Dossier : Esthétique du vers


Du chant du mètre complexe
à un plus léger chantonnement

Les combinaisons métriques dans L’Effraie, L’Ignorant
et Leçons I de Philippe Jaccottet

Jawad Tlemsani

Université François Rabelais, Tours

jawad.tlemsani@tiscali.fr

Partant d’une observation: la forte et durable présence de vers régulièrement mesurés dans la poésie de Jaccottet entre 1946 et 1967 – le recueil Airs excepté –, cette étude s’interroge sur le traitement que le poète réserve à cette forme et sur les enjeux d’un si long maintien.
Une analyse précise du compte syllabique, des différents mètres employés, du travail sur la césure ou de la réévaluation des coupes dans L’Effraie, L’Ignorant et Leçons (I) nous permet de mieux apprécier la façon dont progressivement le poète non seulement introduit des vers plus longs que ceux consacrés par la tradition mais exploite également les effets de la combinaison de ces mètres complexes entre eux ou alliés avec des mètres plus brefs.
Au fur et à mesure que l’écriture se fait plus humble et plus légère, le chant cède la place à un possible redécoupage du vers et du poème venant contredire, ou au moins travailler en sourdine, la structure affirmée par la métrique. C’est qu’en effet le fonctionnement des coupes et des récurrences phoniques du vers révèle bien souvent l’existence d’une deuxième structure du vers, sous-jacente et plus libre. La superposition de ces deux structures crée un léger déséquilibre d’où précisément s’élève comme un chantonnement. Peut-être est-ce en effet à l’élaboration lente de ce dernier que tendait le si long maintien de mètres réglés dans la prosodie de Jaccottet alors même qu’elle avançait inéluctablement sur le chemin du vers libre.

Starting from an observation: the strong and lasting presence of regularly measured lines in Jaccottet’s poetry between 1946 and 1967 – except for his collection entitled Airs – this study focuses on the treatment reserved by the poet to this form and on the stakes of such a long preservation.
A precise analysis of the syllabic count, the various metres used, the work on the caesura or the revaluation of breaks in L’Effraie, L’Ignorant and Leçons (I) enables us to better appreciatethe way the poet gradually not only introduces longer lines than those established by tradition but also exploits the effect of the combination of those complex metres between them or combined with shorter metres.
As the writing gets humbler and lighter, the song gives way to a possible recombination of the line and the poem, which tends to contradict – or at least to work on the quiet – the structure based on the metrics. Indeed, the pattern of breaks and phonic recurrences in the line often reveals the existence of a second structure, subjacent and freer. The superposition of those two structures creates a slight unsteadiness from which some kind of singing rises. Indeed, perhaps the slow elaboration of such a singing was the purpose of the long preservation of regular metres in Jaccottet’s prosody, whereas it was inescapably heading toward blank verse.

Qui feuillette les recueils de Jaccottet en ayant à l’esprit leur date de parution ne peut qu’être frappé par le fait que si son parcours poétique dessine, d’une manière somme toute assez classique, un détachement progressif des formes héritées de la tradition poétique française, il le fait selon des modalités assez lentes, pour ainsi dire retardées… Laconquête du vers libre semble en effet se réaliser de façon très concertée: de 1946 à 1967, dans les recueils de L’Effraie, de L’Ignorant et dans la première version de Leçons [1] , la métrique de Jaccottet tient ensemble le mètre traditionnel retravaillé de l’intérieur (par tout un travail sur les virtualités du vers de 12s ou sur des combinaisons métriques plus étendues encore) et un vers libre qui n’en finit pas d’hésiter à s’affirmer comme tel. On fera dans cette étude l’hypothèse que cette lenteur du cheminement est voulue, arrêtée presque, pour laisser au poète le temps d’élaborer de nouvelles stratégies discursives et ainsi faire mieux entendre les mélodies souterraines du poème.

Pour bien poser la question, il convient de s’accorder d’entrée sur quelques pointsterminologiques: je précise donc que j’appellerai mètre la structure que prend de façonsignificative la mesure interne d’un vers. J’entends par là que le vers de 12 syllabes par exemple peut avoir un mètre 6-6 (c’est-à-dire être constitué par la juxtaposition sur une même ligne de deux suites de six syllabes dont chacune est terminée par un accent), et c’est alors un alexandrin; mais il peut également obéir à d’autres schémas métriques: 4-4-4, 3-3-3-3, 8-4 ou 4-8… tous mètres différents qui n’ont donc en commun que de compter 12 syllabes numéraires. Ces mètres sont d’autant plus prégnants qu’ils sont répétés et donc qu’ils créent un environnement métrique stable puisque la métrique syllabique repose sur un principe d’équivalence entre les différents éléments d’un ensemble. Pour les vers simples, la longueur syllabique et le mètre se confondent (on parle d’un mètre de 7 syllabes par exemple), c’est là une des raisons pour lesquelles dans cette étude je m’attacherai de préférence aux vers complexes où l’on trouve plus d’un accent métrique, les vers simples ne m’intéresseront que lorsqu’ils seront combinés avec ces vers complexes.

Par ailleurs, prenant acte de ce que tout corpus est artificiel lorsque l’on travaille sur un auteur contemporain, j’ai choisi de suivre l’évolution de la métrique de Jaccottet dans ses premiers recueils précisément parce qu’ils dessinent un parcours poétique jalonné d’étapes: il sera donc ici question de L’Effraie qui présente une dominante de vers de 12s mais également un grand nombre de distorsions métriques; de L’Ignorant, recueil où la diversification métrique et la polymétrie sont plus importantes; ainsi que de la première version de Leçons qui appartient davantage à la maturité poétique en ce que le poète y tend plus nettement vers le vers libre, tirant, si l’on peut dire, les leçons d’un passage par Airs, comme on le voit au fait que, si ce recueil marque le retour de vers plus longs, c’est alors bien souvent pour les associer à des vers de longueur inférieure.

Cette diversification du système métrique qui rapproche l’écriture de Jaccottet du vers libre invite à reconsidérer ses rapports avec la prose comme avec le chant. Il considère en effet le recueil L’Effraie, publié en 1953, comme son réel début en poésie:

Je suis alors reparti sur une voie plus modeste qui fait que par exemple certains poèmesde L’Effraie sont presque des notes de journal, toutes proches de la prose. Il est indéniable que ce fut le commencement de ce que je considère comme ma propre voix.

Dès lors, se pose la question de la nature de son lyrisme, de ce qu’il en est dans son écriture du chant, de la chanson, voire du chantonnement.

On cherchera donc ici à voir dans quelle mesure l’analyse des combinaisons métriques dans les premiers recueils de Jaccottet nous éclaire sur l’évolution de son écriture et de sa poétique, sur la façon dont elle met progressivement en place un chantonnement humble, peut-être plus à même de dire la vérité du monde ou la justesse de la souffrance. Il est en effet le premier à rêver «qu’un chantonnement, plutôt qu’un chant, [soit] encore possible sans tricherie».

Si commencer par le traitement que Jaccottet fait subir à l’héritage métrique, en travaillant notamment le vers à ses frontières et de l’intérieur, s’impose, on veillera à considérer précisément l’une des originalités de l’écriture poétique de Jaccottet dans ces années-là, à savoir celle de ces tentatives mesurées que sont les combinaisons métriques, qu’il s’agisse des combinaisons de séquences qui créent des ensembles métriques relativement étendus ou des combinaisons de vers entre eux. Enfin, on réservera un temps de l’analyse aux effets qui se dégagent de ces combinaisons de structures en accordant à la question du rythme un sens large. Je ferai en effet mienne l’affirmationde Meschonnic et Dessons [4] selon laquelle «le rythme d’un texte en est l’élément fondamental puisqu’il n’est rythme que d’opérer la synthèse de la syntaxe, de la prosodie et des divers mouvements énonciatifs [d’un] texte», ce qui me conduira donc à analyser d’autres procédés scripturaux comme les phénomènes de récurrence vocalique et consonantique, présentant parfois des phénomènes accentuels analogues à ceux que l’on observe dans les groupes syntaxiques ou métriques. Il semble en effet que ces phénomènes participent pour une large part à l’évolution de la versification de Jaccottet, et qu’il faille les considérer comme des haltes où l’écriture se cherche ou comme des chemins de traverse menant différemment mais non moins efficacement à cette écriture humble, proche de la conversation, à ce chantonnement qui vient très tôt supplanter le grand chant.

On partira donc d’un travail sur l’héritage métrique pour mieux apprécier les tentatives mesurées en matière de combinaisons métriques de Jaccottet; on verra finalement comment l’un et l’autre pôles de sa recherche poétique participent également de la mise en place d’un chantonnement humble.

Le traitement de l’héritage classique

La métrique classique travaillée

Le «décasyllabe» et «l’alexandrin»

D’une façon générale on peut dire que les premiers recueils de Jaccottet (on excepte bien sûr Requiem) sont marqués par la forte présence de mètres complexes très ancrés dans la tradition poétique française: le décasyllabe et le 12s avec une nette dominance de l’alexandrin. Michèle Monte compte que sur les 31 poèmes de L’Effraie, 21 sont écrits en vers de 12 syllabes et 5 en décasyllabes, la proportion est aussi importante dans L’Ignorant où on trouve 14 poèmes sur 33 en vers de 12 syllabes, et 6 poèmes polymétriques associant les vers de 12 syllabes à d’autres plus courts ou plus longs. Il est remarquable que dans le premier recueil le mètre du 10s soit presque toujours celui du décasyllabe classique, dont la régularité n’est pas particulièrement troublée de violents enjambements ou de jeux à la césure: il suffit pour s’en convaincre deregarder le premier sonnet [6] de la suite de cinq sonnets (forme qui d’ailleurs témoigne d’une volonté plus ou moins consciente de respecter la tradition), ou encore les sections I, II, IV, VII de «La Semaison».

Cependant, le cas du décasyllabe est loin d’être représentatif du traitement qui estfait ici des mètres complexes, pas plus que ne le sont quelques rejets ou enjambementsexpressifs s’inscrivant tout à fait dans la tradition de l’alexandrin. Ce traitement du vers complexe est bien plus subtil et apparaît assez nettement dans les formes du 12s.

Le 12s desserré

À y regarder de plus près, on constate qu’il n’y a pas d’asservissement au compte syllabique de la part de Jaccottet. Le statut du e muet installe en effet bien souvent une hésitation prosodique. Le plus souvent, lorsque la diction oscille entre le 11s, le 12s ou le 13s, le lecteur est face à des alexandrins atténués. C’est alors l’environnement métrique qui décide plus ou moins de la lecture de tel ou tel vers. C’est le cas par exemple du dernier vers du poème initial de L’Effraie ou pour les vers 4 et 14, tous deux situés en fin de section, de «Nouvelles notes pour la semaison» [9] (où bien entendu onne compte pas le e postvocalique devant consonne) où l’on applique en quelque sorte la lecture des alexandrins modernes.

Il y a donc parfois un certain desserrement dans le compte du 12s: au voisinage de l’alexandrin, le 11s ou le 13s sont pris comme des variantes impaires, «en dessous»du douze, qui ne témoignent pas seulement du désir de fuir l’arithmétique du métronome, mais bien aussi d’une tension dans le mouvement, d’une modulation du vers; on est alors dans une définition assouplie de l’alexandrin. Les discordances qui marquent essentiellement les fins de vers sont en revanche plus frappantes.

Les discordances aux frontières externes du vers

Les effets de discordance (extension des enjambements, rejets et contre-rejets) en tendant à effacer la barrière classique entre poésie et prose, peuvent être considérés comme une des origines du vers libre. C’est dans L’Effraie que les enjambements sont les plus nombreux, ils contribuent largement à déséquilibrer l’alexandrin. Le premierpoème du recueil [10] constitue à cet égard un exemple très significatif: il ne compte pasmoins de 9 enjambements sur 15 vers. Il est rare que ces enjambements puissent s’expliquer en invoquant des métapositions poétiques (comme c’est pourtant le cas aux vers 9-10); la plupart du temps ils sont d’autant plus visibles qu’ils dissocient:

– un antécédent de sa relative (vers 1-2, 5-6);

– un syntagme verbal (vers 6-7: SV, «on jurerait» ou vers 10-11 où la fin de vers se situe sur un mot atone, le «que» de la locution restrictive);

– un sujet du verbe (vers 12-13);

– un coordonnant du nom coordonné (vers 7-8 «ou bien»);

– un SP (vers 2-3 au cœur d’un SP «jusqu’à/», vers 11-12 «au fond/ de»).

Cette utilisation extrême des enjambements marque bien la volonté de remettre en question le moule du 12s; elle se double par ailleurs de l’emploi des rejets et contre-rejets qui sont tels que les pauses syntaxiques fortes correspondent rarement aux coupes métriques. En précipitant ainsi le vers sur le suivant, Jaccottet rapproche la poésiede la prose, ce que confirme dans «Intérieur» le jeu des coupes ou sur un plan stylistique l’énumération prosaïque [12]. Le lecteur est donc bien souvent confronté à un rythme à la fois familier et plein de dissonances. Michèle Monte commente ce travail métrique en disant que le poète «use des possibilités de l’alexandrin pour mettre en tension la métrique et la syntaxe et faire du poème une sorte de chant désaccordé».

Ainsi, si l’on peut avancer des arguments thématiques pour expliquer cette forte présence de discordances métriques, en disant notamment que l’angoisse, la joie, ou tout sentiment intense du sujet sont tels que le vers ne paraît plus suffire à les contenir,ou que la mélancolie creuse le vers, souvent à la césure, il est cependant intéressant desouligner que d’un point de vue métrique, le poète semble chercher au cœur de l’alexandrin autre chose, un chant propre. L’analyse du traitement réservé au fonctionnement intérieur du mètre complexe, à ce qui est donc de l’ordre de la césure et des coupes, paraît confirmer cette hypothèse.

De la césure aux coupes

La césure

Le travail qui s’observe à cette frontière du sous-vers qu’est la césure dans les vers complexes est du même ordre que celui qui touche aux limites extérieures du vers. La césure est un phénomène métrique, constitutionnel et non rythmique du vers complexe, sa position fixe soumet le vers à certaines règles comme la présence d’un accentsur la dernière voyelle du mot qui la précède, l’interdiction de ce fait pour ce mot de seterminer par un e prosodiquement compté, l’impossibilité pour la césure de se réaliser à l’intérieur d’un mot. Le vers de Jaccottet respecte globalement les règles principales qui régissent le vers complexe mais le statut instable du e dans sa prosodie l’amène à multiplier d’une part les «césures lyriques», césures qui interviennent après un e muetmais compté, devant une attaque non nulle à la syllabe 7, dont on peut voir un exemple au vers 10 du poème «La Voix»; et d’autre part les cas de «césure enjambante» que l’on peut définir avec M. Aquien comme le cas où le e atone prosodiquement compté passe juste après l’accent, devant la syllabe en e et donc à l’intérieur du mot: citons pour exemple le vers 12 du même poème.

Ces phénomènes, même s’ils sont fréquents, ne sont pas systématiques; en revanche, il semble que parfois, dans des poèmes en 12s, Jaccottet s’ingénie à éviter la pause après une syllabe tonique en position 6. Ainsi, bien qu’il soit assez régulier pour ce qui est du compte syllabique et assez modéré au niveau des discordances externes, le premier poème de L’Ignorant «Prière entre la nuit et le jour» [17] paraît tout simplement abandonner ce pilier de l’alexandrin qu’est la césure: à l’exception de trois vers (le 3, le 8 et le 12), la césure n’est jamais possible en position 6. Cette dernière se réalise par exemple au milieu d’un syntagme: sur un déterminant (vers 1, 2, 4, 5, 14, 15), souvent sur une préposition ou un adverbe (vers 10, 11, 13, 16) ou même au milieu d’un mot (vers 6, 7, 9). Tout se passe comme si Jaccottet évitait cette pause attendue pour lui préférer des respirations plus naturelles. L’on peut bien sûr considérer avec quelques métriciens que dans le cas du vers libéré, la césure s’est déplacée (par exemple pourles binaires asymétriques en position 5 ou 7) mais si l’on s’en tient à la définition essentielle de la césure comme phénomène métrique du vers, indépendant donc de la langue, on tâchera d’interpréter ces écarts comme la volonté du poète de prendre positionpar rapport au souvenir de la norme classique: peut-être s’agit-il pour lui de réévaluer ainsi les coupes.

Lire les coupes

Avant de considérer cette question, il faut se rappeler que selon Cornulier et quelques autres, il n’y a pas d’autre coupe dans un vers que la césure; les coupes secondaires ne concernent en effet nullement la versification en ce sens que la reconnaissance de syllabes accentuées est due à un fait de langue; elles y sont donc accentuées ni plus nimoins qu’en prose. Or l’intérêt réside peut-être précisément en cela que l’analyse doit être attentive à la parole bien plus qu’à ce schéma préexistant qu’est le mètre… Cet élément est majeur dans la poétique de Philippe Jaccottet et, ne serait-ce que pour cette raison, mérite notre attention.

Il semble en effet que la lecture des coupes prévale sur la structure métrique du vers.Le travail mené autour de la sixième position du 12s se double parfois d’une surabondance de la ponctuation ou de jeux typographiques, qui visent semble-t-il à souligner les coupes du vers. On observe quelque chose de cet ordre dans le poème «Les Nouvelles du soir» [18]: si les deux premiers rejets qui déstructurent l’alexandrin y correspondent effectivement à quelque chose de très classique dans l’utilisation des ressources de ce mètre, en revanche, la donne change lorsque, à partir du vers 4, la position 6 se réalise à l’intérieur d’un mot. L’effacement de la césure laisse alors le rythme du poème reposer sur ses seules coupes. Celles-ci sont marquées d’autant plus fortement que la ponctuation est forte ou expressive (c’est le cas pour les vers 3, 6, 8, 12, 13, etc.), on ne retrouve alors plus le mètre de l’alexandrin que s’il porte sens: malgré un contre-rejet, l’adage final empreint d’amertume se coule en effet presque naturellement dans un 6-6. Devant un tel travail sur la substance même du vers, on en vient à observer davantage le rythme que le mètre, à noter pour ainsi dire son phrasé.

Ces coupes, pour peu qu’elles se répètent avec régularité, multiplient les mètres possibles des vers complexes. On trouve ainsi dans les vers de Jaccottet – à tout seigneur, tout honneur – presque tous les mètres du 12s. On observe ainsi la présence du mètre de l’alexandrin 6-6, celui du binaire asymétrique 5-7 ou 7-5, du ternaire romantique 4-4-4, du semi-ternaire comme le note Cornulier 4-8 (4 + 5 + 3 / 4 + 3 + 5) avecsa mesure d’accompagnement ou 8-4, du tétramètre isochrone 3-3-3-3, ces «alexandrins atténués» 6-5, 6-7 qu’on a déjà évoqués, ou encore, mais plus rarement, le mètre que Henri Morier appelle «à hémistiche intercalaire», avec une mesure centrale de six syllabes, (citons pour exemple le vers 3 d’«Intérieur»), ou enfin le dodécasyllabe, c’est-à-dire une séquence de 12 syllabes dont les coupes ne sont ni plus ni moins remarquables qu’en langue. On pourrait aisément contester ce relevé en arguant qu’il s’agit là de prosodie bien plus que de métrique. Mais peut-être cette grande variété est-elle précisément le signe qu’isolées, ces séquences peuvent sans trop de mal être lues selon la diction qui nous semble la plus naturelle; on aurait alors grandement avancé sur le chemin qui mène au vers libre. Regardons par exemple, dans Leçons le poème «Qui m’aidera» [20], qui combine le 12s, le 14s et même le 18s: on y note successivementun 4-8, un 6-8, un 6-4-8, un 6-8, un 4-4-4, un 6-8, un vers de 13 syllabes coupé 9-4,un 4-3-4-3 et un 6-8. Hormis le 14s qui à une exception près est toujours mesuré 6-8, (sans cependant l’être deux fois de façon consécutive, ce qui interdit donc qu’il s’inscrive très nettement dans l’oreille du lecteur), tous les autres vers, et surtout le 12s, ont des schémas différents: la lecture est déjà plus libre.

Lire sous les coupes

Ainsi appuyée par la ponctuation ou la polymétrie, une lecture du vers qui privilégie bien plus les coupes que le mètre semble être l’une des voies exploitées par Jaccottet pour travailler plus ou moins souterrainement le mètre complexe classique. Il nous invite en effet à être attentif au rythme du vers qui se compose d’une part de la régularité métrique, fournissant pour ainsi dire le rythme de base, et d’autre part, des autres éléments (généralement des phénomènes de répétition soit rhétoriques (les anaphores par exemple), soit formels (le refrain, la strophe), soit encore phoniques, qui forment comme une modulation du vers). Reste alors à se demander si ces différents éléments dessinent à l’intérieur du mètre une autre structure… On fera donc l’hypothèse que lorsque le travail sur le matériau sonore se superpose à la distribution aléatoire des accents, ces répétitions phoniques (de préférence assonancées puisque dans le système prosodique français, c’est la voyelle qui porte l’accent) structurent une autre lecture du vers.

Le premier poème du premier recueil de notre corpus semble se prêter de lui-même à une telle analyse. Regardons de près les huit premiers vers

La nuit / est une gran // de cité endormie / – > 
où le vent souffle /… Il est // venu de loin/jusqu’à – > 
l’asile de ce lit / . // C’est la minuit de juin. /
Tu dors /, on m’a mené // sur ces bords infinis, /
le vent secoue le noi // setier. / Vient cet appel /– >

qui se rapproche /et se // retire. / On jurerait / – > 
une lueur fuyant // à travers bois /, ou bien – > 
les ombres qui tournoient / , // dit-on /, dans les enfers. /

(je note par une flèche les enjambements, par une double barre oblique, la position 6, qu’elle coïncide avec une tonique suivie d’une pause ou non, et par une barre oblique simple les coupes principales en assumant la subjectivité de cette notation; ladeuxième présentation redistribue les segments en privilégiant les coupes et les récurrences dans la trame sonore des [i], des [e], des nasales, des [or], et des [wa])

La nuit 2
est une grande cité endormie 4-6
où le vent souffle… 4
Il est venu de loin 6
jusqu’à l’asile de ce lit. 8

C’est la minuit de juin 6
Tu dors, 2
on m’a mené sur ces bords 7
infinis, 3
le vent secoue le noisetier. 8
Vi ent cet appel qui se rapproche et se retire. 4-4-4
On jurerait 4

une lueur fuyant à travers bois, 6-4
ou bien 2
les ombres qui tournoient, 6
dit-on 2
dans les enfers.» 4

On avait déjà pu remarquer comment la multiplicité des enjambements invitait à chercher autre chose sous le mètre complexe, ce que renforçaient par ailleurs les flottements autour de la césure. Ce découpage, malgré son caractère subjectif, fait apparaître assez clairement la façon dont peuvent jouer les unes par rapport aux autres dansun poème la structure métrique, la structure prosodique, et la structure phonétique, ces deux dernières se superposant assez efficacement pour faire valoir des échos sonores entre des séquences faisant souvent jouer entre elles des principes d’équivalence rythmique.

Ainsi, le début de ce poème inaugural montre bien comment le jeu des enjambements, des accents et des assonances ne vise pas tant à déstabiliser l’alexandrin qu’à le travailler, de façon discrète mais continue, pour laisser peu à peu advenir sous le chant du vers noble un plus léger chantonnement. Ce travail qui commence dès L’Effraie se prolonge dans les recueils suivants en exploitant les différentes mesures que permettent de rassembler les combinaisons métriques.

Complexifier pour gagner en légèreté

Les ensembles métriques étendus

Comme l’observe J. M. Gouvard:

Les vers composés commencent avec le vers de 9 syllabes et n’ont pas de limites théoriques quant à leur plus grande longueur syllabique. De même, les possibilités de subdivisions en hémistiches sont mathématiquement très élevées, et on pourrait s’attendreà rencontrer des mètres extrêmement diversifiés. Nous verrons toutefois que les poètes n’ont guère dépassé le vers de 16 syllabes, et que parmi la palette dont ils disposent, de 9 à 16 syllabes, ils n’ont privilégié que quelques formes, en sélectionnant seulement certaines combinaisons d’hémistiches .

Dans le corpus qui nous intéresse, on observe effectivement des vers allant de 9 à 18 syllabes avec apparemment une préférence pour le vers pair. Or, si comme on l’a vu, le traitement du 10s est assez classique, si le 11s et le 13s n’apparaissent pour ainsidire que dans des ensembles de 12s, et si le 16s et le 18s sont statistiquement assez occasionnels, l’innovation métrique de Jaccottet portera de façon plus visible sur le 14s. Absent du recueil de 1953, ce vers long apparaît vraiment dans L’Ignorant : 7 poèmes y sont écrits en 14s et 6 y sont polymétriques, associant les vers de 14s à ceux de 10s ou de 12s, principalement, mais aussi à ceux de 8s et de 16s.

Cette préférence pour le 14s peut s’expliquer par le fait que comme le dit Mazaleyrat, dans le cas des «ensembles métriques étendus», l’intelligence des structures métriques n’est pas abstraite: passée une certaine longueur, le lecteur n’entend plus les rapports des mesures entre elles. «Dès lors, de deux choses l’une: ou bien cette redistribution se fait par structures métriquement perceptibles, ou l’ensemble ne parvient pas à se réordonner dans ses parties. Dans le premier cas, on reste dans le système du discours versifié; dans le second, on en sort.» [22] Il va donc s’agir pour Jaccottet de structurer l’écoute de ce vers sans en sacrifier pour autant les avantages: en effet, le 14s n’ayant pratiquement pas de tradition métrique, il est facile d’inventer ou de réinventer dans sa longueur des formes métriques variées, et de les combiner les unes avec les autres…

Pour ce qui est de la tradition métrique du 14s, J.-M. Gouvard mentionne que ce vers a été employé dans la lyrique médiévale sous la forme 7-7, et qu’on le trouve encore dans les textes destinés à être chantés. Au XIXe siècle, le 7-7 n’est plus guère employé et les quelques poètes qui composent des vers de 14 syllabes le font de préférence sur un mètre 6-8. On retrouve cette tendance dans l’écriture poétique de Jaccottet qui ne recourt quasiment pas au mètre 7-7. Les deux mètres les plus présents sont ainsi d’une part ceux qui se rattachent au décasyllabe, redoublé à l’ouverture (4-4-6) ou prolongé (4-6-4) ce dont on a l’exemple aux vers 1, 8, 9, 13 et 14 du «Locataire» dans le recueil L’Ignorant , bâtis respectivement en 4-4-6, 4-6-4, et 6-4-4; et d’autre part le mètre du 6-8 avec sa variante combinatoire 8-6 qui concerne tous les autres 14s.C’est en effet cette mesure que préfère de loin Jaccottet, des poèmes comme «Blessure vue de loin» ou «L’Aveu dans l’obscurité» composés exclusivement en vers de 14 syllabes en témoignent. La cadence est parfois si régulière qu’on entend très nettementle roulis du 6-8 comme c’est le cas par exemple à la fin de la première section du «Livre des morts». Cette régularité crée un effet de pression métrique, l’influence relative que joue la réitération d’une structure métrique dans une suite de vers est en effet parfois telle que, parvenu au énième vers de cette suite, le lecteur a tendance à plaquer surl’occurrence en question la forme qu’il a perçue dans les vers précédents. Tout se passecomme si Jaccottet cherchait à donner au mètre 6-8 une structure aussi forte que l’est celle du 6-6 pour le 12s, renforçant au besoin la régularité par cette récurrence phonique qu’est la rime.

Deux analyses concurrentes permettent d’appréhender ce mètre: on peut en effet y voir la combinaison de deux mètres simples, et donc souligner ses parentés avec la légèreté des vers brefs ou l’apparenter au vers noble par excellence qu’est l’alexandrin. M. Monte préfère cette deuxième hypothèse et propose notamment de lire le 14s comme un alexandrin augmenté en son début (8-6) ou amplifié à sa fin (6-8) et lie cette analyse à la gravité qui empreint le plus souvent les poèmes écrits en 14s. «On peut faire l’hypothèse que les vers de 14 syllabes qui n’appartiennent pas à la tradition mais que Jaccottet utilise au même moment dans sa traduction de L’Odyssée ont été choisis pour leur ampleur personnelle permettant de faire coïncider le vers et la phrase et de donner de la solennité au propos.» Cette analyse est corroborée par la rareté des enjambements, rejets et contre-rejets dans ces poèmes écrits en 14s ainsi que par le fait que ce mètre long est de préférence combiné avec le 12s.

Compte tenu de l’espace dévolu au 14s dans ces trois recueils, et de son absence detradition métrique, le travail élaboré sur ce mètre complexe ne peut pas avoir la même envergure que dans le cas de l’alexandrin: les variations autour du 6-8 seront donc relativement modérées, au mieux note-t-on une certaine souplesse dans le décompte qui oscille parfois entre le 13 et le 15 (vers 5 ou 7 de «Dans un tourbillon de neige» [27]) ou un mètre proche du 7-7 (comme le vers 8 de «Qui m’aidera» mesuré 4-3-4-3), mais il vaut mieux parier d’emblée sur l’intérêt des combinaisons de ces mètres longs entre eux ou avec des mètres brefs, d’autant qu’ils en portent en eux la mesure.

Des effets de la polymétrie

Hormis le cas de L’Effraie qui ne compte que deux poèmes en vers polymétriques,les recueils de Jaccottet exploitent le grand nombre de mètres mis à leur disposition. Il est remarquable que ce soit lorsque le poète revendique dans le titre un nouveau statutgénérique pour sa poésie («notes», «lettre»…) donc une forme plus évanescente, plusliée à l’instant, qu’il commence à introduire de nouveaux mètres complexes et à mêlervers courts et vers longs. Les «Nouvelles notes pour la semaison» ou les «Notes pour lepetit jour» sont tout à fait représentatives de cette nouvelle orientation de son écriture.Le premier poème marque l’introduction du 14s et prolonge le travail commencé dans «La Semaison», où l’introduction du mètre bref constituait un facteur déterminant au regard de l’esthétique du haïku. Le second poème présente à première vue les caractéristiques du vers libre mais un regard plus attentif montre une grande régularité dans l’emploi des mètres complexes et de fécondes associations avec des mètres plus brefs. On peut en analyser le schéma métrique ainsi:

4-4-4

6-6

6-6

12

6-6

6-6

12 - >

6-6 (apocope)

4-4-4

8-4 - >

4-4-4

4-4-4

*

7

7

7

7

*

7

7

7

*

7

7

7

7

*

4-6

8

8

8

7

6-6

4-4-4

6-8

7

6-6

4-10

8

7

8

8

8

8

7

*

8

7

7

7

8

8

On observe que la première section est écrite en 12s, les trois sections médianes enheptasyllabes avec un travail parfois remarquable sur la trame sonore [29]; l’avant-dernièresection opère comme une synthèse des deux expérimentations métriques précédentes, introduisant aussi le décasyllabe et le 14s, enfin, le dernier temps du poème mélange assez librement 7s et 8s, les mètres de la chanson, au moment où le lyrisme se laisse émerveiller par la simplicité. S’il faut bien se garder d’analyser l’évolution de la métrique de Jaccottet en termes de linéarité (les poèmes qui suivent «Notes pour le petit jour», «Au petit jour», «Le Secret» reviennent sans trop de recherches remarquablesau cadre du 12s), on ne peut en revanche manquer de constater que sur la période que recouvrent ces deux premiers recueils, le poète multiplie ses recherches, confère à de nouveaux mètres une assise remarquable, adapte la longueur métrique à la nature de son propos, joue parfois des contrastes, et gagne donc en légèreté de ce passage par une plus grande complexité métrique.

Vers un chantonnement plus humble

Une pause sur le chemin du vers libre

Ne serait-ce que sur le plan typographique, cette polymétrie accentue au fil des recueils la sensation d’une évolution de la métrique de Jaccottet du vers traditionnel au vers libre. En effet une approche un peu grossière du vers libre laisse croire que cette écriture poétique procède selon des passages à la ligne plus ou moins arbitraires, correspondant au plus près à une prosodie naturelle. Cette interprétation pourrait être corroborée dans la lecture des vers de Jaccottet par le statut instable du e muet, syllabéou non, par le net recul après L’Effraie des enjambements et des rejets dans ses vers ainsique par la réévaluation du statut des coupes dans certains mètres complexes. Mais cette analyse un peu rudimentaire s’arrête là. En effet, chercher à s’approcher de la parole ne signifie nullement que le vers doive se rabattre sur elle, il serait en effet naïf de croire en l’immédiateté de la parole lyrique.

On considère ainsi souvent que le vers libre abandonne ce qui est constitutif de la métrique même: la construction d’équivalences formelles. Or c’est précisément le contraire qui se produit chez Jaccottet, son usage des mètres et du rythme (s’appuyantaussi bien sur les coupes que sur les récurrences phoniques) est très concerté. Libérant sans trop de violence le vers traditionnel de quelques carcans formels, Jaccottet ne brûle pas pour autant ce qu’il a adoré et n’écrit pas dans des vers qui n’auraient plus rien de métrique. Il se situe dans l’une des innombrables possibilités de variations qui existententre le poème versifié et le poème non versifié. Jusqu’à Leçons au moins encore, même si ce dernier recueil ménage des écarts encore plus grands avec la métrique traditionnelle, on est dans l’ordre des combinaisons métriques et non du vers libre (entendu dans une acception où la liberté est au plus proche de la licence), les vers sont mesurés et leur mètre est d’autant plus sensible qu’il s’inscrit dans un ensemble où la pression métrique appuie en faveur de telle ou telle structure, du binaire par exemple.

À moins que nous ne soyons dans le paradoxe du vers libre selon Jacques Roubaud [30] .Ce poète et critique énonce «le paradoxe du vers libre: à savoir qu’il ne l’est pas et que,loin de réussir à délivrer la poésie française des contraintes qui historiquement pèsent sur elle, son adoption a réussi en définitive à leur assurer un sursis en les maintenant sous une forme dissimulée; il se révèle être un instrument privilégié de la survie de l’ancien. Cet échec du vers libre éclate inséparablement de son triomphe.» Sa démonstration tend à prouver que le classicisme du vers libre repose sur la façon dont il se définit contre le vers traditionnel, affirmation qui a eu, au moins au début, une considérable vertu libératrice. Un tel vers se définit alors selon trois règles négatives (il est non césuré, non compté, non rimé), ces trois règles qui posent, on le voit bien, le vers libre commun comme antinomique du vers traditionnel. Roubaud entend ici montrer l’incapacité dans laquelle s’est trouvé le vers libre standard de créer autre chose qu’un anti-alexandrin qui se serait durablement substitué à lui: l’alexandrin serait en effet resté sa référence exclusive.

Mais, continue-t-il, dès que la référence a disparu, ou s’est simplement affaiblie, dès qu’elle est contestée, cachée, alors au contraire le vers surgit partout. De l’ancienne prosodie apparaissent des segments de phrase comptés suivant la métrique, des sélections lexicales (mots ou groupes de mots marqués d’un sceau de noblesse, leur emploidevenant une sorte de citation), des inversions [31]… Or il me semble que c’est précisément cela que Jaccottet cherche à éviter. Il y a dans ces procédés comme une gratuité qui correspond mal à ses exigences d’authenticité, de justesse. Ces «drapeaux de la poétique ancienne» apparaissent généralement, analyse toujours Roubaud, lorsque le poète manifeste une intention tragique ou lyrique, a le désir de rendre compte d’un beau couchant (ou de toute autre circonstance équivalente), ils rappellent alors fort malheureusement ces écriteaux dont parlait Réda: «ici poésie». Avec Jaccottet, nous ne sommes donc ni dans l’alexandrin régnant, ni dans l’anti-alexandrin, nous avons affaire à quelque chose d’intermédiaire entre l’alexandrin et le vers libre et c’est, me semble-t-il, précisément cette position médiane qui lui permet de continuer à travailler sa poétique sur d’autres plans, comme s’il faisait une pause sur le chemin qui le mène au vers libre, une pause lui permettant d’élaborer son chantonnement propre tout en évitant l’écueil d’une écriture poétique bien plus visible dans son intention que dans sa réalisation, en échappant donc à l’artifice d’une diction rhétorique.

Il suffit pour s’en convaincre de regarder de plus près le fonctionnement d’un poèmecomme «On le déchire, on l’arrache» [32] dans Leçons, recueil le plus proche dans notre corpus du vers libre. Ce poème combine des mètres de 5s, 6s et 7s avec des décasyllabes et des 12s.

7

8-4 – >

5

12

8

7

4-6

4-6

6-4

8

6

6-6

4-6

7

Dans ce poème, les «métaphores» sont mises à distance comme l’indiquent les guillemets de la seconde section, la brièveté a une fonction expressive comme au vers 3 [33] ou exprime a contrario l’impossible envol, par exemple au dernier vers [34]; les séquences brèves successives sont généralement équivalentes (on n’entend en effet pas la différence entre un 7s et un 8s); quant au mètre complexe régulier, il n’apparaît qu’occasionnellement comme pour sertir un énoncé plus grave: on notera ainsi les deux décasyllabes consécutifs des vers 7-8 qui donnent forme à une parole énonçant au conditionnel une interprétation plus calme de la disparition. Enfin, le polyptote sur le verbe «déchirer» (3 occurrences dans les quatre premiers vers) attire notre attention sur la récurrence des phonèmes qui prend ici la forme d’une dissémination sur tout le poème des voyelles fermées [i] et [e], soutenue par les allitérations en chuintantes et en [r]. Jaccottet poursuit donc encore dans Leçons son travail sur les combinaisons métriques, se rapprochant sensiblement mais sans gratuité de la simplicité de la parole, voire de la conversation, préférant en ce sens le chantonnement au chant.

La simplicité de la parole et du chantonnement

Les procédés métriques que nous avons vus précédemment: multiplication des enjambements, statut instable du e muet qui le rapproche de la diction courante, travail typographique ou phonique visant à souligner les coupes, importance que prennent après Airs surtout les mètres brefs, souci de mettre en place une poétique de la note (comme l’affirmaient les propos de Jaccottet à ce sujet déjà cités en introduction)ainsi que différents procédés d’ordre rhétorique ou stylistique dont l’analyse n’est pas lelieu ici, se combinent et concourent à un gain de simplicité; le vers de Jaccottet prend comme un «air de conversation familière» (M. Monte). On comprend donc que le poète puisse dans Chants d’en bas considérer que «Parler» est une autre forme de chant.Enfin, bien des années après la parution des recueils qui nous intéressent ici, Jaccottet dira:

Cette impossibilité d’écrire un seul poème non pas même admirable, bien sûr, mais simplement satisfaisant, sonnant juste, c’est-à-dire en quelque sorte accordé à ma vie se prolongea quatre ans durant […] pourtant, surtout, je croyais avoir acquis, avec les derniers poèmes de L’Ignorant, comment dire? un ton, un rythme, un accent, une façon de maintenir le discours à mi-hauteur entre la conversation et l’éloquence .

Ce souci d’équilibre et de simplicité ne va pas sans modifier considérablement la nature du lyrisme de Jaccottet. Ce que l’on a en effet déjà caractérisé à l’occasion de quelques analyses comme expression de son chantonnement propre s’appuie véritablement sur son système métrique entendu au sens large et s’en inscrit d’autant mieux dans sa poétique. La tension de son écriture entre mélancolie (sensible notamment dans les failles du vers traditionnel) et émerveillement (que le mètre bref est parfois le mieux à même de transcrire) crée ainsi un espace fragile d’où s’élève le chantonnement tremblant de son vers. Lorsque le poète joue de l’ambiguïté entre prose et poésie, du décalage entre le mètre et la syntaxe, entre le son et le sens, il manifeste un désaccord intime au vers comme au rapport au monde. Le traitement que Jaccottet fait du vers de 12s, et plus particulièrement du mètre de l’alexandrin corrobore cette hypothèse, et Isabelle Lebrat y voit notamment la marque de ce que

la «beauté faible», prônée par le poète, ne peut être mise en œuvre que dans une forme poétiquement affaiblie, ainsi que dans un alexandrin lui-même défaillant.

L’alexandrin est le vers noble de la poésie, au point que son histoire se confond presque avec celle de la poésie française. S’il apparaît dans les poèmes de Jaccottet sous forme fantomatique, c’est bien le signe que toute la poésie et le poétique sont vécus sur le mode de la nostalgie.

Elle poursuit en citant Meschonnic: «L’alexandrin était un rapport au monde. C’est ce rapport qui est fini. Parce que ce monde aussi est fini.» On peut donc dire que le maintien du 12s est le signe de cette nostalgie comme la polymétrie et la recherche incessante de procédés formels marquent la volonté d’approcher pour un instant encore l’éblouissement d’une beauté que l’on sait finie.

Face à cette mélancolie, dès L’Effraie, avec des poèmes comme «La Semaison», le pôle de l’émerveillement structure le dire. Celui-ci gagne en profondeur et en efficacité après le recueil Airs. Jaccottet a en effet appris de son passage par les haïkus la densité poétique, «ne pas trop s’appesantir» devient une exigence essentielle au service de laquelle se met la combinaison de mètres de différentes longueurs et structures. D’être alors de plus en plus associé à des mètres plus brefs, le 6-8 fait moins l’effet d’un alexandrin augmenté que d’une combinaison de deux vers consacrés par une longue tradition poétique comme étant les vers de la chanson. On peut par exemple regarder de près les combinaisons métriques dans «Plutôt le congé dit», du recueil Leçons , où la polymétrie cache mal que chaque vers commence par une séquence de six syllabes (6-8 / 6 / 6-6 / 6-8 / 6-3 / 6 – > 6 / 6 / 8) sauf le dernier, mètre bref de huit syllabes que le 6-8 avait déjà bien préparé. Ces deux pôles de l’écriture jaccottetienne, mélancolie et émerveillement, ne doivent pas être dissociés dans la mesure où c’est précisément en passant par le plus bas que le poète atteint cette capacité d’envol que commente si justement J.-P. Richard.

C’est donc au cœur de cette contradiction, sur son fil, que se tient l’écriture poétique de Jaccottet, en «cette position intermédiaire entre désespoir et célébration qui lui paraît la seule possible». Tout au long de ces premiers recueils, il apprend donc, comme il le dit lui-même, à «baisser le ton», à «abréger ses tâtonnements». Pour ce faire, il développe les effets qui relèvent de la superposition de différentes structures; comme on l’a vu pour le premier poème de L’Effraie où les coupes et les assonances dessinaient une structure plus légère sous le bloc d’alexandrins, on devine que tout le travail de Jaccottet va consister à faire s’élever de ces déséquilibres mêmes un chantonnement, une légère présence rythmée et musicale. Bien plus souvent aérien et tremblant que régulier, ce chantonnement ne cherche pas à enchanter la douleur mais plutôt à en exprimer la vérité. De même qu’il ne voulait ni abandonner la rime ni sacrifier la justesse du dire à sa présence [40], Jaccottet ne veut ni renoncer à la mesure réglée ni sacrifier à une mécanique une parole authentique: la création d’un espace plus musical dans une structure plus réglée représente alors une solution efficace qui tire bien des effets des deux procédés convoqués.

Ainsi Jaccottet accède au chantonnement avec les moyens du grand chant précisément parce qu’il cherche quelque chose qui soit à la fois simple et mesuré. Le proposcomme la métrique du premier poème de Leçons témoignent de cette intention. Dans «Autrefois», le poète fait retour sur les recueils passés, mais le fait la «main plus errante, plus tremblante» [41] parce qu’il a compris qu’il lui fallait maintenant gagner en humilité.

Autrefois
moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,
me couvrant d’images les yeux,
j’ai prétendu guider mourants et morts.

Moi, poète abrité,
épargné, souffrant à peine,
j’osais tracer des routes dans le gouffre.

A présent, lampe soufflée,
main plus errante, tremblante,
je recommence lentement dans l’air.

Dans ce bref poème, Jaccottet combine des mètres simples, (légers donc, et souvent appuyés à l’initiale d’une attaque brève) et des mètres complexes (en l’occurrence le décasyllabe dans lequel se coule à la fin de chacune des trois sections une réflexion sur son activité poétique). Il associe également aux coupes libres du 6s, 7s ou du 8s desassonances très riches qui dessinent sous la structure métrique un chantonnement feutré. Le schéma suivant met en parallèle le mètre, les coupes possibles et les assonances (soulignées en gras lorsqu’elles sont à une position forte).

3 3 - - oi

7 4-3-4 oi - - é / - - ã / - ã - -

7 8 - ou ã - - - - -

4-6 4-4-2 - é ã - / - é ou ã/é -

6 1-5 oi / - - - - é

7 3-4 é é / ou ã - -

4-6 4-6 - é – é / - ou – ã - ou

7 3-4 - é ã / ã – ou é

7 4-3 ãi – é ã - / ã ã

4-6 4-4-2 - - - ã / ã – ã ã - -

Il apparaît malgré l’inévitable subjectivité d’un tel schéma que les principales assonances se trouvent assez régulièrement à des positions stratégiques par rapport aux coupes du vers, ce qui renforce discrètement mais efficacement la musicalité d’un poème revendiquant comme projet poétique la recherche d’une parole plus humble. L’évolution du mètre de Jaccottet fait de cette pièce un poème presque performatif dans lequel le chantonnement se réalise en même temps qu’il s’affirme comme nouveau projet poétique.

Au terme de cette analyse, on peut essayer de retracer les grandes lignes du parcours métrique de Jaccottet dans les trois recueils qui nous intéressaient. La forte présence du 12s dans le premier recueil rendait paradoxalement plus visible le fait que le travail sur le mètre classique avait déjà commencé: la fréquence et la violence des enjambements apparaissaient en effet comme signe de ce qu’il fallait chercher quelque chose endehors ou à l’intérieur de ce mètre consacré par la tradition. La réévaluation des coupes,symétrique de toute une entreprise déstabilisatrice organisée autour de la sixième position, nous invitait à chercher au cœur du vers lui-même ce qu’il en était des tentatives de structuration autres. Ainsi, les élaborations de Jaccottet sur ces récurrences formelles portant de préférence sur les mesures brèves que sont les assonances semblent assez fécondes pour se poursuivre dans la suite des recueils en même temps que le travail s’accompagne d’une recherche sur des mètres plus longs et sur les effets des combinaisons métriques.

Il semble que plus ses choix le rapprochent du vers libre, plus son écriture se fait concentrée et concertée, comme pour se garder de céder à la gratuité poétique ou à unparler faussement simple. La simplicité est en effet quelque chose qui se conquiert, l’attention à l’immédiateté de l’instant ne doit nullement impliquer une croyance en la spontanéité de l’écriture. La justesse que recherche constamment Jaccottet ne s’obtient pas d’emblée et les choix qui président aux associations de mètres prennent sensaussi bien par rapport au type de discours auxquels ils sont associés que par rapport à tout ce travail sur la ligne sonore. C’est qu’en effet Jaccottet a progressivement appris à faire jouer les uns par rapport aux autres les différents procédés qui structurent ses vers et ses poèmes, ce qui lui permet de tirer parti des décalages qui tour à tour marquent le creux de la mélancolie ou l’effort pour se rapprocher de ce qui émerveille. Deces déséquilibres et de ces superpositions s’élève alors un chantonnement discret maisbien présent, une parole dont la justesse et la musicalité semblent avoir été gagnées lors du passage par ces enfers modernes que sont les écueils de la facilité ou de l’outrecuidance.

Une étude de la métrique de Jaccottet qui recourt ainsi autant à la trame sonore du vers est quelque peu aventureuse au regard des canons de la métrique. Cependant,elle me paraît se justifier tant d’un point de vue méthodologique (il s’agit en effet moins de commenter les effets stylistiques de telle allitération ou de telle dissémination que d’étudier la récurrence des phonèmes comme élément formel et donc structurant) que d’un point de vue épistémologique en ce sens qu’elle considère comme composants essentiels du vers moderne l’accent métrique, l’accent grammatical et les répétitions sonores, ou pour le dire autrement la mesure, le sens et la voix. La suite du travail métrique de Jaccottet le mènera véritablement au vers libre qu’il faudrait alors étudier dans son originalité a-métrique, mais pour le corpus présent, le problème était de voirle cheminement et les haltes qui constituaient les étapes essentielles de ce passage d’unemétrique apparemment traditionnelle à une métrique libérée. S’il s’agit pour Jaccottet de gagner en humilité et en transparence, de construire «de tout petits temples dans les mots» [42], cela ne peut apparemment se faire que dans une «langue de verre», pour reprendre un jeu de Maulpoix sur l’homonymie, qu’en faisant de la parole ce chant d’un oiseau, et lequel!, que cite la «Lettre du 26 juin» lorsqu’elle évoque [43] ce jour où «nous parlerons avec la voix du rossignol».


1

Toutes les références à ces recueils se feront dans l’édition de poche: Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, Paris, Gallimard (Poésie), 1971 (cité désormais Poésie).

2

Propos de Philippe Jaccottet, in Jean-Pierre Vidal, Philippe Jaccottet : Pages retrouvées. Inédits. Entretiens. Dossier critique. Bibliographie (Entretien avec Jean-Pierre Vidal, Grignan, 4-5 avril 1989), Lausanne, Payot, 1989, p. 127.

3

Philippe Jaccottet, dans la préface au livre d’Isabelle Lebrat, Philippe Jaccottet, tous feux éteints : pour une éthique de la voix, Paris, Bibliophane, 2002, p. 16.

4

Georges Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme : des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 6.

5

Michèle Monte, Mesures et Passages : une approche énonciative de l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Paris, Champion, 2002.

6

Poésie, p. 26.

7

Ibid., p. 39, 40, 41.

8

Ibid., p. 25: «tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.»

9

Ibid., p. 52: «Puis elle écrit sur l’herbe avec une encre légère» et «venue prédire la nuit de mars aux passagers».

10

Ibid., p. 25.

11

«(Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses/ j’en pourrais dire, et de tes yeux… […])».

12

Poésie, p. 34.

13

Michèle Monte, Mesures et Passages…, p. 34.

14

«Aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient».

15

Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 478.

16

«Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte?».

17

Poésie, p. 51.

18

Ibid., p. 32.

19

«la table, les objets sans soucis, la fenêtre».

20

Poésie, p. 168.

21

Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, 1999, p. 125.

22

Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, A. Colin, 1985, p. 26-27.

23

Poésie, p. 75.

24

Ibid., p. 74 et p. 82.

25

Ibid., p. 88.

26

Michèle Monte, Mesures et Passages…, p. 48.

27

«Ils sont incroyablement petits, sombres, pressés, […]» ou «Certes, ils n’amassent plus dans leurs greniers ni or ni foin, […]».

28

«Rien ne m’attend désormais que le plus long et le pire».

29

On peut à ce propos se reporter aux analyses de Jean-Pierre Richard, que l’on peut prolonger à l’envi, dans son ouvrage Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964, en particulier p. 322.

30

Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre : essai sur quelques états du vers français récent [1978], Paris, Ivréa, 2000, p. 14.

31

Ibid., p. 158.

32

Poésie, p. 173.

33

«notre fibre crie».

34

«pour l’envol d’aucun oiseau».

35

Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, Paris, Gallimard, 1957.

36

Isabelle Lebrat, Philippe Jaccottet…, p. 95.

37

Henri Meschonnic, La Rime et la Vie, Paris, Verdier, 1989, p. 217.

38

Poésie, p. 179.

39

Michèle Monte, Mesures et Passages…, p. 202.

40

«Conflit entre la rime et la «vérité». Je voudrais, parfois, la rime pour assurer la cohérence du poème; comme elle me fait dire autre chose que ce que je dois, je l’abandonne, ce qui n’est pas satisfaisant nonplus» (Philippe Jaccottet, La Semaison : Carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, 1984, novembre 1966, p. 120).

41

Poésie, p. 160.

42

Propos de Philippe Jaccottet rapportés dans Jean-Pierre Vidal, Philippe Jaccottet : Pages retrouvées…, p. 112.

43

Poésie, p. 69.