Dossier : Esthétique du vers


Le prédicateur et la référence
démonstrative dans le sonnet «Mais si faut-il mourir»
de Jean de Sponde

Éliane Delente

Université de Caen Basse-Normandie

eliane.delente@unicaen.fr

L’objet de cet article est de montrer que, par le biais de nombreuses désignations démonstratives, les procédures de référence mises en œuvre dans le sonnet «Mais si faut-il mourir» de Jean de Sponde engagent le lecteur à construire un univers permettant d’identifier les entités ainsi ciblées.
On analysera enfin comment les diverses stratégies référentielles se combinent de façon singulière à l’énonciation pour produire une écriture assignant la place du locuteur et du lecteur au centre d’un conflit de représentations du monde.

This paper aims at showing that in the sonnet “Mais si faut-il mourir” by Jean de Sponde, the multiplicity of demonstratives constitute referential procedures allowing the reader to build up a system of identification of the entities thus designated.
Last, the various referential strategies are combined to the enunciation (in their distinctive ways) to produce a text in which both speaker and reader are situated at the heart of conflicting Weltanchangs.

Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse,
Qui brave de la mort, sentira ses fureurs,
Les Soleils haleront ces journalières fleurs,
Et le temps crevera ceste ampoulle venteuse,
Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse,
Sur le verd de la cire esteindra ses ardeurs,
L’huyle de ce Tableau ternira ses couleurs,
Et ces flots se rompront à la rive escumeuse,
J’ay veu ces clairs esclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Ou d’une, ou d’autre part esclattera l’orage.
J’ay veu fondre la neige, et ses torrents tarir,
Ces lyons rugissans je les ay veus sans rage,
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.

Le sonnet II «Mais si faut-il mourir» fait partie d’une suite de douze sonnets intitulée Sonnets sur le mesme subjet qui apparaît comme un ensemble composé. Comme le note A. Gendre, les six premiers sonnets se caractérisent par «l’énonciation du prédicateur» qui «sermonne, il a le droit d’interroger ; il s’adresse, sur le ton de la menace, de l’ironie amère, voire de la pitié, à des «vous» qu’il est chargé de fustiger.» Cette énonciation du prédicateur distant fait suite dans les six derniers sonnets à une énonciation de l’engagement, le «je» s’incluant dans le conflit de la vie et de la mort.

Le poème se distingue, à première vue, par sa simplicité. Pourtant, il n’en pose pas moins un problème crucial d’interprétation qui engage tout propos sur ce poème.La combinaison des structures syntaxico-sémantique et métrique exhibe un haut degré de convergence. Si l’on excepte le premier hémistiche de v1, trois combinaisons syntaxico-métriques se partagent l’ensemble du poème. Les coïncidences sont les suivantes :

1) un énoncé et deux vers : les deux premiers vers de Q1 et Q2 ;

2) deux énoncés et un vers : le dernier vers (v14)

3) un énoncé et un vers : tout le reste.

L’organisation sémantique globale du poème ne coïncide donc pas avec la structure strophique. En revanche, la convergence entre l’énoncé et le vers est forte. Tous les énoncés du poème, mis à part le premier hémistiche de v1 et v14 dans son ensemble signifient chacun un procès de destruction spécifique. Ce haut degré de convergence entre le vers et l’énoncé n’implique pas pour autant une écriture métrique dénuée de dynamique. La plupart des SN désignant des entités vouées à l’anéantissement occupent le premier hémistiche quand le second traite de l’anéantissement à venir ou passé. La césure figure ce passage de la vie à la mort, de la puissance à l’impuissance. La place métrique des verbes joue un rôle dans cette dynamique du vers en l’utilisant comme espace : soit ils concluent le premier hémistiche, soit ils initient le second. Quant à l’organisation phonique, elle semble localement figurer le renversement que constitue ce passage de la vie à la mort. Ainsi dans v4 «Et le temps crèvera ceste am poulle v ent euse» où la suite TAN, passant par un état indéterminé AN aboutit au renversement ANT, figurant ainsi l’action de la mort. Il en va de même pour v13 «Ces lyons ru g i ssants , je les ay veus sans r age» dans lequel le bouleversement causé par l’impuissance à rugir est signifié phoniquement par un renversement de l’ordre des phonèmes.

Enfin, les quelques exceptions au principe de concordance entre mètre et syntaxe sont à cet égard remarquables. La discordance métrico-syntaxique la plus importante se situe au premier vers. La fin du vers vient briser l’élan du SN «la vie orgueilleuse» comme la mort brisera cette vie faite de vent. De même au vers 5, l’élan de la subordonnée «Ce beau flambeau qui lance» est brisé par la frontière d’hémistiche ; ce mouvement de jaillissement coupé en plein essor figure le devenir de tout être sur terre ; son mouvement est interrompu au plus fort de sa vitalité. La dynamique de vie et de mort devient dynamique rythmique.

Chaque quatrain comporte trois objets de destruction, le premier coïncidant avec le premier module, les deux autres coïncidant chacun avec un vers :

Q1 : – la vie orgueilleuse qui brave de la mort : v1-v2
– ces journalières fleurs : v3
– ceste ampoulle venteuse : v4

Q2 : – ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse : v5-v6
– l’huyle de ce Tableau : v7
– ces flots : v8

Le premier module du sizain comporte deux objets de destruction et le second, à l’image des quatrains, en offre trois. On notera au passage la très forte ponctuation entre les deux modules du sizain (les tercets). En effet, la ponctuométrie du sonnet est 3333 3339 339 339 quand la moyenne ponctuométrique des 6606 sonnets étudiés par J. Roubaud est 2328 2328 236 339. Les deux modules du sizain sont traités comme des strophes autonomes.

T1 : – ces clairs esclairs : v9
– l’orage : v11

T2 : – la neige : v12
– ses torrents : v12
– ces lyons rugissants : v13

Les entités vouées à l’anéantissement sont désignées principalement par des descriptions démonstratives et pour les référents uniques par des descriptions définies. On remarque donc de nombreux parallélismes morpho-syntaxiques et les procédés de juxtaposition ou accumulation. Un telle exploitation de la parataxe pose la question des relations entre les énoncés /vers /procès de destruction et en particulier du statut des descriptions définies et surtout démonstratives. C’est essentiellement à répondre à cette question que la présente étude s’attache sans viser aucunement à la complétude. Il importe alors d’examiner les différentes interprétations auxquelles ont donné lieu l’analyse de ce poème.

Interprétation métaphorique

Ce poème a fait l’objet de nombreuses analyses qui ne s’accordent pas toujours. A. Boase, opposant les deux premiers sonnets de la suite, avance que dans le sonnet I, la vision des vivants est éloignée de toute métaphore ; en revanche, dans le deuxième sonnet «tout est exprimé par métaphore. […] Ici les métaphores, par la suppression de toute explication, sont en voie de se transformer en symboles». L’interprétation de M. Richter n’est guère différente :

«[…] les métaphores (qui) constituent la substance, le tissu du sonnet : c’est une suite rapide et fulgurante d’emblèmes […].».

On comprend que cette interprétation résout le problème de la cohésion et de la progression du poème. Tous ces procès de destruction seraient des métaphores de la mort de la «vie orgueilleuse». Mais en 1973, J. Lechanteur publie une étude détaillée du sonnet II dans laquelle il conteste le fonctionnement métaphorique des énoncés en question :

«Le passage de la manière allégorique (cf. v1-v2) à la manière réaliste ne se traduit pas seulement par le choix des objets envisagés («fleurs», «ampoule venteuse»), mais aussi par la façon de les désigner, comme s’ils étaient sous nos yeux, au moyen de démonstratifs […].»

Pour J. Lechanteur, la cohérence et la gradation de l’idée visent à prouver l’«égalité de toutes choses, brèves ou longues, faibles ou fortes, devant la mort, et [la] valeur d’arguments de tous les exempla de la série pour l’homme qui en est le couronnement et la conclusion. Bien qu’elles soient surtout significatives en tant qu’ensemble continu et progressif, chacune des morts évoquées est l’image de la mort humaine, sans qu’aucun des objets (pas plus l’«ampoule venteuse» ou les «fleurs» que le «flambeau», l’«huyle» du «tableau» ou les «flots») soit une métaphore de l’homme.».

Enfin, A. Gendre note l’abondance de «métaphores accumulées à valeur allégorique semblable». Et plus loin, «les métaphores, nullement réalistes, mais symboliques correspondent à une série d’exempla, de topoi des arts de la mémoire, qui se suivent en asyndètes.». Par ailleurs, il note à juste titre la récurrence d’un procédé cher à Sponde : la subordonnée explicative, non restrictive, dont l’antécédent est souvent général et introduit par un démonstratif : «Ces déictiques prolongent le doigt du prédicateur […]».

Cette divergence d’interprétation pointe une difficulté inscrite dans le poème lui-même. Notre objectif n’est certes pas de réduire la pratique interprétative d’une texte poétique à sa référence. Mais le sonnet II de Sponde ne laisse pas le choix. La présence et le nombre des déterminants démonstratifs exigent que le problème soit éclairci afin d’attribuer un statut aux nombreuses descriptions démonstratives. On sera alors sans doute mieux en mesure d’interpréter cette juxtaposition d’énoncés.

Nous voudrions montrer que les deux interprétations ne sont pas contradictoires pour plusieurs raisons. Tout d’abord, à l’issue d’une première lecture, il est difficile de ne pas opter pour une interprétation métaphorique. Tous les énoncés/vers/procès d’anéantissement du poème, tendant vers l’allégorie, métaphorisent la mort humaine. L’interprétation métaphorique implique donc que les procès de destruction exprimés par les verbes «haler», «crever», «éteindre», «ternir», «se rompre», «passer», «éclater»,«fondre», «tarir» métaphorisent la mort humaine qui ouvre cette accumulation : «et la vie orgueilleuse qui brave de la mort sentira ses fureurs».

Si l’hypothèse métaphorique n’implique pas nécessairement que tous les SN définis et démonstratifs du poème fonctionnent comme métaphores de la vie orgueilleuse,néanmoins toutes les entités ainsi désignées symbolisent la vanité, l’orgueil et la puissance ostensible. C’est particulièrement net pour le syntagme nominal démonstratif (désormais SND) «L’huyle de ce Tableau» dont la majuscule empêche d’y voir un simple tableau.

Il est remarquable que le refus de l’interprétation métaphorique chez J. Lechanteur est motivé par la présence des démonstratifs. Une relation de coréférence ne pouvant s’établir entre les SN désignant ces entités et le SN «la vie orgueilleuse», il a écarté un emploi anaphorique de ces démonstratifs ce qui l’a conduit à refuser l’hypothèse métaphorique pour ne retenir que l’hypothèse d’un emploi déictique. Depuis lors, les travaux sur les démonstratifs se sont considérablement développés. Selon la définition mémorielle des démonstratifs, est anaphorique le démonstratif qui renvoie à une entité déjà mentionnée dans le discours ou qui est généralement connue. Il est certain que les démonstratifs du sonnet ne marquent pas une continuité pure et simple avec une mention antérieure. En revanche, divers moyens syntaxiques tels que les épithètes de nature, les relatives non restrictives ou encore la majuscule contribuent à présenter ces entités comme généralement connues. De plus, on peut noter une relation de nature inférentielle. Les SND pointeraient sur un objet non mentionné par le contexte mais calculable à partir de ce contexte. Le locuteur a préalablement construit discursivement l’objet «la vie orgueilleuse qui brave de la mort». Les propriétés exprimées par l’épithète «orgueilleuse» et la relative non restrictive «qui brave de la mort» sont présentées comme inhérentes à l’objet qui est alors donné comme une entité connue. Son statut d’entité connue peut justifier que le référent soit désormais saillant dans l’esprit du lecteur. Les exemples qui suivent sont alors présentés comme des «instances» de la catégorie «la vie orgueilleuse qui brave de la mort». Loin d’être parfaitement satisfaisante, l’hypothèse anaphorique ne peut être totalement écartée ; néanmoins, on ne peut non plus exclure l’hypothèse déictique. Il semble même que le poème se construise sur cette indétermination. En effet, s’il est difficile d’écarter l’hypothèse métaphorique (en particulier pour les SND «ceste ampoulle venteuse» et «ce Tableau»), reste que les démonstratifs obligent le récepteur à chercher le référent visé. Dans ces conditions, c’est le texte lui-même qui oblige à une interprétation déictique également.

L’interprétation déictique

Une première objection pourrait surgir. On sait que les déictiques ont un sens intructionnel qui engage le récepteur à identifier le référent à partir du contexte d’énonciation du déictique : le lieu, le temps et le locuteur. Selon cette définition, le discours littéraire n’offrirait donc que des emplois anaphoriques des démonstratifs. Pourtant, ce type de discours offre de nombreux exemples de démonstratifs non précédés d’unemention antérieure.. S’attachant à analyser la spécificité de la référence démonstrative et du mode de donation des référents, les travaux de ces dernières années ont montré que les déictiques dans le discours littéraire sont des instructions à reconstruire une situation énonciative fictive. Par ailleurs, la thèse selon laquelle le discours de fiction ou la poésie invente un dialogisme spécifique, partant, une position du sujet d’énonciation et du sujet de lecture, n’est pas nouvelle. Comme ces démonstratifs ne peuvent désigner des entités qui se trouveraient dans l’environnement du lecteur, la solution est à chercher du côté du contexte d’énonciation qui implique l’énonciateur et l’expérience qu’il a du monde dans lequel il est situé ainsi que le lecteur et l’expérience qu’il peut se faire du monde évoqué. Mais bien souvent, la situation d’énonciation n’est pas une donnée immédiate, elle est à construire par le récepteur. Il est donc possible de retenir l’hypothèse que les démonstratifs dans le sonnet connaissent un emploi mémoriel : ils situent le(s) référents(s) dans un nouvel univers de conscience. Le lecteur est ainsi conduit à construire un contexte qui lui permettra d’identifier les référents des démonstratifs sachant qu’ils opèrent toujours une rupture par rapport au contexte précédant leur énonciation. Si l’on se souvient que le sonnet précédent s’attachait à dénoncer l’acharnement des hommes à vivre dans l’oubli de la mort et que le sonnet II s’ouvre par «Mais si faut-il mourir», on comprend alors que le locuteur/prédicateur du sonnet II fasse référence à des entités appartenant à un nouvel univers de conscience puisqu’il s’oppose à cette vie oublieuse de la mort. Les démonstratifs ont alors pour fonction d’apporter du nouveau. Ils isolent les référents en les détachant du contexte précédent, marquant ainsi une rupture avec celui-ci. Ces référents sont détachés du contexte précédent car la mort ne les oubliera pas, ils sont tous voués à l’anéantissement. Le locuteur /prédicateur instaure donc une rupture brutale entre l’expérience que les hommes / lecteurs se font du monde, expérience faite d’orgueil et de vanité, fondée sur l’oubli de la contingence et de la mort et l’expérience que lui-même s’en fait, présent à la mort, réitérant de diverses manières l’instabilité et la contingence radicale du monde. Les référents des démonstratifs appartiennent donc tous à l’univers de conscience du prédicateur.

Cette hypothèse conduit à voir dans les énoncés/vers/procès de destruction une accumulation d’exemples de la nécessité de mourir. Pour autant, la présence de plusieurs SND n’implique pas qu’ils construisent tous leur référence de manière similaire.

Diverses stratégies référentielles

La convergence du vers et de l’énoncé masque une richesse de stratégies référentielles qui s’organisent plutôt à un niveau supérieur, celui de la strophe. En effet, le mode de donation de ces référents diffère selon que le N est ou n’est pas accompagné d’expansions et selon la visée argumentative de ces expansions.

Le second module de Q1 présente deux SND «ces journalières fleurs» et «ceste ampoulle venteuse» comprenant tous deux une épithète qui exprime une propriété dévalorisante : le défaut de durée, de permanence dans le premier cas, le défaut de consistance dans le second cas. Dans les deux énoncés, la visée argumentative est la même. Pourtant, la place de l’adjectif, antéposé pour «journalières» et postposé pour«venteuse» indique un emploi différent. Que l’épithète «journalières» soit antéposée ou postposée au substantif n’entraîne pas un changement de sens de l’adjectif mais une modification de la manière, pour le locuteur, de présenter la propriété. Les relations entre l’épithète «journalières» et le substantif «fleurs» sont telles que le contenu conceptuel de «journalières» est impliqué/englobé dans le contenu conceptuel de «fleurs». Il n’apporte donc aucune information nouvelle et pour cette raison doit précéder le N. L’adjectif est alors employé comme épithète de nature. Du point de vue énonciatif, ce n’est pas tant le prédicateur qui assume l’attribution de cette propriété au N mais un énonciateur anonyme et général. Le caractère éphémère des fleurs est donc présenté comme une propriété notoire, s’attachant à toutes les fleurs, que le prédicateur ne fait que rappeler. Comment alors interpréter la notoriété de la propriété avec la nouveauté du référent introduit par le démonstratif ? Pour ce premier SND qui ouvre l’énumération, le prédicateur se contente d’adhérer à une représentation des fleurs qui, certes, entre en conflit avec celle que se font les hommes oublieux de la mort, d’où l’usage du démonstratif, mais sans l’assumer comme énonciateur singulier. Il ne fait que fournir une représentation partagée fondée sur l’orgueil et la vanité. Ce SND conduit alors le lecteur à construire le nouvel univers de conscience en rupture avec le précédent. Les entités désignées par ce SND appartiennent à l’univers de conscience du prédicateur fustigeant les hommes/lecteurs s’accommodant de la vanité des choses terrestres. J. Rieu a bien montré que chez Sponde l’allocutaire, qu’il soit directement désigné par «vous» ou par les apostrophes nombreuses, coïncidait avec le lecteur vu comme un pécheur à convertir. Il en va différemment du second SND «ceste ampoulle venteuse». Le contenu conceptuel de l’adjectif «venteuse» est également compris dans celui du N «ampoulle» mais l’adjectif est postposé au nom. Le prédicateur ici attribue au N la propriété en question, il en est l’énonciateur. Le lecteur est alors conduit à interpréter l’adjectif comme apportant des informations nouvelles. Il indique les traits descriptifs pertinents dans le contexte en établissant un lien avec le prédicat.

Le premier module de Q2 présente à nouveau un SND «Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse» dont le fonctionnement est relativement complexe. W. de Mulder et Récanati défendent une théorie de la référence directe selon laquelle le contenu descriptif des énoncés comportant un SND est à prendre en compte dans l’acte même de référer. Le mode de donation de l’objet qui dépend des connaissances dont disposent les (inter-) locuteurs au moment où le démonstratif apparaît joue donc un rôle dans l’identification des référents. Cette version faible de la théorie de la référence nous semble indispensable pour analyser les SND «Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse» en Q2, «ces clairs esclairs» dans le module 1 du sizain et «ces lyons rugissants» dans le module 2. Dans les trois cas, le N est accompagné d’expansions qui expriment la beauté et/ou la puissance. Les épithètes de nature «beau» et «clairs» sont, de plus, soulignées par la paronomase. Le fait que l’adjectif est compris phonétiquement dans le N vient renforcer l’emploi de l’adjectif comme EN, c’est-à-dire que le sémantisme véhiculé par l’adjectif est présenté comme englobé/impliqué dans le sémantisme véhiculé par le N. Par ailleurs, ni la relative explicative «qui lance une flamme fumeuse» ni l’épithète «rugissants», pas plus que les EN, ne restreignent l’extension des N «flambeau», «esclairs» et «lyons». Ces expansions ont en commun de ne pas apporter d’informations nouvelles par rapport au N. La relative explicative et les épithètes indiquent ici les traits descriptifs qui sont pertinents dans le contexte. Reste pourtant à expliquer en quoi ces traits sont pertinents dans le contexte puisque, curieusement, ils ne permettent pas d’établir un lien avec le prédicat, bien au contraire. D’une part, les expansions expriment des propriétés telles que la beauté et /ou la puissance, d’autre part, le prédicat porte sur l’anéantissement de ces propriétés. En réalité, les expansions apportent des propriétés communes à tous les N en question (ou présentées comme telles), propriétés générales, stables, ce qui conduit le lecteur à évoquer une représentation prototypique de l’objet. Ces objets sont présumés déjà catégorisés par le locuteur/prédicateur qui exploite les connaissances encyclopédiques des hommes / lecteurs non pas pour les partager mais bien pour les rejeter. L’identification des référents et leur mode de donation supposent ici la construction d’un contexte dialogique conflictuel, de joute dialectique mimant la dualité du monde terrestre et du monde spirituel. Par le démonstratif, le locuteur/prédicateur désigne des référents situés dans son univers de conscience, en rupture avec le contexte précédent, l’univers terrestre de l’oubli de la mort, celui des hommes/lecteurs. En outre, les prédicats annonçant la mort (Q1, Q2), ou témoignant de la mort (T1, T2) sont liés à cette rupture, ils la confirment. En revanche, par les expansions, il donne les référents en s’appuyant sur des connaissances encyclopédiques présumées partagées, connues, subsumées par le N. Ce mode de donation des référents entre en conflit avec la référence démonstrative et le contenu des prédicats qui impliquent une rupture avec l’univers des hommes /lecteurs/pécheurs. Le lecteur se trouve ainsi face à un conflit entre deux types d’informations : d’une part, le démonstratif véhicule une information procédurale qui implique de chercher une entité nouvelle en rupture avec les circonstances précédentes. À cela, il faut ajouter le contenu des prédicats qui annoncent cette rupture ou en témoigne ; d’autre part, l’épithète de nature et la relative explicative exploitent une représentation stable, partagée dans les circonstances précédant l’échange (la vie terrestre oublieuse de la mort). Cette contradiction entre deux instructions recevra une interprétation par implicature : l’épithète de nature et la relative explicative seront interprétées comme non prises en charge par le prédicateur qui n’exploite ces représentations prototypiques que pour mieux s’en distancer. Les expansions de ces SND seront donc interprétées comme des mentions ironiques. Le prédicateur traite la stabilité partagée des représentations que les hommes/lecteurs/pécheurs se font des objets du monde avec une distance ironique en mettant en scène le caractère factice de la stabilité de leur savoir. La puissance et la séduction inhérentes aux objets du monde ne conduisent pourtant qu’à leur anéantissement. À cet égard, le SN «L’huyle de ce Tableau» bien que dépourvu d’expansions, ne fonctionne guère différemment. La majuscule permet au prédicateur de garder une distance ironique en référant à ce symbole de la vanité de toute création artistique humaine.

Le destinataire est invité à évoquer une représentation prototypique des entités ainsi ciblées, représentation qu’il suppose a priori partagée avec l’énonciateur jusqu’à ce que les prédicats combinés avec la désignation démonstrative l’oblige à réinterpréter le contenu des SND. Quant au prédicateur, il sait que les hommes/lecteurs connaissent les propriétés analytiques (ou présentées comme telles) des N dont il les entretient. Il suscite donc une représentation partagée, stable chez le lecteur pour aussitôt/simultanément refuser sa prise en charge, refuser de l’assumer, s’en distancer ironiquement. La stratégie référentielle à l’œuvre dans Q2 et dans le sizain est donc très différente de celle qui est adoptée dans Q1. Dans Q2 et dans le sizain, le mode de donation des référents est polyphonique. Ce fonctionnement polyphonique des SND est remarquable de modernité. Il implique non seulement une grande mobilité dans les attitudes énonciatives mais également une relation étroite de ces attitudes avec les procédures de référence. La désignation démonstrative et le mode de donation des référents donnent à voir un dialogue conflictuel entre deux instances représentants deux univers antagonistes : le prédicateur, représentant l’univers spirituel et les hommes / lecteurs /pécheurs, instances du monde terrestre. La désignation démonstrative, par le détachement qu’elle implique, donne également à voir l’apprentissage du détachement auquel le lecteur doit se livrer.

Si certains démonstratifs, dans les œuvres romanesques, sont marqueurs d’empathie engendrant une identification avec la personne qui participe aux événements, chez Sponde ils sont résolument marqueurs de conflit, de dualité.

Du particulier au général

Au bout du compte, on peut conclure à une référenciation incertaine car le choix d’une lecture déictique, dicté par le texte lui-même et globalement validable, n’élimine pas pour autant une certaine faiblesse relative au caractère général des entités désignées. Le texte se construit sur cette indétermination portant sur le caractère général et /ou particulier des entités désignées par les SND. Le poème s’ouvre et se clôt par un énoncé générique et universel «Mais si faut-il mourir» qui fonctionne comme la morale du sonnet, circulaire, à laquelle nul ne peut échapper. Cette stratégie explicite la généralité et relève plutôt de la démonstration syllogistique. Mais le poème, ainsi borné à son initiale et à sa finale, développe une autre stratégie d’écriture qui consiste à induire la généralité du propos par le processus évocatif. Le statut d’exemples des nombreux SND, le pluriel fréquent, les épithètes de nature et les relatives non restrictives sont autant de moyens linguistiques pour, à partir d’entités particulières, induire la généralité.

En revanche, l’évocation de ces entités particulières tirant vers le général produit un effet intéressant. J. Lechanteur insistait à juste titre sur la façon de désigner ces objets «comme s’ils étaient sous nos yeux, au moyen de démonstratifs» à ceci près que les démonstratifs ne sont pas seuls à produire cet effet. Les expansions des N dans les SND, exprimant des propriétés prototypiques, déclenchent un processus d’évocation dont l’effet est une mise en présence de l’objet. Cette mise en présence de l’objet conduit le lecteur à se remémorer une émotion ou une perception telles que la satisfaction et la fierté à admirer la puissance de l’homme, de ses créations, du cosmos. Cette émotion se heurtera à l’annonce d’anéantissement, ce qui conduira à implanter chez lui une attitude de modestie selon la doxa du prédicateur. L’attitude énonciative combinée à la référenciation donne à voir la dualité entre la doxa dominante et une contre-doxa: celle du prédicateur. L’approche paraît différente dans le sizain. Tout d’abord, les SND y sont moins nombreux ce qui est dû au caractère unique de certains référents : le tonnerre, l’orage et la neige. Par ailleurs, les expressions référentielles ne semblent plus attribuables à un sujet de conscience. L’accès au monde représenté se ferait par le biais d’un sujet de perception : «J’ay vu». Pourtant, l’aspect accompli de la forme verbale oblige à nuancer cette position. Les situations évoquées dans le sizain, au moment où le locuteur y fait référence, n’existent plus dans son champ de perception. Le prédicateur a certes été sujet de perception, mais il ne l’est plus. Le contact visuel a, depuis, fondé un savoir ce qui est confirmé par la nature des expansions. Ces expansions, loin de rapporter une expérience visuelle singulière indiquent que ces objets sont présentés comme des entités déjà catégorisées à l’intérieur d’une configuration prototypique plusimportante : la vie orgueilleuse. C’est donc toujours le recours au savoir préalable d’un sujet d’expérience qui domine.

Tous les démonstratifs sont commutables avec des définis. Que perdrait-on si l’on substituait des déterminants définis aux démonstratifs ? L’emploi d’un défini suppose des représentations partagées. Or précisément, le discours du prédicateur vise à exclure toute représentation partagée entre les hommes et lui. Les hommes oublient la mort et lui ne l’oublie pas. Le lieu d’où s’énonce le discours du prédicateur, c’est un univers de croyances qui appréhende le monde terrestre comme un monde transitoire et contingent, voué à la corruption. D’où l’intérêt du démonstratif qui implique une rupture avec les circonstances dans lesquelles prend place son énonciation et qui présente les référents à l’attention des hommes/lecteurs/pécheurs comme des entités nouvelles, en rejetant la représentation qu’ils s’en font dans les circonstances où intervient le sermon. Les démonstratifs signalent un détachement avec la façon dont ils envisagent les événements et les entités du monde terrestre. L’usage du déterminant défini aurait rappelé ces circonstances intellectuelles, aurait exploité les représentations d’entités comprises dans ces circonstances et aurait ainsi créé maladroitement un effet de connivence avec les hommes / lecteurs / pécheurs, effet contraire à celui visé. Ainsi que l’explique M. Charolles, pour que le défini paraisse motivé, il faudrait que les entités auxquelles fait référence le prédicateur «s’inscrive (nt) dans une histoire partagée, qu’(elles) joue (nt) un rôle notoire dans le vécu commun des participants […]», ce qui n’est pas le cas.

Enfin, l’usage des démonstratifs, combinés à la parataxe, a cet autre avantage de présenter le monde terrestre comme un amas de choses hétéroclites, éphémères ou durables, puissantes ou fragiles, douées de mouvement ou non, douées de vie ou non. Les diverses entités terrestres sont présentées comme des éléments épars pour ne retenir qu’un unique devenir : l’anéantissement. Les désignations démonstratives induisent ainsi le caractère inconsistant du monde, sa désorganisation, son anarchie, son morcellement en oblitérant toute relation qui unirait ces entités au monde terrestre et en déniant toute cohérence, toute harmonie à ce monde. Dans le règne du chaos, la seule cohérence est à construire dans l’expérience intime d’un au-delà de la mort qui ne peut s’appréhender que par un accueil à la mort ici-bas. Or, l’usage des définis contraindrait le lecteur à interpréter les SN comme des anaphores associatives de «la vie orgueilleuse» ce qui aurait pour effet de présenter les entités ainsi désignées comme liées les unes aux autres et par conséquent de susciter chez le lecteur une représentation cohérente et homogène du monde terrestre, effet encore une fois contraire à celui qui est visé par le prédicateur.

Conclusion

Le prédicateur ne fait donc pas que prédire (ou témoigner de) la nécessité de mourir. Pour mieux convaincre du caractère inéluctable de la mort, il évoque des représentations d’entités partagées par les hommes/allocutaires, fondées sur les liens familiers qu’ils entretiennent avec ces entités. Ces entités sont donc présumées catégorisées et familières. Et le lecteur n’a pas plus tôt activé ces catégories familières dont l’expression coïncide avec un hémistiche que le prédicateur prédit la mort inéluctable ou en témoigne dans l’espace du second hémistiche. Ces représentations d’entités familières sont énoncées avec une distance ironique qui indique que l’énonciateur ne les partage pas, qu’il n’est pas la dupe de ces incarnations de la puissance vaine, et c’est ce savoir qui l’autorise à recourir à l’ironie et à la brutalité rythmique du propos. Au bout du compte, on pourrait tout aussi bien affirmer que l’énonciation dans le sonnet II a lieu de ce lieu de la contingence que représente le monde ici-bas. La situation spatiale de l’énonciation étend ses limites à celles du monde terrestre, celui de la Chair. Autrement dit, l’interprétation des démonstratifs s’appuie sur une situation spatio-temporelle tout en la constituant. Dans ces conditions, tous les SND réfèrent aux entités particulières comprises dans l’espace de la contingence, espace dans lequel est englobé le sujet d’énonciation, mais vis à vis desquelles il garde une distance. C’est dire que l’univers de conscience du prédicateur fait corps avec le monde tel qu’il l’évoque.

Si l’interprétation des SND oblige à passer par la situation d’énonciation et si, dans le cas présent, le cadre spatial étend ses limites au monde de la contingence, de l’instabilité, alors le fonctionnement même des SND construit le lieu d’où s’énonce le poème en même temps qu’il y recourt. Ce mode spécifique de désignation, en affirmant la contingence radicale du monde, affirme aussi la contingence de tout discours sur la contingence, fût-il prophétie ou témoignage. Les SND, en désignant des entités concrètes, décrivent également la modalité d’énonciation du sujet. Ils consistent en une monstration de l’énonciation, une assignation, par le sujet, de son énonciation au monde contingent. Chez Sponde, les attitudes énonciatives combinées aux stratégies référentielles constituent la parole comme un surgissement du monde de la contingence qui n’a d’autre devenir que le silence.


1

A. Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, PUF (Perspectives littéraires), 1996, p. 76.

2

Pour la notion de module de strophe, cf. B. de Cornulier, Art Poëtique, Lyon, Presses universitaires de Lyon (IUFM), 1995, p. 125-142.

3

La ponctuométrie est une méthode statistique et reproductible qui repère et quantifie la ponctuation pour appréhender l’organisation sémantique d’un texte. Cf. B. de Cornulier, Art Poëtique…

4

Voir essentiellement Jean de Sponde, Poésies, A. Boase (éd.), Genève, Cailler (Les Trésors de la littérature française), 1949 ; Id., Œuvres littéraires, Genève, Droz, 1978 ; Id., Stances et sonnets de la mort, Paris, José Corti, 1982 ; J. Lechanteur, «Un sonnet de Jean de Sponde : “Mais si faut-il mourir”», Cahiers d’analyse textuelle, 15, 1973 ; M. Richter, «Il processo spirituale e stilistico nelle poesia di Jean de Sponde», Aevum, fasc. XXXVI, 1962 ; Id., «Les sonnets de la mort de Sponde», Aevum, fasc. V-VI, 1974 ; J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et la métamorphose de Paon, Paris, José Corti, 1954 ; Id.,«Les recueils de sonnets sont-ils composés ?», The French Renaissance and its heritage. Essays presented to Alan Boase, Londres, Methuen, 1968, p. 203-215 ; J. Rieu, Jean de Sponde ou la cohérence intérieure, Paris, Champion et Genève, Slatkine, 1988 ; et A. Gendre, Évolution…

5

A. Gendre, Évolution…, p. 118-119.

6

M. Richter, «Les sonnets de la mort»…, p. 410.

7

J. Lechanteur, «Un sonnet de Jean de Sponde»…, p. 75 (c’est nous qui soulignons).

8

Ibid., p. 82.

9

A. Gendre, Évolution…, p. 82.

10

Ibid., p. 79.

11

Cf. É. Delente, «L’épithète de nature ou “Tous les terroristes sont-ils dangereux ?”», Actes du colloqueL’Adjectif en français et à travers les langues, Caen, PUC, à paraître ; Id., «Le syntagme nominal avec épithète de nature : une séquence figée ?», Ateliers franco-tunisiens de septembre 2002, à paraître.

12

Cf. M.-N. Gary-Prieur et M. Noailly, «Démonstratifs insolites», Poétique, 105, 1996, p. 111-121 ; W. de Mulder, «Histoires d’une marche. L’évolution d’un référent dans “Les bijoux de la Castafiore”»,Travaux de linguistique, 28, 1998, p. 39-52 ; M. Charolles, La Référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys (L’Essentiel), 2002.

13

L. Gosselin avance un principe pragmatique chargé de régir l’ordre des constituants dans l’énoncé selon un principe d’informativité des constituants (PIC) qui stipule que «lorsque deux constituants de l’énoncé apportent des informations telles que l’une implique (englobe) l’autre, c’est le constituant qui exprime l’information la plus générale qui doit précéder l’autre». Cf. L. Gosselin, «Contraintes pragmatico-cognitives sur l’ordre des constituants. Le cas des séquences de connecteurs exprimant la consécution temporelle», dans Linguistique du texte et du discours, P. Lane (éd.), Rouen, Presses universitaires de Rouen, à paraître.

14

J. Rieu, Jean de Sponde…

15

W. de Mulder, «Du sens des démonstratifs à la construction d’univers», Langue française, 120, 1998.

16

F. Récanati, Direct reference. From language to thought, Oxford, Blackwell, 1993, p. 303-304.

17

O. Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

18

M. Charolles, La Référence et les expressions…, p. 121.