Dossier : <i>Ethos</i> et <i>Pathos</i> II


Poétique du pathos rectifié

Philippe Jousset

Résumé :
Pathos est ici pris dans le sens de : capacité à être affecté, mesure de la sensibilité, non nécessairement liée à la souffrance. Les trois protagonistes de l’ouvrage Le Rouge et le Noir occupent des positions différentes à son égard ; celles-ci sont, dans un premier temps, rapidement rappelées. Puis est étudiée, sur l’exemple concret d’une scène du chapitre XXX de la première partie, la gestion du pathos par le narrateur, i. e. la manière dont se trouvent mis à l’épreuve et orchestrés le sentiment et la valeur de l’Action et de la Passion. Via son héros, Stendhal sacrifie au romanesque de premier degré, mais l’évocation des sentiments tant soit peu idéaux comme des affects graves s’assortit désormais obligatoirement d’une réserve mentale : il faut écorner la plénitude, il faut un contrepoint, dont l’ironie n’est que l'accent le plus ostensible. Mais ce qui compte en définitive, par-delà bonheur et malheur, ce sont les intensités, c’est-à-dire le sentiment de se sentir vivant.

Abstract:
Pathos, in this paper, is used simply to mean the ability to be affected, a measurement of sensitiveness. It is not necessarily related with what is commonly called “pathetic”, which implies suffering. The three protagonists of Le Rouge et le Noir adopt different attitudes towards pathos, which are first briefly summarized. Then a scene extracted from the chapter 30 of the first part provides an example of how pathos is dealt with in the novel, and how the sense and value of action and passion are tested and orchestrated by the narrator. Through his hero, Stendhal indulges in “basic romance”, or “first degree fancy”. But the evocation of serious or ideal feelings must come accompanied with narratorial reticence: the fullness has to be deflated, a counterpoint is necessary, whose irony is only the most visible aspect. What matters ultimately, beyond happiness or misfortune, is the experience of intensities, that is to say, for the Stendhalian hero: the evidence of feeling oneself alive.

[…] si chaque nature doit se faire ornement pour pouvoir consister, et n’a pas d’autre moyen d’expression que la puissance de l’ornement, la mesure de toute identité sera esthétique autant que biologique.
Emanuele Coccia, La Vie sensible [1]

Dieu me préserve d’exagérer.
Stendhal, Le Rouge et le Noir [2]

Éléments d’une physiologie de la passion

Nous nous en tiendrons ici à quelques principes, les commentateurs de Stendhal ayant depuis longtemps développé sur ce thème tout ce qui était souhaitable. Il ne s’agit que de rappeler à grands traits la perspective métapsychologique et esthétique dans laquelle s’inscrit le passage que nous nous proposons d’étudier de plus près puisque la poétique est en résonance avec la psychologie – du moins est-ce l’hypothèse que nous faisons – mais nous n’irons pas chercher nos illustrations au-delà du seul Rouge.

On posera, pour simplifier, que les trois protagonistes du roman occupent trois positions possibles à l’égard du pathos. Mme de Rênal incarne un pathos qui a la faveur de Stendhal en tant qu’il procède d’une hypersensibilité, d’un dévouement et d’une ignorance naturellement affine à l’enfance qui va jusqu’à compatir au sort d’un pauvre chien écrasé (« un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l’enfant eût été mort » [87]). Se livrer au pathos c’est – comme il se doit – perdre « l’usage de la raison » (99), son traditionnel antagoniste. C’est parce qu’elle croit deviner en Julien une générosité, une noblesse d’âme et une humanité sœurs des siennes qu’elle vouera au jeune abbé une sympathie instinctive.

Mme de Rênal n’est pas seulement mère cependant, mais épouse, et d’un notable, et, avant que son chemin ne croise celui de Julien, elle « pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie : duperie certaine et bonheur cherché par les fous » (100). Elle ne sera donc pas épargnée par la contradiction qui fait le nœud des passions telles que les entend la littérature, forcément traversées, forcément contrariées (« Ah ! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rênal, en […] se jetant dans ses bras. / Au même instant, elle le repoussa avec horreur » [181]). C’est par là que la passion travaille la naïveté, l’éduque : « sa fatale passion » et ses remords éclaireront la « femme simple et timide » des débuts (233).

Le personnage de Julien est beaucoup plus complexe. La femme a une propension à la passion, où elle trouve son accomplissement ; l’homme la subit en partie contre sa volonté, elle est donc marquée chez lui de plus de vicissitudes (« Il méprisait ces femmes et tous les sentiments tendres » ; l’échange entre Mme de Rênal et son amie qu’il entend d’une oreille distraite « lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin » [112]). Tels sont du moins l’axiome de départ et la spécialisation convenue selon la guise des sexes.

D’emblée stigmatisé par « l’absence de toute sympathie » (132), Julien peut néanmoins trouver un « délicieux plaisir à être sincère » (153). Il a le pathos honteux, certes (« il est au pouvoir du dernier des hommes de m’émouvoir à ce point ! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante ? » [369]), et il le combat (il se précipite dans les bois cacher ses larmes quand il serait porté à succomber à l’émotion), réactif (il se perçoit en « plébéien révolté »), défensif (« ces gens-là ont-ils des passions ? Mystifier est leur fort » [431]).

Si le pathos est « libre » chez Mme de Rênal, il est lié chez son amant : à l’ambition. Deux passions luttent en lui, « sa folle passion pour Bonaparte » (382), dans un siècle dépourvu de « passions véritables » (402) et, par extension et comme travaux pratiques, l’exercice du « sentiment de sa puissance » (441). Il a cependant un cœur accessible à la tendresse. Que sa joie soit portée « jusqu’au délire », « la passion étant trop forte pour être contenue », ce ne sera pas parce que l’amour le désarme toutefois, mais, longtemps, au contraire à cause des victoires de l’orgueil (436). Et le Julien débutant, celui qui n’a pas encore été profondément touché par l’altérité amoureuse, peut bien être flatté d’« une rêverie vague et douce », le narrateur précise : « cette émotion était un plaisir et non une passion. […] à vingt ans, l’idée du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur tout » (123). Bien au-delà de sa première initiation, Mars continuera de le disputer à Vénus et le goût des triomphes aux plaisirs. De façon assez inattendue, c’est le directeur du séminaire qui lui fait éprouver une émotion et une terreur qui manquent le faire s’évanouir (249), et c’est au son de la voix amie de ce même abbé Pirard (dont la vulnérabilité de Julien n’a rien à craindre) qu’il fond en larmes (283).

C’est que l’ambition fait mauvais ménage avec l’amour, il faudra qu’elle soit « morte en son cœur », pour qu’une autre passion sorte de ses cendres : le remords d’avoir assassiné Mme de Rênal (616). Mais, plus tôt, s’il se séparait de sa maîtresse, c’est, croyait-il, « pour aller se couvrir de gloire » (130) et revenir la déposer à ses pieds… « mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant d’amour », il ne songe déjà plus « qu’au bonheur de voir une capitale » (237). L’amour renaît dans ses « moments d’oubli d’ambition » (152) [3] ou se confond avec celle-ci (« Son amour était encore de l’ambition » [153]), mais elle entre dans des compositions bien plus indécidables encore. Julien ne pourra s’y abandonner que lorsqu’il dépassera « l’admiration pour la beauté », l’orgueil de posséder (183) mais surtout l’amour d’ordre « mimétique » (« Mme de Rênal n’avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier » [448]), lorsqu’il sera plus entraîné par son amour que ce dernier n’excitera son imagination (443), lorsqu’il s’extraira des calculs de rivalité pour reconnaître « toute l’étendue du sacrifice qu’elle lui avait fait » (642) et pour rejoindre sa première maîtresse dans l’oblation de sa personne, certain qu’elle lui est entièrement livrée (ce qui est déjà en soi une précaution). En réalité, il ne faut à Julien que de cesser d’être « calculant » (446), de craindre d’être joué, pour jouir de ce même état semi-extatique auquel Mme de Rênal accède de par la seule nature de son caractère : « j’ai le cœur facile à toucher », reconnaît-il ; « la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai », « l’aspect d’une douleur vraie » (635) – c’est l’épithète vrai qui importe, qu’on ne puisse douter des signes ; ceux du corps ne mentent pas, une respiration pressée, une voix altérée peuvent « attendrir ma voix et même faire couler mes larmes » (635). Le corps répond au corps sans médiation. Que l’obscurité soit et, « sans craindre d’être vu » (480), il peut alors se livrer à son malheur ; cette « âme si ferme » peut être « bouleversée de fond en comble » (474) et se sentir pénétrée d’amour « jusque dans les replis les plus intimes de son cœur » (« il était presque aussi fou que Mathilde », en la circonstance [555]). Serait-il plus émotif que tendre, en définitive, ou n’accède-t-il à la tendresse que par l’émotion ?

On a, dès sa publication, pointé l’invraisemblance des caractères du Rouge, mais elle culmine sans conteste avec le personnage de Mathilde et influe, par contrecoup, sur celui de Julien et sur l’intrigue qui les relie. Mathilde, absente de notre extrait, n’en constitue pas moins dans le système du roman l’un des deux pôles entre lesquels se réalise le processus, passablement erratique, de l’apprentissage amoureux de Julien, partagé entre ces deux conceptions. Mlle de La Mole ne cherche dans l’amour que le moyen de se procurer des sensations, et n’en veut que de l’espèce qui exige « ce qui caractérise les grandes passions », savoir : « l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement » (425) ; elle décide qu’elle aime Julien et « se félicite » du parti qu’elle a pris de « se donner une grande passion » (429) : contradiction dans les termes mêmes. Puis, lorsqu’elle se croira dédaignée, « cette âme sèche senti[ra] de la passion tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire » (585). Mesure toute relative donc, mais qui peut, à la faveur de l’événement, connaître des pics spectaculaires.

Chez elle, « l’amour passionné était bien plutôt un modèle qu’on imitait qu’une réalité » (461) ; il est copié plus qu’inspiré [4]. Qu’on se souvienne de l’explicite épisode à l’opéra où les sensibilités des trois protagonistes se voient mises en balance : pendant le premier acte,

[…] Mathilde rêva à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive ; mais au second acte, une maxime d’amour chantée, il faut l’avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur. […]
Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. […] Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que, depuis quelques jours, Julien avait éprouvés pour elle. […] Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à Julien. L’amour de tête a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai, mais il n’a que des instants d’enthousiasme ; il se connaît trop, il se juge sans cesse ; loin d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à force de pensées. (477-478)

Si l’art est un puissant adjuvant, il ne saurait suppléer à tout ni tenir lieu de ce qu’il exalte. Nous tâcherons de nous en souvenir lorsqu’il sera question de l’art romanesque.

Vérité romanesque et roman vrai

Ces rapides prolégomènes réunis et ces citations remises en mémoire, il est temps de prendre l’exemple concret d’une scène (partie I, chap. XXX), assez typique pour que Stendhal en propose deux autres variantes (dont l’une où le duo se joue avec Mathilde), presque aussi fameuses que celle-ci :

Cette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à ménager envers elle ; il faut seulement tâcher de n’être pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.
Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta, et passant la main dans l’ouverture en forme de cœur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable qu’il sentit que ce volet n’était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l’ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : C’est un ami.
Il s’assura, en prêtant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais décidément, il n’y avait point de veilleuse, même à demi éteinte, dans la cheminée ; c’était un bien mauvais signe.
Gare le coup de fusil ! Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l’extrême obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s’appuyait à la vitre contre laquelle était son œil.
Il tressaillit, et s’éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire, que, même à cette distance, il ne put distinguer si c’était Mme de Rênal. Il craignait un premier cri d’alarme ; depuis un moment, il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle. C’est moi, répétait-il assez haut, un ami. Pas de réponse ; le fantôme blanc avait disparu. Daignez m’ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux ! et il frappait de façon à briser la vitre. […] (305-306)

Il s’agit d’un moment sensible – de pathos autrement dit, au sens où nous l’entendons ici, quand il sert de base à l’adjectif pathique, tel que l’emploie Ricoeur par exemple, plutôt qu’à pathétique. Cette distinction n’est pas mince dans le cas de Stendhal, comme nous le verrons. S’y trouvent mis à l’épreuve, et orchestrés, le sentiment et la valeur de l’action et de la passion. La différence des deux sexes y est fortement marquée [5]. La pudique Vénus est dessinée en ombres chinoises tandis que la narration accommode sur l’émule de Mars. Cette mise au point très nette sur Julien n’empêche pas la narration d’être ambiguë à son égard : d’abord dans sa manière de verser insensiblement de l’extérieur au for intérieur du personnage (phrases averbales, par exemple, figurant une sorte de sténographie de la pensée pour soi, du flux de conscience, sans phrase : « plus rien à ménager envers elle », « Gare le coup de fusil ! »…) et, simultanément, en déployant une large gamme focale, aux transitions en camaïeu, de l’empathie (où narrateur et personnage se trouvent confondus – et le lecteur invité à se joindre à eux) à la mise à distance (où le narrateur commente, « jase » [6], ironise sur son personnage), en passant par le verbatim du monologue rapporté (impossible à ségréguer de la transposition narratoriale du silence du personnage [« Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir »]), le monologue narrativisé, le psycho-récit, rare (« Il réfléchit un peu »), les indices parcimonieux des incises, quasi-didascalies, l’assomption des dispositions psychologiques du personnage par la narration « de surface » (« il osa frapper »), l’intégration au récit du discours direct sans guillemets (« C’est moi, répétait-il assez haut, un ami »), éventuellement par l’italique (« C’est un ami »), l’habileté de ne pas avoir recours à la première personne, donc de ne pas avoir à la transposer (usage de l’impersonnel, de l’infinitif, du présentatif), etc.

La part respective de la psyché du personnage et celle qui ressortit à sa mise en mots par le narrateur sont ainsi indiscernables (la formulation de la pensée à la troisième personne élude l’ascription personnelle : « Cette chambre est inhabitée […] »), le récit sec, réfractaire au pathos, se montre rare (« Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta […] » ; même la notation d’un affect peut rester neutre : « Il tressaillit ») ; cet haple diegesis est presque entièrement contaminé de sensations imputables à Julien dont les contours ne sont toutefois pas clairement traçables (l’imparfait, dit sécant, est par définition plus intérieur que le passé simple, et Stendhal joue de cette nuance pour agréger à la ligne ferme des faits la substance mentale, molle, de la psychologie : « il ne put distinguer si c’était Mme de Rênal. Il craignait […] »). La narration, qu’on pourrait qualifier de participative, cultive cette manière siamoise de rapporter sensations et pensées : ainsi, quel est le foyer d’une notation comme « Pas de réponse » ? Qui prononce « c’était un bien mauvais signe » ? Le plus souvent les coordonnées de la focalisation et l’instance diégétique se parasitent ou se brouillent l’une l’autre : celui qui ressent et celui qui rapporte l’impression et la commente forment un hologramme original (« il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle »). À qui est attribuable l’adverbe décidément (« Mais décidément il n’y avait point de veilleuse, même à demi éteinte » – délicat de le mettre, dans son sens littéral, au compte du personnage) ? À qui l’enfin de « Enfin il n’y eut plus de doute […] » ? Ou même – plus imperceptiblement amalgamé encore à la pâte du récit – le discrètement évaluatif bien de « c’était un bien mauvais signe » ? Et ce fantôme, le narrateur le prend-il à son compte ? Contresigne-t-il la perception du personnage : impression ? illusion ? Le fait est que la narration « précipite » la simple « ombre blanche » en la nommant par ce substantif : elle la pousse vers le fantastique. Il est douteux que le narrateur puisse prendre cette vision au sérieux, il souscrit à l’illusion du moment qui, étant donné les circonstances, tend à s’auréoler de mystère, de romanesque « gothique » ; il l’épouse et, en désignant cette ombre blanche d’un mot définitif, prête un flanc au parodique. On peut, à bon droit, soupçonner ici de l’ironie (quelques lignes après notre extrait la satire sera plus ouverte : « Le fantôme blanc s’éloignait »).

Stendhal choisit un tempo de scène (au sens de Genette) : le temps de la lecture est syntonisé au temps diégétique. Cette impression de coïncidence procurée par la dramatisation linéaire est affectée de légers décalages qui, comme les rétentions et protentions chères à Husserl, créent le sentiment de la durée : anticipations portées par le projet (« Il faut l’ouvrir petit à petit », « il faut en finir »), présage, mise en garde à soi-même, et minuscules retards (« depuis un moment, il entendait […] », « le fantôme blanc avait disparu »).

La théâtralisation est portée à son comble dans « Tout à coup il vit une joue qui s’appuyait à la vitre contre laquelle était son œil » : ce gros plan sur la joue (elle) et l’œil (lui), associé à un ralenti créé par l’imparfait, compose une image arrêtée assez étrange qu’on peut appréhender comme un procédé imitatif (« flash », monnaie de la surprise, où les « objets partiels », selon l’appellation de la psychanalyse, plutôt que synecdoques, se trouvent valorisés, exorbités) ou qu’on peut juger comme un artifice de narration, au contraire, fétichisant ; ou encore – et là réside bien l’ambiguïté narrative – comme les deux à la fois puisque, ici comme en maint endroit, le procédé est sujet à interprétation. C’est ainsi que la manière de narrer implique son lecteur, lui donne à entendre la partition selon un rubato dont sa propre sensibilité, plus ou moins fascinée, plus ou moins distanciée, décide singulièrement.

Un autre compromis est trouvé, une autre composition, entre idéal et prosaïsme, entre ce qu’Ursula Mathis a appelé « estomper et analyser » [7] : une certaine poésie sentimentale ou courtoise perdure en dépit de la virile atmosphère de virtu ; elle se manifeste par les fréquents marqueurs de nuances, ces demi-teintes qui valident la véracité de l’épisode, le préservent de la caricature, en dessinent le « modelé » (concessives, hypothétique, « comme » d’approximation, « crut entrevoir », modalisateurs : « petit à petit », « à demi éteinte », « gronder à demi », « assez vite », « assez haut », « il réfléchit un peu », « s’éloigna un peu »). Si le « bonheur » dont il est question n’est d’abord que celui de réussir à forcer le volet sans délai, une euphorie non diésée est bien présente, sitôt après, dans la « joie inexprimable » que Julien éprouve à sentir le volet céder (ne pas appuyer sur la symbolique). Le récit n’est pas avare d’hyperboles (tellement que, inexprimable, extrême…) et l’épithète floue du silence profond elle-même ne manque pas à l’appel. L’atmosphère de mystère, entretenue par tel circonstant vague comme « au milieu de l’extrême obscurité », demeure ambivalente et, là encore, l’interprétant est à la discrétion du lecteur : soit qu’il « épaule » son énergie et épouse les affres du personnage, ou ne voie dans l’exagération qu’une indication d’y déchiffrer une intention de pastiche. Soit encore qu’il reste suspendu entre les deux attitudes, entre identification et raillerie.

L’aspect matériel de la prouesse est détaillé à la faveur de la mention des objets inertes : l’échelle, le fil de fer, le crochet, la vitre rappellent qu’il y a deux forces en présence, la volonté de Julien et la passivité du monde des objets [8]. Cet agon freine l’allure du héros comme la résistance têtue des objets réfrène l’idéalisation de la geste amoureuse aussi bien qu’épique (Julien cherche à s’inscrire dans ce destin du tout ou rien, gloire ou mort, mais nous sommes loin d’Arcole dont cette scène n’est qu’une dérision) ; elle crée un frottement, mais elle est aussi l’occasion d’une bouffée d’euphorie, lorsque Julien vient à se rendre maître de l’obstacle. La structure du romanesque en général, en son épure, s’en trouve dénudée, réduite à sa plus simple expression (quête / obstacle / dépassement de celui-ci, l’obstacle étant le plus médiocre qui soit, mais exaltant en même temps la pureté de ce schéma).

Mêmement : dans la petite ouverture en forme de cœur du volet, on est libre de lire un trait d’humour, un clin d’œil du narrateur. Ou rien qu’un « petit fait vrai ».

Il semble que ce qui intéresse Stendhal ce soit la tension pour elle-même. Notre passage doit sa très forte unité au défi qui l’arme, envers du péril que court le personnage (et qui est la réponse que Julien a trouvée pour se défendre de la passion : la devancer, lui opposer l’action – sa volonté [9]). La tension est réalisée moyennant un classique suspense « longitudinal » (au passé simple et jalonné de marqueurs de progression : ainsi, puis, enfin…), associé à un suspense perpendiculaire (le tréfonds du personnage) – d’où un équilibre entre ce qui s’appelait naguère les fonctions et les indices –, et moyennant encore une isotopie soutenue, où les termes sont économisés et filés (parmi les plus fréquents : chambre, nuit, échelle, volet, voix… ; le registre auditif domine, on trouve cependant successivement entrevoir, vit, vit, distinguer et, en l’espace de deux lignes, trois formes de frapper, etc.). On avance de proche en proche, « au petit bonheur de l’alinéa » [10], par phrases brèves, privilège donné aux propositions indépendantes juxtaposées. On a pu dire que Stendhal n’écrivait pas, mais rédigeait (on imagine en effet le hurlement de coyote d’un Flaubert découvrant une phrase telle que « Comme il frappait très fort, il crut entrevoir […] comme une ombre […] »). Rien de remarquable stylistiquement, en effet, aucune recherche, aucune étude, mais une grande diversité d’appuis par exemple (thèmes de phrase) et une réticence au phrasé : caractères positifs. La continuité, garantie par l’intrigue, repose sur des discontinuités et se trouve en rapport avec le tempérament de Julien, sa versatilité [11], dont le narrateur adopte volens nolens la tonalité. Il se « met dans sa peau », et ce style haché que Beyle se reprochait à relecture et qu’il imputait à son attention exclusive « au fond des choses » [12], résulte – mais n’est-ce pas dire la même chose d’une autre façon ? – d’un parti d’écrire à la manière dont Julien vit, à son allure : détermination de la volonté, qui ne s’attarde pas, va obstinément, (des)servie par un mouvement trop voulu, trop amené (97) pour être parfaitement fluide et harmonieux. L’allure de Julien peut passer pour une transposition de celle du romancier, lequel écrit, grâce à son personnage, des « variations imaginatives » de lui-même. Et cette allure est esthétique, philosophique et éthique tout ensemble : elle prend acte des intermittences et des accidents [13], constate l’aléatoire, élément romanesque par excellence, connaît la loi du contraste [14], les effets du hasard, du kairos [15], la force de l’instant [16], de la surprise [17], elle croit aux oasis extatiques, même minuscules (« ce fut avec une joie inexprimable »), au milieu de l’aridité ordinaire. C’est ainsi que le romancier écrit conséquemment.

Quand Stendhal parle du style comme d’un vernis, il faut entendre : un conducteur (la peinture proposait alors des métaphores que l’électricité a perfectionnées) qui transmet aussi efficacement que possible ce qu’il y a à transmettre. Mais la négligence de style est une qualité positive elle aussi, et son inélégance occasionnelle, ses répétitions : elle fournit la preuve immanente de la priorité donnée au courant, à ce qu’une expression belle pour elle-même court-circuiterait, appelant l’admiration sur elle aux dépens du « fond ». En s’éloignant du littérateur, de l’orfèvre qui fait métier de ciseler ses phrases [18] et se signale incessamment par l’ostentation de sa manière en laquelle il se mire, le romancier désinvolte se rapproche de son personnage, ne s’interpose pas entre lui et le lecteur. Il sait que ses livres vieilliront mieux que la plupart de ceux de ses contemporains qui cultivent la (pseudo-)beauté pour elle-même, il a entendu l’avertissement de Tirésias : Narcisse atteindra une longue vieillesse à condition de ne pas se regarder. Là encore, la fiction s’abouche aux expériences et aux croyances du romancier [19] : on a vu dans la première section de cet article que le retour sur soi, la conscience même, sont contradictoires avec la passion, cette disposition ou capacité d’être affecté à son insu, « sans presque songer à l’avenir » (656) [20], qui veut de la spontanéité, qui nécessite de « perdre l’habitude de réfléchir » (184), de se trouver « réellement sans projet et hors de [so]i » (309), de s’oublier et d’oublier la situation avec soi, sauf à risquer de ne connaître que des bonheurs d’amour-propre [21].

Conclusion

Si nous avons marqué une préférence pour le terme de pathique plutôt que celui de pathos, c’est que l’esthétique stendhalienne abhorre celui-ci tel qu’il est couramment compris, quand elle recherche au contraire celui-là, qu’elle nomme plus volontiers sensibilité. Le pathique est la capacité à être affecté, point nécessairement liée au drame, au malheur [22]… (« Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté » [656]). Car Stendhal a mesuré les limites du voulu, et particulièrement celles du maigre potentiel de bonheur qu’il recèle (ces victoires d’amour-propre précisément, les avantages de la maudite réflexivité, les gratifications de l’ironie…), et sait la nécessité de se livrer au subi. Mais il ne méconnaît pas non plus que l’innocence et l’abandon à l’absolu de la passion sont une chimère, un mythe que le « réalisme » ne peut se conserver qu’à condition de l’altérer, de le contredire, de le discréditer (« les vraies passions sont égoïstes » [204]), d’en contenir l’entéléchie ou la parousie pour n’en conserver que l’horizon : point de fuite. En réalité, Stendhal voudrait ne perdre sur aucun des deux tableaux : il sacrifie au romanesque de premier degré, ou romance (et jusqu’au méprisé roman pour femmes de chambre), il se confie aux poncifs et clichés d’expression, se « raconte des histoires » comme ses personnages, joue des ficelles du roman sentimental (« Chaque coup de cette cloche fatale […] » [107]). Mais Stendhal est un romanesque contrarié, comme Flaubert est réputé un romantique refoulé. C’est une autre forme de bovarysme, un peu plus mâle. Il rêve et, sachant le rêve faux, le corrode. L’évocation de l’idylle comme des affects graves s’assortit désormais obligatoirement d’une réserve mentale ; il faut écorner la plénitude, il faut un contrechant, celui-là que dispose l’invention narrative et que seul la bénévolence du lecteur, arrangée par le narrateur lui-même, peut résorber tout en sauvegardant le bénéfice de n’être pas dupe de cette fable. C’est un sentiment bien moderne : Musil constatait ainsi que « la deuxième pensée, quand ce n’est pas la première, de tout homme qui se trouve confronté à quelque phénomène imposant, fût-ce simplement par sa beauté », est aujourd’hui, inévitablement, « Tu ne vas pas me la faire, je finirai bien par t’avoir » [23] – sauf que chez Stendhal cette deuxième pensée est le contrepoint obligatoire de la première, sa doublure et non pas son contrecoup. Le roman imprime au drame, de par le ton héroï-comique, un allegro, rare substitut de catharsis qui reste possible au XIXe siècle, et fait du genre un mélodrame corrigé. Le désenchantement n’est pas seulement un thème politique ou moral, il touche aussi à la fiction, au romanesque en général, jusque dans sa maille, dans sa syntaxe, dans son rythme. La pose chateaubrianesque n’est plus de mise. Stendhal ose le premier degré [24], ancien ferment, il enchâsse le conte de fées, en réserve, mais il corrige ce pathos dégradé, aujourd’hui intenable, par les deux autres angles de la triade, logos et ethos, en homme d’esprit, qui prétend ne pas se laisser ensorcelé par ce qui le domine. Il assume d’être joué mais par procuration, par le biais de ses personnages (l’indétermination du discours indirect libre ou de ses pareils permet d’endosser sentiments et pensées anonymement). Et il se donne la faculté d’exagérer ce pathos pour mieux le moquer.

Il ne se résigne pas toutefois à se priver de sentir, fût-ce au prix de souffrir – car à quoi bon vivre si c’est pour ne pas éprouver ?… On détournerait le précepte de Korasoff (525) et l’adapterait ainsi : Pas l’ombre de passion quand vous écrirez. Au contraire, passion brûlante dans l’existence. Et des ombres de passion, si, tout de même, reflets de ceux de l’existence. « Son originalité, ou même son génie, comme dira Léon Blum, est de combiner la plus froide clairvoyance avec la susceptibilité la plus ardente, d’adapter sa rigide méthode à une faculté infinie de souffrance, à un goût presque lyrique de la passion. » Paradoxalement donc, la passion, chez Stendhal, « relève du mécanisme cérébral » [25], ou plutôt est fatalement entraînée, en la plupart des personnages du Rouge, exception faite de Mme de Rênal, à être reprise dans les rets de l’amour de tête ou de vanité. Bonheur, malheur, agir, pâtir… En définitive, il n’y a que les intensités, transcendantes à cette notion de pathos, qui vaillent, ce moment non représentatif de la sensation, comme l’explique Deleuze, où celle-ci se trouve « directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus profond que la vision, l’audition, etc. » [26].

Annexe
JULIEN. Une fin

Chacun se souvient des débuts de Julien Sorel, mais ses dernières heures méritent aussi l’attention, qui ont inspiré à Stendhal parmi ses plus belles pages.

L’explication orageuse avec le marquis qui ouvre ce dernier acte a déjà le caractère de tout ce qui va suivre : devant un père furieux d’apprendre que sa fille est enceinte des œuvres du héros, celui-ci éprouve un sentiment flottant, une sorte d’impossibilité à se sentir profondément touché par ce qui se passe. La scène a d’ailleurs le piquant du théâtre et se joue comme un duel, qui annonce celui, définitif, de la mort, « duel à issue malheureuse ». En attendant ce couperet, tout est défi, et Julien, diaboliquement joueur, est animé par un seul désir, plus fort que tous les arguments de rester en vie : celui de sacrifier ce qu’il croyait lui être le plus cher au moment où il est sur le point de l’atteindre, son « roman fini » comme il dit, surenchère qui peut passer pour une renonciation quand elle est au contraire une apothéose de ce désir.

Tout déconcerte dans ces derniers moments et c’est ce qui fait la légèreté, la fraîcheur de ces pages qui pourraient être macabres et ne sont au contraire qu’un tissu de péripéties. Il n’est pas jusqu’à la brièveté des chapitres, avec leurs épigraphes plus ou moins farfelues, qui ne concoure à rompre le fil. Dans son affrontement avec le marquis ou ses entrevues avec sa maîtresse, il passe par la tête du héros mille mouvements divers et contradictoires : cynisme, sublime, mélodrame, etc., tout s’agite sans avoir le temps de se fixer ni de se développer. Le personnage est sous la dictée de l’instant. Le dénouement avance ainsi à bâtons rompus, de surprises en imprévus, dans une mobilité de points de vue – dans le risque. C’est le moyen d’échapper à cet infâme Ennui, ennemi mortel : se mettre en danger, jouer son rôle aux dés, son avenir, l’image de soi, etc., c’est ce qui rend la vie palpitante et la « représentation » féconde, et leur donne le bénéfice renouvelé des premières fois, d’une virginité qui ressemble à l’innocence. Aucune métaphysique de mauvais goût chez Julien, nulles harmoniques complaisantes (il songe à commander des livres à Paris ou se ragaillardit au récit d’un scélérat compagnon de geôle), mais une simplicité « romaine » qui se solde par un peu de grammaire : « J’ai voulu tuer, je dois être tué », ou cette remarque empruntée à Danton : on ne conjugue pas être guillotiné au passé.

Plus gravement cependant, la mort de Julien met aussi à l’épreuve l’idéal que Stendhal place sans doute plus haut que tout : l’absence d’affectation. Devant cette échéance où la blague n’est plus de mise, où les diversions seraient dérisoires, il faut trouver un style d’adieu à la hauteur, et qui honore la vie qu’on est sur le point de quitter – qu’on s’est soi-même confisquée, en fait, par une sorte de suicide sans mélodrame. C’est là où un homme, a fortiori un auteur, se juge.

Les obstacles sont nombreux toutefois : la désinvolture n’est pas toujours du meilleur aloi dans ces occasions. Mais la lâcheté aussi guette, la bassesse des autres, l’inévitable public (beau, jeune et criminel : que de titres a Julien devant un tribunal dont les femmes ont pris d’assaut les meilleures places !). Et encore : sa propre inconstance (il mesure ses bas et hauts sur son « thermomètre à courage », idée qui le distrait), le découragement, les flatteries de l’orgueil… bref, il faut, pour trépasser sublime mais sans grandiloquence, pour mourir juste, des conditions difficiles à réunir.

Toute cette fin du Rouge est donc un jeu serré avec tout ce qui peut hypothéquer cette absolue sincérité. Pour Julien, excessif à saccades, le XIXe siècle tout entier est l’hypocrisie personnifiée, et il est presque agréable, il est sain d’en prendre congé, même dans la fleur de l’âge. Le roman qui l’héberge s’y connaît en mensonges, c’est son métier, et c’est pour cela qu’il désire si ardemment le secret de l’authenticité. Stendhal est bien un Moderne à ne vouloir être dupe de rien, non pas seulement au sujet des habituelles roublardises de société, mais encore de toutes ces illusions que l’homme entretient sur les sentiments qui le haussent au-dessus de lui-même. Julien lui sert d’exutoire ; en faisant condamner sa créature, l’auteur tue le bouc émissaire.

Et quand le roi est nu, qu’est-ce qui compte vraiment et est susceptible de le revêtir de candide majesté ? Croyant être trahi par Mme de Rênal, croyant peut-être même se venger de cette lettre qui ruine ses châteaux en Espagne, Julien, en quelques secondes qui sont l’un des plus beaux raccourcis du roman français (avant la mort du héros, ellipse plus retentissante encore) [27], accourt à Verrières et assassine son ancienne maîtresse. Puis il s’en retourne, sans état d’âme. Pour apprendre bientôt qu’elle n’est pas morte. Alors, tout change de face. Il a, pour ainsi dire, la révélation qu’il l’aimait, qu’il l’aime. La balance est d’un coup complètement déréglée. À ce moment, il croit qu’il croit en Dieu ! Il croit surtout en Mme de Rênal.

La comédie ne finit pas avec la mort, mais grâce à elle. Chose rare, le narrateur, incidemment, plaint un peu son personnage de penser qu’« au lieu de marcher du tendre au rusé, comme la plupart des hommes », avec son bon naturel, il aurait pu, au fond, guérir de sa « méfiance folle ». Le malade mourra donc presque guéri, et il aura gagné par-dessus le marché cette rédemption que chacun s’administre à lui-même à travers les icônes où il a mis sa foi : le lecteur a déjà voté la grâce.


1

Emanuele Coccia, La Vie sensible, Paris, Payot _ Rivages, 2010, p. 119.

2

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Anne-Marie Meininger (éd.), Paris, Gallimard (Folio classique ; 3380), 2000, p. 641. Toutes les citations extraites de cet ouvrage sont ici établies selon cette édition ; la pagination est indiquée entre parenthèses à la suite de celles-ci.

3

« […] il était fatigué d’héroïsme. C’eût été à une tendresse simple, naïve et presque timide, qu’il se fût trouvé sensible, tandis qu’au contraire, il fallait toujours l’idée d’un public et des autres à l’âme hautaine de Mathilde » (615).

4

Mathilde « repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n’était question, bien entendu, que de la grande passion ; l’amour léger était indigne d’une fille de son âge et de sa naissance » (422).

5

« Le Rouge et le Noir offre une partition marquée entre les femmes et les hommes, et n’explore qu’à la marge la porosité des frontières », constate Jean-Marie Roulin, « Masculin et pouvoir dans Le Rouge et le Noir », in Lectures de Stendhal : “Le Rouge et le Noir”, Xavier Bourdenet (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 105.

6

C’est un article de L’Artiste de février 1831 qui évoquait une « jaserie exquise ».

7

Ursula Mathis, Wirklichkeitssicht und Stil in “Le Rouge et le Noir”, Genève, Droz, 1978. Lire Michel Crouzet, “Le Rouge et le Noir”. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, Eurédit, 2012.

8

Sur l’échelle, voir Marta Caraion, « Représentations matérielles et fonctions imaginaires des objets dans Le Rouge et le Noir », in Lectures de Stendhal…, p. 80 sq.

9

Le chapitre s’intitule « Un ambitieux ».

10

Émile Zola, « Stendhal », Le Messager de l’Europe, mai 1880, repris dans Stendhal, Loïc Chotard et al. (éd.), préface de Michel Crouzet, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne (Mémoire de la critique), 1996, p. 442.

11

« […] il vous vient des idées horribles, et puis vous n’êtes qu’un enfant ! » (336) dit de Julien l’abbé Pirard.

12

Dans les marginales portées sur l’exemplaire Bucci de l’ouvrage Le Rouge et le Noir.

13

« […] les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures… » (617).

14

« […] jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes » (76).

15

« Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant ; Mathilde, sûre d’être aimée, le méprisa parfaitement » (473).

16

« Le hasard tout seul avait amené cette explosion. Un instant la jalousie et l’amour l’avaient emporté sur l’orgueil » (554). Voir Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant [1931], Paris, Stock, 1992.

17

« Dans la surprise que lui causa […], il la regarda avec passion » (149).

18

« Toutes les fins de phrase qui essaient de bien tomber, comme on en trouve dans Proust, rompent le récit. Voilà ce que signifie le fameux style du Code pénal de Stendhal » ; Alain, Propos, Maurice Savin (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 116), 1956, t. I, p. 553.

19

Cette consubstantialité suppose réciprocité : il ne s’agit pas seulement d’une « métaphore » quand il est dit que Julien est « réveillé à ce point de son roman » (130), est « ému de son propre conte comme un auteur dramatique » (453), « Après tout, pensait-il, mon roman est fini » (585)…

20

L’amour parisien « fait un beau contraste avec l’amour vrai, simple, ne se regardant pas soi-même, de Mme de Rênal », note Stendhal dans « Projet d’article », reproduit dans Le Rouge et le Noir, p. 741.

21

Mais la spontanéité elle-même n’est pas épargnée par l’ironie, elle a aussi ses ruses. Ainsi dans le fameux épisode où Mathilde cherche à faire le portrait de Julien : « […] elle ne put réussir ; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion » (477).

22

Voir Paul Audi, Supériorité de l’éthique. De Schopenhauer à Wittgenstein [1999], éd. revue, corrigée et augmentée, Paris, PUF (Quadrige), 2000.

23

Robert Musil, L’Homme sans qualités, Paris, Seuil (Points), 1995, t. I, p. 366.

24

« L’intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu’il eût moins souffert. […] Rien ne saurait exprimer les tortures de Julien […]. Un être humain ne peut soutenir le malheur à un plus haut degré » (472).

25

Léon Blum, Stendhal et le Beylisme [1941], 3e éd., Paris, A. Michel, 1947, p. 220, 241.

26

Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1996, vol. I, p. 31.

27

Émile Faguet, lui, ne goûtait pas le dénouement du Rouge, où il voyait le comble de l’artifice (« Réflexion sur la mort de Julien », Aspects de la France, décembre 1949) ; voir Roger Nimier, L’Élève d’Aristote, Paris, Gallimard, 1981, p. 158 : « Le départ précipité de Julien amène un événement nouveau dans la technique romanesque : le coup de théâtre intime ».