique » [48].
Capitale de
la douleur manifeste ainsi un sublime, minoritaire dans le
recueil, qui relève de l’outrance superlative, généralement
encomiastique, mais pas toujours. Lorsque l’éloge de la femme aimée
mais aussi l’expression de la douleur apparaissent, le style peut
devenir hyperbolique et se traduire par l’emploi de termes exprimant
le haut degré ou par la fréquence de pluriels, de superlatifs,
d’adverbes de temps ou d’indéfinis marquant une généralisation. Par
exemple : « Toute l’infortune du monde » (CD, 70), « La
plus belle inconnue / Agonise éternellement » (CD, 71)
ou « Toutes les feuilles dans les bois disent oui, / Elles ne savent
dire que oui, / Toute question, toute réponse » (CD,
124). La sacralisation de la femme, déjà signalée, est à mettre au
compte du lyrisme encomiastique et s’exprime par la figure de
l’hyperbole : elle est celle qui fait « s’évaporer les soleils »
(CD, 56), elle a « les plus beaux yeux du monde », « de
véritables dieux » (CD, 115). L’utilisation de
comparatifs de supériorité va également dans ce sens : par exemple,
la femme est « plus belle » (mais aussi « plus dure ») dans
« Absences II » ou bien, lorsque les femmes disparaissent « dans la
brume », il faut désormais se passer « des gestes plus doux que
l’odeur, des yeux plus clairs que la puissance » (CD,
125).
Mais
Capitale de la douleur est loin d’être un hymne à la
joie et un chant de louange à l’Aimée ; le recueil s’inscrit
majoritairement dans une thématique douloureuse – comme l’indique
son titre –, il refuse l’outrance, le pathos, le
lyrisme élégiaque et dit la douleur autrement : soit en restant au
niveau du constat (« Je suis au bas des ombres, / Seul »,
CD, 92), soit en la cryptant. Ce cryptage passe
notamment par la disparition du sujet d’énonciation ou par le choix
d’images marquées du sceau de la négativité ou exprimant la
souffrance. La disparition du sujet, souvent perceptible dans la
première section du recueil, n’a rien à voir avec la disparition
extatique du sujet lors de l’extase, elle est le signe de la douleur
et la manifestation d’un lyrisme impersonnel. C’est le cas dans
« Rubans » par exemple : le choix de phrases averbales
majoritairement existentielles [49] dans les
« copeaux » [50] du
début et de la fin, l’emploi du présentatif c’est ou
d’un infinitif exhortatif (« Prendre », CD, 41), le
style pseudo-télégraphique (« Constaté qu’ils se sont réfugiés
[…] », CD, 41), conduisent à la disparition du sujet
grammatical et du sujet tout court ; la souffrance est énoncée dès
le premier vers (« la douleur future », CD, 41) mais
elle n’est jamais rattachée au sujet d’énonciation. Elle est évoquée
par le biais d’images, les plus évidentes étant les dernières : « Et
les mains qui pétrissent un ballon pour le faire éclater, pour que
le sang de l’homme lui jaillisse au visage. / Et les ailes qui sont
attachées comme la terre et la mer » (CD, 42). Il
s’agit alors de « dire la douleur, sans la dire » [51], pouvant faire basculer
dans l’hermétisme cette poésie qualifiée à tort de « facile ».
Le recueil est
donc construit sur une tension anthropologique et stylistique que
manifestent les deux significations du sublime : poésie elliptique
qui refuse le pathos, la parole sait parfois se faire
hymne à la joie. Le lyrisme de Capitale de la douleur
oscille entre outrance et silence, hyperbole et ellipse, lumière et
obscurité.
L’oscillation se
retrouve au niveau thématique et sémantique dans les significations
contradictoires données au jour et à la nuit, au silence et à la
parole. Tantôt les poèmes magnifient la lumière, réclament la parole
puisque le silence est mensonge [52] ou mort [53],
et transforment la nuit en une source de mal-être (tristesse, ennui,
tranquillité) et de manque ontologique, dès que les yeux se ferment
(par exemple dans « Les moutons », CD, 27) ou qu’ils
sont baissés [54] ; tantôt la nuit est positive, définie
par sa puissance (« La nuit », CD, 127) et sa pureté
(« Joan Miro », CD, 129), le silence préféré à la
parole, la lumière dangereuse [55].
S’il est enfin
possible de parler de sublime dans Capitale de la
douleur, c’est aussi en raison de la tension définitoire [56] de
celui-ci : la composition du recueil rassemblant des poèmes qui
cheminent de l’ombre à la lumière, de l’absence à la présence et de
la souffrance à la joie, retrouve le trajet accompli par le sujet
dans son expérience du sublime. Comme la terreur [57] et le délice [58]
s’unissent dans le sublime, la première notion étant nécessaire pour
que naisse la seconde, la joie ne peut surgir que de la douleur,
réactivant le mythe sacrificiel de la femme, « écartelée »,
suppliciée, associée aux « étoiles » (CD, 97), qui
devient salvatrice et génitrice : par le biais de l’amour, elle
« crée » (CD, 136 et 141) le poète dans les ultimes
poèmes du recueil qui chantent « la grande joie de [l]’avoir » comme
« de ne pas [l]’avoir » (CD, 140) et « les terribles
loisirs que [s]on amour [lui] crée » (CD, 136).
Conclusion
S’il est possible
de qualifier de sublime Capitale de la douleur, il faut
préciser d’abord que son caractère sublime est lié au lyrisme, un
lyrisme de la verticalité dans l’immanence, alliant « modernité » et
« classicisme » – si l’on se réfère à l’analyse de Jean-Pierre
Zubiate qui nous a servi de point de départ. Il faut ajouter
ensuite que ce sublime est contradictoire, retrouvant ainsi les
tensions définitoires et historiques de la notion. La méfiance
vis-à-vis du lyrisme traditionnel se manifeste dans cette
ambivalence du rapport au sublime que révèle Capitale de la
douleur : le poète hésite entre hyperbole et ellipse, entre
dire et crypter. Ce cryptage est particulièrement sensible dans la
première section du recueil où cette citation des Dessous
d’une vie (1926) résume le paradoxe dans lequel se trouve
Éluard : « la nécessité de parler et le désir de n’être pas
entendu » [59]. Seul le
silence, un temps prôné par le surréalisme et dont on trouve la
trace notamment dans le poème « Silence de l’Évangile »
(CD, 68), est impossible pour un poète pour qui vivre
c’est certes aimer mais d’abord écrire.
1 | Jean-Pierre Zubiate, « Sublime et poésie moderne :
autour de Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve et Laurent Gaspar », in
La Littérature et le Sublime, Patrick Marot (dir.),
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 369. | 2 | Ibid.,
p. 391. | 3 | Édition de référence : Paul Éluard, Capitale de la
douleur [1926], suivi de L’Amour la poésie,
préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard
(Poésie/Gallimard ; 1), 1966 (désormais CD, suivi de la
pagination des citations). | 4 | Anne Souriau,
art. « Esthétique », in Encyclopædia universalis,
Paris, Encyclopædia universalis, 28 vol., 2002, t. VIII,
p. 730. | 5 | Baldine Saint Girons, art. « Sublime (Philosophie) », in
Encyclopædia universalis, t. XXI, p. 747. | 6 | Baldine Saint Girons, Le
Sublime, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères,
2005. | 7 | Baldine Saint Girons, art. « Sublime (Philosophie) »,
p. 747. | 8 | « Il n’est rien
de plus essentiel à la définition du lyrisme que l’idée
d’élévation » ; Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orphée : essai
sur le lyrisme, Paris, J. Corti, 1989, p. 15. | 9 | « Dans
l’espace réservé du chant, la parole tend vers le sublime »
(ibid., p. 87) ou « À la figure d’Apollon s’attache le
mouvement ascendant de la poésie vers le sublime »
(ibid., p. 104). | 10 | « Tout se passe comme si le
lyrisme était l’œuvre des dieux plutôt que des hommes, ou ne pouvait
être conçu sans ce rapport primordial à la divinité »
(ibid., p 106). | 11 | Ibid., p. 18. | 12 | Ibid., p. 200. | 13 | Jean-Louis Benoît,
« La mystique de Paul Éluard », Fabula / Les colloques,
Éluard, “Capitale de la douleur”, en ligne à l’adresse
suivante :
http://www.fabula.org/colloques/document2237.php. | 14 | Victor
Crastre, par exemple, parle de « mysticisme laïque, athée car le
point suprême ne s’incarne pas en un Dieu personnel, transcendant,
mais en une force impersonnelle et immanente » (Poésie et
Mystique, Neuchâtel, La Baconnière, 1966, p. 159). | 15 | Par
exemple, écrit Éluard à Gala en juillet 1930, « J’ai de plus en plus
une idée mystique et désespérée de toi, de notre amour » (Paul
Éluard, Lettres à Gala : 1924-1948, Pierre Dreyfus
[éd.], Paris, Gallimard, 1982, lettre 84, p. 117). | 16 | Nicole Boulestreau, La
Poésie de Paul Éluard : la rupture et le partage, Paris,
Klincksieck, 1985, p. 106. | 17 | « Je t’adore à
l’égal de la lumière que tu es » (Paul Éluard, Lettres à
Gala : 1924-1948, lettre 7, mars 1928, p. 25). | 18 | Cette vision de la femme
constitue aussi une réactivation de l’idéologie courtoise et de la
fin’amor médiévale par la sacralisation de
l’aimée. | 19 | « Comme dans
l’expérience extatique des spirituels baroques, le sujet regardant
cherche à atteindre le fond de toute lumière, l’“immanquable
soleil” » (Nicole Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard…, p. 114). | 20 | « L’éventail de sa bouche, le
reflet de ses yeux, / Je suis le seul à en parler, / Je suis le seul
qui soit cerné / Par ce miroir si nul où l’air circule à travers
moi » (CD, 140). | 21 | Il s’agit
de « L’égalité des sexes », « Celle qui n’a pas la parole », « Ne
plus partager », « Absences I », « Absences II », « Leurs yeux
toujours purs », « Elle est » et « Celle de toujours, toute ». Il
est à noter qu’aucun poème de la première section, « Répétitions »,
n’y figure. | 22 | Nicole
Boulestreau, La Poésie de Paul Éluard…, p. 114. | 23 | Selon Nicole Boulestreau,
« c’est l’extase renouvelée par la pratique psychanalytique qui
inspire les surréalistes » (ibid., p. 102), même si
elle précise que « les modèles de l’extase éluardienne ne sont pas
ceux des autres surréalistes » (ibid.,
p. 101). | 24 | Comme
le notait déjà Jean-Pierre Richard dans Onze études sur la
poésie moderne, Paris, Seuil, 1964, p. 153. | 25 | Nicole Boulestreau,
La Poésie de Paul Éluard…, p. 104. | 26 | Selon Marcelle
Dumas et Lucien Scheler, « La passion dévorante toute profane, que
chante le poète, trouve pour s’exprimer les termes mêmes qu’inspire
l’amour mystique le plus authentique à la sainte d’Avila » ; Paul
Éluard, Œuvres complètes, Marcelle Dumas et Lucien
Scheler (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 200),
1968, t. I, 1913-1945, note p. 1353. | 27 | Par exemple : « un
seul être » (CD, 71). | 28 | L’emploi du verbe
se lever (CD, 137) participe à cette
identification de la femme au soleil. | 29 | Le sommeil est
mentionné p. 90 ou apparaît par le biais des termes dormir
(CD, 91), s’endormir
(CD, 92) ou endormies
(CD, 137). | 30 | La mort est nommée p. 90 et
p. 115, elle est aussi présente avec le verbe agoniser
(CD, 71). | 31 | « Et je ferme les yeux »
(CD, 93). Comme le rappelle Michèle Clément,
mystique vient du latin mysticus (qui
concerne les mystères), et mystère vient du verbe
muein signifiant se fermer, avoir la bouche ou les yeux
fermés (Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques,
1560-1660, Paris, H. Champion, 1996, p. 139). | 32 | Ibid., p. 218. | 33 | C’est le cas de « Parfait » ou de « L’as de
trèfle ». | 34 | C’est le cas du poème « Au cœur
de mon amour », interprété par Nicole Boulestreau comme un désir de
fusion avec le paysage, une étreinte panique cherchée par le dormeur
en régressant dans la nuit d’avant l’aube (La Poésie de Paul
Éluard…, p. 107). | 35 | Par exemple « Ta chevelure
d’oranges » (CD, 134). | 36 | Nicole
Boulestreau analyse ce poème comme la déploration du sujet d’avoir
vu la merveille et d’en être séparé, de ne vivre que « soutenu » par
la « pensée » de ce qu’il a aperçu. | 37 | Jean-Michel Maulpoix, La
Voix d’Orphée…, p. 79. | 38 | Notamment : « dévotions », « luxure », « purifient »,
« confessionnaux », « grâce » (CD, 137). | 39 | Philippe Lacoue-Labarthe, art.
« Sublime (Problématique du) », in Encyclopædia universalis, t. XXI,
p. 749. | 40 | Jean-Pierre
Richard, Onze études sur la poésie moderne,
passim. | 41 | Selon Kant, « est sublime ce
qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de
l’âme qui dépasse toute mesure des sens » (cité par Baldine Saint
Girons, art. « Sublime (Philosophie) », p. 748). | 42 | Jean-Pierre
Richard, Onze études sur la poésie moderne,
p. 143. | 43 | Par exemple : « Ta bouche aux
lèvres d’or n’est pas en moi pour rire » ou « je suis à toi »
(CD, 136). | 44 | « Je
voudrais ressembler » (CD, 49). | 45 | Dans ses lettres à Gala, Éluard use du féminin (ma
belle, ma petite fille, ma très chère, etc.) comme du masculin (mon
adoré, mon bien-aimé, mon tout chéri, mon petit enfant chéri) dans
ses appellatifs. | 46 | Le désir de jonction manifeste
dans le recueil (par exemple dans l’emploi du verbe
joindre p. 71 ou de l’expression faire les
joints p. 92) peut ainsi s’expliquer. | 47 | Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie
moderne, p. 153. | 48 | Jean-Louis Benoît, « La mystique de Paul Éluard » [en
ligne]. | 49 | Selon la terminologie de Pierre Le Goffic
(Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette
supérieur, 1993) et de Florence Lefeuvre (La Phrase averbale
en français, Paris, L’Harmattan, 1999). | 50 | Terme utilisé
par Paul Éluard dans une lettre à Jacques Doucet pour l’envoi de
Répétitions, citée par exemple par Michel Murat dans
« Le vers “facile” d’Éluard », in La Langue des dieux
modernes, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 176. | 51 | Jean-Louis Benoît, « La
mystique de Paul Éluard » [en ligne]. | 52 | Par exemple : « Les muets sont des menteurs, parle »
(CD, 35). | 53 | Par exemple : « L’oiseau se tait, creusez sa
tombe, / Le silence le fait mourir » (CD, 60). | 54 | « Les
ombres » « limitent le monde quand j’ai les yeux baissés »
(CD, 33). | 55 | Jean-Pierre Richard insiste sur le danger que
constitue l’excès de lumière et de transparence dans la poésie
d’Éluard et sur son besoin de l’ombre, d’une visibilité imparfaite
et limitée (Onze études sur la poésie moderne,
p. 157-159). | 56 | Ainsi que le souligne Georges
Molinié, art. « Sublime », in Michèle Aquien et Georges
Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique,
Paris, Librairie générale française, 1999, p. 360. | 57 | Le terme est employé à quatre
reprises dans le recueil (p. 68, p. 84, p. 109 et p. 128) et
généralement lié à la femme ou la divinité. | 58 | Terme employé au pluriel dans
« Celle de toujours, toute » (CD, 140). | 59 | Paul Éluard,
Œuvres complètes, t. I, p. 207. |
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