Dossier : Esthétique du vers


«ma bouche est sans parolle»:
typologie discursive et dispositifs métriques dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné (livre VII)

Laure Himy-Piéri

Université de Caen Basse-Normandie

lhimy@wanadoo.fr

Dans Les Tragiques, Agrippa d’Aubigné se livre à un réquisitoire contre ses ennemis religieux et politiques, auquel il donne une tonalité inspirée, tâchant ainsi d’insuffler à un écrit polémique la force d’une parole révélée. Ce travail s’efforce de montrer comment dispositifs énonciatifs, travail des rimes et rapport entre syntaxe et mètre rendent impossible une trop simple répartition de la parole entre passages argumentatifs et passages inspirés, et comment l’écriture inspirée, voire mystique, est partie intégrante de l’argumentatif.

In Les Tragiques, Agrippa d’Aubigné indicts his religious and political enemies in an inspired style which gives his polemics the forcefulness of the Word. This paper tries to establish how enunciative schemes, rhyme patterns, interplay between syntax and metre, make it impossible to adopt a clear-cut distinction between well-argued extracts and inspired passages: high-keyed or even mystical overtones are woven into the texture of the argument.

L’écriture polémique, en particulier lorsqu’elle se range sous la bannière religieuse, a la particularité de poser à son point le plus haut le problème du statut de l’énonciateur. Qui parle de cette voix, qui a l’audace de donner à sa propre parole une telle valeur de vérité, quel énonciateur peut, sans pure vanité, décréter la force perlocutoire de sa parole ? Le texte d’Agrippa d’Aubigné est sans cesse en proie à cette nécessité de légitimation de la parole : il est le lieu d’un phénomène polyphonique permanent, oùl’énonciation se scinde en discours premier et discours second, en locuteur et énonciateur ; où l’énoncé se décompose en argumentatif, ou poétique, pour rester dans des distinctions très sommaires. Ces dispositifs énonciatifs complexes permettent alors de répercuter dans le texte des types de discours différents : le problème est de comprendre s’ils reposent aussi sur des organisations prosodiques et métriques spécifiques. Cet objet de réflexion demandant une lecture vers à vers très attentive, il nous a paru commode de profiter des curieux découpages des programmes, afin de travailler d’abord sur un corpus restreint : l’étude porte ici sur les vers 661-1218 du livre VII. Il serait souhaitable bien sûr, ultérieurement, d’étendre les conclusions auxquelles nous pourrions aboutir à l’ensemble des Tragiques, pour en vérifier la validité.

Dispositifs énonciatifs

La disparition du «je»

Le vocabulaire de la parole

Sept occurrences dans le corpus dotent le «je» d’une parole. Toutes convergent pour déposséder le «je» de l’initiative de cette parole. Lorsque celui-ci est explicitement posé comme origine, le lexique utilisé est le plus plat qui soit. C’est par exemple le verbe «dire»:

Mais disons simplement que cette essence pure
Comblera de chacun la parfaicte mesure. (1091)

Dirai-je plus? (1143)

La syntaxe y atténue l’implication du «je», par le choix de l’impératif de première personne du pluriel, ou celui de la tournure interrogative. La prosodie de plus est remarquable : ces occurrences sont les seules où le verbe de parole ne se trouve pas en position métrique, c’est-à-dire à la césure ou en fin de vers.

Toutes les autres occurrences sont placées en position métrique, soit au sixième temps, soit au douzième temps. À la césure, on trouve la seule occurrence définissant de façon métapoétique le discours du «je» :

Mais quoy c’est trop chanté […] (661)

On note dans ce vers que la tournure «c’est trop» permet de désigner le procès effectué par le «je» sans utilisation explicite du sujet grammatical : la césure désigne alors plutôt la fin d’un type de parole désavoué par la séparation métrique, comme par le sémantisme de l’adverbe «trop».

Restent les quatre occurrences valorisées par le déroulement complet du vers, et l’accent final sur le douzième temps. Il faut les citer avant tout commentaire pour que l’unité en apparaisse:

Conduicts (Esprit tres-sainct) en cet endroict ma bouche, […] (803)

Je n’annoncerai donc, que ce que tu annonce,
Mais je prononce autant comme ta loy prononce: […] (808-809)

Le cœur ravy se taist, ma bouche est sans parolle: […] (1216)

Deux procédés unissent les vers pour converger vers la même signification : la réduction du sujet non pas même à l’organe de la parole que serait la langue, mais à la partie du corps qui contient cet organe, «bouche». Puis la hiérarchisation de la parole du «je», soumise grammaticalement à une proposition matrice. Le discours premier du texte, celui du «je», n’est plus alors que l’image d’un discours antérieur (subordonnée comparative «comme ta loy prononce»), dont le contenu est vide (la relative indéfinie introduite par «ce que» renvoyant à un référent extérieur) sans son point d’ancrage. Ainsi est marquée l’extériorité totale de sa propre parole à soi, l’aliénation à soi du sujet parlant. On reconnaît bien sûr la rhétorique de l’inspiration, apportant sa valeur d’argument d’autorité à la parole individuelle. Ainsi, l’énonciateur réel (le narrateur) se décrit comme simple truchement, locuteur d’une énonciation antérieure.

Le vocabulaire de la vision

Le passage d’une énonciation individuelle à une énonciation inspirée se fait dans un premier temps par le biais du passage de la parole, entachée d’insuffisance, à la vision; et par celui d’une rhétorique langagière à l’évidence de la présentation, empruntée au pictural. Le verbe «voir» est en effet souvent utilisé, mais de façon ambivalente: ce procès est attribué aussi bien aux hommes pécheurs qu’à Dieu, et il est manifeste qu’il y a deux types de vision, dont l’une est aveuglement par rapport à l’autre. Dans ce contexte, il faut noter l’utilisation très fréquente du présentatif «voici». On se souvient qu’il est formé de l’impératif du verbe voir, et d’une particule. La séquence du présentatif est alors automatiquement inscrite dans la situation d’énonciation, et le présentatif permet de pallier les défauts de la parole, instrument médiat, qui ne pointe vers le référent qu’au travers du signe linguistique. Le présentatif, en tête de vers, signifie la présence de ce qui est dit, a valeur performative, donnant comme un tableau ce qui est parole.

Le terme «crayon» illustre cette esthétique de la présence picturale: «portrait», «exemple», «crayon» se conjuguent ici. Le «crayon», dans sa stylisation et l’abolition des ornements que serait la couleur, figure la saisie de l’essence. Il rime avec «rayon», figure solaire et divine, métaphore du dépassement de tout principe cognitif terrestre. On voit que se dessine là l’opposition entre deux paroles, entre deux positionnements énonciatifs. Reste à comprendre si le traitement métrique correspond à des esthétiques discursives différentes.

Les substituts informant la parole

Ce coup de force énonciatif, illustré par l’usage de «voicy», suppose que la nouvelle parole repose sur des éléments qui la renforcent. Le texte est parsemé de relais assurant la prise de parole du «je», tout en lui en ôtant l’origine énonciative. Certains termes sont là pour jouer ce rôle, mais on peut aussi relever l’insertion d’une série d’énonciateurs, dont la juxtaposition explique le rapprochement sans cela étrange de rudesse et ornementation.

Les termes générateurs d’écriture

Dans le lexique de la parole, il serait intéressant de revenir sur les termes imputables à Dieu, ou à la sphère divine. On peut noter par exemple une opposition entre le verbe «crier» (859, 941) des humains pécheurs, et le verbe «s’écrier» (725), procès attribué à un ange. Le dérivé «s’écrier» insiste peut-être plus que le verbe de base sur l’origine affective, subjective, sur la présence énonciative à la base du prédicat. Quels sont donc ces termes dotés d’une force énonciative telle qu’ils dotent le «je» de la capacité de parler, qu’ils sont au sens propre générateurs de parole, ou plutôt pour reprendre la distinction «parole»/« crayon», «tableau» établie plus haut, générateurs de tableau?

Prenons un exemple, qui illustrera d’emblée l’hypothèse proposée. Il s’agit du nom «prophétie» [4]. Le terme entre en opposition avec la parole récusée, celle du «je» : «c’est trop chanté». Si les tournures impersonnelles «il faut», «c’est trop» laissent encore dominer la saillance du «je» dans le premier distique, il n’en est plus de même dans le second. La proposition «Dieu vient reigner» introduit le nouveau sujet de toute parole possible. La syntaxe abandonne alors l’ordre canonique au profit d’un bouleversement considérable, qui antépose le complément du nom «de toute prophétie», en contre-rejet, postpose le sujet «la periode», et laisse en tête de vers un verbe pronominal, avec en position 1 le pronom réfléchi «se» qui fait référence à «la periode de toute prophetie». De même qu’il a fallu «tourner les yeux», de même il faut tourner la syntaxe : «yeux» en fin de vers fait écho en tête de vers à «se void». Mais le procès actif dans un cas devient procès intransitif, replié sur soi, sans spectateur : pur accomplissement, dans l’éblouissement, de la parole divine. La suite du texte est alors l’énoncé de ce qui est là annoncé : il s’agit d’une glose du terme «prophétie», parole donc révélée, qui prend la forme du tableau, ekphrasis au présent.

Le texte est construit sur la disposition régulière de tels effets, propageant la force illocutoire du mode révélé par vagues textuelles. On peut faire de l’utilisation de «voicy», déjà commentée, la même analyse. Il n’est pas étonnant de constater que la première occurrence dans notre corpus de cet adverbe intervienne dans le cotexte de «prefix» [5].

La convocation d’énonciateurs virtuels

Le deuxième procédé permettant d’autoriser une parole sans cela vaine est de recourir à la fiction d’énonciations multiples, relayant le discours premier, et l’autorisant. La problématique n’est pas anodine : comment faire pour que le discours premier, seule source véritable du texte, soit reçu comme discours second ? Comment faire pour que les emboîtements énonciatifs s’inversent ? Quels rôles jouent les dispositifs métriques dans la perception de ces emboîtements ?

Quelques passages dans le corpus sont au discours direct (DD), c’est-à-dire qu’ils sont des discours insérés à l’intérieur d’un discours citant. Nous les appellerons donc discours seconds (D2). Selon les éditions, les guillemets matérialisent ou non le DD (ou D2), mais c’est sans grande importance. Fions-nous plutôt aux indices textuels assertant la présence d’un D2 inséré dans le discours premier (D1), et tâchons de repérer les signes d’inversion qui s’y donnent à lire, en particulier dans le rapport au mètre.

Certains des passages au DD sont nettement marqués comme fictions, et sont à mettre au compte de ces «esprits amateurs d’espaisse obscurité» (1153) :

Ceux-là dans le banquet où l’espoux nous invitte
Redemandent les aulx et les oignons d’AEgypte,
Disants, comme bergers, si j’estois roy, j’aurois
Un aiguillon d’argent plus que les autres roys. (1155-1158)

Le DD, ou D2, prend la forme d’un distique illustrant le D1 du distique précédent. Les propos tenus sont classés dans le genre bas par la comparaison avec des propos de bergers, et inscrits dans le registre fictif (au sens où ce qui émane du monde terrestre est vain), par le recours au contrefactuel. De la sorte, le monosyllabe «roy» trouve un écho dans la finale de conditionnel «aurois», le second hémistiche et la rime étant entièrement consacrés à la reprise parodique du signifiant de la grandeur. Le DD (ou D2) est alors cité, pour être dénoncé, par le verbe introducteur «disants» indiquant qu’il n’y a pas prise en charge, et par les procédés parodiques.

D’autres passages de DD (ou D2) peuvent provenir d’une source négative : c’est le cas lorsque le texte reprend l’argumentaire des mécréants, qui leur permet de faire le pari du libertinage. La soumission de ces propos au D1, organisateur de la matière, est nette. Les apostrophes «perdus» (961), «brutaux» (973) disqualifient le discours tenu. Le premier hémistiche de l’extrait de DD est occupé par le verbe introducteur, et l’apostrophe de l’énonciateur premier («vous avez dit, perdus», 96, «vous avez dit, brutaux», 973). La tendance métrique va vers le respect de la démarcation des vers, avec une préférence pour la juxtaposition de propositions indépendantes. Tout au plus peut-on voir quelques coupes peu fréquentes à l’intérieur des vers. Le DD, censé reproduire les propos tels qu’ils ont été tenus, avec leurs marques affectives, se voit alors doté d’une remarquable linéarité, et tend vers le discours narrativisé. On a affaire, au DD, à une synopsis des propos tenus (en particulier dans le passage 961-972), empreinte des topoi du discours non croyant, mêlant l’argumentatif et le poétique. Ce DD est un montage, et le recours à une métrique narrative semble l’indiquer.

À l’inverse, certains propos directs sont repris sans volonté de démarcation, ou plutôt avec la volonté d’aspirer le D1 dans le D2, d’inverser les positions logiques, et de justifier par là la prise de parole du D1. C’est le cas bien sûr pour les propos émanant de la sphère divine.

Il faut distinguer d’abord une première étape, où le DD est à mettre au compte des éléments naturels, venus demander des comptes aux «Caïns fugitifs» (758) lors du jugement dernier. Toute une série d’éléments viennent prêter leur force à l’irruption du DD. Nous n’insisterons pas sur la prosopopée, qui n’est pas du domaine de la métrique ; mais peut-être peut-on lier ce bouleversement de la logique (prise de parole d’un inanimé) au bouleversement de la métrique : le principe de concordance mètre / syntaxe est ici remarquablement perturbé.

La première entorse porte sur les couples de vers assemblés en distiques. Le passage du narratif au discursif, donc le changement énonciatif, se fait à l’intérieur d’un couple de vers :

Or voicy les lions de torches acculez,
Les ours à nez percé, les loups emmuzeles
Tout s’esleve contre eux, les beautez de nature
Que leur rage troubla de venin et d’ordure
Se confrontent en mire, et se levent contre eux.
Pourquoy (dira le feu) avez-vous de mes feux
Qui n’estoient ordonnez qu’à l’usage de vie
Faict des bourreaux valets de vostre tyrannie? (765-772)

Cette même rupture se retrouve plus bas, lorsque «les monts» prennent la parole :

Les monts, qui ont ridé le front à voz supplices,
Pourquoy nous avez-vous rendus voz precipices, […] (779-780)

La distorsion métrique est ici d’autant plus violente que la syntaxe elliptique supprime tout verbe de parole susceptible d’introduire le DD dans le vers 779. L’énonciateur premier, assurant la transition des énonciations, est gommé, bien que la rupture énonciative soit soulignée. De fait, les verbes introducteurs prennent la forme non plus de verbes introduisant des propositions dont le DD serait COD, mais d’incises. L’énonciateur premier n’est plus qu’une parenthèse, destinée à distribuer les rôles, n’a plus qu’une fonction de didascalie, s’effaçant au profit du DD, discours pourtant second. Si la première didascalie («Pourquoy (dira le feu)») du vers 770 reste à la césure, la deuxième en fin de vers («Pourquoy, diront les eaux», 777), la troisième n’occupe plus une position métrique («Pourquoy nous avez-vous, diront les arbres, faicts», 781).

C’est sans doute, pour en terminer avec ce point, l’utilisation du verbe «faire» comme verbe attributif qui permet le mieux de saisir la discordance mètre/syntaxe. Il y en a deux occurrences dans ce seul extrait:

Pourquoy (dira le feu) avez-vous de mes feux
Qui n’estoient ordonnez qu’à l’usage de vie
Faict des bourreaux valets de vostre tyrannie? (770-772)

Pourquoy nous avez-vous, diront les arbres, faicts
D’arbres delicieux execrables gibets? (781-782)

L’insertion d’une expansion au nom «feux» entre le vers 770 et le vers 772 va contre la tension introduite par l’auxiliaire «avoir» comme support du passé composé. La syntaxe appelle l’énoncé retardé du procès, et relie alors le vers 770, déjà déparié, au vers 772, deuxième vers du distique 2. Le décalage dans l’organisation des distiques vient souligner la distorsion syntaxique, et faire de ce report un violent rejet. Le participe passé «faict» rappelle par son initiale fricative sourde, comme par son caractère monosyllabique, le nom «feux» ; mais aussi son caractère destructeur. Il est le pivot d’une structure attributive, autour de laquelle le même devient autre («feux» > «bourreaux»). Dans la deuxième occurrence, le verbe «faire» est à nouveau mis en exergue par sa position finale, après la coupe introduite par l’incise.

La métrique et la syntaxe ont donc partie liée pour insuffler une force toute particulière à un DD dont l’énonciateur se laisse peu à peu déposséder.

Le dernier cas est celui où la parole de l’autre, loin d’être seconde, est indispensable pour doter celle du D1 d’une ombre de performativité :

Un grand ange s’escrie à toutes nations:
Venez respondre icy de toutes actions,
L’Eternel veut juger : toutes ames venües
Font leurs sieges en rond en la voute des nües, […] (726-728)

Nous avons déjà commenté la force illocutoire du verbe «s’escrie». Il faut maintenant observer que le DD est lancé par un impératif, «venez». Or ce qui est injonction du DD est repris comme accompli par le participe passé «venües» du vers suivant.Le passage d’un distique à l’autre souligne ici encore la rupture énonciative ; et la force illocutoire de la parole de l’ange se transforme même en force perlocutoire : elle se propage sur le second hémistiche, et autorise la parole du «je» ; elle permet de dire l’accomplissement de l’acte de langage qu’est l’impératif. Alors la parole du «je», du D1, loin d’être première, comme le veut la logique narrative, ne trouve sa justification que dans le dit du D2.

Dans cette organisation discursive et métrique se lit le renversement énonciatif qui autorise toute parole inspirée.

Intertextualité, énonciation et métrique

Enfin, il faut souligner ce que tous les critiques relèvent : la part d’intertextualité de ce texte, et surtout l’innutrition biblique dont il fait montre. Sans aller plus loin dans un domaine déjà abondamment commenté, je voudrais toutefois relever un point particulier, et formuler une hypothèse : il me semble que les passages les plus manifestement inspirés de la Bible, et dont la source est donc signifiée par une note dans les diverses éditions, ont une syntaxe particulièrement elliptique, et jouent donc tout spécialement sur les phénomènes de resserrement, de parallèles, d’échos qu’autorise le mètre. J’en prendrai ici deux exemples, qui prolongent l’analyse du DD entamée plus haut.

Les phénomènes d’anaphore («vous qui», «vous qui», «qui»), de reprise dans le second hémistiche («venez», «venez»/« venez») ; les parallèles et antithèses («venez» /« allez» ; «au royaume eternel de victoire, et de paix»/« au gouffre tenebreux des peines eternelles») sont de toute évidence plus sensibles dans une structure métrique qui donne valeur formulaire à l’énoncé.

Or la valeur formulaire est particulièrement évidente dans un contexte d’intertextualité, où non seulement le texte est réécriture, mais où en plus il s’agit de caractériser la parole divine au moyen de traits distinctifs. Ici, le caractère nominal de l’expression par rapport à l’hypotexte paraît sensible ; s’agirait-il de retrouver dans la structure nominale prêtée aux langues archaïques une syntaxe proche de la langue de Canaan ? Ce trait est particulièrement net dans le second exemple. L’apostrophe permet la suspension de l’énoncé au profit de l’invocation, le discours se fait pure louange ; puis la syntaxe énumérative permet à son tour l’extension démesurée du noyau nominal au détriment du procès ; cette technique est accusée encore par la coordination par «et», tendant à bien distinguer les éléments de l’énumération, au lieu de les fondre dans une même unité sémantico-syntaxique ; les verbes utilisés sont ensuite d’une rare pauvreté : «être» et «avoir» ; la syntaxe est contractée par l’ellipse qu’autorise la similitude de construction («n’a pierre dans ses murs, qui ne soit precieuse, /Ni cytoyen que sainct») ; le DD se clôt sur l’énumération de quatre noms, dont deux se retrouvent dans l’exemple précédent, faisant partie du lexique usuel des interventions liées à Dieu, et encadrant ce qui est expansion. Ce DD pour finir est une suite de deux quatrains, dont le motif est lancé dans le premier distique, pour se clore au vers 2 du second distique : entre les deux, la syntaxe énumérative étoffe le discours et déborde d’un distique sur le suivant. Ce phénomène de débordement signalerait l’intrusion de l’ornemental, signe de la profusion divine, de l’élan encomiastique, et indiquerait la possession du sujet parlant, son «enthousiasme» au sens étymologique.

De ce premier parcours, on peut sans doute tirer quelques enseignements. Le «je» est d’abord dans ce corpus une figure impersonnelle, marquée par des tournures du type «il faut», «c’est» permettant d’éviter de poser un sujet grammatical de première personne, et autorisant de ce fait les glissements énonciatifs que nous avons tenté de décrire. Si le «je» se maintient, c’est alors comme figure d’organisation du discours, ou plutôt des discours, dans un texte où s’entremêlent des sources énonciatives multiples. Nous allons maintenant tâcher, à partir de l’étude de deux types de discours (discours rationnel, argumentatif/discours inspiré, véhément) de voir s’ils peuvent correspondre à des dispositifs spécifiques, en particulier métriques.

Typologie discursive et organisation rimique

Les rimes jouent un rôle d’organisation du discours non négligeable. Nous allons donc d’abord chercher si certaines rimes sont remarquables dans le système d’Agrippa d’Aubigné, par rapport aux arts poétiques de l’époque, puis tâcher de comprendre à quel type de discours chaque système rimique renverrait. On peut rapidement, pour ce qui concerne notre corpus, établir deux catégories d’infractions : les rimes qui sont de véritables entorses aux règles admises à l’époque, en ce qu’elles ne respectent pas l’équivalence rime pour l’œil et rime pour l’oreille ; les rimes qui forment des jeux de mots, soit en jouant sur l’étymologie, soit en reposant sur des effets de paronomase. Cet ensemble vient illustrer un principe unique: établir à travers les possibilités sémiques, les concordances et discordances des rimes, une double lecture possible du discours; et confirmer en cela une double énonciation à l’origine du discours, énonciation pauvre et aveugle, d’une part ; inspirée et véhémente d’autre part. Mais double énonciation signifie moins répartition des discours en deux catégories étanches qu’insinuation d’un type d’énonciation à l’intérieur de l’autre, démontage d’une énonciation par l’autre. L’étude des rimes va plutôt montrer deux discours imbriqués que séparés.

Les rimes non conformes techniquement

Infraction à la concordance œil/oreille

Les cas d’infraction à la règle de la rime commune à l’œil et à l’oreille sont assez rares, mais sont la plupart du temps significatifs, et entrent dans une problématique binaire et manichéenne, où il s’agit de différencier la bonne de la mauvaise parole, les élus des damnés. La première occurrence intervient aux vers 697-698:

Voicy le filz de l’homme, et du grand Dieu le filz,
Le voicy arrivé à son terme prefix.

Il semble que «prefix» s’inscrive dans la désignation de la parole autre, divine, dans le cadre de la prophétie. Il annonce le tableau suivant, vision du jugement qui n’est pas de l’ordre de la réalité : est-ce forcer le sens que de considérer que le présentatif «voicy», les formules bibliques «filz de l’homme», «filz de Dieu» annoncent la reprise d’un discours autre, et que cette rupture discursive se marque par une rupture rimique ?

De même, les vers 813-814 développent la thématique de la mise sens dessus dessous du sens commun par le pécheur, et le distique concerné vient après un distique en rimes «gestes»/« incestes». La thématique de l’inversion ne se traduit-elle pas alors par une rupture de la concordance œil/oreille?

La rupture de la rime peut être le support d’une vision manichéenne, qui répartit en catégories incommensurables les bons et les élus. La discordance rimique se double de divergences portant sur la modalité phrastique : exclamative, avec ô et apostrophe d’une part ; assertive, à la troisième personne d’autre part ; le distique est par ailleurs partagé entre deux masses textuelles : vers conclusif pour le distique 1, vers d’introduction à une description pour le distique 2. Enfin,on peut constater l’unité du pluriel couvrant l’hémistiche 1 ; la pluralité de l’énumération ternaire dans l’hémistiche 2.

Restent quelques cas plus difficilement explicables, dont il faut pourtant rendre compte si l’on veut sauver l’hypothèse selon laquelle la rupture rimique est nécessairement significative.

Le premier, difficilement explicable en soi, intervient dans un contexte particulier. Il s’agit de la reprise du D1, après interruption par un DD, mis au compte des «abominables». Ce DD de trois distiques repose sur trois rimes, dont deux pauvres (elles appartiennent aux «abominables»); une suffisante, la rime de clôture, où les «abominables» reprennent le discours divin. Le retour au D1 se fait sur deux rimes d’emblée irrégulières : celle qui nous intéresse maintenant, et une rime extraordinaire. Ce couple de distiques a pour fonction de rétablir la vision prophétique, annoncée une fois de plus par «voicy».

La convergence des phénomènes nous fait donc penser que décidément la rupture œil /oreille vient bien dire la rupture discursive : elle signale le passage à une autre sphère, elle montre la rupture radicale à l’œuvre dans le même, elle suggère une vision duelle, dans l’ici. Le jeu rimique est donc partie intégrante d’un discours argumentatif, qui repose sur l’impression plus que sur la raison.

Rimes monosyllabes /diérèses

C’est dans le rapprochement de finales en diérèse et de termes monosyllabiques que la convergence de séparation des deux membres du distique et des deux sphères se fait la plus nette. On peut citer par exemple deux occurrences de rimes «radi-eux»/ «cieux» (721-722); «glori-eux» / «cieux» (693-694). Dans les deux cas, il s’agit de décrire un phénomène de dépassement. L’adjectif «glorieux» en fin de vers vient radicalement s’opposer à la figure christique du début de vers : simple homme, réduit à l’état de pronom monosyllabique, transfiguré au ciel. L’adjectif interrompt alors le fil discursif, introduit une prédication seconde, souligne la rupture par la diérèse, et enfin rime avec «cieux», opposé à «la terre» d’origine.

Le terme «radieux» s’inscrit dans le même type d’analyse. L’expression «soleil radieux» fait figure d’hyperbole, du fait de la redondance sémique entre «soleil» et «radieux». Mais l’épanorthose du vers suivant est, elle, le support d’un phénomène, généralisé sur le vers, d’inversion. À «soleil radieux» s’oppose l’expression, hyperbolique par redondance, «noire nuict» ; «au regard de ses yeux» oppose ses sonorités «rad» / «regard» et le monosyllabe à la diérèse. Le tout servant à décrire la sphère radicalement autre du divin.

Rimes étymologiques et jeux de mots

Dans son étude sur les rimes, Marie-Madeleine Fragonard [14] fait remarquer qu’Agrippa d’Aubigné se permet également des entorses dans sa pratique métrique, lorsqu’il fait rimer des éléments simples avec des éléments composés. Il est évident que ces entorses sont hautement significatives, et il s’agit pour nous moins de faire ressortir les effets de sens déjà évoqués par d’autres, que de comprendre si ces effets traduisent un type de discours particulier.

Comme M.-M. Fragonard en fait la remarque, les rapprochements de signifiants opérés par la rime ne soulignent pas nécessairement un lien étymologique entre les termes ainsi rapprochés, et il s’agit alors davantage de jeux de mots. Mais c’est précisément ce phénomène qui invite à lire sous un terme premier un autre terme, jusque-là non encore envisagé. Ainsi la rime «desrobe»/« de robbe» peut rétroactivement faire lire «se des-robe» [16]. Le jeu de mots invite donc à une double lecture, est la mise sous les yeux et l’entendement du dédoublement définitif que sera le jugement dernier.

On trouve ce type d’effets surtout dans des passages à teneur argumentative, où l’effet de signifiant vient renforcer un discours fondé «en raisons», quand on comprend qu’un saut épistémologique serait nécessaire.

C’est le cas par exemple pour les vers 681-682 [17]: le passage est construit sur deux subordinations, quand la phrase d’Agrippa d’Aubigné privilégie la coordination et la juxtaposition ; il s’agit là de reprendre un motif de la patristique, et d’expliquer le phénomène de recomposition des corps après la résurrection. La prosodie imite le mouvement de recomposition : le distique supportant la rime «parts»/«esparts» est scindé, chaque vers appartenant à deux propositions indépendantes ; mais le vers supportant «esparts» déborde sur le vers suivant, et le verbe de mouvement «viennent» en tête de vers souligne la dynamique de recomposition.

La valeur argumentative peut reposer explicitement sur l’organisation énonciative du texte. La coordination «car» indique la rupture énonciative : les rimes «don» / «pardon» relèvent l’une du discours du tableau, de l’ordre du descriptif («ils sont vestus de blanc, et lavez de pardon»), l’autre du discours argumentatif («car s’ils doivent beaucoup, Dieu leur en a faict don»). Mais le descriptif prend alors bien valeur argumentative : «ils» est en seconde position, conséquence d’une interprétation antérieure ; la superposition des hémistiches peut se lire comme l’écriture d’une donnée visuelle et objective («vestus de blanc»), et de sa traduction en termes théologiques («lavez de pardon»).

Plus complexe est la rime «traicts» / «pourtraicts» [20]: le lien d’identité est d’autant plus fort, qu’il s’oppose à la divergence «visage» / «vive image». Dans le cas des élus, on a affaire à un phénomène d’anamorphose : l’un est la forme de l’autre, l’un informe l’autre, mais sans jamais être sur le même plan, ce que le rapport de ressemblance des signifiants, et de divergence des signifiés et des référents fait comprendre. Dans l’autre cas, il y a bien identité.

La rime oblige alors à une réflexion sur le sens des mots, et leur rend toute leur force : ainsi de l’opposition «vivante» / «vivifiante» (1135), traduisant bien la vision théologique d’une vraie vie en dehors de la vie. Ainsi de toutes les paronomases signalées par M.-M. Fragonard, associant «mort» à différents termes, comme «sort», «port» [21], etc.

Enfin, la rime dans ce cas peut servir de commentaire métadiscursif, lorsqu’elle commente l’énoncé : c’est le cas pour la rime «dit» / «maudit» du vers 825, ou pour la rime «louanges» / «anges», qui définissent nettement un type de discours en fonction d’un type d’énonciateur.

Il semble donc bien que le dispositif rimique ait à voir avec la typologie discursive, soit que deux énonciations s’y contrarient ouvertement, soit que plus subtilement, et plus fréquemment, des phénomènes de parasitage énonciatif s’y jouent. Sous un texte, il faut en entendre un autre : c’est le principe même de la lecture parabolique et symbolique, que l’on sait accréditée par le Moyen-Âge; mais c’est aussi le lieu même de l’ironie : faire rimer, dans la parole de Satan «en ce lieu» / «vice-Dieu», ou «me sieds» / «mes pieds», ou «siège» / «piege», c’est bien dénier au sens explicite sa valeur, et affirmer une énonciation seconde, critique, qui recherche la connivence du récepteur. Les rimes entrent bien dans un dispositif argumentatif qui n’hésite pas à jouer du spectaculaire. Ainsi voit-on dans ce corpus une inversion de l’alternance entre rimes masculines et féminines, liée à une rime approximative, et une rime extraordinaire [23]. Sont ainsi liés théorie argumentative et visions, affirmation de soi, et effacement mystique. C’est ce phénomène que nous voudrions maintenant étudier, dans ses conséquences langagières, et prosodiques.

Théologie argumentative et écriture mystique

Bien des passages empruntent, les notes le signalent d’abondance, l’argumentaire patristique, ou calviniste. Le discours premier repose sur un hypotexte ambiant, à défaut d’être strictement textuel : peu importe, l’essentiel est que le discours appartienne à un modèle repérable, et ici au modèle argumentatif. On est alors fondé à penser que ses marques constitutives, en particulier prosodiques, s’opposeront au discours que nous analyserons ensuite, ces deux types étant proposés par le texte lui-même : «Encor tout esblouy en raisons je me fonde» (1211). Syntaxe et prosodie marquent de leur sceau un discours argumentatif, repérable à la subordination, et à la discordance avec le moule métrique; tandis que le discours poétique au contraire a tendance à reposer sur des articulations métriques particulièrement marquées.

Mode argumentatif

Le passage choisi assure la transition entre le tableau annoncé par le terme «prophétie», et un discours plus argumentatif, sur l’état des corps après la résurrection. La subordination (ici la concessive introduite par «bien que») entraîne une liaison plus grande entre les vers, le lien de hiérarchie proposition enchâssée/proposition rectrice créant une forme d’implication. L’assemblage par distiques reste valable, mais le distique lui-même est pris dans une chaîne plus vaste. On a ici affaire à un système construit sur trois distiques, que le sens répartit en un ensemble aab (concessive/principale) – bcc proposition indépendante, coordonnée à la principale, et soumise elle aussi à la concession initiale. Ou encore, un peu plus bas, la séparation sémantique des vers d’un même distique sert à marquer le lien syntaxique unissant la question et sa réponse (rime «vieillesse» / «sagesse»), le topos de la rime garantissant l’unité discursive.

Puis la syntaxe excède le cadre des douze syllabes : les sujets sont exprimés dans le second hémistiche, les verbes rejetés en tête du vers suivant, le moule métrique semblant s’estomper devant l’expression prosaïque d’une question classique en théologie. L’irrégularité prosodique n’est pas alors à mettre au compte d’un mouvement d’inspiration, d’enthousiasme ; elle est au contraire le signe de la linéarité du discursif, lorsqu’il est sous-tendu par l’argumentatif.

Argumentatif et dialogique

Le texte n’a de cesse de susciter la confrontation entre deux camps, et prend dans ses formes les plus radicales la forme dialogale. C’est dans ces moments que le parallélisme entre macrotexte et microtexte est le plus patent. Le dialogal s’étend dans l’extrait choisi sur une quinzaine de vers. Figure d’argumentation, il est parfois distendu par des distiques proprement explicatifs. En dehors de ces excursus, le schéma est régulier : interrogation partielle ou totale, d’abord sur un hémistiche, puis sur les douze syllabes ; réponse dont le cadre syntaxique est strictement déterminé par l’acte de langage préalable, d’abord sur dix-huit syllabes (6 + 12, la rime marquant l’unité discursive de la réponse), puis sur douze syllabes, à mesure que la question s’étend. Lorsque le rythme question/réponse sur un distique s’impose, on a véritablement affaire à une structure stichomythique, qui culmine dans le couple 993-994, avec la reprise lexicale des mêmes éléments («sans fin»), la relative substantive à valeur généralisante qui donne le statut de sentence aux vers («Qui a peché sans fin, souffre sans fin aussy»). Seule l’inscription dans un cadre métrique peut donner à la formule un caractère de nécessité, caractère dont le discours fondé «en raisons» est dépourvu.

Facilités techniques: les rimes en/an

La faiblesse constitutive de ce type de discours est peut-être à chercher dans certaines irrégularités de rimes. Ainsi, la rime sur des nasales proches an/en revient à plusieurs reprises, bien que bannie des rimes autorisées. Or elle porte sur des noms abstraits, et exprime donc en grande partie la teneur conceptuelle et argumentative du texte. On peut se demander s’il n’y a pas un lien entre la visée du discours, et sa faiblesse technique, quand on voit que par ailleurs, Agrippa d’Aubigné utilise des rimes qui n’ont rien à envier aux Grands Rhétoriqueurs.

Ces rimes interviennent dans des propositions dont la valeur explicative est nette : participe apposé à valeur circonstancielle d’une part («cadences» / «muances») ; coordination exprimant la cause d’autre part («absence» / «naissance»). Derrière la volonté d’explication se cache surtout la présence énonciative d’un «je» aveugle : ces rimes interviennent également dans des passages évidemment dialogiques, voire dialogaux. Le premier exemple est la réponse négative à la question posée précédemment(«non» > «vengeance» / «essence») ; ou alors il s’agit d’un passage au DD, reprenant les questions des «docteurs subtils» : la mauvaise qualité de la rime «connoissance» / «essence» peut alors indiquer une forme d’ironie énonciative ; enfin, le discours est inscrit explicitement dans l’effort d’adresse au lecteur, l’effort de conviction dont tout le texte est empreint : «diray-je plus?».

Poétique : rhétorique d’energeia et d’inversion

Ces passages à visée argumentative se distinguent nettement des passages de vision,construits sur un moule syntaxique qui privilégie nettement la parataxe, et l’autonomie du vers.

Parataxe et distique (915 sq.)

La description repose sur la stricte juxtaposition des propositions indépendantes, pas même reliées par une coordination. La progression d’un vers à l’autre est assurée par la reprise anaphorique du pronom personnel inclus dans le possessif, assurant ainsi une progression à thème éclaté («le ciel» […] «ses nerfs» […] «ses poulmons» […] «ses feux» […] «ses yeux»). Des reprises lexicales et thématiques assurent enfin la forte liaison des deux vers d’un même distique (vocabulaire du corps ; jeu sur «bel or» / «bel œil»; lien «ame» / «vie»).

Si la liaison syntaxique, thématique, et le jeu des sonorités sont bien présents pour tisser une trame discursive, et assurer la cohérence de la vision, il faut pourtant noter que le procédé consiste à abolir tout lien logique, de sorte que la description n’a aucun caractère de nécessité. C’est que l’alexandrin retrouve dans ce mode discursif toute sa force, et casse alors la linéarité, la continuité d’un fil discursif qui serait celui de la prose. Plus exactement, chaque vers suivant est soigneusement relié au vers précédent, mais rien dans le vers précédent (hormis l’attente créée par la rime et son écho) n’appelle le vers suivant. Les enchaînements rationnels et logiques sont défaits, les principes cognitifs créant des effets d’attente trompés. C’est que nous sommes dans un système où le présent n’annonce plus l’avenir, où donc le vers 1 n’annonce plus le vers 2 ; mais où l’avenir justifie le passé, où le vers 2 vient éclairer, compléter le vers 1.

Rhétorique de l’inversion

L’energeia va alors trouver dans la rhétorique de l’inversion son procédé le plus frappant : on voit que la structure de l’alexandrin en 6 + 6 syllabes se prête particulièrement bien à des oppositions d’hémistiches, chiasmes et antithèses de toutes sortes, dont la force est redoublée par le fait qu’elles ne sont pas exprimées arbitrairement, mais dans le cadre d’un moule métrique.

La première inversion touche la place des mots, et autorise certaines amphibologies.

La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrez les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places,
Sortent les corps nouveaux, et les nouvelles faces :
Icy les fondements des chasteaux rehaussez
Par les ressuscitants promptement sont percez :
Icy un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poictrine :
Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’esparpillant
Sent en soy des cheveux, et un chef s’esveillant : […] (665-674)

Le premier vers «La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux» est construit sur un chiasme. La valeur des deux hémistiches vient en effet s’opposer. «La terre ouvre son sein» peut se lire comme une métaphore stéréotypée, celle de la terre nourricière, ou de la mère allaitant son enfant.Le premier hémistiche se lit donc de façon banale, et positive. Mais le second hémistiche récuse brutalement cette lecture : «du ventre des tombeaux» révoque la métaphore nourricière et impose une lecture réaliste du verbe «ouvrir». On glisse vers le fantastique, et le changement brutal d’atmosphère est traduit par le débordement du vers sur le suivant. L’opposition d’abord étalée sur douze syllabes («terre» en tête, «tombeaux» en fin de vers) est ensuite rétrécie sur six syllabes : le premier hémistiche du deuxième vers reprend l’antithèse «Naissent des enterrez».

Si l’on peut lire «naissent des enterrez» comme verbe / sujet inversé, c’est que le Cdn «des enterrez» est antéposé : ainsi «les visages nouveaux des enterrez» devient «Naissent des enterrez les visages nouveaux». Le changement d’hémistiche, et l’amphibologie ainsi produite figurent le changement de sphère, l’inversion de toute valeur, la parole divine.

L’inversion peut également toucher le rythme employé. Il serait faux de dire que la parole divine, plus présente, se traduit par un rythme plus heurté. Certes, les effets d’enjambements, les coupes internes sont fréquents : ainsi le vers «Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places» est construit sur un système 2 / 2 / 2 / 6 ; mais c’est plutôt l’effet de contraste entre des passages heurtés, comme celui que nous venons d’analyser, et des passages plus amples, comme celui auquel nous arrivons, qui frappe. De fait, le fantastique est ici lié non à l’horreur, que le rythme heurté et la surprise ont pu provoquer, mais à la stupeur devant la résurrection. Et le rythme heurté s’inverse en le rythme ample de la reconstruction. La disposition régulière en distiques est assurée par la présence en tête de chaque distique d’un adverbe de lieu : «icy», «icy», «là». La liaison discursive, la cohérence de l’image reposent sur un jeu d’homophonies, en particulier sur la récurrence du son /an/, présent notamment dans un certain nombre de participes présents («s’esparpillant», «s’esveillant»), ou de formes issues de participes présents, et gardant dans le texte une forte valeur d’action en cours d’accomplissement («les ressuscitants», «vivant») ; enfin dans la répétition de «sent», la vie étant d’abord sensation, d’adverbes de manière, de déverbaux suffixés en -ment…

La fluidité du rythme repose alors sur les remarquables effets de rime interne, d’engendrement du vers suivant par l’élan phonique du vers précédent. «Ici un arbre sent des bras de sa racine/ Grouiller un chef vivant, sortir une poictrine» : l’inversion des sons de «arbre» en «bras», donc le passage du végétal à l’animal se traduit par la propagation des sons /r/ dans des verbes au sémantisme vital («grouiller», «sortir une poictrine»); «Là l’eau trouble bouillonne» : puis le son /ouill/ en position 1 est repris à la rime interne en position 6, puis, raccourci en 12 («s’esparpillant», "veillant»).La propagation du son aux positions métriques peut-elle se lire comme la propagation de la vie dans les morts?

Ainsi, notre étude permet d’affirmer la présence dans l’écriture albinéenne de plusieurs schémas, l’un rationnel, l’autre inspiré. Mais elle oblige à casser l’association traditionnelle entre argumentatif et rationnel d’une part, inspiré et poétique d’autre part. On rejoint là la problématique déjà posée par Aristote : peut-on faire œuvre de poète lorsque l’on raconte ce qui a été ? Selon Aristote, il s’agit alors là, quelle que soit la forme, versifiée ou non, d’œuvre d’historien ; l’écriture du poète ne peut envisager que le virtuel, ce qui n’a pas été. Dans le cas de notre texte, on aurait d’une part un discours d’historien, qui tend vers un traitement prosaïque du vers : la structure de l’alexandrin n’est pas respectée, les enjambements sont nombreux, la subordination domine. D’autre part, le discours poétique serait celui de la vision, où l’énonciateur est dépossédé de la responsabilité du dire, au profit d’une instance supérieure. Le moule métrique est alors infiniment plus prégnant, la linéarité discursive se défait, la véhémence de la vision trouvant son point d’orgue dans l’écriture mystique, aboutissement du recours au poétique contre le discursif, dans le dispositif albinéen. La juxtaposition peut même atteindre un point extrême, laisser place à l’apposition, forme syntaxique permettant de supprimer les liens logiques explicites, et de procéder par prédication seconde, à l’intérieur pourtant des marques formelles d’une prédication unique. C’est le cas dans les derniers vers de notre corpus : le vers prête encore sa configuration à cette liaison /déliaison, d’un vers à la fois haché par les coupes et la démarcation de la césure, mais en même temps fluide, puisque la technique de l’apposition fait converger tous les éléments suspendus vers un unique point saillant, que la césure à e muet élidé permet une lecture enchaînée, que la répétition des sonorités (nasales, «ame» / «pasme») assure, contre la rigueur conceptuelle, la représentation de la fusion mystique : «Tout meurt, l’ame s’enfuit, et reprenant son lieu/Extatique se pasme au giron de son Dieu». Cependant, ce moment incontestablement poétique est également on ne peut plus argumentatif. Dans un contexte d’interprétation de l’histoire, ce qui a été, et donc la perspective narrative, ne sont que les auxiliaires réalistes d’une vision du monde, d’une inspiration, qui déforme aussi bien les événements que les typologies discursives attendues : la poésie la plus mystique est le meilleur des arguments dans une esthétique de la parole révélée.


1

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Jean-Raymond Fanlo (éd.), Paris, Champion, 2003, t. II (toutes les citations seront issues de cette édition, avec indication des vers entre parenthèses).

2

Vers 697, 698, 747, 755, 765, 811, 901, 913, 949.

3

«Mais plus ce qui nous faict en ce royaume croire / Un sçavoir tout divin surpassant la memoire, / D’un lieu si excellent il parut un rayon, /Un portrait racourcy, un exemple, un crayon» (1119-1122).

4

«Mais quoy c’est trop chanté, il faut tourner les yeux / Esblouis de rayons dans le chemin des cieux: / C’est faict, Dieu vient reigner, de toute prophetie / Se void la periode à ce poinct accomplie.» (661-664).

5

«Voicy le filz de l’homme, et du grand Dieu le filz, / Le voicy arrivé à son terme prefix.» (697-698).

6

«Vous avez dict, perdus, nostre nativité / N’est qu’un sort, nostre mort quand nous aurons esté / Changera nostre haleine en vent et en fumee, / Le parler est du cœur l’estincelle allumee: / Ce feu esteint, le corps en cendre deviendra, / […] / Vous avez dict, brutaux, qu’y a-il en ce lieu / Pis que d’estre privé de la face de Dieu?» (961, 974).

7

On peut citer dans le même ordre d’idées le passage au DD attribué à «l’aisné fils de Satan» (827-834).

8

«Vous qui m’avez vestu au temps de la froidure : / Vous qui avez pour moy souffert peine et injure, / Qui à ma seiche soif, et à mon aspre faim / Donnastes de bon cœur vostre eau, et vostre pain : / Venez race du ciel, venez esleus du pere, / Vos pechez sont esteints, le juge est vostre frere : / Venez donc bien-heureux triompher à jamais / Au royaume eternel de victoire et de paix.» (871-878); «Vous qui avez laissé mes membres aux froidures, / Qui leur avez versé injures sur injures, / Qui à ma seiche soif,et à mon aspre faim / Donnastes fiel pour eau, et pierre au lieu de pain : / Allez, maudits, allez grincer voz dents rebelles / Au gouffre tenebreux des peines eternelles.» (887-892); «Sainct, sainct, sainct le seigneur, ô grand Dieu des armees / De ces beaux cieux nouveaux les voutes enflammees, / Et la nouvelle terre, et la neufve cité, / Jerusalem la saincte annoncent ta bonté : / Tout est plein de ton nom, Sion la bien-heureuse / N’a pierre dans ses murs, qui ne soit precieuse, / Ni cytoyen que sainct, et n’aura pour jamais / Que victoire, qu’honneur, que plaisir et que paix.» (1055-1062).

9

Nous suivons en cela Marie-Madeleine Fragonard, qui justifie en ces termes sa référence à Pierre de Deimier : «Nous invoquerons plutôt que Malherbe l’autorité moyenne de Pierre de Deimier, qui est d’une génération plus jeune, mais formé au ronsardisme, au bartasisme, et très peu malherbien : cet intermédiaire cultivé, qui écrit pour la reine Marguerite de Valois en 1610 son Académie, peut représenter les gens de goût, juste assez mondains et juste assez critiques» («Poétique des rimes dans Les Tragiques», dans Poétiques d’Aubigné (Actes du colloque de Genève, mai 1996), O. Pot (éd.), Genève, Droz, 1999, p. 153).

10

Voicy donc […] / Les péchez où nature est tournée à l’envers, / La bestialité, les grands bourdeaux ouverts, […]» (813-814).

11

«Ô tribus de Juda vous estes à la dextre, / Edom, Moab, Agar tremblent à la senestre» (739-740).

12

«Ce jour les a pris nuds, les estouffe de craintes, / Et de pires douleurs que les femmes enceintes.» (947-948).

13

«Tout l’air n’est qu’un soleil, le soleil radieux/N’est qu’une noire nuict au regard de ses yeux :» (721-722).

14

Marie-Madeleine Fragonard, «Poétique des rimes…».

15

Ibid., p. 155. Elle commente en particulier les rimes «sens» / « encens», et «louanges» / « anges».

16

«Les fleuves sont seichez, la grand mer se desrobe, / Il falloit que la terre allast changer de robbe: […]» (711-712).

17

«Bien qu’un bras ait vogué par la mer escumeuse / De l’Affrique brulee en Tyle froiduleuse, / Les cendres des bruslez volent de toutes parts, / Les brins plustot unis qu’ils ne furent esparts / Viennent à leur posteau, en cette heureuse place / Riants au ciel riant, d’une aggreable audace.» (679-684).

18

«Car s’ils doivent beaucoup, Dieu leur en a faict don : / Ils sont vestus de blanc, et lavez de pardon. » (737-738).

19

On peut attribuer la même valeur argumentative à l’effet de gradation que ménage la fausse étymologie établie par la rime entre « fer » et « enfer » (817).

20

« Mais plus comme les filz du ciel ont au visage / La forme de leur chef, de Christ la vive image : / Les autres de leur pere ont le teint et les traicts / Du prince Belzebuth veritables pourtraicts : […] » (935-938).

21

Marie-Madeleine Fragonard, « Poétique des rimes… », p. 154.

22

« piege » / « siege » (823-824) ; « me sieds » / « mes pieds » (829-830) ; « ce lieu » / « vice-Dieu » (833-834).

23

« Vous vous peigniez des feux, combien de fois vostre ame / Desirera n’avoir affaire qu’à la flamme ? / Vos yeux sont des charbons qui embrazent et fument, / Vos dents sont des cailloux qui en grinçants, s’allument : / Dieu s’irrite en voz cris, et au faux repentir / Qui n’a peu commancer que dedans le sentir : / Ce feu par voz costez ravageant et courant / Fera revivre encor ce qu’il va devorant, […] » (1023-1030).

24

« Qui vous consolera ? l’amy qui se desole / Vous grincera les dents au lieu de la parolle : / Les saincts vous aimoient-ils ? un abisme est entr’eux, / Leur chair ne s’esmeut plus, vous estes odieux. / Mais n’esperez-vous point fin à vostre souffrance ? / Point n’esclaire aux enfers l’aube de l’esperance : / Dieu auroit il sans fin esloigné sa mercy ? / Qui a peché sans fin souffre sans fin aussy : / La clemence de Dieu fait au ciel son office, / Il desploie aux enfers son ire et sa justice : / Mais le feu ensouphré, si grand, si violent / Ne destruira-il pas les corps en les bruslant ? / Non, Dieu les gardera entiers à la vengeance / Conservant à cela, et l’estoffe, et l’essence, / Et le feu qui sera si puissant d’operer / N’aura pouvoir d’esteindre, ains de faire durer, / Et servira par loy à l’eternelle peine : […] » (987-1003).

25

« Non, Dieu les gardera entiers à la vengeance / Conservant à cela, et l’estoffe, et l’essence, […] » (999-1000) ; « Ayant quitté son bransle et motives cadences / Sera sans mouvement, et de là sans muances. » (1007-1008) ; « […] les eslus en leur gloire auront-ils / Au contempler de Dieu parfaicte connoissance / De ce qui est de luy, et toute son essence ? » (1086-1088) ; « Diray-je plus ? A l’heure de cette souvenance, / Rien n’ostera l’acier des ciseaux de l’absence, […] » (1143-1144) ; « Desirs parfaicts amours, hauts desirs sans absence, / Car les fruicts et les fleurs n’y font qu’une naissance. » (1207-1208).

26

« Le ciel gémit d’ahan, tous ses nerfs se retirent, / Ses poulmons pres à pres sans relasche respirent, / Le soleil vest de noir le bel or de ses feux, / Le bel œil de ce monde est privé de ses yeux, / L’ame de tant de fleurs n’est plus espanoüye, / Il n’y a plus de vie au principe de vie : […] » (915-920).