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Poétique du
pathos rectifié
Philippe Jousset
Résumé : Pathos
est ici pris dans le sens de : capacité à être affecté, mesure de la
sensibilité, non nécessairement liée à la souffrance. Les trois
protagonistes de l’ouvrage Le Rouge et le Noir occupent
des positions différentes à son égard ; celles-ci sont, dans un
premier temps, rapidement rappelées. Puis est étudiée, sur l’exemple
concret d’une scène du chapitre XXX de la première partie, la gestion
du pathos par le narrateur, i. e. la manière
dont se trouvent mis à l’épreuve et orchestrés le sentiment et la
valeur de l’Action et de la Passion. Via son héros,
Stendhal sacrifie au romanesque de premier degré, mais l’évocation des
sentiments tant soit peu idéaux comme des affects graves s’assortit
désormais obligatoirement d’une réserve mentale : il faut écorner la
plénitude, il faut un contrepoint, dont l’ironie n’est que l'accent le
plus ostensible. Mais ce qui compte en définitive, par-delà bonheur et
malheur, ce sont les intensités, c’est-à-dire le sentiment de se
sentir vivant.
Abstract: Pathos,
in this paper, is used simply to mean the ability to be affected, a
measurement of sensitiveness. It is not necessarily related with what
is commonly called “pathetic”, which implies suffering. The three
protagonists of Le Rouge et le Noir adopt different
attitudes towards pathos, which are first briefly
summarized. Then a scene extracted from the chapter 30 of the first
part provides an example of how pathos is dealt with in
the novel, and how the sense and value of action and passion are
tested and orchestrated by the narrator. Through his hero, Stendhal
indulges in “basic romance”, or “first degree fancy”. But the
evocation of serious or ideal feelings must come accompanied with
narratorial reticence: the fullness has to be deflated, a counterpoint
is necessary, whose irony is only the most visible aspect. What
matters ultimately, beyond happiness or misfortune, is the experience
of intensities, that is to say, for the Stendhalian hero: the evidence
of feeling oneself alive.
[…] si chaque
nature doit se faire ornement pour pouvoir consister, et
n’a pas d’autre moyen d’expression que la puissance de l’ornement, la
mesure de toute identité sera esthétique autant que
biologique. Emanuele Coccia, La Vie sensible [1]
Dieu me préserve
d’exagérer. Stendhal, Le Rouge et le Noir [2]
Éléments d’une
physiologie de la passion
Nous nous en
tiendrons ici à quelques principes, les commentateurs de Stendhal
ayant depuis longtemps développé sur ce thème tout ce qui était
souhaitable. Il ne s’agit que de rappeler à grands traits la
perspective métapsychologique et esthétique dans laquelle s’inscrit
le passage que nous nous proposons d’étudier de plus près puisque la
poétique est en résonance avec la psychologie – du moins est-ce
l’hypothèse que nous faisons – mais nous n’irons pas chercher nos
illustrations au-delà du seul Rouge.
On posera, pour
simplifier, que les trois protagonistes du roman occupent trois
positions possibles à l’égard du pathos. Mme de Rênal
incarne un pathos qui a la faveur de Stendhal en tant
qu’il procède d’une hypersensibilité, d’un dévouement et d’une
ignorance naturellement affine à l’enfance qui va
jusqu’à compatir au sort d’un pauvre chien écrasé (« un accès de
fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si
l’enfant eût été mort » [87]). Se livrer au pathos
c’est – comme il se doit – perdre « l’usage de la raison » (99), son
traditionnel antagoniste. C’est parce qu’elle croit deviner en
Julien une générosité, une noblesse d’âme et une humanité sœurs des
siennes qu’elle vouera au jeune abbé une sympathie instinctive.
Mme de Rênal
n’est pas seulement mère cependant, mais épouse, et d’un notable,
et, avant que son chemin ne croise celui de Julien, elle « pensait
aux passions, comme nous pensons à la loterie : duperie certaine et
bonheur cherché par les fous » (100). Elle ne sera donc pas épargnée
par la contradiction qui fait le nœud des passions telles que les
entend la littérature, forcément traversées, forcément contrariées
(« Ah ! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rênal, en […] se jetant dans ses
bras. / Au même instant, elle le repoussa avec horreur » [181]).
C’est par là que la passion travaille la naïveté, l’éduque : « sa
fatale passion » et ses remords éclaireront la « femme simple et
timide » des débuts (233).
Le personnage de
Julien est beaucoup plus complexe. La femme a une propension à la
passion, où elle trouve son accomplissement ; l’homme la subit en
partie contre sa volonté, elle est donc marquée chez lui de plus de
vicissitudes (« Il méprisait ces femmes et tous les sentiments
tendres » ; l’échange entre Mme de Rênal et son amie qu’il entend
d’une oreille distraite « lui déplaisait comme vide de sens, niais,
faible, en un mot féminin » [112]). Tels sont du moins
l’axiome de départ et la spécialisation convenue selon la guise des
sexes.
D’emblée
stigmatisé par « l’absence de toute sympathie » (132), Julien peut
néanmoins trouver un « délicieux plaisir à être sincère » (153). Il
a le pathos honteux, certes (« il est au pouvoir du
dernier des hommes de m’émouvoir à ce point ! se disait-il avec
rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante ? » [369]), et il
le combat (il se précipite dans les bois cacher ses larmes quand il
serait porté à succomber à l’émotion), réactif (il se perçoit en
« plébéien révolté »), défensif (« ces gens-là ont-ils des
passions ? Mystifier est leur fort » [431]).
Si le
pathos est « libre » chez Mme de Rênal, il est lié chez
son amant : à l’ambition. Deux passions luttent en lui, « sa folle
passion pour Bonaparte » (382), dans un siècle dépourvu de
« passions véritables » (402) et, par extension et comme travaux
pratiques, l’exercice du « sentiment de sa puissance » (441). Il a
cependant un cœur accessible à la tendresse. Que sa joie soit portée
« jusqu’au délire », « la passion étant trop forte pour être
contenue », ce ne sera pas parce que l’amour le désarme toutefois,
mais, longtemps, au contraire à cause des victoires de l’orgueil
(436). Et le Julien débutant, celui qui n’a pas encore été
profondément touché par l’altérité amoureuse, peut bien être flatté
d’« une rêverie vague et douce », le narrateur précise : « cette
émotion était un plaisir et non une passion. […] à vingt ans, l’idée
du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur tout » (123). Bien
au-delà de sa première initiation, Mars continuera de le disputer à
Vénus et le goût des triomphes aux plaisirs. De façon assez
inattendue, c’est le directeur du séminaire qui lui fait éprouver
une émotion et une terreur qui manquent le faire s’évanouir (249),
et c’est au son de la voix amie de ce même abbé Pirard (dont la
vulnérabilité de Julien n’a rien à craindre) qu’il fond en larmes
(283).
C’est que
l’ambition fait mauvais ménage avec l’amour, il faudra qu’elle soit
« morte en son cœur », pour qu’une autre passion sorte de ses
cendres : le remords d’avoir assassiné Mme de Rênal (616). Mais,
plus tôt, s’il se séparait de sa maîtresse, c’est, croyait-il,
« pour aller se couvrir de gloire » (130) et revenir la déposer à
ses pieds… « mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant
d’amour », il ne songe déjà plus « qu’au bonheur de voir une
capitale » (237). L’amour renaît dans ses « moments d’oubli
d’ambition » (152) [3] ou se
confond avec celle-ci (« Son amour était encore de l’ambition »
[153]), mais elle entre dans des compositions bien plus indécidables
encore. Julien ne pourra s’y abandonner que lorsqu’il dépassera
« l’admiration pour la beauté », l’orgueil de posséder (183) mais
surtout l’amour d’ordre « mimétique » (« Mme de Rênal n’avait pas de
marquis de Croisenois à lui sacrifier » [448]), lorsqu’il sera plus
entraîné par son amour que ce dernier n’excitera son
imagination (443), lorsqu’il s’extraira des calculs de rivalité pour
reconnaître « toute l’étendue du sacrifice qu’elle lui avait fait »
(642) et pour rejoindre sa première maîtresse dans l’oblation de sa
personne, certain qu’elle lui est entièrement livrée (ce qui est
déjà en soi une précaution). En réalité, il ne faut à Julien que de
cesser d’être « calculant » (446), de craindre d’être joué, pour
jouir de ce même état semi-extatique auquel Mme de Rênal accède de
par la seule nature de son caractère : « j’ai le cœur facile à
toucher », reconnaît-il ; « la parole la plus commune, si elle est
dite avec un accent vrai », « l’aspect d’une douleur vraie » (635)
– c’est l’épithète vrai qui importe, qu’on ne puisse
douter des signes ; ceux du corps ne mentent pas, une respiration
pressée, une voix altérée peuvent « attendrir ma voix et même faire
couler mes larmes » (635). Le corps répond au corps sans médiation.
Que l’obscurité soit et, « sans craindre d’être vu » (480), il peut
alors se livrer à son malheur ; cette « âme si ferme » peut être
« bouleversée de fond en comble » (474) et se sentir pénétrée
d’amour « jusque dans les replis les plus intimes de son cœur »
(« il était presque aussi fou que Mathilde », en la circonstance
[555]). Serait-il plus émotif que tendre, en définitive, ou
n’accède-t-il à la tendresse que par l’émotion ?
On a, dès sa
publication, pointé l’invraisemblance des caractères du
Rouge, mais elle culmine sans conteste avec le
personnage de Mathilde et influe, par contrecoup, sur celui de
Julien et sur l’intrigue qui les relie. Mathilde, absente de notre
extrait, n’en constitue pas moins dans le système du roman l’un des
deux pôles entre lesquels se réalise le processus, passablement
erratique, de l’apprentissage amoureux de Julien, partagé entre ces
deux conceptions. Mlle de La Mole ne cherche dans l’amour que le
moyen de se procurer des sensations, et n’en veut que de l’espèce
qui exige « ce qui caractérise les grandes passions », savoir :
« l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de
l’événement » (425) ; elle décide qu’elle aime Julien
et « se félicite » du parti qu’elle a pris de « se donner une grande
passion » (429) : contradiction dans les termes mêmes. Puis,
lorsqu’elle se croira dédaignée, « cette âme sèche senti[ra] de la
passion tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de
cet excès de civilisation que Paris admire » (585). Mesure toute
relative donc, mais qui peut, à la faveur de l’événement, connaître
des pics spectaculaires.
Chez elle,
« l’amour passionné était bien plutôt un modèle qu’on imitait qu’une
réalité » (461) ; il est copié plus qu’inspiré [4]. Qu’on se souvienne de l’explicite épisode à l’opéra
où les sensibilités des trois protagonistes se voient mises en
balance : pendant le premier acte,
[…] Mathilde rêva
à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus
vive ; mais au second acte, une maxime d’amour chantée, il faut
l’avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son
cœur. […] Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène
sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. […]
Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable
aux mouvements les plus violents que, depuis quelques jours, Julien
avait éprouvés pour elle. […] Grâce à son amour pour la musique,
elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à
Julien. L’amour de tête a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai,
mais il n’a que des instants d’enthousiasme ; il se connaît trop, il
se juge sans cesse ; loin d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à
force de pensées. (477-478)
Si l’art est un
puissant adjuvant, il ne saurait suppléer à tout ni tenir lieu de ce
qu’il exalte. Nous tâcherons de nous en souvenir lorsqu’il sera
question de l’art romanesque.
Vérité romanesque
et roman vrai
Ces rapides
prolégomènes réunis et ces citations remises en mémoire, il est
temps de prendre l’exemple concret d’une scène (partie I,
chap. XXX), assez typique pour que Stendhal en propose deux autres
variantes (dont l’une où le duo se joue avec Mathilde), presque
aussi fameuses que celle-ci :
Cette chambre est
inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne
qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à
ménager envers elle ; il faut seulement tâcher de n’être pas entendu
par les personnes qui couchent dans les autres chambres. Il
descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta, et
passant la main dans l’ouverture en forme de cœur, il eut le bonheur
de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait
le volet. Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable
qu’il sentit que ce volet n’était plus retenu et cédait à son
effort. Il faut l’ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma
voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à
voix basse : C’est un ami. Il s’assura, en prêtant
l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre.
Mais décidément, il n’y avait point de veilleuse, même à demi
éteinte, dans la cheminée ; c’était un bien mauvais signe. Gare
le coup de fusil ! Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa
frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort.
Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il
frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l’extrême
obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin
il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer
avec une extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s’appuyait
à la vitre contre laquelle était son œil. Il tressaillit, et
s’éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire, que, même à
cette distance, il ne put distinguer si c’était Mme de Rênal. Il
craignait un premier cri d’alarme ; depuis un moment, il entendait
les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle.
C’est moi, répétait-il assez haut, un ami. Pas de réponse ; le
fantôme blanc avait disparu. Daignez m’ouvrir, il faut que je vous
parle, je suis trop malheureux ! et il frappait de façon à briser la
vitre. […] (305-306)
Il s’agit d’un
moment sensible – de pathos autrement dit,
au sens où nous l’entendons ici, quand il sert de base à l’adjectif
pathique, tel que l’emploie Ricoeur par exemple, plutôt
qu’à pathétique. Cette distinction n’est pas mince dans
le cas de Stendhal, comme nous le verrons. S’y trouvent mis à
l’épreuve, et orchestrés, le sentiment et la valeur de l’action et
de la passion. La différence des deux sexes y est fortement
marquée [5]. La pudique Vénus est
dessinée en ombres chinoises tandis que la narration accommode sur
l’émule de Mars. Cette mise au point très nette sur Julien n’empêche
pas la narration d’être ambiguë à son égard : d’abord dans sa
manière de verser insensiblement de l’extérieur au for intérieur du
personnage (phrases averbales, par exemple, figurant une sorte de
sténographie de la pensée pour soi, du flux de conscience, sans
phrase : « plus rien à ménager envers elle », « Gare le coup de
fusil ! »…) et, simultanément, en déployant une large gamme focale,
aux transitions en camaïeu, de l’empathie (où narrateur et
personnage se trouvent confondus – et le lecteur invité à se joindre
à eux) à la mise à distance (où le narrateur commente, « jase » [6], ironise sur son personnage), en passant par le
verbatim du monologue rapporté (impossible à ségréguer
de la transposition narratoriale du silence du personnage [« Quand
je devrais casser la vitre, il faut en finir »]), le monologue
narrativisé, le psycho-récit, rare (« Il réfléchit un peu »), les
indices parcimonieux des incises, quasi-didascalies, l’assomption
des dispositions psychologiques du personnage par la narration « de
surface » (« il osa frapper »), l’intégration au récit du discours
direct sans guillemets (« C’est moi, répétait-il assez haut, un
ami »), éventuellement par l’italique (« C’est un
ami »), l’habileté de ne pas avoir recours à la première
personne, donc de ne pas avoir à la transposer (usage de
l’impersonnel, de l’infinitif, du présentatif), etc.
La part
respective de la psyché du personnage et celle qui ressortit à sa
mise en mots par le narrateur sont ainsi indiscernables (la
formulation de la pensée à la troisième personne élude l’ascription
personnelle : « Cette chambre est inhabitée […] »), le récit sec,
réfractaire au pathos, se montre rare (« Il descendit,
plaça son échelle contre un des volets, remonta […] » ; même la notation d’un affect peut rester neutre : « Il tressaillit ») ;
cet haple diegesis est presque entièrement contaminé de
sensations imputables à Julien dont les contours ne sont toutefois
pas clairement traçables (l’imparfait, dit sécant, est par
définition plus intérieur que le passé simple, et
Stendhal joue de cette nuance pour agréger à la ligne ferme des
faits la substance mentale, molle, de la psychologie : « il ne put
distinguer si c’était Mme de Rênal. Il craignait […] »). La
narration, qu’on pourrait qualifier de participative,
cultive cette manière siamoise de rapporter sensations et pensées :
ainsi, quel est le foyer d’une notation comme « Pas de réponse » ?
Qui prononce « c’était un bien mauvais signe » ? Le plus souvent les
coordonnées de la focalisation et l’instance diégétique se
parasitent ou se brouillent l’une l’autre : celui qui ressent et
celui qui rapporte l’impression et la commente forment un hologramme
original (« il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour
du pied de son échelle »). À qui est attribuable
l’adverbe décidément (« Mais décidément il n’y avait
point de veilleuse, même à demi éteinte » – délicat de le mettre,
dans son sens littéral, au compte du personnage) ? À qui
l’enfin de « Enfin il n’y eut plus de doute […] » ? Ou
même – plus imperceptiblement amalgamé encore à la pâte du récit –
le discrètement évaluatif bien de « c’était un bien
mauvais signe » ? Et ce fantôme, le narrateur le
prend-il à son compte ? Contresigne-t-il la perception du
personnage : impression ? illusion ? Le fait est que la narration
« précipite » la simple « ombre blanche » en la nommant par ce
substantif : elle la pousse vers le fantastique. Il est douteux que
le narrateur puisse prendre cette vision au sérieux, il souscrit à
l’illusion du moment qui, étant donné les circonstances, tend à
s’auréoler de mystère, de romanesque « gothique » ; il l’épouse et,
en désignant cette ombre blanche d’un mot définitif, prête un flanc
au parodique. On peut, à bon droit, soupçonner ici de l’ironie
(quelques lignes après notre extrait la satire sera plus ouverte :
« Le fantôme blanc s’éloignait »).
Stendhal choisit
un tempo de scène (au sens de Genette) : le temps de la
lecture est syntonisé au temps diégétique. Cette impression de
coïncidence procurée par la dramatisation linéaire est affectée de
légers décalages qui, comme les rétentions et protentions chères à
Husserl, créent le sentiment de la durée : anticipations portées par
le projet (« Il faut l’ouvrir petit à petit », « il faut en
finir »), présage, mise en garde à soi-même, et minuscules retards
(« depuis un moment, il entendait […] », « le fantôme blanc avait
disparu »).
La
théâtralisation est portée à son comble dans « Tout à coup il vit
une joue qui s’appuyait à la vitre contre laquelle était son œil » :
ce gros plan sur la joue (elle) et l’œil (lui), associé à un ralenti
créé par l’imparfait, compose une image arrêtée assez étrange qu’on
peut appréhender comme un procédé imitatif (« flash », monnaie de la
surprise, où les « objets partiels », selon l’appellation de la
psychanalyse, plutôt que synecdoques, se trouvent valorisés,
exorbités) ou qu’on peut juger comme un artifice de narration, au
contraire, fétichisant ; ou encore – et là réside bien l’ambiguïté
narrative – comme les deux à la fois puisque, ici comme en maint
endroit, le procédé est sujet à interprétation. C’est ainsi que la
manière de narrer implique son lecteur, lui donne à entendre la
partition selon un rubato dont sa propre sensibilité, plus ou moins
fascinée, plus ou moins distanciée, décide singulièrement.
Un autre
compromis est trouvé, une autre composition, entre idéal et
prosaïsme, entre ce qu’Ursula Mathis a appelé « estomper et
analyser » [7] : une certaine poésie sentimentale ou courtoise perdure
en dépit de la virile atmosphère de virtu ; elle se
manifeste par les fréquents marqueurs de nuances, ces demi-teintes
qui valident la véracité de l’épisode, le préservent de la
caricature, en dessinent le « modelé » (concessives, hypothétique,
« comme » d’approximation, « crut entrevoir », modalisateurs :
« petit à petit », « à demi éteinte », « gronder
à demi », « assez vite »,
« assez haut », « il réfléchit un peu »,
« s’éloigna un peu »). Si le « bonheur » dont il est
question n’est d’abord que celui de réussir à forcer le volet sans
délai, une euphorie non diésée est bien présente, sitôt après, dans
la « joie inexprimable » que Julien éprouve à sentir le volet céder
(ne pas appuyer sur la symbolique). Le récit n’est pas avare
d’hyperboles (tellement que, inexprimable,
extrême…) et l’épithète floue du silence
profond elle-même ne manque pas à l’appel. L’atmosphère de
mystère, entretenue par tel circonstant vague comme « au milieu de
l’extrême obscurité », demeure ambivalente et, là encore,
l’interprétant est à la discrétion du lecteur : soit qu’il
« épaule » son énergie et épouse les affres du personnage, ou ne
voie dans l’exagération qu’une indication d’y déchiffrer une
intention de pastiche. Soit encore qu’il reste suspendu entre les
deux attitudes, entre identification et raillerie.
L’aspect matériel
de la prouesse est détaillé à la faveur de la mention des objets
inertes : l’échelle, le fil de fer, le crochet, la vitre rappellent
qu’il y a deux forces en présence, la volonté de Julien et la
passivité du monde des objets [8]. Cet agon freine l’allure
du héros comme la résistance têtue des objets réfrène l’idéalisation
de la geste amoureuse aussi bien qu’épique (Julien cherche à s’inscrire dans ce destin du tout
ou rien, gloire ou mort, mais nous sommes loin d’Arcole dont cette
scène n’est qu’une dérision) ; elle crée un frottement, mais elle
est aussi l’occasion d’une bouffée d’euphorie, lorsque Julien vient
à se rendre maître de l’obstacle. La structure du romanesque en
général, en son épure, s’en trouve dénudée, réduite à sa plus simple
expression (quête / obstacle / dépassement de celui-ci, l’obstacle
étant le plus médiocre qui soit, mais exaltant en même temps
la pureté de ce schéma).
Mêmement : dans
la petite ouverture en forme de cœur du volet, on est libre de lire
un trait d’humour, un clin d’œil du narrateur. Ou rien qu’un « petit
fait vrai ».
Il semble que ce
qui intéresse Stendhal ce soit la tension pour elle-même. Notre
passage doit sa très forte unité au défi qui l’arme, envers du péril
que court le personnage (et qui est la réponse que Julien a trouvée
pour se défendre de la passion : la devancer, lui opposer l’action
– sa volonté [9]). La tension est réalisée
moyennant un classique suspense « longitudinal » (au passé simple et
jalonné de marqueurs de progression : ainsi,
puis, enfin…), associé à un suspense
perpendiculaire (le tréfonds du personnage) – d’où un équilibre
entre ce qui s’appelait naguère les fonctions et les
indices –, et moyennant encore une isotopie soutenue,
où les termes sont économisés et filés (parmi les plus fréquents :
chambre, nuit, échelle,
volet, voix… ; le registre auditif domine,
on trouve cependant successivement entrevoir,
vit, vit, distinguer et, en
l’espace de deux lignes, trois formes de frapper,
etc.). On avance de proche en proche, « au petit bonheur de
l’alinéa » [10], par
phrases brèves, privilège donné aux propositions indépendantes
juxtaposées. On a pu dire que Stendhal n’écrivait pas, mais
rédigeait (on imagine en effet le hurlement de coyote
d’un Flaubert découvrant une phrase telle que « Comme il frappait
très fort, il crut entrevoir […] comme une ombre […] »). Rien de
remarquable stylistiquement, en effet, aucune recherche, aucune
étude, mais une grande diversité d’appuis par exemple (thèmes de
phrase) et une réticence au phrasé : caractères positifs. La
continuité, garantie par l’intrigue, repose sur des discontinuités
et se trouve en rapport avec le tempérament de Julien, sa
versatilité [11], dont le narrateur adopte
volens nolens la tonalité. Il se « met dans sa peau »,
et ce style haché que Beyle se reprochait à relecture
et qu’il imputait à son attention exclusive « au fond des
choses » [12], résulte – mais n’est-ce pas dire la
même chose d’une autre façon ? – d’un parti d’écrire à la manière
dont Julien vit, à son allure : détermination de la volonté, qui ne
s’attarde pas, va obstinément, (des)servie par un mouvement trop
voulu, trop amené (97) pour être
parfaitement fluide et harmonieux. L’allure de Julien peut passer
pour une transposition de celle du romancier, lequel écrit, grâce à
son personnage, des « variations imaginatives » de lui-même. Et
cette allure est esthétique, philosophique et éthique
tout ensemble : elle prend acte des intermittences et des
accidents [13], constate
l’aléatoire, élément romanesque par excellence, connaît la loi du
contraste [14], les effets du hasard, du
kairos [15], la force de l’instant [16], de la surprise [17], elle croit
aux oasis extatiques, même minuscules (« ce fut avec une joie
inexprimable »), au milieu de l’aridité ordinaire. C’est ainsi que
le romancier écrit conséquemment.
Quand Stendhal
parle du style comme d’un vernis, il faut entendre : un conducteur
(la peinture proposait alors des métaphores que l’électricité a
perfectionnées) qui transmet aussi efficacement que possible ce
qu’il y a à transmettre. Mais la négligence de style est une qualité
positive elle aussi, et son inélégance occasionnelle, ses
répétitions : elle fournit la preuve immanente de la priorité donnée
au courant, à ce qu’une expression belle pour elle-même
court-circuiterait, appelant l’admiration sur elle aux dépens du
« fond ». En s’éloignant du littérateur, de l’orfèvre qui fait
métier de ciseler ses phrases [18] et se
signale incessamment par l’ostentation de sa manière en laquelle il
se mire, le romancier désinvolte se rapproche de son personnage, ne
s’interpose pas entre lui et le lecteur. Il sait que ses livres
vieilliront mieux que la plupart de ceux de ses contemporains qui
cultivent la (pseudo-)beauté pour elle-même, il a entendu
l’avertissement de Tirésias : Narcisse atteindra une longue
vieillesse à condition de ne pas se regarder. Là encore, la fiction
s’abouche aux expériences et aux croyances du romancier [19] : on a vu dans la première section de cet article que
le retour sur soi, la conscience même, sont contradictoires avec la
passion, cette disposition ou capacité d’être affecté à son
insu, « sans presque songer à l’avenir » (656) [20], qui veut de la spontanéité, qui nécessite de
« perdre l’habitude de réfléchir » (184), de se trouver « réellement
sans projet et hors de [so]i » (309), de s’oublier et d’oublier la
situation avec soi, sauf à risquer de ne connaître que des bonheurs
d’amour-propre [21].
Conclusion
Si nous avons
marqué une préférence pour le terme de pathique plutôt
que celui de pathos, c’est que l’esthétique
stendhalienne abhorre celui-ci tel qu’il est couramment compris,
quand elle recherche au contraire celui-là, qu’elle nomme plus
volontiers sensibilité. Le pathique est la capacité à
être affecté, point nécessairement liée au drame, au malheur [22]… (« Par un étrange effet de cette
passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal
partageait presque son insouciance et sa douce gaieté » [656]). Car
Stendhal a mesuré les limites du voulu, et particulièrement
celles du maigre potentiel de bonheur qu’il recèle (ces victoires
d’amour-propre précisément, les avantages de la maudite réflexivité,
les gratifications de l’ironie…), et sait la nécessité de se livrer
au subi. Mais il ne méconnaît pas non plus que
l’innocence et l’abandon à l’absolu de la passion sont une chimère,
un mythe que le « réalisme » ne peut se conserver qu’à condition de
l’altérer, de le contredire, de le discréditer (« les vraies
passions sont égoïstes » [204]), d’en contenir l’entéléchie ou la
parousie pour n’en conserver que l’horizon : point de fuite. En
réalité, Stendhal voudrait ne perdre sur aucun des deux tableaux :
il sacrifie au romanesque de premier degré, ou romance
(et jusqu’au méprisé roman pour femmes de chambre), il se confie aux
poncifs et clichés d’expression, se « raconte des histoires » comme
ses personnages, joue des ficelles du roman sentimental (« Chaque
coup de cette cloche fatale […] » [107]). Mais Stendhal est un
romanesque contrarié, comme Flaubert est réputé un romantique
refoulé. C’est une autre forme de bovarysme, un peu plus mâle. Il
rêve et, sachant le rêve faux, le corrode. L’évocation de l’idylle
comme des affects graves s’assortit désormais obligatoirement d’une
réserve mentale ; il faut écorner la plénitude, il faut un
contrechant, celui-là que dispose l’invention narrative et que seul
la bénévolence du lecteur, arrangée par le narrateur lui-même, peut
résorber tout en sauvegardant le bénéfice de n’être pas dupe de
cette fable. C’est un sentiment bien moderne : Musil constatait
ainsi que « la deuxième pensée, quand ce n’est pas la première, de
tout homme qui se trouve confronté à quelque phénomène imposant,
fût-ce simplement par sa beauté », est aujourd’hui, inévitablement,
« Tu ne vas pas me la faire, je finirai bien par t’avoir » [23] – sauf que chez Stendhal cette deuxième pensée est le
contrepoint obligatoire de la première, sa doublure et non pas son
contrecoup. Le roman imprime au drame, de par le ton héroï-comique,
un allegro, rare substitut de catharsis qui reste possible au XIXe siècle, et fait du
genre un mélodrame corrigé. Le désenchantement n’est
pas seulement un thème politique ou moral, il touche aussi à la
fiction, au romanesque en général, jusque dans sa maille, dans sa
syntaxe, dans son rythme. La pose chateaubrianesque n’est plus de
mise. Stendhal ose le premier degré [24], ancien ferment, il enchâsse le
conte de fées, en réserve, mais il corrige ce pathos
dégradé, aujourd’hui intenable, par les deux autres angles de la
triade, logos et ethos, en homme
d’esprit, qui prétend ne pas se laisser ensorcelé par ce qui le
domine. Il assume d’être joué mais par procuration, par le biais de
ses personnages (l’indétermination du discours indirect libre ou de
ses pareils permet d’endosser sentiments et pensées anonymement). Et
il se donne la faculté d’exagérer ce pathos pour mieux
le moquer.
Il ne se résigne
pas toutefois à se priver de sentir, fût-ce au prix de souffrir
– car à quoi bon vivre si c’est pour ne pas éprouver ?… On
détournerait le précepte de Korasoff (525) et l’adapterait ainsi :
Pas l’ombre de passion quand vous écrirez. Au contraire,
passion brûlante dans l’existence. Et des ombres de passion, si,
tout de même, reflets de ceux de l’existence. « Son
originalité, ou même son génie, comme dira Léon Blum, est de
combiner la plus froide clairvoyance avec la susceptibilité la plus
ardente, d’adapter sa rigide méthode à une faculté infinie de
souffrance, à un goût presque lyrique de la passion. »
Paradoxalement donc, la passion, chez Stendhal, « relève du
mécanisme cérébral » [25], ou plutôt est fatalement entraînée, en la
plupart des personnages du Rouge, exception faite de
Mme de Rênal, à être reprise dans les rets de l’amour de tête ou de
vanité. Bonheur, malheur, agir, pâtir… En définitive, il n’y a que
les intensités, transcendantes à cette notion de
pathos, qui vaillent, ce moment non représentatif de la
sensation, comme l’explique Deleuze, où celle-ci se trouve
« directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les
domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus
profond que la vision, l’audition, etc. » [26].
Annexe JULIEN.
Une fin
Chacun se
souvient des débuts de Julien Sorel, mais ses dernières heures
méritent aussi l’attention, qui ont inspiré à Stendhal parmi ses
plus belles pages.
L’explication
orageuse avec le marquis qui ouvre ce dernier acte a déjà le
caractère de tout ce qui va suivre : devant un père furieux
d’apprendre que sa fille est enceinte des œuvres du héros, celui-ci
éprouve un sentiment flottant, une sorte d’impossibilité à se sentir
profondément touché par ce qui se passe. La scène a d’ailleurs le
piquant du théâtre et se joue comme un duel, qui annonce celui,
définitif, de la mort, « duel à issue malheureuse ». En attendant ce
couperet, tout est défi, et Julien, diaboliquement joueur, est animé
par un seul désir, plus fort que tous les arguments de rester en
vie : celui de sacrifier ce qu’il croyait lui être le plus cher au
moment où il est sur le point de l’atteindre, son « roman fini »
comme il dit, surenchère qui peut passer pour une renonciation quand
elle est au contraire une apothéose de ce désir.
Tout déconcerte
dans ces derniers moments et c’est ce qui fait la légèreté, la
fraîcheur de ces pages qui pourraient être macabres et ne sont au
contraire qu’un tissu de péripéties. Il n’est pas jusqu’à la
brièveté des chapitres, avec leurs épigraphes plus ou moins
farfelues, qui ne concoure à rompre le fil. Dans son affrontement
avec le marquis ou ses entrevues avec sa maîtresse, il passe par la
tête du héros mille mouvements divers et contradictoires : cynisme,
sublime, mélodrame, etc., tout s’agite sans avoir le temps de se
fixer ni de se développer. Le personnage est sous la dictée de
l’instant. Le dénouement avance ainsi à bâtons rompus, de surprises
en imprévus, dans une mobilité de points de vue – dans le
risque. C’est le moyen d’échapper à cet infâme Ennui,
ennemi mortel : se mettre en danger, jouer son rôle aux dés, son
avenir, l’image de soi, etc., c’est ce qui rend la vie palpitante et
la « représentation » féconde, et leur donne le bénéfice renouvelé
des premières fois, d’une virginité qui ressemble à l’innocence.
Aucune métaphysique de mauvais goût chez Julien, nulles harmoniques
complaisantes (il songe à commander des livres à Paris ou se
ragaillardit au récit d’un scélérat compagnon de geôle), mais une
simplicité « romaine » qui se solde par un peu de grammaire : « J’ai
voulu tuer, je dois être tué », ou cette remarque empruntée à
Danton : on ne conjugue pas être guillotiné au
passé.
Plus gravement
cependant, la mort de Julien met aussi à l’épreuve l’idéal que
Stendhal place sans doute plus haut que tout : l’absence
d’affectation. Devant cette échéance où la blague n’est plus
de mise, où les diversions seraient dérisoires, il faut trouver un
style d’adieu à la hauteur, et qui honore la vie qu’on est sur le
point de quitter – qu’on s’est soi-même confisquée, en fait, par une
sorte de suicide sans mélodrame. C’est là où un homme,
a fortiori un auteur, se juge.
Les obstacles
sont nombreux toutefois : la désinvolture n’est pas toujours du
meilleur aloi dans ces occasions. Mais la lâcheté aussi guette, la
bassesse des autres, l’inévitable public (beau, jeune et criminel :
que de titres a Julien devant un tribunal dont les femmes ont pris
d’assaut les meilleures places !). Et encore : sa propre inconstance
(il mesure ses bas et hauts sur son « thermomètre à courage », idée
qui le distrait), le découragement, les flatteries de l’orgueil…
bref, il faut, pour trépasser sublime mais sans grandiloquence, pour
mourir juste, des conditions difficiles à réunir.
Toute cette fin
du Rouge est donc un jeu serré avec tout ce qui peut
hypothéquer cette absolue sincérité. Pour Julien, excessif à
saccades, le XIXe siècle tout entier est
l’hypocrisie personnifiée, et il est presque agréable, il est sain
d’en prendre congé, même dans la fleur de l’âge. Le roman qui
l’héberge s’y connaît en mensonges, c’est son métier, et c’est pour
cela qu’il désire si ardemment le secret de l’authenticité. Stendhal
est bien un Moderne à ne vouloir être dupe de rien, non pas
seulement au sujet des habituelles roublardises de société, mais
encore de toutes ces illusions que l’homme entretient sur les
sentiments qui le haussent au-dessus de lui-même. Julien lui sert
d’exutoire ; en faisant condamner sa créature, l’auteur tue le bouc
émissaire.
Et quand le roi
est nu, qu’est-ce qui compte vraiment et est susceptible de le
revêtir de candide majesté ? Croyant être trahi par Mme de Rênal,
croyant peut-être même se venger de cette lettre qui ruine ses
châteaux en Espagne, Julien, en quelques secondes qui sont l’un des
plus beaux raccourcis du roman français (avant la mort du héros,
ellipse plus retentissante encore) [27], accourt à
Verrières et assassine son ancienne maîtresse. Puis il s’en
retourne, sans état d’âme. Pour apprendre bientôt qu’elle n’est pas
morte. Alors, tout change de face. Il a, pour ainsi dire, la
révélation qu’il l’aimait, qu’il l’aime. La balance est d’un coup
complètement déréglée. À ce moment, il croit qu’il croit en Dieu !
Il croit surtout en Mme de Rênal.
La comédie ne
finit pas avec la mort, mais grâce à elle. Chose rare,
le narrateur, incidemment, plaint un peu son personnage de penser
qu’« au lieu de marcher du tendre au rusé, comme la plupart des
hommes », avec son bon naturel, il aurait pu, au fond, guérir de sa
« méfiance folle ». Le malade mourra donc presque guéri, et il aura
gagné par-dessus le marché cette rédemption que chacun s’administre
à lui-même à travers les icônes où il a mis sa foi : le lecteur a
déjà voté la grâce.
1 | Emanuele Coccia, La Vie sensible, Paris, Payot _ Rivages, 2010, p. 119. | 2 | Stendhal, Le Rouge et le
Noir, Anne-Marie Meininger (éd.), Paris, Gallimard (Folio
classique ; 3380), 2000, p. 641. Toutes les citations extraites de cet
ouvrage sont ici établies selon cette édition ; la pagination est
indiquée entre parenthèses à la suite de celles-ci. | 3 | « […] il
était fatigué d’héroïsme. C’eût été à une tendresse simple, naïve et
presque timide, qu’il se fût trouvé sensible, tandis qu’au
contraire, il fallait toujours l’idée d’un public et des
autres à l’âme hautaine de Mathilde » (615). | 4 | Mathilde « repassa dans sa tête
toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans
Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les
Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc. Il
n’était question, bien entendu, que de la grande passion ; l’amour
léger était indigne d’une fille de son âge et de sa naissance »
(422). | 5 | « Le Rouge et
le Noir offre une partition marquée entre les femmes et les
hommes, et n’explore qu’à la marge la porosité des frontières »,
constate Jean-Marie Roulin, « Masculin et pouvoir dans Le Rouge et le Noir », in Lectures de Stendhal : “Le Rouge
et le Noir”, Xavier Bourdenet (dir.), Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2013, p. 105. | 6 | C’est un article de
L’Artiste de février 1831 qui évoquait une « jaserie
exquise ». | 7 | Ursula Mathis,
Wirklichkeitssicht und Stil in “Le Rouge et le Noir”,
Genève, Droz, 1978. Lire Michel Crouzet, “Le Rouge et le
Noir”. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, Eurédit,
2012. | 8 | Sur l’échelle, voir Marta Caraion, « Représentations
matérielles et fonctions imaginaires des objets dans Le Rouge
et le Noir », in Lectures de Stendhal…,
p. 80 sq. | 9 | Le chapitre
s’intitule « Un ambitieux ». | 10 | Émile Zola,
« Stendhal », Le Messager de l’Europe, mai 1880, repris
dans Stendhal, Loïc Chotard et al. (éd.),
préface de Michel Crouzet, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne (Mémoire de la critique), 1996, p. 442. | 11 | « […] il vous
vient des idées horribles, et puis vous n’êtes qu’un enfant ! »
(336) dit de Julien l’abbé Pirard. | 12 | Dans les
marginales portées sur l’exemplaire Bucci de l’ouvrage Le
Rouge et le Noir. | 13 | « […] les
passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se
rencontre que chez les âmes supérieures… » (617). | 14 | « […] jamais une
apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus
inquiétantes » (76). | 15 | « Son
mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant ;
Mathilde, sûre d’être aimée, le méprisa parfaitement »
(473). | 16 | « Le hasard tout seul avait amené cette explosion. Un
instant la jalousie et l’amour l’avaient emporté sur l’orgueil »
(554). Voir Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant
[1931], Paris, Stock, 1992. | 17 | « Dans la surprise que lui
causa […], il la regarda avec passion » (149). | 18 | « Toutes les fins de phrase qui essaient de bien
tomber, comme on en trouve dans Proust, rompent le récit. Voilà ce
que signifie le fameux style du Code pénal de Stendhal » ; Alain,
Propos, Maurice Savin (éd.), Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade ; 116), 1956, t. I, p. 553. | 19 | Cette consubstantialité suppose
réciprocité : il ne s’agit pas seulement d’une « métaphore » quand
il est dit que Julien est « réveillé à ce point de son roman »
(130), est « ému de son propre conte comme un auteur dramatique »
(453), « Après tout, pensait-il, mon roman est fini »
(585)… | 20 | L’amour parisien « fait un beau
contraste avec l’amour vrai, simple, ne se regardant pas
soi-même, de Mme de Rênal », note Stendhal dans « Projet
d’article », reproduit dans Le Rouge et le Noir,
p. 741. | 21 | Mais la
spontanéité elle-même n’est pas épargnée par l’ironie, elle a aussi
ses ruses. Ainsi dans le fameux épisode où Mathilde cherche à faire
le portrait de Julien : « […] elle ne put réussir ; le profil tracé
au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut
enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion »
(477). | 22 | Voir Paul Audi,
Supériorité de l’éthique. De Schopenhauer à
Wittgenstein [1999], éd. revue, corrigée et augmentée, Paris,
PUF (Quadrige), 2000. | 23 | Robert Musil, L’Homme
sans qualités, Paris, Seuil (Points), 1995, t. I,
p. 366. | 24 | « L’intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb
fondu qu’il eût moins souffert. […] Rien ne saurait exprimer les
tortures de Julien […]. Un être humain ne peut soutenir le malheur à
un plus haut degré » (472). | 25 | Léon
Blum, Stendhal et le Beylisme [1941], 3e éd., Paris, A. Michel, 1947,
p. 220, 241. | 26 | Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la
sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1996, vol. I,
p. 31. | 27 | Émile Faguet, lui, ne goûtait pas le dénouement du
Rouge, où il voyait le comble de l’artifice
(« Réflexion sur la mort de Julien », Aspects de la
France, décembre 1949) ; voir Roger Nimier, L’Élève
d’Aristote, Paris, Gallimard, 1981, p. 158 : « Le départ
précipité de Julien amène un événement nouveau dans la technique
romanesque : le coup de théâtre intime ». |
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