Dossier : Esthétique du vers


Le sexe des rimes
À propos de quelques strophes de «La Chanson du Mal-Aimé»

Franck Bauer

Université de Caen Basse-Normandie

fk.bauer@wanadoo.fr

L’hypothèse que cette étude des rimes dans les 12 premières strophes de La Chanson du Mal-Aimé tente de vérifier est qu’Apollinaire y procède à la recatégorisation comme «masculines» des rimes «féminines» de la tradition classique qui présentent la suite -voyelle + e, et, inversement, à la recatégorisation comme «féminines» des «masculines» du type -voyelle + consonne(s). L’objectif est de montrer, à travers une analyse de la fable du texte, que la signifiance de cette double recatégorisation est une mise en crise dela différence sexuelle, et que d’autres jeux formels, d’ordre morpho-lexical ou syntaxique, viennent surdéterminer les effets de sens induits par la nouvelle configuration rimique.

This study of rhyme in the first twelve stanzas of La Chanson du Mal-Aimé tries to establish that Apollinaire classifies the rhymes considered as feminine in classicism i.e. endings in vowel + e, under the heading masculine rhyme, and vice versa, i.e. endings in vowel + consonant(s) usually held as maculine under the heading feminine rhymes. An analysis of the intrigue of the text suggests that the meaning of this double reshuffling dramatizes the contingency of sexual difference, and other formal options of morpho-lexical or syntactic nature, converge in bringing out the connotations induced by the new rhyme scheme.

Aragon célèbre Apollinaire, dans une étude publiée en appendice dans Le Crève-cœur, comme le libérateur en France de la rime. On sait que sur ce point la convention adoptée par le poète d’Alcools (mais Rimbaud, pour ne citer que son précurseur le plus fameux, avait déjà tout fait) substitue à l’opposition phonico-graphique entre rimes «masculines» (-V (+ K)) et rimes «féminines» (-V (+ K) + e) à laquelle était corrélé, dans la versification classique, le principe de l’alternance, l’opposition purement phonologique entre finales vocaliques (-V) et finales consonantiques (-V + K) [3].

Il s’agissait bien là en effet d’un élargissement du champ des rimes, puisque, tout en continuant à exploiter celui que léguait la versification classique, Apollinaire libérait par cette innovation des possibilités que l’ancien système interdisait (faire rimer par exemple «dernier venu» avec «s’exténue», ou «avril» avec «virile»). Or il faut ajouter que la plupart du temps il a conservé dans les poèmes intégralement rimés la contrainte de l’alternance : un test pratiqué sur l’ensemble des pièces de ce type qu’offre le recueil Alcools ne donne que vingt transgressions de ce principe. On peut bien sûr se demander si ces déviances sont aléatoires ou interprétables (inductrices d’effets de signifiance) : l’examen des textes problématiques fournirait sans doute quelques éléments de réponse.

L’autre question – et la réponse qu’on peut lui apporter conditionne peut-être la réponse à la question précédente – est de savoir si le remplacement de la convention classique de définition des rimes par cette nouvelle convention équivaut à une recatégorisation des rimes masculines et féminines, à une reconfiguration de cette opposition. On pourrait certes objecter qu’il n’y a pas grand sens à évaluer en ces termes la nouvelle opposition, puisque c’est la notion même de rime féminine et de rime masculine qu’elle rend obsolète : l’argument morphologique en effet, qui au départ avait justifié cette distinction (terminaison en -e = marque fréquente du genre féminin), n’est évidemment plus, désormais, d’aucune pertinence. Il me semble cependant que si la pratique poétique (et probablement, d’une façon générale, toute pratique artistique) peut parvenir à s’affranchir de telle ou telle convention héritée du passé, cela n’implique nullement que par ce geste soient immédiatement congédiées les représentations jusqu’alors attachées à cette convention, et dont on a toutes raisons de penser qu’elles vont au contraire continuer, pendant un certain temps, à hanter la réception, voire la mise en œuvre, de cette nouvelle pratique. Qu’Apollinaire ait conservé le principe de l’alternance, cela ne signifie-t-il pas, au demeurant, que la convention rimique antérieure, dont il hérite ce principe, est bel et bien encore présente comme structure pouvant informer l’interprétation ?

Mon propos est d’essayer de montrer, à partir d’une analyse des douze premières strophes de «La Chanson du Mal-Aimé», que les représentations que le texte nous offre des rapports du masculin et du féminin dans cette section liminaire (rapports érotiques entre acteurs de la fable et rapports grammaticaux entre les mots qui les disent) sont autant d’interprétants possibles de la nouvelle convention rimique, en tant que celle- ci peut être envisagée comme une redéfinition de ce qu’il faut entendre par rimes féminines et rimes masculines.

J’ai choisi cette pièce parce qu’elle me paraît représentative d’une poétique entre tradition et novation, que le gabarit des objets à y étudier (des quintils d’octosyllabes) en facilite l’examen, enfin parce qu’a priori un poème qui s’affiche dès son titre comme la plainte lyrique d’un amant malheureux doit fournir un bon terrain pour une enquête sur le sexe des rimes. J’avais entrepris il y a quelques années sur des bases analogues l’étude d’une chanson de Bernart de Ventadour [6] ; il se trouve que l’interprétation suggérée, me semble-t-il, par les jeux du masculin et du féminin dans la chanson d’Apollinaire n’est pas sans rapport avec celle à laquelle j’étais parvenu au terme de l’analyse de la canso occitane.

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance

I Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

II Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

III Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique

IV Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

V C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même

VI Quand il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt

VII L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

VIII J’ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

IX Regrets sur quoi l’enfer se fonde
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre

X J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que mon cœur martyrisés

XI Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

XII Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus

XIII Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Pourquoi, dans «La Chanson du Mal-Aimé», le choix des douze premières strophes ?

Assurément parce qu’elles constituent une unité formelle (encadrement par l’épigraphe et la première apparition, à la strophe XIII, de l’un des deux refrains de la chanson) et une unité de contenu : l’argument autour duquel elle s’organise est le souvenir d’un événement – la rencontre à Londres, «un soir de demi-brume» (I, 1), d’un souteneur (I, II) et d’une prostituée (IV, V) – qui a été pour «je», amant délaissé par sa bien-aimée l’année précédente (cf. XII, 3-4), l’occasion de découvrir «la fausseté de l’amour» (V, 5) ; après l’évocation de deux héros mythiques, Ulysse et Doushmanta, aux épouses, elles, exemplairement fidèles (VI-VIII), et de l’enfer glacial des regrets (IX-X), cette section s’achève sur le constat par «je» des errances de sa mémoire depuis le commencement (la «belle aube», XI, 5) de cette aventure malheureuse jusqu’à la rencontre, ce «triste soir» (ibid.), avec la prostituée, et sur le congé donné au «faux amour» (XII, 1) et au souvenir de l’épisode londonien.

Mais si ce choix s’est imposé à moi, dans la perspective qui est celle de la présente étude, c’est aussi parce que tout semble se passer, à cet endroit du texte, comme si la nouvelle convention d’alternance des rimes venait y remplacer l’ancienne, et comme si le contexte où cette hypothétique substitution se produit invitait à l’interpréter comme signifiant une autre configuration des rapports du masculin et du féminin.

L’épigraphe, comme tous les quintils de «La Chanson», est de formule rimique ababa. Elle respecte rigoureusement la règle classique d’alternance des masculines et des féminines : a = F (-ance), donc b = M (-oir). C’est le cas aussi des strophes I et II, et la règle est également suivie à l’entre-strophes : I, 5 = -onte (F)/II, 1 = -on (M), II, 5 = -on/III, 1 = -iques (F). On observe toutefois que l’épigraphe est à cet égard hors-jeu (elle s’achève sur une rime féminine, et la première strophe commence de même), ce qui est sans doute imputable à ce qu’on pourrait appeler son exterritorialité. Résolument déviants, par contre, sont les ajustements que subit la définition classique de la rime dans les strophes I et II. Le respect de la fiction graphique y est ignoré : -es (I, «Londres»; II, «poches») rime avec -e (I, «rencontre», «honte»; II, «Rouge»), «maisons» (II, 3) avec «garçon» (II, 1) et «Pharaon» (II, 5) [10]. Les homophonies consonantiques sont approximatives: -onDRes (I, 1)/-onTRe (I, 3)/ -onTe (I, 5), -oCHes (II, 2)/-ouGe (II, 4), et pour cette dernière «rime», l’approximation affecte même la voyelle rimante (on ne peut même plus parler, comme pour la séquence précédente, d’assonance) : c’est la versification «mains dans les poches», la versification voyou. Enfin, la rime de I, 2, en disjoignant la préposition «à» du GN complément, place un clitique en position accentuée, ce qui n’est pas sans précédent à l’époque dans l’histoire des pratiques de versification, mais constitue tout de même encore une audace. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que le principe classique d’alternance ne subisse, lui, aucune atteinte.

Or il n’en va plus de même à la strophe III. Celle-ci commence comme prévu, étant donné ce qui précède, sur une rime féminine («briques»), mais au lieu de la rime masculine attendue (a = F, donc b = M), c’est à nouveau une féminine («aimée») qu’on trouve au vers 2, un peu comme si Apollinaire avait attendu deux strophes (trois en comptant l’épigraphe) pour faire apparaître une convention d’alternance des rimes qui n’est plus celle de «l’ancien jeu des vers».

Je propose d’interpréter cet événement formel qu’est l’occurrence d’une rime féminine là où la convention classique laissait attendre une masculine comme la décatégorisation d’un item jusqu’alors «féminin» en un item désormais «masculin», et de lui assigner pour signifiance une remise en cause, dans la fantasmatique du texte, de la polarité sexuelle. Cet événement a son répondant à la fin de la première section (strophe XI), où un mot «masculin» selon la convention classique («soir», v.5) vient en écho à deux mots «féminins» : «mémoire» au vers 1, «boire» au vers 3, – décatégorisation (symétrique de celle qui s’est opérée au début du texte) d’un item masculin en item féminin.

Cette hypothèse suscite évidemment deux questions :

(A) Pourquoi parler encore de F et de M ? N’est-il pas plus économique de considérer que «La Chanson», comme toutes les autres pièces du recueil, est versifiée selon une convention qui n’a plus rien à voir avec celle (la convention classique) qui était fondée sur l’opposition entre rimes masculines et féminines ? En d’autres termes, quelle nécessité y a-t-il à interpréter les rimes de l’épigraphe et des deux premières strophes comme de possibles rimes M et F classiques, alors qu’on peut les identifier d’emblée comme des rimes new look (-V et -V + K) ? Les déviances par rapport au modèle classique de la rime qu’on trouve en I et II plaideraient en ce sens.

(B) Pourquoi parler de sexe des rimes ? Si l’on admet qu’il y a recatégorisation des rimes nouvelles en masculines et féminines, en quoi est-on justifié à penser que cette recatégorisation est interprétable comme une reconfiguration, fantasmée par le texte, de la différence sexuelle ? (Les arguments à l’appui de cette thèse pourront valoir en retour, notons-le, comme arguments à l’appui de la thèse de la décatégorisation.)

Pourquoi parler encore de F et de M ?

Examinons la première question. Je l’ai abordée, on s’en souvient, au tout début de cette étude, et j’ai hasardé, pour défendre l’idée que la référence à la convention classique inspirait probablement encore dans ce texte la pratique poétique d’Apollinaire, une première réponse. Mais d’autres arguments peuvent venir lui prêter renfort,les uns indirects et d’ordre général, les autres directement liés à la question particulière de l’alternance des rimes.

(1) Plusieurs traits formels de «La Chanson» manifestent qu’elle participe encore de «l’ancien jeu des vers». D’abord le fait justement qu’elle est «versifiée», si l’on entend par là composée de séquences dont la mesure syllabique est réglée (des octosyllabes en l’occurrence), et non de «vers libres» ou de versets, comme un certain nombre d’autres pièces célèbres d’Alcools. L’on n’est pas ici, autrement dit, dans cette «zone» entre mètre et non-mètre qui est celle que délimite par exemple le poème symboliquement intitulé ainsi qui ouvre le recueil. La comparaison avec le texte de «Zone» éclaire également ce qu’il en est dans «La Chanson» du respect de la règle d’alternance des rimes, même si c’est celle que définit la nouvelle convention : «La Chanson» l’applique dans plus de quatre-vingt seize pour cent des cas, alors que dans «Zone» cette règle n’est respectée que pour soixante pour cent environ des transitions. Enfin, la strophisation de «La Chanson» est traditionnelle (quintils de rimes alternées). Là aussi la comparaison avec «Zone» est éclairante : le groupement des «vers» dans ce poème n’est tributaire d’aucun modèle préexistant.

(2) Revenons sur la question de l’alternance des rimes. Sans doute ne s’agit-il pas ici de l’alternance classique, mais on a postulé que le respect du principe d’alternance pouvait signifier une présence encore active de la référence à la versification classique. Cela dit, il y a sans doute, à cet égard, plus probant : on observe dans «La Chanson» qu’aucune des transgressions de la règle d’alternance nouvelle formule n’est également une transgression de la règle classique, alors que ce n’est le cas dans «Zone», par exemple, que pour moins d’une transgression sur trois (pour moins d’une sur deux dans le reste du recueil). Il est remarquable aussi que «La Chanson» préserve par ailleurs l’alternance classique dans presque quatre-vingt dix pour cent des cas (dans «Zone», la proportion est de soixante-quinze pour cent environ).

Enfin, si l’on regarde dans «La Chanson» ce qui se passe à proximité immédiate del’endroit où la nouvelle convention d’alternance devient visible (III, 2), il est troublant de constater que toutes les autres rimes qui peuvent censément témoigner de cet événement sont interprétables comme des féminines classiques : c’est le cas de la seconde et de la troisième rime a («Égypte» au vers 3, «unique» au vers 5), ainsi que de la seconde rime b («armée» au vers 4). Ce qui rend cette configuration remarquable, c’est que pour chacune de ces trois rimes, la nouvelle convention autorisait des items sans -e terminal.

En choisissant systématiquement (?) de réaliser les séquences -V + K par des féminines classiques et en exhibant à l’inverse, et tout aussi systématiquement (?), l’écart par rapport à l’ancienne convention dans le choix des finales en -V, peut-être Apollinaire manifeste-t-il, directement dans un cas, indirectement dans l’autre, que celle-ci est encore d’une certaine manière, à l’époque où il compose «La Chanson», une donnée de sa poétique. Mais il me semble aussi – et cela nous dirigerait vers la seconde des deux questions que je posais tantôt – que l’omniprésence des rimes «féminines» dans cette strophe, outre qu’elle pourrait confirmer qu’il reste encore trace dans le texte de la catégorisation des rimes par leur genre, invite à interpréter le mode d’apparition de la nouvelle convention comme signifiant quelque chose à propos justement du statut, ici, du féminin (et du masculin).

N’est-il pas significatif en l’occurrence que le support de la première rime à rompre avec la convention classique d’alternance des masculines et des féminines soit le syntagme adjectival «bien aimée» (III, 2) ? – significatif, en d’autres termes, que le lieu que vient occuper la qualification emblématiquement associable dans le texte à la femme aimée soit celui où s’y produit pour la première fois cette recatégorisation des rimes féminines en rimes masculines que postule notre analyse [18] ? Je serais assez tenté de rapprocher l’évocation de cette femme sous le signe, en quelque sorte, de «la bien-*aimé» du vocable dont usaient dans leur chant certains troubadours pour désigner la dame : «midons», «mon seigneur» («ma seigneur», traduit Roubaud).

(B) Le sexe des rimes

Quoi d’autre pourrait, dans les douze premières strophes de «La Chanson du Mal-Aimé», offrir de quoi conforter mon hypothèse sur le sexe des rimes – qui est, je le rappelle, qu’à la faveur de l’instauration de la nouvelle convention rimique, le poème joue avec (et se joue de) l’opposition grammaticale du masculin et du féminin, et quela signifiance possible de ce jeu est une mise en crise de la différence sexuelle ?

D’abord (1) la fable du texte elle-même : la représentation que celle-ci nous propose (à travers, pour l’essentiel, des métaphores ou des comparaisons) d’un certain nombre de figures masculines et féminines (entre autres celles de «je» et de la femme aimée) apporte à l’évidence des éléments de vérification de cette thèse.

On peut observer par ailleurs que (2) d’autres jeux grammaticaux que le jeu des rimes, d’ordre morpho-lexical, comme lui, ou (3) syntaxique, induisent des effets de sens qui contribuent aux représentations offertes par la fable, et les surdéterminent, fournissant eux aussi, par là même, de quoi valider l’hypothèse de départ.

Une lecture des trois premières strophes de «La Chanson» suffira, je pense, pour faire apparaître la pertinence de ces angles d’approche. Puis nous verrons qu’un rapide test effectué sur deux autres strophes de la première section (VI et VII) confirme les résultats obtenus au terme de cette lecture.

Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Le français offre la possibilité de comprendre «Mon amour» (I, 3, GN de genre masculin) comme une désignation de la femme aimée : dans la perspective interprétative que j’ai choisie, ce jeu morpho-lexical ne manque pas de faire sens. Comme fait sens, s’agissant du même syntagme, un autre jeu grammatical, syntaxique celui-là : le vers 3 peut en effet être lu comme un énoncé autosuffisant, avec «Mon amour» sujet de «vint à ma rencontre», alors que ce GV a en fait pour sujet le GN qui commence au début de vers précédent et où «[m] on amour» est complément de «ressemblait à». Tout se passe donc comme si, à la faveur de cette méprise, le GN désignant la femme aimée venait occuper la position syntaxique qui est celle, en fait, du GN désignant le voyou rencontré ce «soir de demi-brume».

La fable du texte quant à elle évoque sans ambages, si l’on adopte la leçon «mon amour» = «celle que j’aime», la rencontre avec un homme qui ressemblait à une femme, et suggère peut-être que la honte provoquée par le regard du voyou, si elle est sans doute, ainsi que le confirmeront les strophes IV et V, celle qui accompagne le consentement muet à l’invite du souteneur, est celle aussi qu’un homme peut éventuellement éprouver à être l’objet d’une avance homosexuelle.

Mais il est clair qu’ici «Mon amour» signifie, non seulement «la femme que j’aime», mais également (tel est le sens du syntagme au vers 3 de l’épigraphe) «l’amour que j’éprouve (pour elle)». On peut vérifier que, lorsqu’il sera par ailleurs nommément question de cet amour, il s’agira autant – et cette ambiguïté est une composante fondamentale de la fable (et du lyrisme) du texte – de la relation narcissique mortifère à soi-même que de la relation à l’autre. Auto-érotisme dont les connotations homosexuelles (ou «bisexuelles») pourraient conforter l’interprétation hasardée tantôt.

On ne s’étonnera pas, en tout cas, qu’au thème de la déploration (de la délectation) nostalgique-narcissique de la perte de l’autre (cf. strophe XII) comme anéantissement de soi se conjugue par anticipation, dans cette première strophe, celui de la semblance et de l’illusion, – ce que la strophe V nommera «la fausseté de l’amour même». Ce «faux amour» (VIII, XII), c’est bien sûr l’amour illusoire car duplice, l’amour traître, dévoyé (j’ai cru qu’elle m’aimait, elle m’a abandonné), mais c’est aussi l’illusion d’un amour «confondu» (XII) avec l’amour d’une image, d’un double : ainsi s’expliquerait qu’ait pu le raviver la rencontre avec ce «voyou qui [lui] ressemblait». Le motif de l’attachement mortel à une «ombre» (VIII, IX), une «idole» (XX) – l’amour miroir trompeur du sujet aimant – va hanter à plusieurs reprises le poème. Ajoutons que l’ambiguïté syntaxique en trompe-l’œil du vers 3 illustre elle aussi, à sa manière, les errements de l’illusion.

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions ente les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

«Je suivis ce mauvais garçon» comme on suit une femme (?), et le texte amorce alors une comparaison qui fournira également l’argument de la troisième strophe, et qui exploite à nouveaux frais le thème de la semblance rencontré dans la première. Ajoutons que la référence du vers 5 aux Hébreux est peut-être à entendre comme un calembour (variété de jeu morpho-lexical dont «La Chanson» offrira d’autres exemples) sur l’une des multiples désignations argotiques du sexe masculin (le «zèbre»).

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son année
Si tu n’es pas l’amour unique

Cette strophe développe la comparaison, annoncée par la précédente, entre «je» marchant derrière le «mauvais garçon» à la rencontre du faux amour et Pharaon poursuivant les Hébreux en route vers la Terre Promise.

La fable du texte met en œuvre ici un dispositif logique qui est apparemment celui de la démonstration d’une vérité par la voie dite du raisonnement par l’absurde : si X («Tu ne fus pas bien aimée», «Tu n’es pas l’amour unique») est vrai, alors Y («Ces vagues de briques peuvent tomber si je le souhaite», «Je suis le souverain d’Égypte, sa sœur-épouse, son armée») l’est aussi ; or Y est faux (les façades de ces maisons ne sauraient évidemment s’écrouler sur mon ordre, non plus que je ne suis Pharaon, sa sœur, ni son armée), donc X est faux : tu fus bien aimée, tu es l’amour unique.

Deux observations cependant s’imposent. D’abord, la valeur de vérité de l’énoncé «Je suis sa sœur-épouse, son armée» a beau censément être nulle, celui-ci n’en possède pas moins, tant qu’il n’a pas été réfuté, le statut d’une assertion possiblement véridique, et on notera qu’il présente, comme l’énoncé des vers 2 et 3 de la première strophe, un sujet à référent masculin prédiqué par un syntagme à référent féminin, et de genre également féminin – comme est aussi de genre féminin l’autre syntagme composant ce prédicat («son armée»), qui, lui, désigne une collectivité d’hommes [22]. Est-il si certain d’autre part que la logique des évidences triviales («Je ne suis pas le souverain d’Égypte», «Je ne suis pas sa sœur-épouse…») n’est pas elle-même une apparence trompeuse? Ai-je vraiment su si «bien» t’aimer ? Si tel était le cas, pourquoi aurais-je eu honte d’être regardé par le «voyou qui ressemblait à mon amour» ? Et cet amour que je prétends «unique», n’était-il pas en fait (comme j’en ai eu, depuis, la révélation) un amour double : trahison et faux-semblant ? Bref, l’ «onde ouverte de la mer Rouge» s’est bel et bien refermée sur moi, les «vagues de briques» sont (re) tombées, m’engloutissant comme Pharaon, et j’ai bu la tasse (cf. XI: «Avons-nous assez navigué/Dans une onde mauvaise à boire»). Je suis donc bien, d’une certaine manière, «le souverain d’Égypte», et, ainsi en tout cas que le veut la logique surréelle du texte, «sa sœur-épouse» et «son armée».

Si l’on prend au pied de la lettre ce que raconte ici la fable, on dira qu’après avoir fantasmé un «mauvais garçon» comme la femme qu’il aime, le sujet se fantasme lui-même dans cette strophe comme l’autre féminin d’une relation conjugale (incestueuse) avec un partenaire dont il s’imagine d’ailleurs aussi occuper la place (thème de la bisexualité, ou de l’indifférenciation sexuelle).

Il n’est pas impossible enfin que la strophe III présente d’autres jeux grammaticaux sur le masculin et le féminin que ceux qui ont déjà été relevés. J’ai dit un mot du prédicat «son armée» (vers 4). Étant donné (cf. note 22) la forme de son déterminant, «armée» pourrait équivoquer avec un hypothétique adjectif substantivé («l’armé» = «celui qui est armé», sur le modèle de «l’aimé»), et laisser deviner, derrière le nom de genre féminin, l’image de l’homme «armé» (ou plus exactement, selon la leçon du fantasme, «armée») pour l’amour. Cette image est celle qu’offre, selon toute vraisemblance, le début de la strophe II du poème «Lul de Faltenin» :

Une arme ô ma tête inquiète
J’agite un feuillard défleuri

– entendons un sexe privé de sa puissance virile ?

Signalons également l’emploi à la fin du vers 5 de l’adjectif épicène unique (même forme pour les deux genres) à terminaison «féminine» (-e), comme épithète du nom masculin «amour».

On peut rapidement tester ces hypothèses sur deux autres strophes de ce que j’ai défini comme la première section du poème. La strophe VI et la strophe VII présentent, la première une particularité syntaxique, la seconde un jeu morpho-lexical dont les effets de signifiance sont analogues à ceux que nous avons précédemment relevés. C’est sur leur analyse que je conclurai cette étude.

Lorsqu’il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt

On a affaire dans cette strophe, comme pour «Mon amour vint à ma rencontre» (I, 3) à une syntaxe en trompe-l’œil.

Étant donné les deux premiers vers («Lorsqu’il fut de retour enfin/Dans sa patrie le sage Ulysse»), on attend un GV avec pour GN sujet «le sage Ulysse». Or le reste de la phrase impose «Son vieux chien» (v. 3) comme sujet de la principale, et que «le sage Ulysse» soit réinterprété comme sujet détaché, annoncé par «il» (v. 1), d’une proposition circonstancielle à construction emphatique. Autrement dit, il faut comprendre :* «Lorsque le sage Ulysse fur de retour enfin dans sa patrie, son vieux chien se souvint de lui» (ou plus exactement : «Lorsqu’il fut de retour enfin dans sa patrie, le sage Ulysse, son vieux chien» etc.). Ce qui a rendu possible l’interprétation initiale, c’est l’absence de ponctuation : pas de virgule après «le sage Ulysse».

Mais il est non moins certain que ce fourvoiement imposé à l’interprétation est programmé par le texte, et qu’il doit donc être considéré comme une structure de signifiance, comme devant induire un effet de sens. La réévaluation à laquelle la lecture nous contraint ne saurait annuler la première interprétation, dont le texte impose la rémanence comme une donnée constitutive, ici, de son fonctionnement. On doit supposer que la signifiance de la strophe procède de la superposition des deux interprétations syntaxiques.

Or il est facile de montrer que l’effet de sens induit par cette superposition est celui, comme ailleurs dans ce début de poème, d’une crise de la différence entre masculin et féminin, d’une identification réciproque de l’un à l’autre.

La position syntaxique assignée lors de la première interprétation au GN «le sage Ulysse» est celle que viennent désormais occuper, à la faveur de la réinterprétation imposée par le texte, les GN «Son vieux chien» (v. 3) et «Sa femme» (v. 4). La substitution, en lieu et place d’un GN à référent masculin, d’un GN à référent féminin (où figure, comme dans le syntagme de IV, 4, le mot «femme») est un nouveau dispositif de brouillage des frontières du masculin et du féminin. À quoi il faut ajouter que la structure de la principale met en place un parallélisme entre les deux GN sujets, qui suggère l’image d’une Pénélope (F) vieux chien fidèle (M), attendant comme Argos le retour de son maître (et l’inverse ?).

Que cette métaphore animalière, en tant qu’elle met en œuvre ces effets de sens, fasse bien partie du programme de signifiance du texte, la strophe VII me semble en apporter la preuve :

L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Lorsqu’il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

On y rencontre à nouveau un animal (une gazelle cette fois), dans un contexte qui est aussi celui de l’attente du guerrier par l’épouse fidèle et aimante. Mais ici l’animal est plutôt le comparant de celui-là que de celle-ci (cf. les connotations amoureuses des«caresses» (v. 4) de la reine). Or on notera que si le sexe de cette gazelle peut faire d’elle un symbole de l’époux, il est troublant néanmoins que le nom de l’animal choisi par Apollinaire soit de genre féminin. Tout incline à penser qu’il s’agit là en effet de sa part d’un choix délibéré (et non de respect d’une quelconque «mimésis», pour parler comme M. Riffaterre) : on ne trouve trace de cette gazelle ni dans la traduction du drame sanskrit de Kalidasa, ni dans le livret qu’il a inspiré à Gautier – œuvres qui sont probablement ici les sources d’Apollinaire.


1

V = voyelle en finale absolue de vers (ex.: «garçon», «pôlis»); – V + K = voyelle suivie de consonne(s)(ex.: «soir», «Christ») ; – e = voyelle suivie du -e dit «muet» (et qui ne le deviendra en fait, dans cette position (c’est pourquoi on peut parler alors de convention phonico-graphique), que lorsque le vers se sera affranchi de l’accompagnement musical – poésie «lyrique» – et de la déclamation théâtrale – poésie «dramatique»), ex.: «folie», «années», «désiraient» ; – V + K + e = voyelle suivie de consonne(s) et de -e muet (ex.: «honte», «morte», «briques», «Londres», «caquètent», «ornent»)

2

. Si les finales de deux vers consécutifs sont de couleurs différentes, ces finales ne doivent pas être non plus de même genre.

3

- V = voyelle en finale absolue ou suivie de -e muet ; – V + K = voyelle suivie de consonne(s) ou suivie de consonne(s) et de -e muet. Le seul critère de catégorisation de la rime est ici un critère phonologique.

4

Qu’on pourrait formuler de la sorte : si les finales de deux vers consécutifs sont de couleurs différentes, elles ne doivent pas être non plus de même structure (si la finale d’un vers n est de structure -V, la finale du vers n + 1 doit être de structure -V + K, et inversement).

5

C’est-à-dire, si l’on admet que l’ensemble des poèmes rimés du recueil offre environ 550 transitions entre deux vers à rimes de couleurs différentes, un total d’un peu plus de trois et demi pour cent de transitions déviantes. Le principe du décompte des transitions est simple : dans un poème composé de n distiques en rimes plates, il y a n-l transitions ; dans un poème composé de n strophes complexes, étant donné que ces strophes ne comportent jamais plus de deux couleurs de rimes différentes, il y a n transitions intrastrophiques + n-l transitions interstrophiques. Je précise que j’ai exclu du décompte des pièces en vers intégralement rimés : (1) le poème «Zone», non tant à cause du nombre (relativement élevé au demeurant: 12 sur 156) des vers orphelins qu’on y trouve («La Chanson du Mal-Aimé» elle aussi en comporte – deux fois moins il est vrai, et la proportion est encore inférieure dans les autres textes –, avec, on le verra, des effets de rimes approximatives analogues à ceux qu’offre le poème liminaire d’Alcools),que parce qu’il présente presque dix fois plus de transgressions de la règle d’alternance que la moyenne des autres textes rimés du recueil, et doit donc être considéré comme relevant d’une autre convention de versification que ceux-ci ; et (2) le poème «Le Pont Mirabeau», qui ne respecte pas lui non plus la règle d’alternance, mais pour une autre raison : il est versifié en effet sur le modèle d’une chanson médiévale (cf Mario Roques, «Guillaume Apollinaire et les vieilles chansons», La Revue des Deux Mondes, I, 1948, p. 311-321 ; repris dans Mario Roques, Études de littérature française, Genève, Droz, 1949.

6

«Le sexe des rimes : à propos d’une chanson d’amour du XIIe siècle», Revue des langues romanes, 2, 1989, p. 415-427.

7

Œuvres poétiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965 (en abrégé O.P.), p. 46-48.

8

L’obsession du passé demeure cependant, puisque dès la strophe XIV, «je» va réactiver le souvenir de cet amour auquel on aurait pu penser qu’il disait aussi adieu, suscitant ainsi une relance de la nostalgie :«Je me souviens d’une autre année» (que celle de la rencontre londonienne), «c’était l’aube d’un jour d’avril» – l’aube mentionnée dans la strophe XI, et où pointait probablement un «soleil de Pâques» semblable à celui dont «je» avait déclaré à la strophe précédente qu’il souhaitait qu’il «revienne pour chauffer [son] cœur».

9

Cette épigraphe pourrait donc être perçue comme une sorte de programme de versification, proposant un horizon formel d’attente, dont on va voir qu’il est en fait un trompe-l’œil.

10

Dès lors que le critère de définition de la rime est exclusivement phonologique, cette transgression n’en est évidemment plus une.

11

On trouve des déviances analogues dans les strophes III («briQUes», «uniQUe»/« ÉgyPTe»), V («inhumaiNe»/ / « taveRNe»/« mêMe»), IX («fonDe», «monDe»/« omBRe»), X («PôQUes» I «SébaSTe»), LI («impénétraBLes»/« étoiLes») et LVIII («tzigaNe»/ »paGNe»). Elles se rencontrent donc majoritairement, on l’aura remarqué, dans la première section du texte. Une strophe sur deux présente ce type d’anomalies, et la moitié de celles-ci est concentrée dans les trois premières strophes. Il me semble que la fréquence élevée de ce type d’événements dans cette partie du texte (comparée à leur quasi absence ailleurs) confirme que la signifiance des faits de versification doit y être l’objet d’une attention particulière. Le choix insistant de l’assonance dans les deux premières strophes du poème pourrait connoter une référence à l’épopée (cf. l’évocation en III, 4 de l’armée de Pharaon).

12

«Pardonnez-moi mon ignorance/Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers» (Alcools, «Les Fiançailles», O.P., p. 132).

13

Ajoutons que c’est également à la fin de cette section qu’apparaît la première transgression de la règle classique d’alternance à l’entre-strophes (XI, 5, «soir»/XII, 1, «confondu»). Les douze premières strophes de «La Chanson» offrent donc, en des points stratégiques de leur parcours, trois des quatre cas possibles de déviance par rapport à l’ancienne convention : à l’intérieur d’une strophe, occurrence d’une F là où l’on attendrait une M (en III, 2, c’est-à-dire une fois mis en place le leurre d’une alternance classique) et d’une M là où l’on attendrait une F (XI, 5), et lors du passage d’une strophe à l’autre, occurrence d’une M là où l’on attendrait une F (XI/XII, c’est-à-dire à la fin de la section liminaire). Ces événements contribuent eux aussi, comme l’encadrement par l’épigraphe et le refrain, à doter cette section d’une unité formelle. On notera enfin que la déviance du 4e type se produit au tout début de la deuxième section, après la première apparition du refrain, lors du passage de celui-ci (XIII, 5, «nébuleuses») à la strophe suivante (XIV, 1, «année»), qui présente une F là où l’on attendrait une M.

14

Sur 83 transitions entre deux vers à rimes de couleurs différentes, on relève dans «Zone» 31 transgressions de la règle d’alternance, tandis que dans «La Chanson», sur 117 transitions on ne trouve que quatre déviances de ce type.

15

«La Chanson» offre deux transitions – V/-V, dont l’une est une transition -V/-V + e (strophes XL/XLI), l’autre une transition -V + e/-V (strophes XLI/XLII), et deux transitions -V + K/-V + K, dont l’une est une transition -V + K/-V + K + e (strophes LV/LVI), l’autre une transition -V + K + e/-V + K (strophes LVI/LVII).

16

«La Chanson du Mal-Aimé» compte 300 vers, soient 298 transitions entre vers (299 moins une, si l’on met à part la transition entre l’épigraphe et la strophe I – (cf. supra la remarque sur l’exterritorialité de l’exergue) ; sur ces 298 transitions, 33 seulement transgressent la règle classique, contre 40 pour 155 transitions dans «Zone».

17

Alors que ce n’est sans doute plus le cas pour «Zone» (1912), dont la composition est d’une dizaine d’années postérieure à celle, présumée, de «La Chanson». Voir la note 5.

18

Le «nouveau jeu des vers» place, non moins significativement (?), à la fin de «La Chanson», la mention du «mal aimé» (LIX, 4, rime -V, masculine dans l’ancienne convention) en écho à celle (LVIII, 5) de «toi que j’ai tant aimée» (autre rime -V, à support lexical identique, féminine, elle, dans la convention classique) : le poème s’achève ainsi sur l’évocation, en des positions que la nouvelle règle des rimes, si l’on admet qu’elle fait mémoire de l’ancienne, investit d’une signifiance particulière, du couple que forment la «tant aimé(e)» et son «mal-aimé».

19

Ce voyou mi-homme mi-femme et ce soir à moitié brumeux sont, par eux-mêmes, d’autres figures du double, ou du dédoublement.

20

Cf. la «dame» du poème «Rosemonde», «suivie pendant deux/Bonnes heures à Amsterdam» (Alcools,O.P., p. 107), et aussi la femme dont il est question à la fin de «Clotilde» : «Passe il faut que tu poursuives/Cette belle ombre que tu veux» (ibid., p. 73). Les deux textes avaient été publiés ensemble dans Soirées de Paris en 1912, accompagnés d’un troisième, «Marie-Sybille» («Marizibil» dansAlcools, ibid, p. 77), qui est explicitement l’évocation d’une prostituée. Le terme de «putain», employé dans la strophe XXVIII de «La Chanson» (O.P., p. 57), semble bien, au demeurant, désigner la femme aimée.

21

Voir Delvau, Dictionnaire érotique moderne, Genève, Slatkine Reprints, 1968. Voir aussi Esnault, Dictionnaire des argots, Paris, Larousse, 1965 : «zèbre» = «individu d’activité louche», comme le «mauvais garçon».

22

Notons au passage que «son armée», syntagme de genre féminin, présente cette caractéristique, imposée par la grammaire du français, et qui pourrait constituer elle aussi un jeu morpho-lexical pertinent à notre interprétation, que le possessif, parce qu’il détermine un nom à initiale vocalique, est à la forme «masculine», non-marquée («son»), et non à la forme féminine. Ajoutons que sans doute le fantasme est celui de la bisexualité : être l’un (M) et l’autre (F), – mais aussi, comme en témoigne le choix d’un comparant qui est un collectif, être plusieurs (une «armée»). Cf. «Les Fiançailles» : «Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide/Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour/J’admirerais mon ouvrage» (Alcools, O.P., p. 132).

23

On trouve dans Alcools plusieurs exemples analogues de substantivation de participes passés. Cf. «Le larron», strophe XVIII: «Un triomphe passait gémir sous l’arc-en-ciel/Avec de blêmes laurés debout dans les chars» (O.P., p. 93, emprunt à la poésie du XVIe siècle ?) ; «Lul de Faltenin», strophe VII : «Dans l’attentive et bien-apprise/J’ai vu feuilloler nos forêts» (ibid., p. 98, création sur le modèle de «malappris») ; «Le brasier» : «Les membres des intercis flambent auprès de moi» (ibid., p. 109, création sur le modèle d’ «occis», à partir d’un verbe *intercire), «Terre/O Déchirée que les fleuves ont reprisée» (ibid, p. 110) ; «Un soir» : «O vêtue ton bras se lovait» (ibid, p. 126).

24

O.P., p. 97.

25

Une analyse des ambiguïtés de l’évocation du sexe masculin dans l’intermède des «Sept Épées» pourrait confirmer cette interprétation.

26

Kalidasa, Sacountala, drame en sept actes, traduit du sanskrit par A. Bergaigne (Paris, bibl. des Bibliophiles, 1884; 2è éd. Adrien-Maisonneuve, 1966); Kalidasa, Sacountala, ballet-pantomime, livret de Théophile Gautier, musique de E. Reyer (Paris, Jonas, 1858).

27

Cf. Cl. Morhange-Bégué (« La Chanson du Mal-Aimé », analyse structurale et stylistique, Paris, Minard,Bibliothèque des Lettres Modernes, 1970, p. 53), à qui j’emprunte les références à Kalidasa et à Gautier, et qui précise qu’ « il reste évidemment possible qu’Apollinaire se soit inspiré d’une autre tradition » (ibid, note 10).

28

Cette logique du fantasme est exemplairement illustrée par la maxime « Un miracle est si vite arrivé ! », sur laquelle s’achève le film des Marx Brothers Une nuit à Casablanca. Il est amusant de noter que ce film commence par une séquence où l’on voit Harpo la main appuyée contre la façade d’une maison ; un passant lui demande s’il tient le mur pour l’empêcher de tomber ; il confirme d’un hochement de tête, s’éloigne en courant, et le mur, effectivement, s’effondre. Le « je » de « La Chanson » est lui aussi un Amphion inverse, dont la parole fait s’écrouler sur lui les murailles qu’elle a élevées : Amphion, comme le ver Zamir, autre constructeur magicien, appartiennent à l’univers mythique d’Alcools (cf. « Le brasier », O.P., p. 108 et 110). À propos du second, Apollinaire écrivait dans une étude sur André Salmon parue en 1908 dans Vers et Prose : « Le ver Zamir qui sans outils pouvait bâtir le temple de Jérusalem, quelle saisissante image du poète ! » (ibid., p. 1060).