Dossier : <i>Ethos</i> et <i>Pathos</i> II


Stendhal casuiste ?

Stéphane Chaudier

Université Jean Monnet

CIEREC EA 3068 (Saint-Étienne)

et CIELAM EA 4235 (Aix-Marseille Université)

Résumé :
Comment agir quand on a des valeurs exigeantes, contraignantes ? La casuistique est cet outil forgé pour donner aux consciences scrupuleuses, c’est-à-dire inquiètes, le moyen de ne pas tomber dans l’angoisse qui paralyse. Les notions de « normes », de « cas », de « crise morale » sont évidemment communes à un romancier psychologue et au casuiste catholique. C’est pourquoi, sans avoir besoin de postuler l’existence d’une source ou d’un intertexte casuistes chez Stendhal, il est intéressant de faire jouer la tradition casuiste sur la matière profane du roman pour éclairer la question de la réflexion morale et de l’écriture de soi dans Le Rouge et le Noir (première partie). La casuistique, c’est-à-dire l’élaboration langagière d’une situation présentifiée à la conscience sous forme de cas, n’est que rarement chez Stendhal la propédeutique à la décision et à l’action. Sous l’égide de l’ironie multiforme du narrateur, jouant avec toute la palette des discours rapportés, la casuistique sert à montrer comment le personnage s’évalue, confronte ce qu’il fait à l’idée, plus ou moins chimérique, qu’il a de lui-même. La question clé de la casuistique devient : comment vivre avec soi, comment jouir de soi ? Or, les réponses données à cette question varient considérablement selon qu’on est homme (Julien Sorel) ou femme (Louise de Rênal)…

Abstract:
Demanding values may be a hindrance when one has to act. Casuistry aims at providing a set of reasonings to a scrupulous conscience facing the anxieties of a moral choice. The notions of “cases”, “values”, “moral crisis” both belong to the catholic casuist and to the secular novelist; it is therefore useless to seek a casuist intertext to account for the psychological workings of Stendhal’s novels; however, it might prove relevant to compare the techniques of casuistry with the writing and the estimate of the self in Le Rouge et le Noir (first part). Casuistry does not help to solve any moral difficulties in the novel; it shows how the characters try to put their actions to test by balancing reality and their sometimes extravagant views of themselves. This effort is of course more often than not assessed by the prevalent irony of the omniscient narrator. The key point of the Stendhalian casuistry is to determine how one can deal with and rejoice in their own nature. The basic fact of being a man… or a woman greatly (but quite predictably) influence the answer to that question.

Pour Philippe Jousset

Stendhal romancier n’éprouve pas le besoin de situer très précisément ses personnages par rapport à Dieu, même quand ils sont croyants. La prière, la confession, la relation personnelle à Dieu, tout cela ne tient guère de place dans Le Rouge et le Noir. Voilà qui devrait nous dissuader d’étudier la place de la casuistique dans ce roman. Ainsi, aucun discours religieux ne vient altérer la transparence de l’âme « ignorante » de Mme de Rênal ; et c’est là ce qui fait son charme, son naturel et sa grâce :

Grâce à cette ignorance, Mme de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se faire le plus petit reproche. (RN, I, chap. VII, 96 [1])

Mme de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. (RN, I, chap. IX, 109)

[…] [elle] avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Cœur de Jésus, et animées d’une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s’était trouvée assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu’elle apprit au couvent ; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l’objet, en sa qualité d’héritière d’une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. (RN, I, chap. VII, 86)

Mais alors comment le romancier rendra-t-il compte, par l’écriture, des mouvements de cette « manière de vivre tout intérieure » ? Pour donner un contenu, une forme et une signification à la conscience des personnages qui en ont une, le romancier a pu consentir un détour par la casuistique ; c’est à l’étude interne du texte que nous demanderons d’étayer cette hypothèse. Inutile, en effet, de supposer à Stendhal une érudition particulière en matière de théologie morale : il suffit de lui prêter les connaissances d’un honnête homme vivant dans une société où l’emprise du catholicisme est encore puissante.

Idéologiquement, les choses sont claires. Les amis, les soutiens de Julien sont jansénistes ; ce sont des âmes fières ; la rigueur qu’elles pratiquent envers elles-mêmes se convertit en tendresse pour le héros et en indépendance d’esprit à l’égard des pouvoirs en place. Les jésuites sont des âmes viles ; elles sont vendues à l’autorité qui dispense les privilèges. Les jansénistes, les pères Pirard et Chélan, sont l’âme intègre du christianisme ; les jésuites en sont le corps damné. Mais paradoxalement, le narrateur analyste des passions n’est pas janséniste ; quand Stendhal explore la vie intérieure qu’il donne à ses héros, son art d’écrivain le rend très proche de la morale casuiste. Donnons la clé de l’énigme. Stendhal psychologue partage avec la casuistique, et contre le jansénisme, l’intuition et la conception fondatrices de la modernité : la vérité de l’homme ne peut être appréhendée qu’à la lumière d’une anthropologie optimiste ; celle-ci envisage l’exercice du libre arbitre comme une valeur, et comme une chance. La conscience individuelle, responsable, façonne son destin par une suite de décisions pratiques, qui engage son salut (pour le casuiste) et son bonheur (pour le romancier). Mais la différence des fins visées n’exclut nullement la parenté des moyens. C’est pourquoi, on peut supposer que Stendhal met en œuvre, dans son écriture, une « casuistique naturelle », démarquée de la casuistique ecclésiale, moyennant quelques aménagements ; cette casuistique naturelle décrit les mouvements d’une conscience privée, déliée par le romancier de l’obligation de rendre des comptes à l’Église.

Il nous faudra d’abord présenter la casuistique en quelques mots ; c’est une gageure [2]. Elle s’est lentement élaborée à partir de Suárez ; elle trouve dans le probabilisme modéré d’Alphonse de Liguori sa synthèse, son équilibre. Puis nous verrons en quoi la prise en compte de cette inflexion casuiste dans le roman permet de renouveler l’approche stylistique de l’analyse stendhalienne.

De Suárez à Stendhal

La casuistique vise à réguler l’agir humain ; elle accompagne l’entrée dans le monde de l’action ; elle ne fait sens que pour une conscience qui ne se contente pas de conserver sa vie mais veut la transformer, par la mise en œuvre de valeurs. Le raisonnement casuiste prend acte d’un conflit entre le monde des normes (des idéaux, des valeurs, des fins) et le réel ; en ce sens, on peut dire que le cas saisit la norme. Dans le meilleur des mondes, le cas se contente d’illustrer la règle ; il en est l’échantillon ; mais le cas peut aussi se présenter comme ce qui contredit la règle ; il en est l’exception [3]. Trois types de conflits apparaissent : soit la norme est ambiguë (doute de fait) : il faut décider si elle s’applique ou non au cas ; soit la norme est irréaliste (doute de droit) : elle se révèle inapplicable ; soit, enfin, la norme est plurielle, donc divisée : le sujet qui veut agir rencontre deux normes qui ne se recouvrent pas exactement. Comment arbitrer entre ces deux exigences apparemment contradictoires ? Il faut interpréter. Prenons le cas classique, emprunté à Augustin, dans son traité sur le mensonge. Le principe est immuable : il ne faut pas mentir, car mentir, c’est tromper. Soit. Mais que fera le chrétien, pris entre le devoir de charité (ne pas dénoncer le fugitif qui se cache) et le devoir de vérité ? Préserver la vie corporelle de l’autre peut-il se faire au détriment de sa propre vie spirituelle ? La vie spirituelle ne prévaut-elle pas dans tous les cas ? Il faut donc dire à la police qu’on sait la vérité, mais qu’on ne la dira pas : voilà qui conduit à la prison, à la torture. La casuistique n’est pas toujours preuve de laxisme [4].

On comprend pourquoi la casuistique fascine ; elle est l’un des moments, en Occident, où la conscience ne se contente pas de penser la lutte entre l’esprit et le réel mais la vit, l’éprouve. La casuistique est spontanément romanesque : elle met en scène un drame de l’intellect. Toute la casuistique chrétienne repose sur l’affrontement (souvent douloureux) de la loi et de la liberté. Prenons le cas classique du jeûne : il y a obligation de jeûner entre 21 et 60 ans. Imaginons ensuite un homme qui ignore son âge, fait banal à l’âge classique ; s’il n’est pas encore sûr d’avoir 21 ans, la liberté s’applique ; s’il n’est pas encore sûr d’avoir 60 ans, la loi s’applique. Le cas met donc la règle au défi : le réel contraint le sujet à interpréter. Que faire ? Dans le cas du jeune homme, la probabilité laisse le champ libre à la liberté ; mais dans le cas de l’homme mûr, elle l’oblige à se conformer à la loi. D’où des débats infinis : pour une question aussi décisive que celle du salut, la conscience scrupuleuse, c’est-à-dire angoissée, peut-elle se fier à une simple probabilité ? N’y a-t-il pas des échelles de probabilité, le probable étant chose graduable ? Pasteur et théologien, mû par le souci d’apaiser les consciences, Alphonse de Liguori établit une synthèse, nommée « équiprobabilisme » [5]. Contre les rigoristes, il s’agit de préserver le probabilisme de l’accusation de laxisme. Le rigoriste ne consent à agir que s’il est certain de connaître l’opinion la plus probable, qui est aussi la plus sûre ; mais le plus sûr moyen de ne pas pécher, c’est somme toute de ne pas agir. D’où l’anxiété des croyants, et le risque d’un doute paralysant. Pour Liguori, l’existence de plusieurs opinions probables – et donc contradictoires – n’est pas seulement un fait, c’est aussi une chance offerte à la raison. Il faut donc la guider. Premier principe : si l’opinion la plus probable est en faveur de la loi, il faut suivre la loi ; voilà de quoi rassurer le légaliste. Deuxième principe : l’exigence de vérité empêche qu’on puisse se prévaloir d’une simple probabilité pour se détourner de la loi. Mais, troisième principe, quand la loi est douteuse, non suffisamment fondée, alors il est évident qu’elle n’oblige pas, ne contraint pas. En cela, Liguori, au milieu du XVIIIe siècle, retrouve les intuitions fondatrices du jésuite Suárez (XVIe-XVIIe siècles) : à la volonté d’un dieu législateur correspond la volonté d’un croyant en qui la liberté précède la loi. La conscience n’est plus, comme le pensait Thomas, le siège de principes immuables, idéaux, sur lesquels l’intelligence se règle ; elle est le lieu où surgit non seulement le problème moral, mais aussi sa solution. Son horizon est l’existence concrète : la casuistique est un existentialisme. Ainsi naît le sujet de droit, ce sujet que découvre la loi, dès lors qu’elle s’applique. C’est dans le cas dit de conscience que le sujet moral advient à lui-même : le raisonnement casuiste est un processus de subjectivation [6].

Reste évidemment, dans la perspective qui est la nôtre, à souligner l’essentiel, à savoir le rôle du langage [7]. Dans la confession, le croyant n’est pas seulement invité à énumérer ses péchés ; la liste, fût-elle accompagnée par une procédure d’auto-accusation, ne suffit pas ; il convient d’élaborer par un langage précis le cas pour pouvoir déterminer (qualifier) les faits et les évaluer. Y a-t-il eu, oui ou non, péché ? Et si oui, lequel ? Comment mesurer sa gravité ? Autant dire que le cas est une construction du langage, que les casuistes appellent toujours une description, et non récit. Quand le croyant raconte ce qui s’est passé, il décrit son cas : la description implique une fidélité au réel, une volonté de vérité et de sincérité à quoi les mots récit ou narration n’obligent pas ; bref, un récit peut être fictif, une description ne l’est pas. La description correcte d’un cas est le fruit de la collaboration du croyant et de son confesseur ; dans Le Rouge et le Noir, le sujet est presque toujours seul. Il pense, réfléchit, se parle à lui-même : la solitude morale est le lot d’un sujet autonome, qui choisit de ne pas s’en remettre à d’autre autorité que lui-même.

Une casuistique romanesque

On peut donc maintenant élaborer le plan que peut suivre la description complète d’un cas. Aux frontières du cas, on trouve l’expression d’un doute, d’une gêne : le sujet qui s’implique dans le raisonnement casuiste est d’abord un sujet fragile, incertain, arrêté par la complexité du réel. Vient ensuite le « récit » : c’est le moment que les casuistes nomment la description des circonstances. La réalité passée est remémorée, « relue », présentifiée à la conscience. La description des circonstances conduit à déterminer les faits : c’est en effet de la reprise du réel par la conscience que naît la solution ; celle-ci implique le présent (le sujet nomme et évalue ce qui lui arrive), puis l’avenir (le sujet décide d’une conduite à tenir). Contrairement à la délibération morale d’Aristote, la casuistique est, pour l’essentiel, une démarche inductive. Il ne s’agit pas de déduire une règle concrète d’un principe ou d’une fin ; il s’agit de mettre au jour la norme, de l’engendrer, entendons par là de la retrouver, de l’inventer au sens classique du mot. La solution préexistait, mais le sujet ne le savait pas ; pour susciter ou ressusciter en lui cette norme perdue, trois techniques sont à sa disposition : l’analogie des situations (principe jurisprudentiel cher au légalisme casuiste) ; les maximes ; le recours aux autorités. C’est en cela qu’il y a dialogisme dans l’exposition et le règlement du cas.

Dans l’écriture de Stendhal, ce dialogisme est évidemment redoublé par le contrepoint constant entre la voix du personnage (énonciation rapportée) et celle du narrateur (énonciation rapportante). Le narrateur peut choisir de rapporter les réflexions du héros au discours direct, indirect, ou par le biais de citations plus ou moins explicites : le mode de filtration des paroles ou des pensées permet de moduler l’ironie, quasi permanente, du narrateur. Celui-ci enfin se réserve le droit, dans l’analyse, d’intervenir : il explique la situation ; il commente aussi bien le fond que la forme du raisonnement des personnages. Le fait d’envisager la réalité sous la forme d’une série de cas à traiter me semble constituer la base de ce qu’on peut appeler la psychologie de Stendhal : très classiquement, elle repose sur l’alliance toujours problématique de la raison et de la volonté. Stendhal casuiste ? Stendhal cornélien ? Reste à déterminer la doctrine morale qui fournit au personnage les moyens de son évaluation. Dans le catholicisme, cette doctrine existe ; elle a sa cohérence. Mais les héros d’une fiction ne sont pas des docteurs de l’Église. La cohérence n’est pas leur fait. Comment construire une casuistique sans principes, c’est-à-dire une casuistique romanesque ? Le génie de Stendhal engendre cette solution, à la fois simple et vraie : le principe qui guidera la petite élite aristocratique de ses héros, c’est le principe le plus souple, le plus ondoyant, le plus individuel qui soit : c’est… l’imagination, ou plus exactement, la représentation exaltée de soi. Pour l’imaginatif stendhalien, la vie se présente comme une succession d’intensités (d’images) censées permettre à sa nature de jouir d’elle-même le plus et le mieux possible. Casuiste pénétrant, Stendhal juge ainsi Julien : « Égaré par toute la présomption d’un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé » (RN, I, chap. XXVI, 257). On reconnaît la problématique du casuiste : que valent des intentions ? Le personnage oscille sans cesse entre deux dominantes psychologiques : la « présomption » (l’imagination aveugle le sujet), et la lucidité (la réalité déniaise le sujet).

Mme de Rênal et Julien sont en effet des « âmes de feu », autant dire des imaginatifs ; ils aiment par-dessus tout ressentir des émotions ; c’est ce « plaisir à soi » qui règle leur conduite. Stendhal le dit sans ambages à propos de Julien :

[…] ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination n’était plus sur la terre. […]
Les sons si graves de cette cloche n’auraient dû réveiller chez Julien que l’idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes, et aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l’usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même, qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou autre grâce tirée des trésors de l’église, et qui n’aplatit pas sa bourse.
Au lieu de ces sages réflexions, l’âme de Julien, exaltée par ces sons si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s’émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. (RN, I, chap. XXVIII, 277-278)

Nous tenons les fils de notre étude. D’une part, un grand roman réaliste ne peut mettre en scène que des imaginatifs en délicatesse avec le réel : le héros imaginatif est tour à tour sublime et ridicule. Aussi est-il est un excellent conducteur de l’ironie : quand il est sublime, il est la norme vivante, séduisante, qui permet de rabaisser les réalistes ; mais dès qu’il est ridicule, c’est-à-dire par trop désajusté du réel, le réaliste prend sa revanche, et l’ironie se renverse. D’autre part, la casuistique romanesque tire ses principes de l’imagination du sujet ; seul l’imaginatif a une vie intérieure. M. de Rênal calcule ; mais il ne réfléchit pas. Enfin, la réflexion sur soi est l’œuvre de cet artiste sans œuvre qu’est le personnage romanesque. De sa vie, Julien veut faire une œuvre d’art ; le raisonnement casuiste atteste ce projet ; et il arrive ce qui doit arriver : cette vie unique est à la fois la plus émouvante (puisque c’est la sienne), et la plus ratée, de toutes les œuvres d’art.

Des cas par dizaines : du côté de l’héroïne

Le cas stendhalien se présente rarement sous une forme complète. Il est presque toujours amputé de l’une ou l’autre de ses dimensions. Prenons cet exemple dramatique par excellence :

« Aurais-je de l’amour pour Julien ? » se dit-elle enfin.
Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indifférent. (RN, I, chap. VIII, 100)

La description des circonstances est fournie par le récit ; le narrateur ne donne la parole à son personnage qu’au moment où celui-ci nomme le problème : « de l’amour pour Julien ». L’événement est donc purement intérieur, ce que marque bien le discours direct. Le romanesque est tout entier constitué par le langage, par l’apparition d’une dénomination qui recueille et synthétise les faits, leur assigne une signification. De fait, il ne se passe objectivement rien d’autre que la conscience qu’il se passe désormais quelque chose. Ironiquement, par l’adverbe « enfin », le narrateur souligne la lenteur du processus qui fait passer de la vie à sa récollection intime, par l’esprit. Ironiquement encore, ce qui n’est qu’une question chez le personnage devient affirmation pour le narrateur : « cette découverte ». La question a trouvé sa réponse sans qu’il soit besoin d’exposer par le menu les étapes de la manifestation du vrai. Il semble que le narrateur « prive » volontairement le lecteur de la grande scène casuiste qu’il pouvait légitimement attendre. En décidant de donner à son personnage le sentiment le moins romanesque possible – l’indifférence –, le romancier signale bien quel est le ressort de la casuistique : c’est le trouble, l’émotivité. Le raisonnement sur soi ne se met en branle que s’il est mû par la corde puissante de l’affectivité ; car la casuistique vise à la convertir en raison d’agir.

Mais le sentiment, par son excès, peut aussi constituer l’obstacle à cette alchimie intérieure, censée apporter au sujet un sentiment de paix :

Tout à coup l’affreuse parole : Adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l’idée de l’amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées voulaient tâcher de ternir l’image tendre et divine qu’elle se faisait de Julien et du bonheur de l’aimer. L’avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable.
Ce moment fut affreux ; […]. Elle eut un instant la pensée d’avouer à son mari qu’elle craignait d’aimer Julien. C’eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s’agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître. Dans l’excès de sa douleur elle se tordait les mains.
Elle était entraînée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n’être pas aimée, tantôt l’affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû être exposée au pilori, sur la place publique de Verrières, avec un écriteau expliquant son adultère à la populace.
Mme de Rênal n’avait aucune expérience de la vie ; même pleinement éveillée et dans l’exercice de toute sa raison, elle n’eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu, et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général. (RN, I, chap. XI, 123-124)

La crise est ici rendue manifeste par la reprise, sous forme de polyptote, de l’adjectif affreux : « affreuse parole » ; moment « affreux », « l’affreuse idée du crime ». Le texte cerne le site même où se déploie la remémoration du passé : « son imagination ». Or cette faculté n’est d’aucun secours : elle rétablit l’antique équivalence de l’image et de l’idée : « ces idées voulaient tâcher de ternir l’image tendre et divine ». Idées ou images ? N’est-ce pas la source de l’erreur ? Plus bas, on retrouve l’oscillation : « des images contradictoires et douloureuses », « l’affreuse idée du crime ». Cette indistinction ruineuse de l’image et de l’idée explique pourquoi le cas ne saurait être résolu : on ne peut pas résoudre la situation quand on est ainsi dominé par ce qui ne parle qu’à la sensibilité. La solution qu’indique le narrateur entre les lignes est typiquement casuiste : il s’agit de distinguer l’idée d’« être coupable aux yeux de Dieu » de ses représentations concrètes : « se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général ». On peut parfaitement accepter l’idée de la culpabilité envers Dieu si on la délie de toute image pénible d’un châtiment, dans ce monde ou dans l’autre. Ce casuisme ironique souligne en réalité que pour Stendhal le crime n’existe pas ; il ne tient qu’à un mot, adultère, et au cortège d’images qu’il véhicule. Supprimez le mot, et vous aurez supprimé la chose. Tartuffe n’aurait pas trouvé mieux…

Le lecteur est ainsi placé sous le feu roulant de deux interprétations contradictoires ; d’une part, le corps de l’héroïne parle, avec une éloquence sobrement théâtrale, de sa souffrance morale : « elle se tordait les mains ». D’autre part, la voix distanciée du narrateur montre l’inconsistance substantielle de la cause de ses tourments : elle « n’avait aucune expérience de la vie » [8]. Pour la froide raison, il n’y a là véritablement que des effets de langage. Une psychomachie ironique donne aux représentations mentales la puissance effective des choses et des actes : l’affreuse parole apparaît ; elle imprime du dégoût ; elle veut tâcher de ternir le bonheur. L’héroïne est passive, « entraînée au hasard par des images ». Le redoublement des formes pronominales montre qu’à l’initiative de ces « images agissantes » correspond un montant équivalent d’illusions : « L’avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable ». Pour le narrateur, cela ne fait aucun doute : elle se voit ainsi, mais elle ne l’est pas. Mais si elle ne se voyait pas méprisable, ne le serait-elle pas ? Une ironie supplémentaire se manifeste avec la mention de ce qu’il faut bien appeler une autorité : paradoxalement, la vieille tante dévote dénoue le drame à l’avantage de l’adultère. Sa voix se mêle à celle de la doxa : « le danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître ». Le narrateur sanctionne-t-il la prudence de cet axiome réaliste ou rapporte-t-il ironiquement cet état de choses pour en souligner l’injuste absurdité ? Le précepte de la tante à héritage retient l’héroïne sur la voie d’une héroïque vertu, digne de Mme de Clèves. « Heureusement » souligne, cum grano salis, l’incongruité d’un tel dispositif.

Le lecteur n’accède à la conscience submergée de Mme de Rênal que par le filtre d’une analyse ; celle-ci restitue le climat moral où baigne l’héroïne ; mais elle fait aussi entendre une autre voix qui clive la réception du texte : est-ce à la souffrance ou à l’erreur du personnage qu’il convient d’être le plus sensible ? Ces modulations ironiques se produisent aussi dans le cadre du discours rapporté :

[…] Mais ses consolations ne produisaient aucun effet ; il ne savait pas que Mme de Rênal s’était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C’était parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse.
– Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien ; au nom de Dieu, quittez cette maison : c’est votre présence ici qui tue mon fils.
« Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois être punie doublement. »
Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération. « Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà, je n’en puis douter, le remords qui la tue ; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons ? » (RN, I, chap. XIX, 178)

Le personnage est saisi à nouveau au cœur de la crise : la maladie de l’enfance donne un poids plus grand à l’idée d’adultère. Julien lui-même se laisse gagner par le pathétique de la situation. Il semble que chez Stendhal, la vie intérieure ne soit jamais la source d’une résolution effective du conflit moral ; ce dernier, ce sont la vie extérieure, le hasard, l’objectivité des faits, qui se chargent de le résoudre – ou de le dissoudre. La délibération cornélienne engendre l’action ; la casuistique stendhalienne, elle, est purement affective : elle accompagne la crise, en montre le retentissement dans la conscience. De fait, la raison produit un constat (« c’est votre présence ici qui tue mon fils »), un ordre (« fuyez-moi »), mais nullement un fait nouveau. Julien reste, et l’analyse du cas n’a pas mordu sur le réel. La casuistique stendhalienne illustre l’engluement et donc l’inutilité de ce vouloir dont les personnages se piquent pourtant si fort. L’analyse de soi par le truchement des cas est donc la tentative par laquelle le personnage joue (avec sincérité, sans mauvaise foi) la comédie de la maîtrise ; par le langage, il feint de façonner une vie qui en réalité lui échappe.

L’ordre d’exposition du cas est ici remarquable. Le discours indirect médiatise les pensées de l’héroïne : « Mme de Rênal s’était mis dans la tête que […] » ; mais cette résolution est elle-même placée sous le signe de l’ignorance de Julien – si bien que l’enjeu du texte n’est pas tant le raisonnement de l’héroïne que la façon dont Julien en prend connaissance ; la réaction de l’amant est plus importante que la décision de la maîtresse : « Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération ». Serait-ce là le signe de l’accord entre les amants ? Nullement. Dans la bouche de Julien, la reformulation du cas, tel qu’il vient d’être présenté par Mme de Rênal, fait apparaître un changement d’inflexion : au rebours de toute casuistique religieuse, le Dieu jaloux ne saurait être pour le jeune homme un rival bien sérieux, du moins, à ce moment du récit. De fait, si le nom de Dieu sature le discours de l’héroïne, il ne tient aucune place dans le discours du héros ; le texte marque bien l’alliance objective de l’incrédulité masculine contre la religiosité féminine. Au « [elle] s’était mis dans la tête » assez désinvolte du narrateur correspond le tour plus neutre du personnage : « elle croit tuer son fils en m’aimant ». À l’explication du narrateur (« C’était parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse ») succède cette évaluation de Julien : « la malheureuse m’aime plus que son fils ». Pourtant nul piétinement dans le texte ; car l’événement est ici institué non par l’ordre des faits ou des actes mais par l’interprétation qu’en donne la conscience. Exceptionnellement, Julien manifeste une compréhension parfaite de la situation : être « profondément touché », chez un rousseauiste comme Stendhal, c’est accéder à la vérité. L’intelligence logique n’est certes pas absente, comme le montrent les connecteurs « et cependant », « mais », ainsi que l’anaphore du présentatif « voilà », de caractère nettement conclusif. La chute de son raisonnement décrit le héros comme exempt à la fois de vanité masculine et d’aigreur plébéienne. C’est alors qu’éclate le paradoxe du texte : enveloppant comme une aura son amant, qui en sent les effets, la grandeur de l’héroïne tient précisément à l’échec de sa casuistique ; le raisonnement de Mme de Rênal est faux ; il est vain ; et pourtant, malgré cette double défaillance, le discours féminin parvient à renforcer l’amour, contre quoi il est censé lutter.

Il est sans doute inévitable que chez Stendhal, la mémoire de la casuistique soit en fait mobilisée pour mettre en scène, dans l’espace romanesque, la victoire du naturel passionné contre le discours religieux. Mais pourtant, si l’on supprime ce discours religieux sans lequel il n’est pas de victoire de l’amour, que reste-t-il du charme de l’amour ? La casuistique romanesque met en valeur l’impensé du désir masculin : ses seules véritables victoires sont celles qu’il remporte contre Dieu, le seul adversaire qui soit digne de l’immense orgueil du héros. Si l’on se tourne du côté de Julien, trouve-t-on la confirmation de cette analyse ?

Du côté de Julien

Chez la femme sensible, la réflexion casuiste se nourrit de l’obstacle social et métaphysique à son émotion, à ce plaisir d’aimer qui fait toute la douceur de vivre : Dieu. Dieu est le problème des femmes attachantes, le combustible secret qui entretient leur réflexion [9]. Or chez Julien, l’obstacle de Dieu n’existe pas ; mais il en est un autre, plus âpre encore ; c’est celui qui procède de son aliénation sociale, similaire à celle de Mathilde, malgré la différence des classes : c’est la censure que la raison raisonnante fait peser sur l’émotion – le discrédit dans lequel elle la tient. Chez Julien, l’effort de la pensée naît de la pression que le bonheur de l’émotion exerce sur une raison débordée, et qui s’efforce de se ressaisir :

Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée ; un instant après, il se dit : « Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. » Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la façon de débuter avec les enfants. (RN, I, chap. VI, 78)

La relative explicative est tellement ironique qu’elle colore de son sourire toute la scène qui suit ; elle attire l’attention sur le décalage entre les réactions du héros et la situation ; c’est ainsi que le trouble sensuel du jeune homme ne se donne à lire que par le biais d’un vocabulaire intellectualiste, qui rend justice au bonheur des sens : il « eût juré que », « il eut l’idée hardie de ». Significativement, la réflexion chez Julien provient d’un obstacle intérieur à la volonté ; il ne s’agit pas pour lui de prendre une décision, mais de la confirmer. Sujet divisé, entre l’orgueil de la volonté et la réalité de la peur, le héros produit à son usage des encouragements comminatoires qui sont justifications. Or, l’ironie du narrateur – ironie pleine de bon sens – enveloppe ce discours d’autopersuasion : les raisons que se donne Julien ne sont pas les bonnes, puisque tout occupé à réparer les brèches de son ego, il en oublie son plaisir. Si les faiblesses morales de Mme de Rênal la rendent sympathique, aimable, celles de Julien le rendent ridicule.

L’exemple suivant rend encore mieux compte de la contradiction intime qui mine le discours sur soi au masculin :

Julien avait honte de son émotion ; pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé ; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières.
« Pourquoi l’état où je me trouve ? se dit-il enfin ; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan, et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation. »
« À l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j’aurai éprouvées. Qui m’eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes ! Que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot ! » (RN, I, chap. VIII, 97-98)

L’introduction définit nettement le problème : « Julien avait honte de son émotion ». Toute émotion renvoie le sujet masculin à la fiction de son invulnérabilité. C’est cette crise de l’amour-propre qui suscite l’analyse du cas. La remémoration du passé proche se fait au présent ; l’actualité encore brûlante de la scène prend ainsi, grâce au présent, un caractère itératif : « il me devine », « il me croit indigne », qu’on peut opposer aux procès vraiment passés et singulatifs à l’imparfait de l’arrière-plan du récit : « je me figurais », « allait lui donner ». La fin du monologue est faussement conclusive : au rêve de maîtrise qui nourrit la résolution (« à l’avenir ») succède immédiatement l’enchantement persistant de l’émotivité : « du plaisir à répandre des larmes », le bonheur d’être deviné renvoyant le sujet transparent à sa propre naïveté : « je ne suis qu’un sot ». Mais comment jouir de soi-même quand on est pauvre, et obligé de se dissimuler pour parvenir ?

La réponse tient en un mot : la confiance ; la confiance en l’autre détermine, par un cercle vertueusement rétroactif, la confiance en soi ; le bonheur se définit par cette contagion grisante des confiances, cet abandon euphorique à l’autre, devenant un autre moi-même sans rien perdre de son altérité désirable. Mais cette confiance requiert des circonstances exceptionnelles pour apparaître :

– Oui, mon ange, dit Mme de Rênal en lui donnant un baiser. Toi, songe à te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Élisa entre ici.
Julien fut étonné de cette gaîté soudaine. « Ainsi, pensa-t-il, l’approche d’un danger matériel, loin de la troubler, lui rend sa gaîté, parce qu’elle oublie ses remords ! Femme vraiment supérieure ! Ah ! voilà un cœur dans lequel il est glorieux de régner ! » Julien était ravi. (RN, I, chap. XXX, 314)

Une fois encore, c’est l’étonnement qui engendre la réflexion : la conscience, dépassée par le réel, ne sait pas réagir immédiatement ; il faut étudier le cas pour décider non de sa conduite mais de l’interprétation – mieux : de la coloration affective à donner à l’événement. La médiation discursive est « légitime », selon Stendhal, si elle renforce en soi non la passion triste de la vanité, mais la passion vraie de l’acquiescement. La casuistique devient alors un art du bonheur : elle emporte les hésitations du sujet au seuil de la jouissance ; elle autorise le ravissement.

Conclusion

Qu’apporte la casuistique à l’intelligence de la prose analytique de Stendhal ? Le concept me semble opératoire en ce qu’il permet d’appréhender de manière cohérente et globale les procédés stylistiques qui caractérisent l’écriture de soi chez Stendhal. Le mot mana d’énonciation ne suffit pas ; le sujet parlant, le sujet réfléchissant, n’énonce pas, ne réfléchit pas, pour le pur plaisir d’énoncer ou de réfléchir ; la casuistique reconstitue l’enjeu et l’arrière-plan humain, existentiel, ontologique même, de l’énonciation à la première personne. Que dit la casuistique ? Elle montre que le réel a ce pouvoir, douloureux et délicieux, de surprendre un individu qui, malgré tout son bagage, n’est jamais préparé à le recevoir, à l’accueillir. Le petit miracle anthropologique de la casuistique est de postuler que l’investigation rationnelle de soi peut être, si elle est bien conduite, une médiation réussie en vue du bonheur.

On a vu le paradoxe qu’il y avait à parler de casuistique à propos d’un roman férocement antijésuite ; les ennemis de Julien au séminaire le nomment Martin Luther, autant dire le diable, tant il a cette manie, impossible à cacher, de l’examen personnel. Contre une institution ecclésiale en voie de se scléroser malgré d’indéniables succès temporels, Stendhal recueille ce qui, à son époque, restait de vif dans la casuistique, et qui était d’ailleurs conforme à l’intention originelle de ses fondateurs jésuites : la casuistique, cela dût-il nous étonner, était d’abord et avant tout un instrument de liberté et d’examen personnel, adapté aux besoins de l’homme moderne. Mais à l’époque de Stendhal, il fallait sans doute être l’ennemi des jésuites pour comprendre ce qui faisait la valeur de leur tradition.


1

L’édition citée dans cet article est la suivante : Stendhal, Le Rouge et le Noir, Anne-Marie Meininger (éd.), Paris, Gallimard (Folio classique ; 3380), 2000. Les références prennent la forme « RN, partie, chapitre, page », et sont indiquées entre parenthèses à la suite des citations.

2

Heureusement, le profane dispose d’excellentes synthèses sur le sujet. Voir Pierre Hurtubise, La Casuistique dans tous ses états, de Martin Azpilcueta à Alphonse de Liguori, préface de Jean Delumeau, Ottawa, Novalis, 2005 ; Serge Boarini, Introduction à la casuistique : casuistique et bioéthique, Paris, L’Harmattan, 2007.

3

Pierre Livet, « Raisonner sur des cas », in La Casuistique classique : genèse, formes, devenir, Serge Boarini (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, p. 173-186.

4

Serge Boarini, Introduction à la casuistique…, p. 16-20.

5

Dans Pierre Hurtubise, La Casuistique dans tous ses états…, le chapitre VII est consacré au fondateur des rédemptoristes (1696-1787), p. 187-203. Dans Serge Boarini, Introduction à la casuistique…, voir les pages 73-78 sur la notion de probabilisme.

6

Pour une présentation du « système suarézien » (Pierre Hurtubise), voir Pierre Hurtubise, La Casuistique dans tous ses états…, p. 209-216.

7

Voir Serge Boarini, « Herméneutique du cas : dire le cas », in La Casuistique classique…, p. 147-167.

8

Voir ici même – Questions de style, dossier 11 – l’étude si suggestive de Philippe Jousset, « Poétique du pathos rectifié », qui décrit l’affrontement dans le texte de la conscience « pathique », acculée par la vie à coïncider avec ce qu’elle éprouve et à se définir par le sentiment, et de l’homme d’esprit, « qui prétend ne pas se laisser ensorceler par ce qui le domine ».

9

Pour une analyse de Mathilde, voir Philippe Jousset, « Figuration romanesque : profils psychologiques et partis pris poétiques », in Lectures de Stendhal : “Le Rouge et le Noir”, Xavier Bourdenet (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 249-260 : « Au départ elle relève, dans le système stendhalien, de la catégorie des êtres qui ont arrêté que l’amour était le moyen de bannir l’ennui ; à l’autre extrémité de son spectre, elle paraît complètement livrée à cette passion, qui la déborde, outrepasse cette mesure dont est capable un cœur “naturellement froid, ennuyé, sensible à l’esprit” ».