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Capitale de la
douleur, capitale des titres
Stéphane Gallon
Université Rennes
II [1]
Résumé : Si à
première lecture les titres de Capitale de la douleur
paraissent totalement hétérogènes, une confrontation du titre général
avec les autres titres du recueil révèle, en fait, via le
concept de degré, une forte cohésion interne. En n’intégrant rien de
moins que la guerre, la France, la société, la bourgeoisie, la vie,
Gala, l’amour, l’écriture, la poésie, etc., le titre Capitale de
la douleur aspire les lecteurs vers les sommets du haut degré.
Pour des raisons historiques, biographiques, esthétiques et
idéologiques, les autres titres, eux, les entraînent du côté du bas
degré. Cet écartèlement, plus complexe qu’il n’y paraît puisqu’en fait
c’est chacun des titres en particulier et tous les titres ensemble qui
sont parcourus par cette tension, ne saurait s’expliquer seulement par
le hasard, par les sautes d’humeur du poète ou par le dilemme
unanimisme / dadaïsme qui le déchire. On a dans ce collage poétique à
la Max Ernst une matérialisation stylistique de la vision du monde
phénoménologique, moniste, matérialiste et dialectique d’Éluard,
matérialisation qui en libérant le langage, en le ramenant à son
essence première, « donne à voir » le point d’or d’André Breton,
« donne à voir » que, puisque quintessentielles du cycle de la vie,
« amours » et « douleurs » sont… capitales.
Abstract: If
the poem titles in Capitale de la douleur appear
completely heterogeneous at first sight, comparison of the
collection’s title with the other titles it contains in fact reveals
close internal cohesion via the concept of the degree of intensity.
Covering no less than war, France, society, the bourgeoisie, life,
Gala, love, writing, poetry, etc., the title Capitale de la
douleur draws the reader to the heights of high intensity. For
historical, biographical, aesthetic and ideological reasons, the other
titles take the reader towards low intensity. This spread, which is
more complex than it appears because in fact each title individually
and all the titles collectively are shot through with this tension,
cannot be explained by chance alone, by the changing moods of the poet
or by the Unanimism/Dadaism dilemma tormenting him. In this poetic
collage à la Max Ernst we have a stylistic materialization of Éluard’s
phenomenological, monistic, materialistic and dialectic world view, a
materialization which by liberating language and bringing it back to
its primary essence, “shows” André Breton’s “certain point”, “shows”
that because they are quintessential to the cycle of life, “loves” and
“pains” are… capital.
Jamais une erreur
les mots ne mentent pas [2].
Capitale de
la douleur, « Répétitions », « Max Ernst », « Suite »,
« Manie », « L’invention »… À première lecture, « diversité » et
« hétérogénéité » semblent les deux mots les plus adéquats pour
caractériser les titres de Capitale de la douleur. Non
seulement sensation et action, concret et abstrait, termes
référentiels et autonymiques, périphrase métaphorique et degré zéro de
la figuralité, nom commun et nom propre, groupe nominal avec
complément du nom et substantifs sans déterminant, paraissent
juxtaposés artificiellement, mais l’écart entre « Capitale » et
« Manie » ou entre « Douleur » et « Manie » est tel que l’on en arrive
à se demander si des appellations comme « Suite » et, un peu plus loin
dans le recueil, « À côté » ne sont pas réitérées justement dans le
but de signaler que les titres de Capitale de la douleur
n’ont a priori aucun lien entre eux. Pour arranger le
tout, la plupart des lexies utilisées étant polysémiques, le champ des
possibles s’en trouve démultiplié et avec lui l’écartèlement entre les
différents titres. Pire, certains d’entre eux, comme par exemple
« Répétitions » et « L’invention », paraissent totalement
antinomiques. Doit-on en déduire que le poète s’est contenté de
collecter et de juxtaposer les uns aux autres ses derniers poèmes, que
le recueil est une sorte de baromètre de ses humeurs, en un mot, que
l’ensemble de l’œuvre est une illustration d’un des titres qui
suivent : « Au hasard » ? Mais alors comment expliquer que le recueil
Capitale de la douleur contient une section intitulée
« Répétitions » contenant elle-même un poème ayant pour titre « Max
Ernst » ? « Hiérarchisation » n’induit-il pas « Organisation » ?
Comment aussi rendre compatible cette apparence de désordre avec le
fait qu’Éluard refuse de ne pas retoucher le chaos engendré par
l’écriture automatique et, malgré la pression d’André Breton, ne se
résigne pas à mettre sur le même plan rêve et poésie [3] ? Ne devrait-on pas déduire de ces observations que le
titre « Cachée » ou que la première ligne du poème qui justement suit
« Au hasard » sont programmatiques et donc que les titres de
Capitale de la douleur obéissent, en structure profonde,
à « L’absolue nécessité » ? Pour trancher, caractérisons d’abord au
plus près le titre du recueil puis confrontons-le aux autres titres
d’Éluard et enfin essayons de voir s’il y a compatibilité et ce que
cette compatibilité induit et révèle.
Un titre
majuscule
Lorsqu’elles
évoquent le concept de degré d’intensité, les grammaires
contemporaines, tout en prenant la précaution de rappeler que l’on a
affaire à un continuum, distinguent toutes trois niveaux : bas
degré, moyen degré, haut degré ; intensité faible, intensité
moyenne, intensité élevée [4]. Quelques-unes, comme par exemple celle de
Delphine Denis, Anne Sancier-Chateau et Mireille Huchon, rajoutent :
« C’est dans l’expression du haut degré que la langue dispose de la
plus grande variété de moyens, dont certains ressortissent à l’étude
stylistique » [5]. Le titre choisi par Éluard
pour son recueil de 1926, Capitale de la douleur, leur
donne raison. Génétique, intertextualité, lexique et syntaxe tirent
tous en effet la signification dans la même direction : dire
l’indicible, décrire l’insupportable, exprimer le haut degré du haut
degré.
L’art de ne pas
être un titre haut degré
On a
certainement là une des raisons, si ce n’est la raison, de
l’élimination du premier titre envisagé par Éluard, L’Art
d’être malheureux, titre qui, rappelons-le, figurait sur le
contrat signé avec Gallimard mais fut corrigé par Éluard au moment
de la relecture des épreuves. « Titre en mineur », « titre qui
ferait du malheur non pas une donnée fondamentale de la condition
humaine, mais l’idiosyncrasie d’un individu tourmenté, grattant
complaisamment ses plaies comme Job » [6], commente Jean-Charles Gateau.
Effectivement,
intertextuellement parlant, l’expression « l’art de » ramène à
moult locutions figées ou titres éculés et stéréotypés dont
d’ailleurs certains sont évoqués dans le poème « L’invention » :
« l’art de la table », « l’art de voir », « l’art d’être
heureux », « l’art poétique », « l’art d’aimer », « l’art de
vivre », « l’art de bien mourir ». Le titre originel s’en trouve
banalisé et le malheur minimisé. Un autre intertexte jaillissant
immanquablement à l’esprit de tous les lecteurs cultivés et lui
aussi évoqué dans « L’invention », contribue au même effet :
L’Art d’être grand-père de Victor Hugo, titre qui par
son sujet sentimentalo-bien pensant est à mille lieues des
préoccupations des amis de Tzara, et qui, surtout, conduit à un
optimisme qui ne peut qu’entacher de son ombre la douleur
revendiquée. Comment aussi avec un tel titre ne pas songer aux
poètes romantiques cultivant leur souffrance dans le but de se
créer un ethos ? Intituler un recueil L’Art
d’être malheureux, c’est revenir cent ans en arrière et
surtout laisser entendre que la douleur ressentie est, au moins en
partie, jouée, maîtrisée, calculée, donc pas totalement viscérale,
donc en deçà du haut degré.
L’analyse
lexicale conduit aux mêmes conclusions. Les premières acceptions
de la lexie « art » (« moyen », « méthode », « science »,
« savoir ») présupposent toutes un contrôle, une mainmise
consciente voire une certaine intellectualisation du sujet
agissant. Celui-ci est indéniablement maître de la situation.
Rapprocher le mot « art » de son antonyme « nature », amène de
même à une minimisation de la douleur : cette dernière devient
alors l’équivalent d’un artifice. Cette signification semble
d’autant plus légitime que la dimension antithétique du titre fait
de celui-ci un paradoxe, figure prototypique des salons et des
beaux esprits, figure prototypique du monde du paraître et de la
superficialité. Si, enfin, l’on retient les sèmes afférents que
sont l’habileté, la minutie, la délicatesse, la virtuosité et que
l’on se focalise sur la valeur du « beau », historiquement
indissociable de ce substantif, le mot se met alors à confiner
avec le mélioratif. La douleur est idéalisée, transcendée, elle
devient ascèse et donc beaucoup plus supportable et donc beaucoup
moins… douloureuse.
Les parties du
discours utilisées confortent cette lecture. Le déterminant défini
« l’ » en présupposant l’unicité du référent évoqué donne à ce
dernier une valeur de notoriété mais aussi de soulignement et
d’excellence [7] et ce, au détriment du complément du nom qui devient
en quelque sorte secondaire. La présence du verbe « être » au cœur
du titre nuance également la souffrance. En effet, elle induit
l’existence d’un énonciateur. Le sujet est malheureux mais il
n’est pas néantisé. Il est malheureux mais il est. Le malheur
n’est qu’attribut, n’est qu’accident. Le recours à un adjectif va
dans le même sens : l’extension de « malheureux » n’est pas
médiate [8], son
incidence n’est pas interne mais externe, il n’est pas désignation
mais assignation, il est en attente d’un support, il est matière
apport, il présuppose l’existence d’un support à assigner [9], support qui est animé, support qui est
conscient, qui, au vu de la lexie « art », est aussi humain.
Autrement dit, aussi forte soit l’intensité du malheur et donc de
la douleur, cette dernière n’est pas centrale, la référence
suprême reste l’acteur, reste l’homme.
Capitale du
haut degré
Le titre
Capitale de la douleur est de ce point de vue
antithétique. Il est une maximalisation, une hyperbolisation du
titre L’Art d’être malheureux et ce,
intertextuellement, lexicalement et syntaxiquement.
Jean-Charles
Gateau fait en effet remarquer que le titre d’Éluard est « pour
ainsi dire, une formulation retournée comme un gant » [10] du titre Spleen de Paris, affirmation
qui semble d’autant plus recevable que l’on trouve dans une
brochure de Tzara datant de 1921 (Der Sängerkrieg im
Tirol – Dada au grand air) un poème d’Éluard affirmant « Je
suis bien le frère de Charles » [11] et qu’en 1939, il préfacera une
anthologie de ce même auteur. Or si l’on compare l’hypotexte à
l’hypertexte, on s’aperçoit que l’inversion de l’ordre des mots
est redoublée d’une inversion, ou tout au moins d’une
accentuation, de l’intensité des mots et ce dans les deux lexies.
« Paris », métropole d’un pays bien spécifique, métropole parmi
bien d’autres, nom propre ne se référant qu’à une et une seule
ville, devient « Capitale », un nom générique mais aussi un nom
commun pouvant se référer à une multitude de villes. De même, le
nom anglo-saxon « spleen », qui selon Le Petit Robert
désigne une « [m]élancolie passagère, sans cause apparente,
caractérisée par le dégoût de toute chose » [12], est remplacé par le
substantif « douleur ». Or, dans la définition ci-dessus, le bas
degré surgit au moins à quatre reprises : « mélancolie » et non
pas « désespoir », « passagère » et non pas « persistante »,
« sans cause » et non pas « profondément enraciné » et enfin
« dégoût » plutôt que par exemple « répulsion », « répugnance »
voire « exécration ». Inversement, le substantif « douleur »
intègre dans ses possibilités sémantiques, comme le mot
« spleen », la douleur morale mais aussi, ce que ne présuppose pas
le mot anglo-saxon, la douleur physique. On pourrait ajouter alors
qu’étymologiquement le mot « spleen » ne désignait qu’un organe,
la rate, tandis que le mot « dolor » puis « doleure » signifiait
certes « souffrance, chagrin » mais aussi « deuil », et le verbe
« doloir » voulait dire « souffrir », « se plaindre »,
« regretter » mais aussi « faire souffrir », « faire mal » [13]. On le voit, une nouvelle fois, il y a
démultiplication et intensification du sémantisme. Un freudien
oulipien à forte tendance saussurienne pourrait même ajouter que
si, comme l’a vu Jean-Charles Gateau, les syllabes qui closent les
deux mots principaux du titre d’Éluard sont l’exacte inversion de
celles qui closent les substantifs des Fleurs du mal,
ces deux syllabes, « al », « eur », sont également les composantes
principales du mot « malheur ».
Sans aller si
loin, un simple détour par le lexicologique apporte de l’eau au
moulin. Rappelons tout d’abord que le mot « capitale » provient du
latin caput, la tête, autrement dit le haut du corps
mais aussi et surtout, n’en déplaise à Nietzsche, l’élément
premier dans une civilisation apollinienne où trône le
logos. Le glissement du sens physique (« un
couvre-chef ») au sens social (« le chef d’une armée ») se fait
d’ailleurs justement par l’entremise du haut degré. L’article
« capital, ales, aux » du Dictionnaire historique de la
langue française enfonce le clou : « adj. et n., est
emprunté (v. 1200) au latin capitalis “de la tête”,
dérivé de caput “tête” […]. Rare au figuré pour “qui
se trouve en tête, domine” […]. Il est substantivé au sens imagé
de “parties supérieures” (chapiteau), notamment pour désigner
l’en-tête d’un livre, le chapitre […] puis à basse époque la
partie essentielle d’une chose » [14]. Suivront les emplois figurés
« ville capitale » (1416) et « lettre capitale » (1548) qui
induisent des superlatifs et des comparatifs de supériorité :
ville la plus importante, ville la plus influente voire ville la
plus puissante, ville la plus peuplée, lettres les plus grandes,
lettres plus grandes que les bas de casse, etc. Le sens de
l’adjectif est tout aussi explicite : « qui est le plus important,
le premier par l’importance ». Synonymes et antonymes confirment :
« essentiel, fondamental, primordial, principal, suprême » contre
« accessoire, secondaire, insignifiant ». L’acception « de mort,
qui entraîne la peine de mort », que l’on retrouve dans
l’expression « peine capitale », est bien sûr elle aussi du côté
du haut degré. C’est la peine « suprême », c’est la punition
« extrême », c’est la peine qui conduit à la conséquence la plus
dramatique. Le substantif homonyme « capital », issu du même
étymon, ne déroge pas : « somme constituant une dette, somme que
l’on fait valoir dans une entreprise », « ensemble des droits à
toucher un revenu », « montant des richesses apportées à une
société », « ensemble des richesses possédées ». « Somme »,
« ensemble », « montant », « richesse », à chaque fois, les
définitions sont du côté du « plus ».
Ce patrimoine
lexicologique n’est évidemment pas sans déteindre sur l’ensemble
du titre d’Éluard. Jean-Charles Gateau voit d’ailleurs justement
dans « ce recueil de ses trente ans […] un caractère de
somme » [15]. Par le biais de l’homonymie, du connotatif, du
phonique mais aussi via les associations d’idées que,
ne l’oublions pas, prônent les surréalistes, la douleur devient
« dette », « montant », « richesse », « somme » et s’en trouve
d’autant plus hypertrophiée que des significations opposées voire
contradictoires s’additionnent. Étant donné qu’elle est une des
sources du poétique, n’est-elle pas en effet un « capital » qui
peut rapporter gros mais aussi, marxisme oblige, une aliénation
qui peut écraser ? Les Dessous d’une vie, œuvre parue
elle aussi en 1926 et décrite par Pierre Emmanuel comme « un des
plus douloureux [livres] de Paul Éluard » [16], conforte la première
interprétation : « Il est indispensable de savoir que les poèmes
sont […] l’écho d’un espoir ou d’un désespoir formulé » [17]. Le rapprochement de 1925 avec les communistes, la
collaboration avec la revue Clarté, le témoignage de
Naville [18] et surtout l’adhésion de 1927 iraient plutôt dans
le sens de la seconde. Il va cependant évidemment de soi que ce
sont surtout les métaphores de la ville et de la majuscule qui
hyperbolisent la douleur. En concrétisant la souffrance, elles la
rendent sensible, visible, perceptible. Par la première métaphore,
la douleur se spatialise, s’étend, se multiplie, devient
tentaculaire. Plus terrifiant encore, elle se déshumanise, elle se
réifie, se meut en une puissance au pouvoir considérable, en une
puissance qu’on ne peut infléchir. La conséquence est sans appel,
le sujet souffrant est réduit à l’état de petit être perdu dans
l’immensité anonyme de la modernité. Par la seconde métaphore, la
douleur se trouve comme dotée d’une majuscule. Tout juste si elle
ne devient pas l’équivalent d’une allégorie. Un peu comme la Mort
qui surgit quand le bûcheron de La Fontaine l’appelle, elle
envahit la vie du poète. La métaphore de la lettre ramène aussi,
bien sûr, à un des thèmes majeurs (encore et toujours du haut
degré) du recueil, à savoir l’écriture. Du très haut degré même
puisque quand on est écrivain et que l’on sculpte avec des mots,
des vers et des phrases, mettre en exergue le niveau de la lettre,
lui donner, via le mot « capitale », la première
place, c’est retourner aux origines du langage, à la matière
première du poète, c’est mettre en vis-à-vis langage primal et
sensation primale. Bel appel à éliminer les conventions, les
belles phrases, à retourner à l’essence du langage pour pouvoir
enfin dire ce que les mots ordinaires n’arrivent plus à dire.
Ajoutons que dans les deux cas, l’étrangeté de la construction et
l’écart important entre le comparant et le comparé sollicitent le
lecteur, l’amènent à s’interroger, à construire le sens, à combler
la lacune sémantique avec son vécu et son imaginaire et donc à
s’approprier la figure, à ressentir avec plus de force la douleur
évoquée. La richesse polysémique de chaque lexie comme de
l’ensemble et la multiplicité des métaphores et de leurs
significations ont exactement le même effet. Non seulement la
douleur s’en trouve multipliée mais elle s’avère multiforme et
insaisissable. L’intensité, de très élevée qu’elle était, devient,
par le pouvoir du lexique, colossale.
Par le pouvoir
du lexique mais aussi par le pouvoir de la syntaxe… Le premier
titre commençait par un déterminant défini : L’Art d’être
malheureux. Dans le second, le nom « capitale » n’est
précédé d’aucun article. Trois interprétations au moins semblent
possibles : un emploi référentiel général, un emploi non
référentiel, une référence immédiate à l’être considéré. Dans le
premier cas, « [l]e nom sans article renvoie à un objet du monde
qu’il désigne […]. L’énonciateur parcourt ici toute la classe des
éléments sans en sélectionner aucun » [19]. Dans le deuxième cas, le mot ne renvoie à aucun
objet du monde, il est employé virtuellement, sa valeur est
intensionnelle. Dans le troisième, la présence de l’article est
inutile « parce que les données de la situation d’énonciation
permettent une référence immédiate à l’être considéré » [20]. Aussi différentes que soient ces
interprétations, elles ont toutes un point commun : exprimer le
haut degré. Le premier sens induit que sont envisagés tous les
éléments référentiels qui occasionnent une grande douleur, le
deuxième ne correspondant à aucun référent précis, « le substantif
est employé dans sa plus grande virtualité pour évoquer l’ensemble
des propriétés qu’il dénote » [21]. L’extensité est
alors égale à l’extension cotextuelle [22] et le titre peut être
analysé comme apposition d’un élément elliptique, ce qui, bien
sûr, laisse ouverts tous les possibles. Le troisième cas, au
contraire, met le lecteur face à une réalité si évidente, si
indiscutable, si prégnante, qu’il est inutile de la déterminer. À
noter que l’article « la » qui précède le mot « douleur » est lui
aussi sous le signe du haut degré. En effet, on peut l’analyser
soit comme désignant « l’être unique dans sa classe » [23], soit comme désignant « l’être
pour la classe tout entière » [24]. Il prend alors « une
extensité maximale » et « est considéré comme valant pour la
totalité de la classe à laquelle il appartient » [25].
Dans le premier cas, serait évoquée la seule et unique vraie
douleur, dans le deuxième, la douleur en général. Inutile de
préciser que, quelle que soit l’interprétation privilégiée, la
douleur en question ne saurait être réduite à une souffrance
accessoire.
Une acception
de la lexie « capitale » évoquée mais non commentée plus haut,
amène également à une interprétation syntaxique accentuant
l’intensité de la douleur. Nous l’avons dit, le « sens propre de
“relatif à la tête” (v. 1200) s’est seulement maintenu avec
l’acception juridique de “qui peut coûter la tête à qqn” (v. 1255)
dans l’expression peine capitale (XIIIe s.) » [26]. Cette acception amène à
voir derrière le titre d’Éluard une triple hyperbolisation.
Premièrement, ce qui était « peine » (chagrin, tristesse, tracas,
souci) devient sous la plume d’Éluard « douleur ». Deuxièmement,
ce qui avait le sens d’« important », d’« essentiel », prend celui
de « mortel ». Enfin, et c’est là que la syntaxe réintervient, le
titre d’Éluard n’est pas Douleur capitale mais
Capitale de la douleur. Autrement dit, on a une
transformation comparable à celle qui existe entre « Fille
gentille » et « Gentillesse de la fille ». Autrement dit encore,
on a droit à une triple opération. Tout d’abord, il y a inversion
de l’ordre des éléments, inversion qui n’est pas sans rappeler ce
qu’Éluard et Breton feront un peu plus tard sur les textes de
Valéry dans Notes sur la poésie [27],
inversion qui amène à voir les faits différemment, inversion qui
« donne à voir ». Ensuite, on a un processus de dérivation
impropre, l’adjectif devient nom. Ce qui n’était qu’accident
s’essentialise, ce qui n’était que caractérisant devient
caractérisé. Ce qui dans le référent n’avait pas de support se
matérialise et gagne donc en référentialité. Mais surtout, du
point de vue communicationnel, il y a focalisation, ce qui était
thème devient prédicat. Nous ne sommes pas loin d’une
caractérisation régressive. La conséquence est qu’il y a
emphatisation de la lexie « capitale », emphatisation exprimant
une appréciation singulière de type axiologique non, sans doute,
dénuée d’une certaine affectivité [28], emphatisation allant, comme
les deux autres opérations que nous venons à l’instant de décrire,
dans le sens du… haut degré.
Ajoutons que
contrairement à ce que nous avions pu observer dans le titre
L’Art d’être malheureux, il n’y a dans Capitale
de la douleur nul adjectif, nul verbe, autrement dit pas de
support implicite, pas de procès. Toute la place est occupée par
la douleur, une douleur à la fois présente et intemporelle. Face à
elle, l’énonciateur s’efface.
Ellipse de haut
degré
Terminons en
revenant sur le fait qu’une des interprétations syntaxiques les
plus probantes consiste à analyser le groupe nominal
Capitale de la douleur comme une construction
attributive détachée apposée à un groupe nominal coréférentiel
elliptique, analyse qui amène à poser la question : « Quelle peut
bien être cette Capitale de la douleur ? » [29]. Tenter de répondre, c’est additionner les
coréférents. Additionner des coréférents, c’est à chaque fois
tendre un peu plus vers le haut degré.
L’acception
géographique du substantif « capitale » invite en un premier temps
à chercher une réponse dans le référent qu’est le monde. Le mot
« douleur », la date du recueil, la biographie d’Éluard et les
ouvrages qui ont précédé celui que nous étudions, Le Devoir
et l’Inquiétude, Poèmes pour la paix, peuvent
conduire à combler la lacune sémantique par les syntagmes « la
dernière guerre », « la guerre ». Huit ans seulement se sont
écoulés depuis les derniers coups de canon et l’on sait que les
balles n’ont pas sifflé loin d’Éluard : « le neveu par alliance de
Clément, Henri Descouleurs, mari de sa nièce Lucienne, et de
surcroît employé dans sa propre agence, était tombé le 24 août en
Belgique, laissant une veuve de vingt-deux ans et une orpheline de
trois ans, Mireille » [30] ; « Le 24 juin, après une nuit de
voyage, il arrive à Hargicourt, dans la Somme, sur un vaste
chantier : cinq cents infirmiers et brancardiers, surtout des
territoriaux d’un certain âge, achèvent de monter un H.O.E.
(Hôpital ordinaire d’évacuation) à une dizaine de kilomètres des
lignes, et à huit de Montdidier » [31] ; il « est
affecté à la correspondance des blessés que l’on évacue sur
l’arrière, et s’occupe à prévenir les familles. Muni d’un tabouret
et d’un bloc-notes, il circule de lit en lit, tend l’oreille aux
voix faibles qui sortent des bouches tuméfiées, recueille de
brèves et pathétiques salutations » [32]. S’il était
besoin de confirmer qu’Éluard fut loin d’être insensible à la
douleur qui l’entourait, on pourrait s’appuyer sur la lettre qui
suit : « Depuis deux jours nous avons reçu et évacué plus de 3 000
blessés. Je fais beaucoup de cartes. Tous ces pauvres hommes, ces
troupeaux de blessés sont couverts d’une carapace de boue et de
sang. Des Boches, aussi, blessés, en nombre, plus misérables
encore que les nôtres. / Et les autos arrivent sans cesse, à la
queue leu leu. Et le canon donne encore plus fort » [33]. La guerre, capitale de la
douleur, certes, mais aussi tout ce qui l’a engendrée et tout
particulièrement cette société qu’honnissent tant les
surréalistes. S’en seraient-ils pris autant à Anatole France si
celui-ci n’avait pas eu le patronyme qui était le sien ? Ce n’est
certainement pas un hasard si figure dans Donner à
voir la citation suivante de Paul Lafargue : « Notre époque
est, dit-on, le siècle du travail ; il est en effet le siècle de
la douleur, de la misère et de la corruption » [34]. Sont, pour Éluard, capitales de la douleur, la
médiocrité et l’égoïsme de la bourgeoisie, « l’ordre, la prudence,
la quiétude stupide des conservateurs qui meurent de faim devant
des trésors avariés » [35], « l’amour sans
vertu » [36], tout ce qui ressemble de près ou de
loin au Français moyen [37], aux « civilisateurs européens » [38] et,
peut-être encore plus que la souffrance des humbles, leur docilité
paresseuse. Il ne manque qu’un mot à cette kyrielle de douleur,
mot non prononcé en 1924, « Je ne peux à présent plus passer du
côté de la Seine sans avoir envie de m’y jeter » [39],
mais écrit noir sur blanc dans Un cadavre : « Ce que
je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la
Vie » [40].
Si l’acception
géographique de la lexie « Capitale » invitait à chercher les
sources de la douleur dans le monde, le genre de la lexie étudiée
et la récurrence de « A » et de « L » dans le titre d’Éluard ne
conduiraient-ils pas à une deuxième grande piste ? L’ellipse ne
pourrait-elle pas être traduite par Gala, Capitale de la
douleur ? Gala, capitale de la douleur, à cause de son
caractère changeant et émotif [41]. Gala,
capitale de la douleur, parce qu’elle n’a pas du tout la même
conception du présent que lui [42], parce
qu’il faut la partager avec Max Ernst, parce que plus que
quiconque elle le met face à ses contradictions, face à son
inconséquence [43], parce qu’elle représente plus qu’elle-même et lui
fait prendre conscience que la véritable capitale de la douleur,
c’est la femme, c’est l’amour. N’est-ce pas en effet un certain
Éluard qui en octobre 1929 écrit : « La vie, en ce qu’elle a de
fatal, entraîne toujours l’absence de l’être aimé, le délire, le
désespoir. […] L’amour admirable tue » [44] ? Et n’est-ce pas ce même Éluard qui, quelques
années plus tard, confie à sa fille que « L’amour n’est pas le
bonheur, jamais » [45] ? En effet, l’amour, nous dit Anne
Régent, « suppose une expérience symétrique d’angoisse, vertige
existentiel fondamental qui coïncide avec la solitude » [46]. Il
faudrait rajouter que cette expérience, indéniablement capitale,
coïncide aussi avec la perte d’assurance, la perte de désir,
l’impuissance, la perte d’identité, la perte de soi.
L’acception
typographique de la lexie « capitale » mène à un dernier
coréférent. Si le monde et l’amour sont capitales de douleur, la
parole, l’écriture et la poésie ne le seraient-elles pas tout
autant ? Puisque le poète « aime pour chanter » [47], ne plus aimer
conduit à ne plus écrire et donc à renoncer à soi-même, à ne plus
participer à l’élan vital, à ne plus être une part du monde. La
poésie est aussi souffrance capitale parce qu’elle fait prendre
conscience de la distance qui sépare l’homme et le ciel, l’aigle
et la terre et condamne tout poète à chuter [48].
La guerre, la
France, la société, la bourgeoisie, Gala, l’amour, l’écriture, la
poésie… La force de l’ellipse est que nul ne peut la combler, que
la liste des doléances est infinie, que chaque lecteur est appelé
à y ajouter ce qui pour lui est capitale de douleur. Par la
construction elliptique, ce sont toutes les douleurs du monde,
c’est toute la douleur du monde qui se fond dans le titre
d’Éluard. Summum du haut degré, l’absence de coréférent pourrait
aussi vouloir dire qu’il n’y a pas de coréférent, que le vide, que
le néant est capitale de douleur, ou, pire, que la douleur est la
seule chose qui soit.
Des titres
minuscules
Et pourtant…
l’ellipse n’est-elle pas par excellence la figure du non-dit, la
figure de la retenue, du silence ? Et pourtant… que de critiques à
signaler qu’Éluard refuse le lyrisme échevelé, chasse les hyperboles
hystériques, est du côté de la mesure et de la sobriété. Refusant de
ne voir chez lui que « facilité », Meschonnic caractérise par
exemple sa poésie par le mot « dénudation » [49]. Jaccottet, de
même, affirme qu’Éluard « plus qu’aucun autre, a su garder » la
parole poétique « intacte de toute grandiloquence » [50].
Comme des
copeaux
Les titres de
certains des recueils qui ont précédé Capitale de la
douleur sembleraient leur donner raison. Dialogues
des inutiles, Les Animaux et leurs hommes, les hommes
et leurs animaux, Pour vivre ici, onze haïkaï,
152 proverbes, Au défaut du silence sont
des titres qui sont tous sous le signe de la négativité, de la
banalité, de la quotidienneté ou de la brièveté. Aux odes
pindariques, Éluard paraît préférer proverbes et
haïkaï. Sous sa plume, les cris de désespoir
deviennent silence. Intituler un poème « Vache » ou « Poule »,
c’est être à mille lieues de « La mort du loup » d’un Vigny ou du
« Rêve du jaguar » d’un Leconte de Lisle. L’Amour la
poésie, recueil qui suit de peu Capitale de la
douleur, en est une autre confirmation. On peut en effet
lire sur l’exemplaire de cet ouvrage conservé à la Bibliothèque
nationale la mention manuscrite suivante : « Ce titre me fut donné
par ma fille en 1928 (elle avait 10 ans) » [51].
De même, les
titres des parties de Capitale de la douleur
semblent, au moins à première lecture, tendre plus vers le
bas degré que vers le haut degré. Il suffit de comparer le titre
de la première section de l’ouvrage avec ceux des recueils de
Hugo, Baudelaire ou Rimbaud pour en prendre pleinement conscience.
Les Contemplations, La Légende des
siècles, Les Châtiments, Les Fleurs du
mal, Une saison en enfer,
Illuminations… « Répétitions ». L’écart est
indéniable. Le philosophique, l’épique, le poétique deviennent du
factuel, deviennent prosaïsme et méta-poétique. L’exaltation
effrénée des sentiments ou la singularité hypertrophiée du Moi
font place à la routine et à la monotonie, le mode majeur s’écarte
devant le mode mineur. En toute cohérence, dans une lettre à
Jacques Doucet, Éluard, pour évoquer les poèmes réunis sous ce
titre, utilise d’ailleurs des lexies comme « déchets »,
« limités », « arides », « copeaux » et poursuit en ayant recours
à une restriction [52]. En suggérant une acception juridique,
Jean-Charles Gateau, s’il en était besoin, dépoétise encore un peu
plus ce titre : « recouvrement de ce qui vous appartient » [53]. Certaines remarques ultérieures d’Éluard vont dans
la même direction :
La vanité des
peintres, qui est immense, les a longtemps poussés à s’installer
devant un paysage, devant une image, devant un texte comme devant
un mur, pour le répéter. Ils n’avaient pas faim d’eux-mêmes. Ils
s’appliquaient [54].
L’imagination
n’a pas l’instinct d’imitation. Elle est la source et le torrent
qu’on ne remonte pas [55].
Les peintres
surréalistes, qui sont des poètes, pensent toujours à autre chose.
L’insolite leur est familier, la préméditation inconnue. Ils
savent que les rapports entre les choses, à peine établis,
s’effacent pour en laisser intervenir d’autres, aussi fugitifs.
Ils savent que rien ne se décrit suffisamment, que rien ne se
reproduit littéralement [56].
Certes,
« Mourir de ne pas mourir » semble plus dramatique et ramène par
la reprise de l’infinitif à un sujet « haut degré » : la mort.
Cependant, le verbe n’est pas actualisé et surtout le titre se
termine par une négation. Comme le commente Jean-Charles Gateau :
« Une sorte de malédiction maintient l’“ego” dans ses étroites
limites, et lui refuse la félicité nuptiale de l’âme qui s’oublie
et se fond dans l’Absolu » [57]. On pourrait ajouter
qu’intertextuellement parlant, si ce titre est une reprise d’un
poème de Thérèse d’Avila (haut degré de la spiritualité),
elle-même l’avait emprunté à un cantique populaire (bas degré de
l’autorité).
La troisième
section de Capitale de la douleur contient certes,
quant à elle, le mot « juste » qui connotativement parlant semble
hautement mélioratif mais ce mot n’est-il pas contrecarré par
l’adjectif qui le précède ? « Juste » ne peut-il pas aussi être
synonyme de « Qui est trop ajusté […] V. Étroit, petit […] Fig.
Qui suffit à peine. V. Court. Repas trop juste pour dix
personnes. C’est un peu juste. V. Jeune » [58] ? Rappelons enfin
que, selon Jean-Charles Gateau, ce titre trouverait son origine
dans l’expression « petit juste » qui au XVIIIe siècle désignait un vêtement
féminin, expression antithétique de « garni », de
« complication », de « surcharge », de « rococo », de
« falbalas », expression associée par le même critique aux lexies
« simplicité », « ajustée », « courte », « courts »,
« étroitement », « proscrivant » et reliable aux « petites gens »
à la fois par référence aux protagonistes de Beaumarchais et à sa
propre mère, couturière de métier :
Littré cite
dans sa définition une phrase de La Marchande de mode
de Mme de Genlis : « Dites-moi donc pourquoi elle porte presque
toujours des justes et jamais des robes garnies ». Un historien du
costume situe les justes parmi les « robes de simplicité » qui
supplantèrent à partir de 1778 la complication et la surcharge des
robes à panier rococo : « le juste est une veste très ajustée
pourvue d’une courte basque bouffante derrière, connue surtout par
le juste “à la Figaro” ou “à la Suzanne” porté en 1785 par
Mlle Contat au Ve acte du Mariage de
Figaro » (François Bouchet, Histoire du costume en
Occident de l’Antiquité à nos jours, Flammarion, 1965,
p. 303). Force nous est donc de lire également dans ce titre une
définition formelle : poèmes courts épousant étroitement l’émotion
qui les inspire, et proscrivant les falbalas superflus [59].
Reste le titre
de la dernière section, « Nouveaux poèmes », titre au moins
triplement associable au bas degré. L’adjectif « nouveau » ne
peut-il pas en effet être synonyme de « Qui apparaît pour la
première fois ; qui vient d’apparaître. V. Récent […] V. Jeune,
vert […] Qui est depuis peu de temps ce qu’il est […] V. Bizuth.
[…] qui était jusqu’ici inconnu de (qqn) ; dont on n’a pas
l’habitude. V. Inconnu, inhabituel ; inaccoutumé, inusité […] Qui
n’a pas, qui n’a guère d’expérience ou l’habitude de qqch ;
V. Inexpérimenté, neuf, novice » [60] ? De plus, l’antéposition de
l’adjectif n’aurait-elle pas tendance à « déqualifier » l’adjectif
(« il ne qualifie plus mais permet de préciser l’identité du
référent » [61]) ? Se rapprochant de
l’épithète de nature, l’adjectif antéposé participe d’un début de
lexicalisation du syntagme nominal. La conséquence est que
l’expression tend plus à désigner une nouvelle catégorie, celle
des nouveaux poèmes, qu’à mettre en valeur la nouveauté des poèmes
en question. Enfin, choisir pour titre « Nouveaux poèmes », ce
n’est pas vraiment faire preuve de nouveauté, ce n’est pas
afficher son originalité, ce n’est pas prouver sa nouveauté par
l’exemple, c’est juste l’affirmer.
Bourgade du bas
degré
Une analyse des
titres des poèmes de chacune des quatre sections conduit à une
conclusion similaire et ce, une nouvelle fois, quelle que soit
l’approche choisie : intertextuelle, lexicale ou syntaxique.
Preuve en est,
plusieurs des titres de Capitale de la douleur se
rapportent directement ou indirectement à des genres
traditionnellement considérés comme mineurs. Jean-Charles Gateau
fait par exemple remarquer que le poème « Dans la danse » emprunte
son titre « au refrain d’une chanson populaire […] : “Entrez dans
la danse / Voyez comme on danse / Sautez, dansez / Embrassez qui
vous voulez” » [62]. « Ronde » évoque le même
univers. « Suite » nous fait certes glisser vers la musique
classique mais, originellement, rappelons-le, les suites sont des
airs de danse traditionnelle, qui plus est, écrits dans une même
tonalité et avec une alternance de tempo assez basique (modéré,
vif, lent, vif). Il est d’ailleurs significatif qu’au XIXe siècle, de nombreux
compositeurs recoururent à ce genre pour rendre leurs opéras et
ballets accessibles à un plus large public. Le
Casse-noisette de Tchaïkovski en est un bel exemple.
Notons au passage que cette interprétation est en parfaite
cohérence avec les goûts musicaux d’Éluard, lui qui prétendait
n’apprécier que les disques qui « “n’ont avec la musique que de
mauvais rapports”, chansons tziganes, airs de fado : ceux d’Adelina
Fernandez en particulier dont la voix “de petite fille” le
charm[ait] […], chansons enfantines, […] chœurs d’enfants,
negro-spirituals, Offenbach » [63].
Le syntagme
« Le sourd et l’aveugle » n’est pas, quant à lui, sans rappeler
les titres d’un autre architexte éminemment populaire : la
fable [64]. Une appellation comme « Les Gertrude Hoffmann
Girls » conduit même à un genre encore moins prisé par les
puristes, celui de la publicité.
Même si, bien
sûr, Éluard les réactualise, les stéréotypes et clichés
sentimentaux que sont « Au cœur de mon amour », « Leurs yeux
toujours purs », sont aussi des hypertextes associables au bas
degré de la littérature et de la créativité. Dans la même veine,
on peut repérer derrière les titres d’Éluard des expressions
figées soit atrophiées (« Porte ouverte » // « Enfoncer une porte
ouverte »), soit renouvelées (« Silence de l’Évangile »
antithétique de « Parole d’Évangile »).
Éluard pousse
même à plusieurs reprises le curseur du bas degré un peu plus loin
en choisissant pour titre des expressions si usuelles que
spontanément, hors contexte, on les associerait d’autant plus à la
langue ordinaire qu’elles contiennent d’indéniables traits
d’oralité : « Raison de plus », « À la minute » « Entre autres »,
« Sans rancune », etc.
En toute
cohérence, le lexique qu’utilise Éluard dans ses titres lorgne
dans la majorité des cas, lui aussi, du côté du bas degré : bas
degré de la variété, bas degré de la rareté, bas degré de
l’originalité. On y retrouve en fait plusieurs des
caractéristiques repérées par Jean-Charles Gateau [65], à savoir une majorité de lexies monosyllabiques
et dissyllabiques [66], de l’élémentaire
cosmologique, climatique et météorologique (« La nuit », « Le
grand jour »), de l’élémentaire animal (« Les moutons »), de
l’anatomique et du physiologique (« Œil de sourd », « Bouche
usée », « Leurs yeux toujours purs »), des références au spatial
(« Plus près de nous », « Limite », « Intérieur », « À côté »,
« La grande maison inhabitable ») et au temporel (« À la minute »
« Le miroir d’un moment »), une évocation des sentiments (« Au
cœur de mon amour », « L’amoureuse », « Mascha riait aux anges »).
On peut aussi noter que les animaux, éléments, objets ou attitudes
évoqués sont pour la plupart ordinaires et insignifiants. Comme
dans Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs
animaux, on n’a pas droit à un lion, un tigre ou un aigle
mais à un mouton. Pas de montagnes, pas d’océans, pas de fleuves
mais une simple rivière. Pas de costumes magnifiques, pas de
bijoux, pas de meubles rares mais des rubans, un miroir, un as de
trèfle. Pas de grands gestes héroïques ou de déclarations
magistrales mais des manies et des soupirs. On pourrait ajouter
que les sens les plus présents sont précisément les plus usuels :
le visuel (« Luire », « La nuit », « Le miroir d’un moment ») et
l’auditif (« La parole », « Mascha riait aux anges »).
Quelques poèmes
se réfèrent aussi au répétitif, au routinier (« Suite »,
« Manie », « Les moutons », « L’habitude », « Entre autres »). La
réitération des mêmes titres renforce d’autant plus cette
dimension routinière que les titres en question ont en majorité un
signifiant court et un signifié peu informatif : « Suite »,
« Suite », « À côté », « À côté », « Nul », « Nul », « Absences
I », « Absences II ».
Certains
syntagmes, nous l’avons dit, peuvent même être lus autonymiquement
voire pléonastiquement. « Suite » est la suite de « Marx Ernst »
ou de « Porte ouverte ». « Poèmes » est un… poème entouré de…
poèmes. « À côté » est à côté d’« À côté ». Comme tout poème, « Le
jeu de construction » est… un jeu de construction. « Entre
autres » est entre d’autres poèmes comme « Entre peu d’autres »
est entre peu d’autres poèmes.
Mais surtout,
que de titres se réfèrent à du léger, de l’impalpable, du fuyant,
de l’étroit, du court (« L’ombre aux soupirs », « Le miroir d’un
moment », « La rivière », « Limite », « Intérieur », « À la
minute »), que de titres dénotent une faible intensité (« La
parole » et non pas « Le cri », « Luire » et non pas « Briller »),
que de titres tendent vers le degré zéro du visuel ou de l’auditif
(« Sans musique », « Le sourd et l’aveugle », « Bouche usée »,
« Silence de l’Évangile », « Celle qui n’a pas la parole », « La
nuit »), que de titres se rapportent à un référent inconnu du
lecteur et sont donc de ce fait aussi énigmatiques que
problématiques (« Lesquels ? », « Mascha riait aux anges »,
« Entre autres »), que de titres, enfin, semblent conduire à une
néantisation totale : « Nul », « Nul », « La mort dans la
conversation », « Absences I », « Absences II », « Fin des
circonstances », « La nuit ».
Et ce à un
point tel que plus l’on avance dans le recueil, plus les poèmes
sans titre sont nombreux. Dans « Répétitions » et « Mourir de ne
pas mourir », tous ont un titre. Les onze poèmes des « Petits
justes » n’ont pas de titre mais tous sont précédés d’un chiffre
romain. Dans « Nouveaux poèmes », on peut repérer quatorze poèmes
sans titre et sans chiffres romains et noter que le phénomène est
graduel. Parmi les quinze premiers poèmes de cette séquence, un
seul est sans titre. Parmi les quinze suivants, six sont sans
titre. La dernière quinzaine totalise sept poèmes sans titre dont
six dans les dix derniers.
Une rapide
analyse de la syntaxe des titres conforte ces quelques
conclusions. Premier constat : sur 88 titres, 19 n’ont qu’une
seule lexie, soit 22 % du total. Pour comparaison, dans Les
Fleurs du mal, c’est le cas de 13 poèmes sur 91, soit 14 %
du recueil. 33 titres ne font aussi que deux mots, soit 36 % de la
totalité. Autrement dit, plus de la moitié des titres font moins
de trois mots.
Ce phénomène
est accru par le fait que, contrairement aux Fleurs du
mal, plusieurs des titres en question ne sont pas des
substantifs mais de plus ou moins potentiels et ambigus
déterminants, adjectifs, participes, pronoms ou adverbes :
« Une », « Nul », « Nul », « Parfait », « Cachée »,
« Lesquels ? », « Volontairement », etc. Que ces parties du
discours soient en régime d’incidence externe au premier degré
(adjectif, participe), au deuxième degré (adverbe) ou non
prédicatives (pronom, article), dans tous les cas de figure, on
peut parler d’un bas degré de la référence. C’est particulièrement
net avec certains pronoms démonstratifs et personnels ou avec
certains déterminants possessifs : « Celle de toujours, toute »,
« Plus près de nous », « Au cœur de mon amour », « Ta foi ». Si on
les analyse comme des représentants ou des anaphoriques, le
représenté restant indéterminé, la compréhension n’est que
lacunaire. Si on les analyse comme des nominaux ou des déictiques,
la situation d’énonciation étant inconnue, l’appréhension du
référent est tout aussi problématique. Étant donné que de nombreux
noms communs ne sont pas précédés d’un déterminant, on pourrait
ajouter qu’un grand nombre des titres d’Éluard sont
caractérisables par un bas degré de l’actualisation : « Suite »,
« Manie », « Porte ouverte », « Poèmes », « Limite »,
« Intérieur », « Rubans », « Ronde », etc.
Cette
observation est confortée par la très faible présence de verbes
conjugués (« Ce n’est pas la poésie qui… », « Denise disait aux
merveilles », « Celle qui n’a pas la parole ») et par une
prédominance de la première chronothèse (« Pour se prendre au
piège », « Bouche usée », « Ne plus partager », « Cachée »,
« Boire »).
Raisonner au
niveau de la phrase conduit à des résultats similaires. On peut en
effet repérer un nombre impressionnant de titres contenant des
marqueurs de négativité. Dans certains cas, celle-ci n’est pas
visible morphologiquement et n’est que la résultante d’un point de
vue (« Silence de l’Évangile », « Le sourd et l’aveugle »), dans
d’autres, elle n’est présente, via des préfixes,
qu’au niveau des lexies : « La grande maison inhabitable »,
« L’impatient ». Mais la plupart du temps, par le biais de
prépositions ou de systèmes corrélatifs, c’est un syntagme entier
voire tout le titre qui est sous le sceau de la négativité :
« Sans musique », « Sans rancune », « Nul », « Celle qui n’a pas
la parole » « Ne plus partager », « Ce n’est pas la poésie
qui… ».
Cette
aposiopèse attire l’attention sur un dernier procédé syntaxique
révélateur d’incomplétude : la transitivité attendue n’est pas
comblée, la phrase est ressentie comme syntaxiquement inachevée.
Pourraient être analysés de même : « Celle de toujours, toute »,
« Celle qui n’a pas la parole », et surtout « Denise disait aux
merveilles ».
Des titres de
circonstance ?
Cette
propension au bas degré relevée par tant de lecteurs et que
confirme donc l’analyse de l’intertexte, du lexique et de la
syntaxe des titres de Capitale de la douleur pourrait
trouver, si l’on croit certains critiques, une de ses sources dans
la physiologie d’Éluard. Jean-Charles Gateau écrit par
exemple :
Éluard n’est
pas un poète de grand gosier, de souffle athlétique, de
profération ambitieuse. Simple question de constitution d’abord.
Il n’a ni le tempérament sanguin de Claudel, ni l’entraînement
sportif de Perse. Torse étroit, poumons malades, vite fatigué, il
sait que ses emportements retombent en épuisements, qu’il doit
économiser sa respiration et tourner en avantage poétique sa
nécessaire parcimonie de parole [67].
Les mêmes
propos ou presque sont tenus par Richard Vernier :
Cette langue
répond bien à ce que nous savons de la vie et de la personne du
poète, et il n’est pas impossible d’établir une corrélation entre
les rythmes et harmoniques de sa poésie d’une part, et d’autre
part sa condition de malade pulmonaire chronique, toujours
menacé [68].
Si l’on se
rappelle qu’Éluard ne dédaignait pas emprunter à Goethe la
citation suivante : « Mes poèmes sont tous des poèmes de
circonstance, ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils
se fondent et se reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne
reposent sur rien » [69], son « tarissement » lexical et syntaxique pourrait
bien aussi s’expliquer par le contexte historique, par le fait que
la guerre est, en 1926, encore très présente dans les esprits.
Bien qu’à un degré moindre, Éluard se trouve dans une situation
pouvant rappeler celle que connaîtra Primo Levi une vingtaine
d’années plus tard : difficile de s’épancher et de pousser de
hauts cris quand on sort vivant d’un drame qui a conduit à la mort
des dizaines et des dizaines de milliers d’hommes ; difficile de
rédiger de belles phrases sur la douleur quand on a vu de ses
propres yeux la souffrance de ceux qui ont perdu un des leurs.
Dans un tel contexte, s’appesantir sur ses affres intérieures, les
décrire par le menu, trouver de belles métaphores et de jolies
hyperboles bien expressives ne confine-t-il pas à de
l’indécence ?
La piste
biographique, même si elle aussi, souvenons-nous du Contre
Sainte-Beuve, est sûrement à manier avec beaucoup de
précautions, pourrait bien offrir une troisième explication.
Mourir de ne pas mourir est un recueil publié en 1924
qui commence par une dédicace à l’accent suicidaire. Si l’on
ajoute à ce constat le fait que, la veille de la publication du
recueil en question, Éluard quitte tout, famille, être aimé et
littérature, il pourrait être tentant de voir dans la rétraction
des titres de Capitale de la douleur la trace de
cette crise. Le panorama que Jean-Charles Gateau dresse de
l’existence d’Éluard en 1923, « problèmes familiaux, problèmes
sentimentaux, problèmes littéraires » [70], révèle un désenchantement
tel que toute parole devient vaine. Le poème « À la fenêtre » le
rappelle : « Je n’ai pas toujours bien su ce que je voulais dire,
mais le plus souvent c’est que je n’avais rien à dire […]. Il fut
un temps où je ne semblais rien comprendre. Mes chaînes flottaient
sur l’eau » [71]. N’est-il pas
cohérent de recourir à des titres courts, sans verbe, à toutes les
formes de la négation et surtout au champ lexical du silence et de
la mort quand on n’a plus envie d’agir, plus envie de parler,
quand plus rien ne semble avoir de sens ? Or, telle est bien la
situation d’Éluard en mars 1924 : « Qu’attendre de la vie, atroce
et banale ? Qu’attendre de la littérature, envahie d’imposteurs ou
de traîtres et de profiteurs, les Cocteau, les Morand, les
Rivière, les Valéry ? À quoi servent “le scandale pour le
scandale” et les actes de “découragement supérieur” qu’accueille
Littérature ? Est-il vraiment nécessaire de les
perpétuer ? » [72].
Ce pessimisme
désespéré nous conduit à une autre source du bas degré éluardien :
l’influence du dadaïsme. Le constat ci-dessus n’est pas que celui
d’Éluard, il est celui de Breton, de Desnos, de Vaché et surtout…
de Tzara. Or, qui dit dadaïsme dit table rase, dit refus du
bavardage, refus des belles et artificielles paroles creuses,
refus des nobles et recherchées paroles vides. La préface des
Animaux et leurs hommes est de ce point de vue
explicite : « Et le langage déplaisant qui suffit aux bavards,
langage aussi mort que les couronnes à nos fronts semblables,
réduisons-le » [73]. Qui dit dadaïsme dit aussi refus du lyrisme, refus
de la « diarrhée confite » du « penchant pleurnichard » [74], car le
lyrisme, même désespéré, est en quelque sorte une dernière digue
contre le nihilisme. Jean Bernier dans son « Compte rendu de
Mourir de ne pas mourir » l’a parfaitement
perçu :
Chez Rimbaud,
par exemple, le lyrisme, les cris, pouvaient faire illusion,
prendre même figure de subterfuge. Une joie vraiment maudite, une
joie tout de même, jaillit de l’excès même du désespoir. Alchimie
de la littérature ! / Chez Éluard, le désespoir – moins ample,
embrassant moins de choses, il est vrai, que chez Rimbaud – s’est
dépouillé. C’est un recroquevillement, une induration. La
stérilité imposée, l’impuissance fatale et pourtant délibérée,
délibérée par probité. / À quoi bon les cris ? De-ci, de-là,
quelque aveu amer, quelque glaciale constatation [75].
On comprend
pourquoi, en mars 1921, dans Littérature, Éluard fit
figurer « [a]u chapitre des bêtes noires » [76]
plusieurs des grands chantres du lyrisme – Rousseau,
Chateaubriand, Lamartine, Musset, Schiller –, pourquoi, au moment
de sa grande escapade, il demanda à Aragon de « casser les pattes
à l’idéalisation de ce départ, ne pas permettre qu’on en fît un
plat… Il disait ces mots avec rage. Tout simplement il allait
voyager, voyager. Ici, il ne voyait plus devant lui » [77].
Être dadaïste,
c’est aussi s’en prendre, et le nom même du mouvement en est une
belle preuve, à tout ce qui est poétisation. La plupart des
caractéristiques lexicales et syntaxiques repérées plus haut
deviennent limpides quand on relit la conférence que proposa
Éluard à l’Institut français de Prague : « La poésie enfante
souvent sa plus grande ennemie, sa poétisation. Rien de plus
affreux qu’un poème poétisé, où les mots s’ajoutent aux mots, pour
détruire l’effet de surprise, pour atténuer l’audace de la
simplicité, la vision crue d’une réalité inspirante et inspirée,
élémentaire » [78].
Tzara va même
plus loin puisque c’est le langage en soi, les mots, qu’il renie.
Les surréalistes le suivront sur cette voie. Breton ne confie-t-il
pas à Vitrac dans une interview qui sera publiée dans Le
Journal du peuple : « J’ai l’intention de ne plus écrire
d’ici très peu de temps. Par exemple, d’ici deux mois et
demi » [79] ? Duchamp, dans les mêmes années, renonce à la
peinture. Quant à Jacques Vaché, Breton écrit à son sujet : « [S]a
fortune […] est de n’avoir rien produit. Toujours il repoussa du
pied l’œuvre d’art, ce boulet qui retient l’âme après la
mort » [80]. Tous les contributeurs de la revue
Littérature ne sont-ils pas, enfin, comme obsédés par
la fuite au Harar et le silence de Rimbaud ?
Une dernière
influence explique sans doute le refus des grands élans lyriques
et la simplicité du langage d’Éluard : le communisme. Renoncer au
Lyrisme avec un grand L, c’est refuser de mettre à la première
place le « je », l’individu, le personnel et lui préférer au
contraire le collectif. Que ce soit à travers l’épigraphe du comte
de Lautréamont [81] ou les lignes qui suivent, la préface de
Poésie involontaire et poésie intentionnelle le dit
très clairement. Utiliser une langue usuelle, un vocabulaire
simple, c’est poursuivre l’intuition de Whitman et le projet des
unanimistes, c’est refuser « l’intellectualisme et le
rationalisme, sûrs d’eux-mêmes et pleins de mépris pour les
“pauvres”, le peuple qui vit d’émotions simples aux antipodes de
la cérébralité » [82], c’est s’adresser à tous, c’est
être en communauté avec tous. Ce projet, Éluard le revendiquera
explicitement à plusieurs reprises. En 1936, lors d’une conférence
à Londres, il déclarera par exemple :
Le temps est
venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir
qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes,
dans la vie commune. […] ils n’ont pas su nous dire qu’il y pleut,
qu’il y fait nuit, qu’on y grelotte, et qu’on y garde la mémoire
de l’homme et de son aspect déplorable, qu’on y garde, qu’on y
doit garder la mémoire de l’infâme bêtise, qu’on y entend des
rires de boue, des paroles de mort. Au sommet de tout, comme
ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, pour celui qui
voit, le malheur défait et refait sans cesse un monde
banal, vulgaire, insupportable, impossible. […] Écoutons
Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par
un. » Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les
paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la
réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que
s’ouvrent les portes du merveilleux. […] La solitude des poètes,
aujourd’hui, s’efface. Voici qu’ils sont des hommes parmi les
hommes, voici qu’ils ont des frères. […] Depuis plus de cent ans,
les poètes sont descendus des sommets sur lesquels ils se
croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs
maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et
l’amour sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la
foule malheureuse et, sans se rebuter, essaient de lui apprendre
les leurs [83].
Même si, crise
personnelle et dadaïsme obligent, il n’a pas grand-chose à dire et
ne sait quoi dire, la nécessité de parler, de communiquer avec les
autres hommes, d’être en communion avec eux l’emporte et explique
« la fonction largement “phatique” de sa poésie de l’époque
– établir et maintenir le contact avec autrui » [84].
Des titres
« élastiques »
Explications
physiologique, historique, biographique, esthétique, idéologique,
etc., quelle(s) que soi(en)t la ou les pistes retenues, reste un
problème, un problème de taille : comment rendre compatible cette
propension au bas degré avec un titre tel que Capitale de la
douleur qui, lui, nous l’avons vu, avoisine les sommets du
haut degré ?
Des titres
états d’âme ?
On pourrait
certes tenter d’alléguer une nouvelle fois le psychologique ou le
biographique. Le titre de l’ouvrage n’est pas sans rapport avec
les déclarations d’intention et les décisions fracassantes
d’Éluard alors que les autres titres seraient plutôt à l’image de
la vie étriquée de ce fils de marchand de biens que son propre
père désigne par la périphrase « employé de l’agence » [85]. Capitale de la douleur serait la
grande décision romantique et existentielle de tout laisser en
plan, de partir comme Rimbaud à l’autre bout du monde. Tandis que
les titres « Répétitions », « Les moutons », « L’habitude »
seraient le fait de revenir, un peu honteux, à son point de départ
et de reprendre exactement la même vie qu’auparavant. Certains
commentaires des contemporains d’Éluard vont dans le sens d’une
telle lecture, André Breton écrit par exemple à Marcel Noll :
« Crois-tu : / Éluard, eh bien oui, il était tout bonnement à
Tahiti, à Java, puis à Saïgon avec Gala et Ernst […] / C’est bien
le même, à n’en pas douter. / Des vacances, quoi » [86]. Bien
qu’un peu plus indulgente, Simone Breton dresse le même constat :
« Éluard est revenu. Sans commentaires. Il en faudrait trop. Tant
pis pour ceux aux yeux de qui la pensée a besoin de se justifier.
Je ne charge personne d’incarner une pensée, et je suis toujours
plus reconnaissante à un homme d’accomplir en grand naturel une
action petite que d’avoir, contre sa nature, une attitude
grande […]. La dominante (pour moi en tout cas) a été une grande
tristesse. Qu’est-ce qu’une créature à côté d’un symbole ? “Ne pas
mourir de mourir”. Ensuite un homme vivant est apparu. Un ami.
C’est bien heureux » [87].
N’aurait-on pas
aussi dans ce grand écart une sorte de matérialisation des
différentes tensions qui écartèlent alors Éluard ? Il se veut
libre, affranchi de toutes contingences mais il n’en est pas moins
encore terriblement dépendant, affectivement comme financièrement,
de ses parents. Il se veut pourfendeur de la bourgeoisie mais il
est dans sa façon de vivre terriblement bourgeois. Il se déclare
moralement libéré, revendique haut et fort la primauté de l’amour
de tous les hommes mais, lorsque Gala s’intéresse à Max Ernst, il
est torturé par un sentiment petit-bourgeois de jalousie. Gaëtan
Picon ne s’y trompe pas : pour novatrice que soit cette poésie
dans son langage et sa vision, elle est plus près de Lamartine que de Michaux ou de Prévert [88].
Ne pourrait-on
pas surtout voir dans l’écartèlement constaté plus haut la
confirmation d’une des observations de Francis Ponge, à savoir
qu’Éluard, dans ses débuts, est « un jeune coq dada volant dans
les plumes de la poule unanimiste qui l’a couvé » [89] ? Le
haut degré du titre du recueil ne pourrait-il pas synthétiser le
mal-être et le désespoir dadaïste alors que la simplicité de la
plupart des autres titres et de l’écriture d’Éluard en général ne
pourrait-elle pas, elle, rappeler, ainsi que le suggère
Jean-Charles Gateau, le Charles Vildrac du Livre
d’amour ?
[M]ême volonté
de préserver en soi l’enfant qu’on fut, même goût des paysages
élémentaires d’herbe et de feuillages, de ciel et de soleil, même
sensualité devant la tiédeur des corsages et le gonflement des
lèvres, même fraternité avec les hommes ordinaires, même
compassion pour les douleurs, même refus de l’emphase, de
l’académisme et des feux d’artifice [90].
La
juxtaposition de ces deux tendances serait en soi révélatrice d’un
conflit
[…] entre
l’espérance et l’amertume, entre l’unanimisme de gauche, éthique
de la totalité, qui s’efforce de restaurer sur des bases purement
humaines un espace unitaire perdu depuis la mort de Dieu et du
Livre, et le cubisme, expression radicale de la fracture, éthique
du manque sans remède, de l’espace brisé, du regard et du corps
décentrés, de l’échange interrompu. Malgré les efforts du poète
néophyte pour échapper au piège par une parole positive, par la
bénédiction euphorique et « l’espoir tranquille » dont il rêve, la
malédiction gagne, la parole lacunaire gangrène peu à peu le beau
tissu, et le grand leitmotiv éluardien de la Séparation
s’instaure. Un double rimbaldien vient ricaner au cœur même des
transports optimistes, le sarcasme et la souffrance traversent les
proses du « Rire d’un autre » [91].
Un collage
moniste
Bas degré, haut
degré ; espérance, désespoir ; unanimisme, dadaïsme ; bourgeoisie,
refus de la bourgeoisie ; idéalisme, pragmatisme ; amour, mort ;
Capitale de la douleur, « Répétitions », « Max
Ernst », « Suite », « Manie », « L’invention »… Les titres
d’Éluard sont en tous les cas indéniablement
un composé
alchimique de deux ou plusieurs éléments hétérogènes, résultant de
leur rapprochement inattendu, dû, soit à une volonté tendue – par
amour de la clairvoyance – vers la confusion systématique, soit au
hasard ou une volonté favorisant le hasard. Hasard, dans le sens
où Hume l’a défini : l’équivalent de l’ignorance dans laquelle
nous nous trouvons par rapport aux causes réelles des
événements [92]…
Cette citation,
bien qu’au cœur de Donner à voir, n’est pas d’Éluard
mais de celui qui, programmatiquement, donne son titre au premier
poème de Capitale de la douleur : Max Ernst. Elle
n’est censée définir ni la poétique de l’écrivain ni l’esthétique
du peintre (encore que…) mais ce que ce dernier appelle le
collage, c’est-à-dire :
l’accouplement
de deux réalités en apparence incompatibles sur un plan qui en
apparence ne leur convient pas [93].
[…] [cet]
instrument hypersensible et rigoureusement juste, semblable au
sismographe, capable d’enregistrer la quantité exacte des
possibilités de bonheur humain à toute époque. […] cette irruption
magistrale de l’irrationnel dans tous les domaines de l’art, de la
poésie, de la science, dans la mode, dans la vie privée des
individus, dans la vie publique des peuples [94].
Une telle
pratique, nous le voyons, ne saurait être réduite à un désir de
faire différent ou de provoquer les bien-pensants. Juxtaposer dans
un même recueil bas degré et haut degré, c’est porter un nouveau
regard sur le monde et l’existence, un regard que l’on pourrait
qualifier (puisque tout se retrouve au même niveau, puisque le
vécu devient une juxtaposition de perçu, de senti, de pensé,
d’imaginé, de rêvé, puisque le monde n’est pas présenté comme une
réalité extérieure mais comme intentionnel, inclus dans la
conscience) de… phénoménologique.
C’est aussi et
surtout mettre en exergue le contradictoire et donc remettre en
cause le monopole de la raison classificatrice qui crée entre les
éléments du monde des frontières claires, nettes et rassurantes,
remise en cause dont on trouve la trace et la contestation dans
des titres comme « Porte ouverte », « Suite », « Limite », « À
coté ». Max Ernst est moniste :
À travers ses
collages, ses frottages, ses tableaux, s’exerce sans cesse la
volonté de confondre formes, événements, couleurs, sensations,
sentiments, le futile et le grave, le fugitif et le permanent,
l’ancien et le nouveau, la contemplation et l’action, les hommes
et les objets, le temps et la durée, l’élément et le tout, nuits,
rêves et lumière [95].
Non seulement
Éluard l’a compris mais il le suit sur cette voie. Comme son ami,
il « nie toutes les dichotomies », il « se refuse à séparer la
matière de l’esprit, l’âme du corps, la pensée du langage » [96]. Ses
titres, ses poèmes, hétérogènes, multiples, cérébraux et
pulsionnels, construits et spontanés, organisés et en désordre, bas
degré et haut degré en sont le vivant témoignage. Ils ne se
veulent pas fruits de la raison ou de la conscience mais fruits de
la raison incorporée, fruits d’un corps raisonnant, fruits d’un ça
endigué par le surmoi, fruits d’un surmoi débordé par le ça :
LES PHILOSOPHES
[…] ils se sont vautrés dans leurs idées. / Mais voici venu le
temps des hommes purs, des actes imprévus, des paroles en l’air,
des illusions, des extases, des blasphèmes et de l’amour qui rêve,
voici que le feu et le sang retrouvent leur splendeur première,
voici que les souffrances et les délices hantent à loisir l’âme et
le corps, que la pensée n’a plus de portes à ouvrir, n’a plus à
entrer ou à sortir et que des balles maladroites transpercent dans
leurs boutiques ces « Grandes Têtes Molles », ces Bonnes Machines
à calculer [97].
Dans la droite
ligne de la phénoménologie, le monde n’est donc plus un immense
théâtre que l’homme contemple et organise du haut de sa raison.
L’homme n’a plus le monde en face de lui, il en fait partie. Il
est élément du monde, il est le monde. Mettre en « capitales »,
via le titre de l’ouvrage, « la douleur », c’est
revendiquer que l’homme est corps et matière, c’est revendiquer la
primauté du dionysiaque sur l’apollinien. Rompre avec la cohérence
et la cohésion des titres traditionnels, les laisser se
contredire [98], c’est laisser entendre que
ceux-ci ne sont pas seulement le produit de la raison ou de la
conscience mais des émanations du corps, des émanations du monde.
Tristan Tzara le dit : « La pensée se fait dans la bouche » [99]. Max
Ernst l’écrit : « De même que le rôle du poète, depuis la célèbre
lettre du Voyant, consiste à écrire sous la dictée de
ce qui se pense (s’articule) en lui, le rôle du peintre est de
cerner et de projeter ce qui se voit en lui » [100]. Éluard les suit :
LA POÉSIE est
l’essai de représenter, ou de restituer, par des cris, des larmes,
des caresses, des baisers, des soupirs, ou par des objets
ces choses ou cette chose que tend
obscurément d’exprimer le langage articulé, dans ce qu’il a
d’apparence de vie ou de dessein supposé. / Cette chose n’est pas
définissable autrement. Elle est de la nature de cette énergie qui
se refuse à répondre à ce qui est… / La pensée doit être cachée
dans les vers comme la vertu nutritive ne l’est pas dans un fruit.
Un fruit n’est pas une nourriture, il n’est que pensée. On ne
perçoit aucun plaisir, on ne reçoit aucune substance. Le fruit est
enchanté [101].
Les véritables
poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartînt en propre.
Sur les lèvres des hommes, la parole n’a jamais tari ; les mots,
les chants, les cris se succèdent sans fin, se croisent, se
heurtent, se confondent. L’impulsion de la fonction-langage a été
portée jusqu’à l’exagération, jusqu’à l’exubérance, jusqu’à
l’incohérence. Les mots disent le monde et les mots disent
l’homme, ce que l’homme voit et ressent, ce qui existe […], la
volonté, l’involontaire, la crainte et le désir de ce qui n’existe
pas, de ce qui va exister. Les mots détruisent, les mots
prédisent ; enchaînés ou sans suite, rien ne sert de les nier. Ils
participent tous à l’élaboration de la Vérité [102].
Ils [« les
peintres surréalistes qui sont des poètes »] poursuivent tous le
même effort pour libérer la vision, pour joindre l’imagination à
la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel,
pour nous montrer qu’il n’y a pas de dualisme entre l’imagination
et la réalité, que tout ce que l’esprit de l’homme peut concevoir
et créer provient de la même veine, est de la même
matière que sa chair, que son sang et que le monde
qui l’entoure. Ils savent qu’il n’y a rien d’autre que
communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de
compréhension, de relation – parfois de détermination, de
création. Voir c’est comprendre, juger, déformer, oublier ou
s’oublier, être ou disparaître [103].
Un collage
dialectique
Cependant,
comme vu plus haut, Éluard, au grand dam d’André Breton, ne va pas
jusqu’à mettre sur le même plan rêve et poésie et ne saurait se
résigner à laisser totalement les brides à l’écriture automatique.
S’il remet en cause la raison, c’est pour ensuite mieux retourner
à elle. De même, si comme tous les surréalistes il s’intéresse à
l’inconscient, c’est pour mieux revendiquer le conscient. Ajoutons
que de nombreux titres précédemment répertoriés sous la rubrique
bas degré ne sont pas exempts de haut degré. « Répétitions » perd
ses connotations péjoratives et se rapproche du haut degré de
l’art si on interprète ce vocable comme un désir d’imiter la
peinture de Max Ernst. Marie-Annick Gervais-Zaninger fait aussi
remarquer qu’
[…] à l’idée de
rengaine, vite usée, ou de refrain monotone, s’oppose le sens
nettement plus positif d’un recommencement qui n’est pas seulement
redite mais rebond, voire renaissance. On peut aussi penser au
sens artistique du terme : il s’agit alors d’un exercice théâtral
ou orchestral permettant aux acteurs ou instrumentistes de
s’exercer afin de parfaire leur exécution du drame ou de la
partition [104].
« Mourir de ne
pas mourir » est, quant à lui, certes, un titre emprunté à une
chanson populaire mais c’est aussi, nous l’avons dit, un titre
emprunté à un poème mystique de Thérèse d’Avila. Avec un tel
hypertexte, ne glissons-nous pas dans le haut degré du dramatique
et de l’existentiel ? Dans le titre de la section suivante, certes
l’adjectif « petits » comme certaines acceptions de la lexie
« justes » tendent, nous l’avons aussi montré, du côté du bas
degré, mais des significations comme « [q]ui se comporte, agit
conformément à la justice et à l’équité », « conforme à la vérité,
à la raison, au bon sens » [105], inversent la tendance et cela d’autant
plus si on met en vis-à-vis de ce titre la citation suivante :
« Baudelaire aux bras tendus, aux mains ouvertes, juste entre les
hommes, homme entre les justes » [106]. Quant à
« Nouveaux poèmes », « nouveau » ne peut-il pas signifier : « qui
tire de son caractère récent une valeur de création,
d’invention » ? Des syntagmes comme « Nouveau Monde », « Nouvel
homme », « Art nouveau » voire « Vin nouveau », « Ordre nouveau »
ne sont-ils pas riches de promesse, ne sont-ils pas affiliables au
haut degré de l’espoir ? Enfin, quand on est poète, choisir comme
titre de sa dernière partie le mot « poèmes » n’est-ce pas
terminer sur une note plus positive que négative, n’est-ce pas,
une nouvelle fois, lorgner du côté du haut degré de l’art et de
l’espoir ?
Nous le voyons,
tout bas degré est haut degré de son antonyme : le concept de
degré n’est en rien absolu, il est phénomène, il est le fruit
d’une représentation subjective. Mais, surtout, si Éluard ne cesse
de juxtaposer haut degré et bas degré, s’il fait cohabiter
unanimisme et dadaïsme, s’il est adepte du collage, s’il remet en
cause la raison et la conscience pour mieux y revenir, s’il se
rapproche sans cesse un peu plus du communisme, si, enfin, il
voyait dans le phénix le symbole même de la poésie, ne serait-ce
pas parce que sa pensée, dans les pas de celle de Baudelaire [107], d’Hegel et de Marx, est… dialectique ?
Un titre comme
« Mourir de ne pas mourir » en est une belle illustration comme en
sont de belles illustrations des titres comme « Porte ouverte »,
« La grande maison inhabitable », « Baigneuses du clair au
sombre », les poèmes « Absences » qui par leur simple existence
sont « Présences », la juxtaposition « Malédiction »,
« Bénédiction », etc., etc. ?
Même les titres
les plus « bas degré » peuvent être lus dialectiquement. Bien
souvent dire moins c’est dire plus. L’affirmation la plus banale
peut être interprétée comme une litote. Qui plus est, Éluard
lui-même n’écrit-il pas que :
Les poèmes ont
toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence
où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans
passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète,
d’invoquer, mais d’inspirer […]. Le poète est celui qui inspire
bien plus que celui qui est inspiré [108] ?
Si l’on se
rappelle qu’il est censé exprimer une maximalité de souffrance,
même le titre Capitale de la douleur est étonnamment
court, étonnamment simple. Sa syntaxe est des plus élémentaires :
pas de verbes, pas de propositions, peu d’adjectifs, peu de
marqueurs de subjectivité et cela, justement, dans le but
d’exprimer le très haut degré. On pourrait même rajouter que les
acceptions géographiques et typographiques de « capitale » sont en
soi opposées au concept de « douleur ». Une lettre majuscule n’a
rien à voir avec l’entité souffrance ; une ville, une métropole,
ne peut de même, au mieux, souffrir que synecdoquement, mais la
douleur ressentie n’en est-elle pas plus intense ?
Tous les titres
du recueil ou presque pourraient être lus à cette aune et ce à la
fois un à un, comme nous venons de le faire, mais aussi et surtout
collectivement. Si les 35 titres de « Répétitions » contrastent
avec le zéro titre des « Petits justes » c’est pour déboucher sur
une dernière partie contenant à la fois 31 titres et 14 poèmes
sans titre : thèse, antithèse, synthèse. On peut faire le même
constat avec la longueur des titres en question. Dans
« Répétitions », 27 titres font moins de 4 syllabes. Seuls
4 atteignent ou dépassent cette longueur. Dans « Mourir de ne pas
mourir », les proportions s’inversent : 8 titres de moins de
4 syllabes, 14 de plus de 4 syllabes dont 5 de plus de 6 syllabes.
Dans la dernière section, on a un mixage : 12 titres font plus de
4 syllabes, pas un ne dépasse 6 syllabes, 16 font moins de
4 syllabes. Thèse, antithèse, synthèse.
Ce processus
n’est bien sûr pas que formel, il est aussi thématique.
« L’invention », « La parole », « Poèmes » deviennent peu après
« Le sourd et l’aveugle », « Bouche usée », « Silence de
l’Évangile », « Celle qui n’a pas la parole ». Parfait
aboutissement de ce processus, les titres disparaissent dans « Les
petits justes ». « Une » puis « Entre peu d’autres » réamorcent un
nouveau départ qui se concrétise avec « Les noms » et surtout le
titre de la section, « Nouveaux poèmes ». De même, le « À la
minute » du début du recueil devient dans la dernière section « Le
miroir d’un moment ». Cette néantisation du temps ne tarde pas
cependant à être annihilée à son tour par la gradation finale
« Jour de tout », « Le grand jour », « Celle de toujours, toute ».
Le passé et le futur, sources de souffrance, deviennent simple
instant, instant dans lequel vit Gala, instant qu’Éluard ne peut
accepter puisqu’il est la négation totale de son passé et de son
futur, instant que par la dialectique il va dépasser et
transformer en un « toujours », en « une éternité » présente
n’abolissant ni le passé ni le futur [109]. On a le même jeu avec la thématique de la
lumière. La confrontation des opposés débouche à chaque fois sur
la victoire de l’un sur l’autre, sur un renforcement de l’un par
l’autre et ce jusqu’à la victoire finale de la lumière. Le poème
« L’ombre aux soupirs » combattu par « Luire » génère « Œil de
sourd » et, surtout, « Le sourd et l’aveugle », remis en cause par
« Baigneuse du clair au sombre » et par la réduplication d’« À la
flamme des fouets », réduplication contrecarrée et ravivée par
« La nuit » puisque le recueil s’achève avec « Jour de tout »,
« Le miroir d’un moment » et « Le grand jour ». La première
section semble de même sous le sceau du désamour et de la
séparation : « Porte ouverte », « L’ombre aux soupirs », « La
grande maison inhabitable », « La mort dans la conversation ».
L’isotopie amoureuse ressurgit dans la deuxième partie. Non
seulement on peut y noter la présence de deux prénoms féminins
associés à chaque fois à des sèmes mélioratifs – « Denise disait
aux merveilles », « Mascha riait aux anges » –, mais, surtout, y
trônent « Au cœur de mon amour » et « L’amoureuse ». En toute
cohérence, la dernière partie débute par des titres remettant en
cause l’amour – « Ne plus partager », « Absences I », « Absences
II », « Fin des circonstances » –, mais des lexies féminines peu à
peu réapparaissent – « Baigneuse », « Première », « Cachée », « La
flamme », « Les Gertrude Hoffmann Girls » –, et le recueil
s’achève sur « Celle de toujours, toute ». On pourrait presque
reprendre mot à mot ce que dit Richard Vernier de Poésie
ininterrompue : « C’est ainsi que la critique de l’amour
passe par l’exaltation du couple seul […], qui forme la thèse,
puis par l’obscurcissement dans le doute et le malheur […], qui
constitue l’antithèse, pour arriver à un amour raffermi par le
ferme propos de “sauver” l’humanité […], soit la synthèse de cette
dialectique particulière » [110].
Cette
observation montre bien que ce processus dialectique est beaucoup
plus que formel ou thématique, il est existentiel. Ce que nous
relate le recueil via la succession des titres,
via l’alternance bas degré haut degré, ce n’est rien
de moins que le cycle de la Vie. Le « Répétitions » du départ est
en soi affirmation d’existence et ce d’autant plus qu’un des
poèmes de la section s’intitule justement « La vie », mais cette
vie est si « répétitivement » douloureuse qu’elle appelle son
contraire, le « mourir » ; cependant, comme le rappelle le titre
de la deuxième section, dans le grand cycle de la Vie, la mort
n’existe pas. Aussi minuscule et insignifiant soit-il, toute mort
débouche sur un petit quelque chose, « un petit juste » qui ne
tarde pas à se multiplier et à se concrétiser par du nouveau, par
une renaissance dont on a la manifestation dans la gradation de la
quatrième partie : « Première au monde », « Le plus jeune »,
« Jour de tout », « Le grand jour ».
Le titre
Capitale de la douleur ne dit lui-même pas autre
chose. Via les acceptions présentes dans des
syntagmes comme « peine capitale » ou « problème capital », la
première lexie semble conduire à la mort mais, par un beau
mouvement dialectique, via cette fois les acceptions
géographique et typographique du mot, ce qui était néant devient
monde grouillant de vie, devient œuvre d’art. De même, la douleur
évoquée dans la deuxième partie du titre conduit à une
interprétation plutôt pessimiste. Qu’elle soit physique ou
psychologique, toute douleur est un pas vers la mort, une petite
mort, un rappel que la grande faucheuse nous guette mais, par un
beau paradoxe, elle est aussi ce qui fait que l’on a conscience
d’être [111]. Mieux, même si c’est une vérité
bien sombre [112] et bien difficile à admettre, le terme « capitale »
nous fait comprendre que la souffrance est essentielle, non pas
parce qu’elle sauvegarde la morale [113] ou est chemin de ronces
vers un au-delà de roses [114] mais parce que, comme
l’avait pressenti Baudelaire, il existe une « Alchimie de la
douleur ». Non seulement « subir la douleur que l’autre vous
inflige, c’est encore vivre à travers elle » [115], non seulement
« écrire cette douleur, c’est perpétuer l’amour par le discours
poétique et […] ainsi donner corps à l’être aimé » [116]
mais, surtout, la souffrance est un maillon du cycle de la vie.
Toute naissance est capitale de la douleur. Toute renaissance est
capitale de douleur. Là encore l’on pourrait reprendre mot à mot
l’analyse de Richard Vernier : « On sait à quel projet éthique
répond cette œuvre : non seulement retracer les étapes d’une
véritable conversion, mais aussi régénérer tous les éléments d’un
univers poétique en les faisant passer par l’épreuve double du
bonheur égoïste et du malheur, pour qu’ils en débouchent
épurés » [117]. Inhérente au processus dialectique
qui implique friction et destruction (pas de dictature du
prolétariat sans grand soir), la douleur est la loi du monde et de
la matière, elle est la condition de la régénération, la condition
de l’éternité. Et, d’ailleurs, cela aussi est dit dans le titre
d’Éluard. L’absence de tout verbe tend certes à annihiler la
temporalité et amène à y voir la caractérisation d’un instant
infinitésimal, l’instant présent de la douleur présente du poète,
mais la dimension universelle de la douleur comme la
généralisation et la maximalisation induite par la lexie
« Capitale » et le déterminant « la » font que cette douleur
devient celle de tous les hommes de tous les temps, font que le
« je » devient « nous », font que l’instant devient éternité.
La définition
de la dialectique que Lénine propose et qu’Éluard et Breton
reprennent dans leur Dictionnaire abrégé du
surréalisme se trouve donc accomplie :
L’élasticité
universelle, sous toutes ses faces, des notions, élasticité qui va
jusqu’à l’égalité des contraires – là gît l’essentiel. Si cette
élasticité est employée objectivement, c’est-à-dire
si elle reflète toutes les faces du processus matériel et son
unité, alors elle est dialectique, elle est l’exact reflet de
l’évolution éternelle du monde [118].
En conséquence
de quoi, par ses titres, ce n’est donc rien de moins que l’idéal
du Second manifeste du surréalisme qu’Éluard nous
permet d’atteindre :
Tout porte à
croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la
mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le
communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être
perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à
l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de déterminer
ce point [119].
1 | Avec tous mes
remerciements à Thérèse Lechipey pour avoir relu cet
article. | 2 | Paul
Éluard, L’Amour la poésie, in Œuvres
complètes, Marcelle Dumas et Lucien Scheler (éd.), Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 200), 1968, t. I,
1913-1945, p. 232. | 3 | « Éluard ressentira toujours
l’abandon au flux de l’inconscient comme une amputation de la part
consciente du poète, une plongée narcissique loin des sens et de la
vie présente, une menace contre l’échange. S’il ne nie pas ses
ressources heuristiques pour aller à la pêche aux images, il doute
qu’il exprime l’être véritable, puisqu’à ses yeux celui-ci n’existe
qu’en rapport actuel avec le monde » ; Jean-Charles Gateau, Paul
Éluard ou le Frère voyant, Paris, R. Laffont, 1988,
p. 80. | 4 | Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul,
Grammaire méthodique du français, 4e éd., Paris, PUF (Quadrige), 2009,
p. 619-620. | 5 | Delphine
Denis, Anne Sancier-Chateau et Mireille Huchon, Encyclopédie
de la grammaire et de l’orthographe, Paris, Librairie
générale française, 1997, p. 206. | 6 | Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur”
de Paul Éluard, Paris, Gallimard (Foliothèque ; 33), 1994,
p. 20. | 7 | Georges
Molinié, La Stylistique, Paris, PUF, 1993,
p. 84. | 8 | Marc Wilmet,
Grammaire critique du français, 2e éd., Paris – Louvain-la-Neuve,
Hachette supérieur – Duculot, 1998, § 51, p. 53. | 9 | Gérard Moignet,
Systématique de la langue française, Jean Cervoni,
Kerstin Schlyter et Annette Vassant (éd.), Paris, Klincksieck,
1981, p. XI-XII. | 10 | Jean-Charles Gateau,
“Capitale de la douleur” de Paul Éluard,
p. 20. | 11 | Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou le Frère
voyant, p. 92. | 12 | Paul Robert, Le Petit Robert, Alain Rey et Josette Rey-Debove (éd.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1985, p. 1855. | 13 | Algirdas Julien Greimas,
Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse,
2004, p. 182. | 14 | Dictionnaire historique de la langue
française, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires
Le Robert, 1992, p. 343. | 15 | « Il y reprend
Mourir de ne pas mourir ; il y incorpore une
sélection de poèmes plus anciens ; il y dissémine sept textes
surréalistes ainsi que le musée imaginaire de ses poèmes sur les
peintures, et conclut sur une gerbe dédiée à Gala » ; Jean-Charles
Gateau, Paul Éluard ou le Frère voyant,
p. 141. | 16 | Pierre Emmanuel, Le Je
universel chez Paul Éluard, cité par Marcelle Dumas et
Lucien Scheler (éd.) dans Paul Éluard, Œuvres
complètes, t. I, p. 1387. | 17 | Ibid.,
p. 1388. | 18 | « En
septembre 1926, la question des rapports avec le P.C. se raviva.
Naville, revenu du service militaire et tout imbu de sa fraîche
lecture de Lénine, invitait, dans une brochure, La
Révolution et les Intellectuels, les surréalistes à opter
entre l’anarchisme et le communisme, et à dire si oui ou non, ils
voulaient une révolution marxiste ou seulement l’épuration de la
vie intérieure. La sommation et l’alternative ne furent pas du
goût de Breton, qui, dans Légitime défense, refusa le
dilemme et contre-attaqua sur l’imbécile barbussophilie de
L’Humanité. De nouvelles réunions suivirent, au cours
desquelles Éluard s’expliquait avec émotion : “Avec la sincérité
et la fébrilité que vous lui connaissez, raconte Naville à Denise,
il a affirmé que vis-à-vis de la révolution il se sentait sur le
même rang qu’un ouvrier, qu’il renoncerait à tous poèmes, etc.,
qu’il tient pour nuls, imbéciles et faux”. / “Nuls, imbéciles et
faux”, disait Éluard, dans son zèle ouvriériste de néophyte, des
poèmes de 1925-1926 qu’il venait de regrouper en deux recueils,
Capitale de la douleur et Les Dessous d’une
vie. Comme on le voit, l’homme de lettres, longtemps avant
le Sartre soixante-huitard, culpabilisait déjà sur ses privilèges,
soupçonnait parfois dans la poésie une sournoise aliénation et
souhaitait se mettre à l’écoute des masses » ; Jean-Charles
Gateau, Paul Éluard ou le Frère voyant,
p. 141. | 19 | Delphine Denis, Anne Sancier-Chateau et Mireille
Huchon, Encyclopédie de la grammaire…,
p. 105. | 20 | Ibid.,
p. 105-107. | 21 | Ibid., p. 105. | 22 | Marc Wilmet, Grammaire critique du
français, § 172 (6), p. 152. | 23 | Delphine Denis, Anne
Sancier-Chateau et Mireille Huchon, Encyclopédie de la
grammaire…, p. 104. | 24 | Ibid. | 25 | Ibid. | 26 | Dictionnaire historique de la langue française, p. 343. | 27 | « Ces Notes sont
un démarquage, ligne pour ligne, phrase pour phrase, des cinquante
premières pages de Littérature, suite de textes par
Paul Valéry […] s’inspirant d’un procédé déjà pratiqué par
Lautréamont, ils inventèrent des idées “à partir de la pensée
d’autrui, par retournement de La Rochefoucauld, de
Vauvenargues” […]. Une maxime connue, inversée ou modifiée,
fournissait invariablement l’énoncé d’une vérité qui, pour être
dissemblable, n’en devenait pas moins aussi convaincante, la
phrase type se prêtant d’ailleurs à plus d’un divertissement » ;
Marcelle Dumas et Lucien Scheler (éd.) dans Paul Éluard,
Œuvres complètes, t. I, p. XLI-XLII. | 28 | Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Chateau,
Introduction à l’analyse stylistique, Paris, A. Colin
(Lettres sup), 2004, p. 215. | 29 | Anne Régent, Paul
Éluard, “Capitale de la douleur”, Rosny-sous-Bois, Bréal,
2000, p. 27-28. | 30 | Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou le Frère
voyant, p. 44. | 31 | Ibid., p. 50. | 32 | Ibid., p. 51. | 33 | Cité par Jean-Charles Gateau,
ibid., p. 54-55. | 34 | Paul Lafargue, Le Droit
à la paresse, cité par Paul Éluard, Donner à
voir, in Œuvres complètes, t. I,
p. 988. | 35 | Cité par Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou
le Frère voyant, p. 135. | 36 | « [C]’est-à-dire
l’euphorie affective limitée au petit noyau familial,
volontairement aveugle à la détresse du reste du monde » ;
Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur” de Paul
Éluard, p. 147. | 37 | « Les provocations antibourgeoises se multiplient.
Le 29 mai 1925, au théâtre du Vieux-Colombier, les surréalistes
sabotent, à coups de “Merde !” et “On vous emmerde !”, la
conférence de Robert Aron sur “Le Français moyen” » ; Jean-Charles
Gateau, Paul Éluard ou le Frère voyant,
p. 134. | 38 | « En Indochine, le Blanc
n’est qu’un cadavre, et ce cadavre jette ses ordures au nez du
Jaune ; à Java, le Hollandais bouffi vante le nombre de ses
domestiques, mais de temps en temps on l’égorge » ; Paul Éluard,
La Révolution surréaliste, nº 3, 15 avril 1925, cité par
Jean-Charles Gateau, ibid., p. 133. | 39 | Rapporté par Marcel Noll et
cité par Jean-Charles Gateau, ibid., p. 130. | 40 | Cité par
Jean-Charles Gateau, ibid., p. 131. | 41 | « Ah, vous ne savez pas ce que c’est que d’être
marié à une femme russe ! », s’exclamait parfois Éluard ; cité par
Jean-Charles Gateau, ibid., p. 100. Tzara à Josephson
à propos d’Éluard : « Bien sûr nous nous fichons de ce qu’ils
font, ou de qui couche avec qui : mais pourquoi faut-il que cette
Gala Éluard en fasse un tel drame à la Dostoïevski ? C’est
casse-pieds, c’est intolérable, c’est inouï ! » ; cité par
Jean-Charles Gateau, ibid., p. 101. | 42 | « Je ne peux me faire à l’idée de ce que tu m’as
dit dans les derniers temps d’Arosa : que tu n’as pas de
souvenirs, que tu n’aimes pas en avoir. J’ai mis toute ma vie dans
l’amour que j’ai pour toi, j’ai mis toute ma vie dans
notre vie. Ou bien je me tuerai. Rien ne commence
pour nous […] tout doit être présent pour nous et je
suis en ce moment aussi bien avec toi à Clavadel, à Versailles, à
Bray, à Eaubonne, à Arosa, qu’ici avec toi absente,
avec ma grande nostalgie de toi. S’il me faut concevoir un passé,
un présent, un avenir, je me tuerai » ; Paul Éluard, cité par
Jean-Charles Gateau, ibid., p. 163. | 43 | « […] dans
le désarroi de l’inexpérience et l’excitation de la nouveauté,
mûrissent des complications sentimentales qui ne tarderont pas. Si
le désir n’est pas coupable, peut-on s’approprier un être et le
priver de tous les autres êtres ? Le limiter, le châtrer ? À ces
questions, l’ennemi des sacrements religieux et des valeurs
bourgeoises ne peut répondre que par la négative. Les limites de
la famille nucléaire deviennent chaque jour plus frustrantes. La
monogamie n’est pas seulement petite-bourgeoise : elle est
antipoétique par essence. On ne peut dissocier la poésie de la
propagation de l’amour illimité, du partage universel de
l’amour » ; Jean-Charles Gateau, ibid.,
p. 88. | 44 | Cité par Jean-Charles Gateau, ibid.,
p. 169. | 45 | Cité
par Anne Régent, Paul Éluard, “Capitale de la
douleur”, p. 61. | 46 | Ibid. | 47 | Paul Éluard, « Celle de
toujours toute », in Capitale de la douleur, in
Œuvres complètes, t. I, p. 197. | 48 | Paul Éluard, « La
malédiction », ibid., p. 146. | 49 | Henri Meschonnic, « Paul Éluard
aujourd’hui », Les Mots la Vie, nº 10, 1998, Éluard a cent
ans, Colette Guedj (dir.), p. 349. | 50 | Philippe Jaccottet,
Nouvelle Revue de Lausanne (27 novembre 1952), in
Écrits pour papier journal : chroniques 1951-1970,
Jean-Pierre Vidal (éd.), Paris, Gallimard, 1994, p. 40, 42 ; cité
par Marie-Annick Gervais-Zaninger et Stéphanie Thonnerieux,
Paul Éluard, “Capitale de la douleur”, Neuilly,
Atlande, 2013, p. 16. | 51 | Paul Éluard, L’Amour la
poésie, p. 1401. | 52 | « Il
s’agissait de recueillir tous les déchets de mes poèmes à sujets,
limités et forcément arides, toutes les parties douces comme des
copeaux qui m’amusent et me changent un peu ; elles me paraissent
faites depuis toujours, comme les mots, et j’y ai pris goût
facilement. / Ceci vous explique que ce livre n’a été pour moi
qu’un exercice de mémoire » ; lettre de Paul Éluard à Jacques
Doucet (1922), citée dans Œuvres complètes, t. I,
p. 1342. | 53 | Jean-Charles Gateau,
“Capitale de la douleur” de Paul Éluard,
p. 16. | 54 | Paul
Éluard, Donner à voir, p. 936. | 55 | Paul Éluard, L’Évidence poétique
[conférence prononcée à Londres, le 24 juin 1936, à
l’occasion de l’exposition surréaliste organisée par Roland
Penrose], in Œuvres complètes, t. I,
p. 514. | 56 | Ibid., p. 516. | 57 | Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou le Frère
voyant, p. 114. | 58 | Paul Robert, Le Petit Robert, p. 1057. | 59 | Jean-Charles Gateau,
“Capitale de la douleur” de Paul Éluard,
p. 72-73. | 60 | Paul Robert, Le Petit Robert, p. 1284. | 61 | Delphine
Denis, Anne Sancier-Chateau et Mireille Huchon, Encyclopédie
de la grammaire…, p. 62. | 62 | Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur”
de Paul Éluard, p. 65. | 63 | Marie-Annick Gervais-Zaninger
et Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard, “Capitale de la
douleur”, p. 28. | 64 | Jean-Charles
Gateau, “Capitale de la douleur” de Paul Éluard,
p. 138. | 65 | Ibid.,
p. 38-39. | 66 | Sur
les 73 lexies que contiennent les titres de « Répétitions »,
seulement 7 ont 3 syllabes ou plus ; sur les 74 de « Mourir de ne
pas mourir » 8 ; sur les 92 de « Nouveaux poèmes » 2, soit 17
sur 239, soit seulement 7,1 %. | 67 | Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur”
de Paul Éluard, p. 25. | 68 | Richard Vernier,
“Poésie ininterrompue” et la poétique de Paul Éluard,
Paris – La Haye, Mouton, 1971, p. 174. | 69 | Anne
Régent, Paul Éluard, “Capitale de la douleur”,
p. 19. | 70 | Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur”
de Paul Éluard, p. 16. | 71 | Paul Éluard,
« À la fenêtre », in Les Dessous d’une vie, in
Œuvres complètes, t. I, p. 207. | 72 | Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou le Frère
voyant, p. 106-107. | 73 | Paul
Éluard, Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs
animaux, in Œuvres complètes, t. I,
p. 37. | 74 | Tristan Tzara,
Manifeste du dadaïsme, cité par Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 78. | 75 | Cité par Anne Régent,
Paul Éluard, “Capitale de la douleur”,
p. 115-116. | 76 | Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 89. | 77 | Ibid.,
p. 115. | 78 | Paul
Éluard, « Conférence à l’Institut français de Prague »,
9 avril 1946, publiée dans la revue tchèque Les
Feuilles. | 79 | Cité par
Jean-Charles Gateau, Paul Éluard ou le Frère voyant,
p. 106-107. | 80 | André Breton,
« Pour Dada », cité par Marie-Annick Gervais-Zaninger et Stéphanie
Thonnerieux, Paul Éluard, “Capitale de la douleur”,
p. 54. | 81 | « La
poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de
contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la
poésie impersonnelle » ; Paul Éluard, Poésie involontaire et
poésie intentionnelle, in Œuvres complètes,
t. I, p. 1131. | 82 | La Révolution surréaliste, cité par
Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur” de Paul
Éluard, p. 167-168. | 83 | Paul Éluard,
L’Évidence poétique, p. 513-521. | 84 | Jean-Charles Gateau,
“Capitale de la douleur” de Paul Éluard,
p. 26-27. | 85 | Ibid.,
p. 151. | 86 | Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 128. | 87 | Ibid. | 88 | Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle
littérature française, Paris, Gallimard, 1960. | 89 | Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 64. | 90 | Ibid. | 91 | Ibid., p. 64-65. | 92 | Max Ernst,
Au-delà de la peinture, cité par Paul Éluard,
Donner à voir, p. 973. | 93 | André Breton, cité par Marie-Annick
Gervais-Zaninger et Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard,
“Capitale de la douleur”, p. 180. | 94 | Max Ernst, Au-delà de
la peinture, cité par Paul Éluard, Donner à
voir, p. 973-974. | 95 | Paul
Éluard, Donner à voir, p. 946. | 96 | Anne Régent, Paul
Éluard, “Capitale de la douleur”, p. 59. | 97 | Paul Éluard
cité par Jean-Charles Gateau, “Capitale de la douleur” de
Paul Éluard, p. 167-168. | 98 | « Un poème
doit être une débâcle de l’intellect. Il ne peut être autre chose.
Débâcle : c’est un sauve-qui-peut, mais solennel, mais probant ;
image de ce qu’on devrait être, de l’état où les efforts ne
comptent plus » ; André Breton et Paul Éluard, Notes sur la
poésie, in Paul Éluard, Œuvres
complètes, t. I, p. 474. « Pour rendre vie au langage et
atteindre, du même coup, à un état moins révoltant que celui d’une
humanité momifiée, il est donc indispensable de liquider cette
attitude religieuse et de procéder en quelque sorte, à
l’émancipation de la parole : premier but, semble-t-il, que
s’assignera Éluard et auquel tendront tous ses poèmes durant toute
la période au cours de laquelle on le verra parler pour la pure
joie de parler, “parler sans avoir rien à dire”, parler pour user
comme en un jeu merveilleux de la faculté spécifiquement humaine
de parler » ; Michel Leiris, « Art et poésie dans la pensée de
Paul Éluard », Europe, juillet-août 1953, repris dans
Brisées, Paris, Mercure de France, 1966, rééd. Paris,
Gallimard, 1992, p. 192, cité par Marie-Annick Gervais-Zaninger et
Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard, “Capitale de la
douleur”, p. 242. | 99 | Cité par Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 84. | 100 | Max Ernst, Au-delà de
la peinture, cité par Paul Éluard, Donner à
voir, p. 966. | 101 | André Breton et
Paul Éluard, Notes sur la poésie, p. 475. | 102 | Paul Éluard, Poésie
involontaire et poésie intentionnelle, p. 1132. | 103 | Paul Éluard, L’Évidence poétique,
p. 516. | 104 | Marie-Annick
Gervais-Zaninger et Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard,
“Capitale de la douleur”, p. 95. | 105 | Paul Robert, Le Petit Robert, p. 1057. | 106 | Paul Éluard, Charles Baudelaire, in
Œuvres complètes, t. I, p. 915. | 107 | « Baudelaire n’hésite pas à
se contredire. Il sait qu’il établit la Vérité. Cet immense poète
a toujours simultanément dévoilé les faces opposées, réflectrices
de son génie » ; Paul Éluard, Donner à voir,
p. 957. | 108 | Paul Éluard, L’Évidence poétique,
p. 515. | 109 | Voir note 40 ; voir Jean-Charles Gateau,
Paul Éluard ou le Frère voyant, p. 157 : « une sorte
de désaccord métaphysique fêle la complicité du poète et de la
muse. Gala veut vivre tout entière dans l’instant ; Éluard dans
une sorte de présent mystique perpétuel, où tout le passé soit
actuel ». | 110 | Richard Vernier, “Poésie ininterrompue” et
la poétique de Paul Éluard, p. 84. | 111 | Ce qu’Éluard
écrit sur Huysmans va dans ce sens : « l’homme des soucis, des
cauchemars, des vraies, des profondes, des lamentables
tristesses », « [l’]homme qui a eu le plus conscience d’être un
homme, avec toutes les misères abominables que cela comporte ;
l’homme, le seul homme qui ait su imposer la réalité, par sa
tristesse épouvantable », cité par Marie-Annick Gervais-Zaninger
et Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard, “Capitale de la
douleur”, p. 58. | 112 | « Ce sont
des vérités sombres qui apparaissent dans l’œuvre des vrais
poètes, mais ce sont des vérités et presque tout le reste est
mensonge » ; Paul Éluard, L’Évidence poétique,
p. 518. | 113 | « M. Thiers, dans le sein de la Commission sur
l’instruction primaire de 1849, disait : “Je veux rendre
toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui
pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il
est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit
au contraire à l’homme : Jouis”. M. Thiers formulait la morale de
la classe bourgeoise dont il incarna l’égoïsme féroce, et
l’intelligence étroite » ; Paul Lafargue, « Avant-propos » au
Droit à la Paresse, cité par Paul Éluard,
Donner à voir, p. 988. | 114 | « La croyance à la vie future est une croyance
absolument impoétique. La source de la poésie c’est la douleur… La
croyance à la vie future, parce qu’elle fait de toute douleur un
mensonge, ne peut être la source d’une inspiration véritable » ;
Ludwig Feuerbach, La Religion, cité par Paul Éluard,
Donner à voir, p. 986. | 115 | Marie-Annick
Gervais-Zaninger et Stéphanie Thonnerieux, Paul Éluard,
“Capitale de la douleur”, p. 241. | 116 | Ibid. | 117 | Richard
Vernier, “Poésie ininterrompue” et la poétique de Paul
Éluard, p. 170. | 118 | Lénine, cité par André Breton et Paul Éluard,
Dictionnaire abrégé du surréalisme, in
Paul Éluard, Œuvres complètes, t. I,
p. 739. | 119 | André Breton,
Second manifeste du surréalisme, cité par Paul
Éluard, Donner à voir, p. 962. |
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