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Le vers d’André Chénier dans les Élégies
Jean-Michel Gouvard
Université de Bordeaux 3 ERSS UMR 5610
Cet article décrit les propriétés formelles des strophes et des vers dans les Élégies de Chénier. Pour la plupart, les poèmes du recueil sont composés sous forme de distique, soit la forme strophique la plus simple, mais trois d’entre eux s’en démarquent, probablement afin de ménager des effets poétiques ponctuels. Par ailleurs, dans l’alexandrin, on observe fréquemment des discordances entre les frontières syntaxiques et le mètre binaire 6+6, ainsi que je le montre en dressant une typologie des phénomènes linguistiques observés. Ceux-ci, par leur originalité, constituent la marque de fabrique ou un élément du «style» d’André Chénier.
This paper describes stanzas and verses properties in Chénier’s Élégies. For the most part, poems are composed following the most simple pattern, with (aa) rhymes, but three of them are different, probably in the aim to produce some poetical effects. Otherwise, in twelve-syllabes verses, there are many mismatches between syntactic boundaries and 6+6 binary meter, as I show it in a linguistic survey of most obvious phenomena, and such a study gives us a firm grip on Chénier’s writing process.
Cette étude décrit les caractéristiques formelles des poésies recueillies dans les Élégies d’André Chénier (Orléans, Paradigme, tome I, 2005), en examinant tout d’abord les strophes (§ 1) puis les mètres (§ 2). S’agissant de ces derniers, nous nous intéresseronsplus particulièrement aux discordances entre les frontières syntaxiques et les frontières métriques, que celles-ci apparaissent de vers à vers (§ 2.1) ou autour de la césure (§ 2.2). Nous essaierons de dégager les effets de sens induits ponctuellement par ces phénomènes, ainsi que leur signification relativement au projet poétique global de l’auteur.
Des strophes
La métrique des Élégies est d’une facture en apparence très homogène. La presque totalité des poèmes regroupés par l’éditeur sous ce titre sont composés en distiques d’alexandrins, et ces derniers répondent toujours à une scansion 6+6, le seul mètre qui, à cette époque, était associé au dodécasyllabe.
Les rares exceptions, s’agissant des structures strophiques, concernent les élégies 4 et 5f du Livre I, et l’élégie 9 du Livre IV.
L’élégie 9, qui ne compte que dix vers, commence par deux distiques, mais elle se termine par un sizain de forme (ababab) :
Sous le roc sombre et frais d’une grotte ignorée D’où coule une onde pure aux Nymphes consacrée, Je suivis l’autre jour un doux et triste son Et d’un Faune plaintif j’ouïs cette chanson : «Amour, aveugle enfant, quelle est ton injustice! Hélas ! j’aime Naïs ; je l’aime sans espoir. Comme elle me tourmente, Hylas fait son supplice. Echo plaît au berger, il vole pour la voir. Echo loin de ses pas suit les pas de Narcisse, Qui la fuit, pour baiser un liquide miroir.
Les distiques coïncident avec la première partie de la pièce, de nature descriptive et narrative, laquelle sert à poser le cadre bucolique et les circonstances de la rencontre avec le faune. Le sizain, quant à lui, correspond à la chanson du faune. Ce changement dans la métrique du texte n’a pas seulement une valeur démarcative relativement aux orientations discursives engagées dans les deux voltes du texte. Le sizain (ababab) est peu usité dans la poésie littéraire écrite moderne, mais il est apparu dès le Moyen Âge dans la poésie courtoise et dans les textes de chansons, où il se maintient jusqu’à la période contemporaine voir entre autres Voltaire et Hugo en guise d’illustrations). Cette forme est donc culturellement associée au registre chanté, et il n’est pas surprenant de la retrouver sur les six vers que le texte lui-même désigne explicitement comme relevant du registre de la «chanson».
Une interprétation similaire prévaut pour l’élégie 5f du Livre I, si tant est que c’en soit une, tant sa facture est marginale :
De petits jeux, de petits entretiens, De petits tours, de petites adresses, De petits mots, de petites caresses, La petite oie, et mille petits riens.
Le texte actualise un quatrain de type (abba), soit la forme la plus usuelle en poésie classique avec (abab), mais il offre la particularité d’être composé en décasyllabes 4+6, et ce, alors qu’il est présenté par l’éditeur comme faisant partie d’une suite de fragments qui, par ailleurs, sont tous en alexandrins 6+6. Le décasyllabe à coupe quatrième était, jusqu’au XVIe siècle, le vers composé le plus employé en poésie française, et il fut même encore privilégié au cœur du XVIIe siècle dans quelques registres par certains auteurs, comme par exemple dans les Contes de La Fontaine.
Mais ceci n’explique pas pourquoi Chénier recourt au décasyllabe dans l’élégie susmentionnée. En fait, la scansion 4+6, si elle fut usuelle en poésie littéraire écrite, est aussi un mètre composé fréquemment attesté dans les corpus de chansons. Que le poète ait cherché à imiter culturellement la chanson est confirmé par ailleurs – mise à part la tonalité même de la pièce – par le recours aux parallélismes syntaxiques sur les quatre vers, avec tout d’abord une variation lexicale n’affectant que le nom, qui entraîne la réitération de la même attaque, «de petit(e) s», sur les trois premiers décasyllabes, puis un effet de clausule pour le dernier vers, souligné, d’une part, par la variation du déterminant (de SN > la SN > mille SN) et, d’autre part, pour le deuxième hémistiche, par le passage de la juxtaposition à la coordination, avec l’émergence d’un «et» nettement conclusif.
Tous ces indices, qui démarquent le texte de ses voisins et, plus largement, des autres pièces du recueil, tendent à le désigner comme une imitation littéraire de chanson.
L’élégie 4 du Livre I est plus complexe. Elle offre tout d’abord l’originalité de débuter par un quatrain (abab) au lieu de distiques :
Ah! qu’ils portent ailleurs ces reproches austères, D’une triste raison ces farouches conseils, Et ces sourcils hideux, et ces plaintes amères, De leur âge chagrin lugubres appareils.
Suit un distique isolé :
Lycoris, les amours ont un plus doux langage : Jouissons ; être heureux, c’est sans doute être sage.
puis un sizain (aabccb), soit la forme la plus usitée en poésie littéraire pour les strophes de six vers, la disposition voisine, (aabcbc), étant plus propre au seul XVIIe siècle :
Vois les soleils mourir au vaste sein des eaux ; Thétis donne la vie à des soleils nouveaux, Qui mourront dans son sein, et renaîtront encore ; Pour nous, un autre sort est écrit chez les Dieux ; Nous n’avons qu’un seul jour ; et ce jour précieux S’éteint dans une nuit qui n’aura point d’aurore.
Enfin, un septain (abbacca) vient clore le texte :
Vivons, ma Lycoris, elle vient à grands pas, Et dès demain peut-être elle nous environne ; Profitons du moment que le destin nous donne, Ce moment qui s’envole, et qui ne revient pas. Vivons, tout nous le dit ; vivons, l’heure nous presse ; Les roses, dont l’Amour pare notre jeunesse, Seront autant de biens dérobés au trépas.
L’enchaînement quatrain / distique / sizain / septain n’est remarquable que par rapport aux autres élégies de Chénier. En soi, il s’apparente à la technique des vers mêlés qui, de La Fontaine à Parny, a connu avant Chénier de nombreuses illustrations. En première approche, nous pouvons donc considérer que Chénier, ponctuellement, s’essaie à un procédé de composition strophique différent de celui qu’il adopte par ailleurs pour ses élégies, et l’histoire, bien entendu, ne nous dit pas s’il eût ou non conservé ce texte dans le cadre d’une publication en recueil. Il n’en demeure pas moins que le septain conclusif de la pièce détonne par rapport aux formes qui le précèdent, dans la mesure où il est le seul à ne pas s’inscrire dans une tradition qui l’assimile culturellement à uneforme strophique usuelle de la poésie littéraire écrite. En effet, si Victor Hugo employa à quelques reprises le schéma (abbacca), Martinon ne cite pour le XVIIIe siècle que la suite (abbacac), attestée chez Rousseau et Lefranc de Pompignan, et dont Marmontel disait qu’elle était «la seule façon de rendre harmonieuse la strophe de sept vers». En conséquence, on peut se demander si le choix de la forme (abbacca) par Chénier est simplement le fruit du hasard et/ou des nécessités de la versification, ou bien s’il s’agissait de faire bénéficier d’un rythme novateur la «morale» du carpe diem, qui est justement développée tout au long de ces sept derniers vers, revue et visitée à l’aune de son époque, et de la sensibilité particulièrement moderne du poète.
Des vers
Rejets et contre-rejets de vers à vers
En ce qui concerne le mètre, si tous les dodécasyllabes des Élégies actualisent la scansion 6+6, ils ne sont cependant pas comparables à tout point de vue avec l’alexandrin classique, au sens dix-septièmiste du terme, tel qu’il apparaît par exemple dans la tragédie, la poésie lyrique ou encore le genre épidictique.
On observe ainsi plusieurs enjambements de vers à vers particulièrement discordants, qui prennent le plus souvent la forme de rejets, comme par exemple dans l’élégie 15 du Livre III, v. 23-26:
Elle avance, elle hésite, elle traîne ses pas. Grande, blanche. Sa tête aux attraits délicats Est penchée. Elle rit. Mais à demi-troublée, D’un léger vêtement couverte non-voilée.
Le placement de «est penchée» au début du vers 25 est remarquable car la phrase typographique s’achève immédiatement après ce groupe verbal. Si nous avions eu, comme cela se trouve dès la période classique au sens strict :
*[…] Sa tête aux attraits délicats Est penchée au-dessus, souriante à demi.
l’effet de discordance entre les structures métriques et syntaxiques aurait été moindre. De plus, le décalage entre la phrase et le vers est renforcé par le fait que la proposition qui suit, «Elle rit», est particulièrement brève, puisqu’elle ne compte qu’un sujet pronominal suivi d’un verbe monosyllabique au présent de l’indicatif. La conjugaison de ces deux phénomènes induit deux pauses prosodiques fortes à trois syllabes d’intervalle pour le seul premier hémistiche, soit un rythme relativement heurté, comme on le percevra en comparant le texte avec une réécriture ménageant une expansion, telle que :
*[…] Sa tête aux attraits délicats Est penchée. Elle rit d’un rire cristallin
Enfin, le placement du syntagme nominal sujet «Sa tête aux attraits délicats» ajoute encore au caractère morcelé de ces deux vers puisque, si le complément déterminatif «aux attraits délicats» court sur tout le second hémistiche, la base nominale «Sa tête» se retrouve en fin de premier hémistiche, en «contre-rejet» – si l’on tient à employer cette terminologie –, comme le montre encore la comparaison de l’original avec une configuration plus concordante :
*Grande, blanche, elle avance. Et sa tête aux traits fins Est penchée. […]
D’un point de vue interprétatif, si l’on accepte l’idée qu’une discordance appuyée et continue entre les frontières métriques et syntaxiques induit une suite de heurts susceptibles d’être interprétée comme mimétique d’un certain «trouble» ou «désordre», le lien entre fond et forme est bien entendu évident dans ce passage.
Une lecture plus naïve, non exclusive de la précédente, consisterait à voir dans la disposition «Sa tête aux attraits délicats// Est penchée» un procédé formel visant à mimer l’inclinaison même de la tête : la phrase qui décrit ce détail serait brisée, tout comme le cou penché de la jeune femme.
De telles lectures sont toujours sujettes à caution, mais celle-ci ne semble pas tout à fait incongrue, si nous rapprochons l’extrait ci-dessus d’un autre enjambement lui aussi très appuyé, dans l’élégie 19 du Livre II, v. 21-26 :
Ces regards purs et doux, que sur ce coin du monde Verse d’un ciel ami l’indulgence féconde, N’éveillent plus mes sens ni mon âme. Ces bords Ont beau de leur Cybèle étaler les trésors ; Ces ombrages n’ont plus d’aimables rêveries, Et l’ennui taciturne habite ces prairies.
Le contre-rejet de «Ces bords» à la fin du vers 23 est comme le reflet inverse de l’extrait précédent : cette fois-ci, c’est le syntagme nominal sujet qui est réduit à sa plus simple expression, non seulement sur le plan syntaxique, avec sa forme minimale[Dét + Nom], mais aussi sur le plan prosodique, avec ses deux syllabes, qui apparaissent juste après la coupe syntaxique majeure du vers (sur cette notion, voir infra). Le syntagme verbal et ses compléments courent en revanche sur tout le vers suivant. L’ensemble apparaît comme très déséquilibré, d’autant plus que les vers qui précèdent et suivent cet enjambement sont, quant à eux, très concordants. Dire que «Ces bords» est mis en valeur par le contre-rejet semble un commentaire et donc un résultat bien faible pour une configuration aussi hardie : il semble plus opportun de considérer qu’il n’est pas anodin que le syntagme ainsi placé «au bord» du vers exprime lui-même l’idée de bordure, de telle sorte que, là aussi, forme et sens se complètent et se renforcent l’un l’autre.
Un effet similaire semble expliquer le rejet tout aussi appuyé qui apparaît dans l’élégie 4 du Livre II, v. 11-13 :
Mon âme comme un Songe autour de ton sommeil Voltige. En me lisant demain à ton réveil, Tu verras, comme toi, si mon cœur est paisible.
Là encore, le verbe est mis en valeur par le rejet et la coupe syntaxique forte qui suit immédiatement, tout comme «Est penchée» dans l’élégie 15 du Livre III. Or, ainsi placé, il semble lui-même voltiger en tête de cet alexandrin où le lecteur ne l’attendait pas – du moins sous cette forme ; il en aurait été autrement s’il avait couru sur tout le second vers, avec force compléments, comme dans :
*Mon âme comme un Songe autour de ton sommeil Voltige à tire d’aile en criant sa douleur.
Enjambements à la césure
La notion de «coupe syntaxique majeure»
Les enjambements de vers à vers fortement marqués restent rares dans les Élégies, mais il convient de les rapprocher des phénomènes qui affectent la césure de l’alexandrin. L’incidence directe des rejets et contre-rejets de vers à vers est d’induire une coupe syntaxique forte ailleurs qu’en fin de vers ou à la césure, comme c’est aussi le cas, par exemple, dans :
Ô des fleuves français brillante souveraine, Salut! Ma longue course à tes bords me ramène, (III, 23, 15-16)
La coupe syntaxique de rang le plus élevé coïncide avec la frontière qui sépare les deux propositions indépendantes, et elle tombe après la deuxième syllabe. Il y a donc discordance entre les coupes métriques, qui se trouvent après la césure et à la fin du vers, soit après les sixième et douzième voyelles numéraires, et la «coupe syntaxique majeure», pour reprendre la terminologie, suffisamment explicite, de Verluyten. De telles discordances se rencontrent dès la période classique, mais elles étaient condamnées dans les manuels de versification et elles restent rarissimes.
De plus, lorsqu’elles ont lieu, elles apparaissent au sein de l’hémistiche sur des positions médianes, soit de préférence après les troisième et neuvième voyelles numéraires de l’alexandrin. Comme Verluyten l’a fait observer, on ne rencontre aucun 12-syllabe classique offrant une «coupe syntaxique majeure» (désormais CSM) décalée d’une seule syllabe par rapport à la césure. Selon cet auteur, les premiers alexandrins présentant un tel profil ne se rencontreraient pas avant la période romantique, chez Victor Hugo, dans des vers tels que (les «] [» marquent la CSM et le «+» la césure.
Cette muraille,] [bloc + d’obscurité funèbre […]
O beaux jours passés!] [Terre + amante, ciel époux!
Les coupes syntaxiques majeures cinquième et septième
L’étude des Élégies montre qu’il convient de revoir la datation de ces phénomènes,sans pour autant récuser l’idée qu’ils soient un trait de modernité métrique. En effet, le corpus des Élégies contient au moins deux alexandrins avec une CSM en cinquième position. Le premier apparaît dans l’élégie 28 du Livre II (v. 21):
Ne pouvait songer… Mais, que nous font ses ennuis ?
La frontière entre les deux propositions tombe après la cinquième syllabe numéraire, et est donc en décalage avec la césure qui sépare, quant à elle, la conjonction «Mais» et la proposition qu’elle introduit : même si elle est soulignée par une virgule, cette articulation est de rang inférieur à celle qui apparaît juste avant, ce qui induit un décalage entre vers et phrase, et un heurt syntacticoprosodique : «Ne pouvait songer…] [Mais, + que nous font ses ennuis ?» Le phénomène, tout comme les enjambements vus au § 2.1, est motivé sémantiquement, dans la mesure où il vient ponctuer un changement d’orientation discursive, qu’explicite justement la conjonction à valeur adversative «mais», et Chénier n’est pas l’inventeur du procédé, dans la mesure où il apparaît par exemple sous la plume de Racine, dans un très célèbre passage des Plaideurs
. Il revient toutefois à l’auteur des Élégies de l’avoir employé en poésie lyrique, alors qu’il était cantonné à la comédie chez les Classiques.
Le second vers concerné se trouve dans l’élégie 27 du Livre IV (v. 5) :
Ne pensant à rien, libre et serein comme l’air,
L’apposition «libre et serein comme l’air» court sur sept syllabes, et les deux CSM, respectivement cinquième et douzième, induisent une segmentation 5+7, en discordance avec le mètre 6+6. Un classique eût écrit «Et ne pensant à rien, aussi libre que l’air,» ou éventuellement «Ne pensant à rien, libre, heureux, calme et serein».
Par ailleurs, on relève un alexandrin offrant une CSM septième, dans l’élégie 17 du Livre IV (v.5):
Son regard obscurci meurt. Sa tête pesante Tourne comme le vent qui souffle la tourmente.
On comparera cette configuration, par exemple, avec :
Peut habiter un cœur faux, parjure, odieux ? (IV, 11, 18)
où la coupe syntaxique septième, identique à celle qui suit la neuvième syllabe, n’induit pas du tout le même effet de rupture.
L’alexandrin «Son regard obscurci meurt. Sa tête pesante» est également intéressant en ceci qu’il cumule les deux types d’enjambement que nous avons examinés ; le premier à la césure, avec le rejet de «meurt» en tête du second hémistiche ; et le second de vers à vers, avec le placement de «Sa tête pesante» en fin d’alexandrin, soit une configuration qui est usuellement décrite comme un contre-rejet dans le cadre des approches stylistiques traditionnelles. Il serait tentant de traiter ces deux procédés sur un pied d’égalité, mais ce serait ne pas tenir compte des récurrences observées : alors que les enjambements de vers à vers restent rares, et le resteront même jusqu’au cœur du XIXe siècle, chez les poètes les plus (ré) novateurs en matière de formes poétiques, les enjambements autour de la césure sont beaucoup plus fréquents, ainsi que nous allons le voir.
Les coupes syntaxiques majeures quatrièmes
En effet, si les alexandrins avec une CSM cinquième ou septième restent l’exception dans les Élégies, il convient de les rapprocher de ceux, beaucoup plus nombreux, qui ont une CSM quatrième ou huitième, et qui induisent également des effets de ruptures dont l’amateur de poésie classique n’était pas coutumier à l’époque. Pour le montrer, le plus simple est de comparer les configurations au sein desquelles apparaissent un même terme dans le recueil. Prenons l’exemple de l’adverbe «bientôt», et examinons son emploi dans :
On pleure :] [mais bientôt + la tristesse s’envole ; (IV, 1, 42)
La CSM après la troisième syllabe n’est guère dissonante, non seulement parce qu’elle apparaît sur la position interne de l’hémistiche qui reçoit le plus souvent l’accent libre, mais aussi parce que l’accent prosodique ne tombe pas sur le «e» posttonique de «pleure», mais sur la voyelle antécédente. En revanche, dans :
Elle a tout vu.] [Bientôt + cris, reproches, injure. (II, 24, 21)
la contextualisation est plus inattendue, dans la mesure où la CSM suit cette fois-ci la quatrième position, et que l’adverbe se trouve isolé de ses bases nominales par la coupe métrique.
Il ne suffit pas, toutefois, que la coupe soit quatrième pour produire une impression qu’intuitivement nous qualifierions de «rupture», de «heurt» ou de «discordance». Par exemple, lorsque nous lisons dans l’élégie 11 du Livre IV (v. 20-21):
Elles trouvent mon cœur + toujours prêt à s’ouvrir. Toujours trahi, toujours + je me laisse trahir.
La coupe métrique entre la troisième occurrence de l’adverbe «toujours» et la proposition «je me laisse trahir» n’est pas plus appuyée, sinon moins, que dans ce célèbre vers du Suréna de Corneille : «Toujours aimer, toujours + souffrir, toujours mourir».Par contre, le même adverbe, avec le même positionnement, a un tout autre effet dans :
Puis apprends si,] [ toujours + ami de la Nature, (I, 15, 27)
et plus encore dans :
Je me connais.] [Toujours + je suis libre et je sers ; (IV, 11, 5)
Dans l’élégie 15 du Livre I, le jeu entre les articulations métrique et syntaxique isole toujours de sa base nominale, mais la coupe quatrième n’est pas aussi appuyée – et donc pas aussi efficace – qu’elle ne l’est dans l’élégie 11 du Livre IV, où cette fois-ci la quatrième syllabe coïncide avec la fin d’une proposition. L’effet est d’autant plus sensible que la fin de vers, pour sa part, n’est ponctuée que d’un point-virgule.
On observe des discordances similaires par deux fois avec le présentatif «voilà» :
Oui, mes amis,] [ voilà + le bonheur, la sagesse. I, 14, 81 Tiens. C’est ici.] [Voilà + ses jardins solitaires, II, 25, 29
la deuxième occurrence étant plus discordante que la première, et comparable de ce point de vue à «Je me connais. Toujours je suis libre et je sers».
Il en va de même avec deux dodécasyllabes comportant un syntagme adjectival dont la tête est isolée entre la CSM quatrième et la césure médiane :
Sage vieillesse.] [Heureux + qui, dès ses premiers ans, III, 14, 8
Nous charment tous.] [Heureux + qui peut être aimé d’elles ! IV, 2, 10
ainsi qu’avec trois autres qui offrent sur les mêmes positions la conjonction «et» suivie du pronom tonique «moi» :
Elle me frappe.] [Et moi, + je feins dans mon courroux II, 24, 28
Tu pleurais même ;] [ et moi, + lent à me défier ; II, 27, 51
Elle riait ;] [ et moi, + malgré ses bras jaloux, II, 28, 53
Plus ponctuellement, on rapprochera de ces procédés des vers tels que :
Des jours amers,] [ des nuits + plus amères encore. I, 13bis, 9
Vivez heureux !] [ gardez + ma mémoire aussi chère, III, 1, 49
qui ne sont pas sans précédents du point de vue de l’histoire des formes, mais ils viennent s’ajouter à ceux plus originaux qui précèdent, et participent donc à ces effets de discordance répétés qui caractérisent l’écriture du vers d’André Chénier.
Affaiblissement de la césure
Ce n’est pas uniquement la distribution de la CSM en cinquième, septième et, plus fréquemment que ses prédécesseurs, en quatrième position qui fait l’originalité de notre poète.
Comme le suggèrent les occurrences citées ci-dessus avec l’adjectif «heureux» ou le présentatif «voilà» placés en fin de premier hémistiche, l’effet de discordance naît aussi de ce que le terme qui apparaît juste avant la césure est éventuellement lié, d’un point de vue syntaxique, au constituant qui commence le second hémistiche. Par exemple, dans un alexandrin tel que «Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles !», le fait que le second hémistiche s’ouvre par une relative déterminative liée à sa base adjectivale antécédente a pour effet «d’affaiblir» la césure, et donc de renforcer la discordance entre le mètre et la phrase. Celle-ci est plus appuyée, par exemple, que dans un vers tel que «Je me connais. Toujours je suis libre et je sers» ou encore, a fortiori,
Elle me frappe. Et moi, je feins dans mon courroux […]
On relève ainsi, dans les Élégies, un certain nombre de procédés qui affaiblissent manifestement la «force» ou la «qualité» de la coupe césurale, et ce sans qu’une CSM quatrième soit nécessairement ménagée.
Distribution des auxiliaires, semi-auxiliaires et verbes copules
Les traités de versification déconseillaient souvent aux poètes de distribuer une forme verbale composée à cheval sur la césure. Or, nous en avons plusieurs attestations chez Chénier. Deux d’entre elles mettent en jeu des formes de l’indicatif :
Hélas ! mais quand j’aurai + subi ma destinée, I, 13bis, 41 Eh bien ? mes pas ont-ils + refusé de vous suivre ? II, 28, 7
Sur le plan prosodique, le poète a la prudence de maintenir devant la césure soit un auxiliaire bisyllabique, «aurai», susceptible de recevoir au moins un accent secondaire, contrairement à ce qu’eût donné «*Hélas ! mais lorsque j’ai + subi ma destinée,», soit un auxiliaire monosyllabique renforcé d’un enclitique, «ont-ils», où le pronom «ils» est par définition également susceptible de porter un accent de rang quelconque : on voit la différence qu’il y aurait eu à opter pour une tournure telle que «*Eh bien ? mes pas, ils ont + refusé de vous suivre ?»
On rapprochera de ces configurations trois autres alexandrins dont le premier hémistiche se termine par le verbe «pouvoir» dans un emploi que l’on peut qualifier de «modal», ce qui en fait un semi-auxiliaire périphrastique :
Mon âme ne pouvait + se lasser de l’entendre. I, 1, 24
Ta présence pourra + répandre des douceurs. I, 10d, 4
Avait-elle bien pu + vivre et ne m’aimer pas ? I, 23, 27
Des trois vers, c’est le dernier qui offre la césure la plus faible, à cause du choix de la forme monosyllabique «pu». L’adverbe «bien» qui précède permet de poser un groupe accentuel «bien pu» bisyllabique, moins fragile prosodiquement que l’eût été un emploi simple de «pu», du type «Ha ! avait-elle pu + vivre et ne m’aimer pas ?». Toutefois, ce soutien ne suffit pas pour aligner l’occurrence sur les deux autres alexandrins, dans la mesure où ce troisième vers présente aussi la particularité d’avoir en attaque de second hémistiche un monosyllabe, «vivr(e)», qui suppose un accent septième, et donc induit un heurt accentuel, entre l’accent métrique sixième sur «pu» et l’accent prosodique et grammatical sur «vivre».
Le verbe «venir» employé pour introduire un groupe infinitif semble fonctionner comme les tournures qui précèdent :
Son baiser vole et vient + l’arrêter au passage ! II, 13, 52
Bientôt me suit et vient + me dire qu’on m’attend. II, 25, 8
De telles constructions ne se rencontrent pas dans la poésie littéraire écrite classique, où le verbe «venir» à la césure demeure intransitif, comme Chénier l’emploie aussi lui-même dans des tournures telles que :
Tantôt elle va, vient, + d’un pas léger et sûr II, 15, 61
qui ne menacent en rien la coupe médiane, bien au contraire.
Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas d’une forme verbale composée, on peut rapprocher des occurrences qui précèdent ce vers extrait de l’élégie 14 du Livre III :
Il fait la paix, il est + l’arbitre de leurs jeux. III, 14, 57
où la césure tombe au milieu d’une tournure atributive, et vient dissocier la copule verbale de son complément. L’affaiblissement de la coupe médiane est d’autant plus sensible ici que le verbe est monosyllabique, et qu’il y a une CSM quatrième.
Distribution des prépositions et locutions prépositionnelles
Le procédé le plus remarquable, car le mieux représenté d’un point de vue quantitatif, concerne la distribution des prépositions. Les termes de cette catégorie induisant par définition un lien de complémentation, les poètes classiques évitent soigneusement de les placer en fin de premier hémistiche afin de préserver la concordance mètre/phrase. Il en va autrement dans les Élégies, où Chénier, renouant avec une pratique ancienne, achève à de nombreuses reprises le premier hémistiche d’un alexandrin par une préposition ou assimilée. L’exemple le plus frappant en est sans doute :
Je te connais. Malgré + ton aimable silence, II, 25, 10
qui est peut-être une innovation que l’on peut attribuer à l’auteur des Élégies. On relève par ailleurs diverses locutions prépositionnelles offrant la même distribution :
(i) au bord (de) :
Je rêve, assis au bord + de cette onde sonore II, 14, 14
Vous retiennent au bord + de Loire ou de Garonne ; III, 13, 5
(ii) au fond (de) :
Ensevelis au fond + de tes dormantes eaux I, 13bis, 56
(iii) au milieu (de) :
Tel qu’Orphée au milieu + de sa troupe farouche, III, 15, 11
Souveraine au milieu + d’une tremblante cour, II, 4, 44
Je vous vois, au milieu + des crimes, des noirceurs, I, 14, 171
(iv) au gré (de) :
Par vous, mon âme au gré + de ses illusions I, 17, 31
(v) à la faveur (de) :
Jadis à la faveur + d’une plus belle nuit, I, 23, 12
(vi) dans le sein (de) :
Ces héros, dans le sein + de leur ville perdue, I, 14, 153
Ignorés dans le sein + de leurs Alpes fertiles, III, 11, 35
(vii) du fond (de) :
A mes gestes, du fond + de son appartement, III, 8b, 13
(viii) du haut (de) :
Lorsque Vénus, du haut + des célestes lambris, I, 1, 5
Mais alors que du haut + des célestes déserts I, 3bis b, 75
auxquelles on adjoindra deux tournures plus ou moins grammaticalisées comme locutions prépositionnelles :
(ix) au prix (de) :
Eût-ce été rien au prix + du bonheur d’être à moi ? II, 27, 48
(x) au retour (de) :
Qu’il est doux, au retour + de la froide saison, I, 18, 45
et «plein de», si on l’assimile à une locution prépositionnelle :
(xii) plein (de) :
Il ira, le cœur plein + d’une image divine, III, 13, 85
Autres distributions remarquables
Pour être complet, il convient de mentionner des configurations qui, si elles restent peu représentées en elles-mêmes, s’ajoutent à la liste des procédés employés pour modifier la morphologie de la césure.
On relève ainsi deux alexandrins offrant en fin de premier hémistiche une locution conjonctive :
(i) au moment (que) :
Et sa bouche, au moment + que je l’allais quitter, II, 12, 77
(ii) sitôt (que) :
Ne le voit plus, sitôt + qu’il n’est plus sous ses yeux! III, 14, 16
De même, alors que les manuels de versification déconseillaient, d’une part, que l’on séparât une épithète du nom auquel il se rapporte, et, d’autre part, que l’on isolât deux termes coordonnés de même rang syntaxique, on relève par trois fois, dans les Élégies, une distribution qui sépare deux adjectifs coordonnés antéposés :
N’ont connu qu’une oisive + et morne indifférence, I, 12ter, 24
Qui vient d’une insensible + et charmante langueur IV, 13, 51
Il a dans sa paisible + et sainte solitude IV, 19, 5
Le positionnement du premier épithète en fin de premier hémistiche crée un effet d’attente de la base nominale, effet qui est d’autant plus retardé – et qui n’en est donc que plus renforcé – que ce qui suit immédiatement, et amorce le second hémistiche, n’est pas le nom attendu, mais un second adjectif.
Fonctionnent de même, nous semble-t-il, les enchaînements suivants :
Adieu, suivez le cours + de vos nobles travaux. II, 32, 93
Elle saisit le bout + de ses ailes dorées, III, 15, 32
L’endormirent au bruit + de l’onde et des roseaux ; III, 14, 14
Les tournures «le cours de SN», «le bout de SN» et «au bruit de SN» sont si fréquentes qu’un effet d’attente du complément est ici créé, beaucoup plus que si nous avions eu un autre matériel lexical, comme par exemple avec «Adieu, suivez la route + où vos travaux vous mènent», qui n’est plus discordant.
Enfin, les configurations les plus dissonantes sont sans doute celles qui offrent, respectivement, un pronom sujet monosyllabique devant la césure :
Tous sont divers, et tous + furent vrais un moment. III, 23, 42
et un pronom démonstratif :
Sans doute heureux celui + qu’une palme certaine I, 11bis, 33
Ces deux alexandrins présentent une coupe césurale particulièrement affaiblie, vu que, dans le premier, un pronom quantificateur sujet est séparé de sa base verbale, et que, dans le second, le démonstratif simple «celui» est isolé du complément déterminatif qui lui est syntaxiquement indispensable.
Ces configurations récurrentes peuvent, à divers titres, être qualifiées de «discordantes».
Elles ne constituent pas seulement un trait de style du poète, entendu comme une espèce de «marque de fabrique» ou de «manière de composer». Elles sont aussi révélatrices du projet poétique qui est le sien. En regard de l’histoire des formes, le recueil des Élégies – et, sans doute, plus largement, l’œuvre de Chénier dans son entier – apparaît comme l’une des premières tentatives visant non pas à rénover l’alexandrin, si l’on entend par là le renouveler, en lui prêtant d’autres scansions que le mètre 6+6, mais au moins à le travailler de l’intérieur, en essayant de le faire sonner différemment.
De fait, avec ses nombreux enjambements et sa césure souvent affaiblie, le vers de Chénier perd de sa «rigidité», de ce que les détracteurs de l’alexandrin appelaient déjà, dans les débats de l’époque, sa «monotonie», et il gagne en souplesse et en fluidité. Ce faisant, il n’en épouse que mieux ces mouvements du cœur et de l’âme dont l’auteur avait fait le thème même de sa poésie élégiaque: la restitution sous sa forme la plus naturelle du jeu des émotions et la sensualité qui émane des scènes qu’il entreprend dedécrire n’auraient su s’accommoder des contraintes formelles que la recherche systématique de la concordance entre vers et phrase avait imposées à ses prédécesseurs. Conscient de l’originalité de son entreprise, dont il mesurait mieux que personne combien elle était à la fois audacieuse et novatrice, le jeune poète ne pouvait qu’inventer un vers qui fût non seulement en accord avec ses intentions esthétiques, mais qui en fût même l’un des avatars: tout comme ses thèmes et le traitement qu’il en propose, l’alexandrin de Chénier se devait d’être résolument nouveau – étonnamment moderne. C’est à préciser les formes linguistiques de cette modernité, toute empreinte d’un romantisme encore naissant, que cet article espère avoir contribué.
1 | P. Martinon, Les strophes
: Études historique et critique sur les formes de la poésie lyrique en France depuis la Renaissance, Paris, Champion, 1912, p. 301-303. | 2 | J.-M. Gouvard, La versification, Paris, PUF, 1999, p. 126 sq. | 3 | H. Davenson, Le livre des chansons, Neufchâtel, La Baconnière, 1982. | 4 | Sur ce sujet, voir B. Buffard-Moret, «Chanson populaire et chanson poétique : un même style ? Essai de versification comparée», dans De la langue au style, J.-M. Gouvard (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 51-78 ; et J.-M. Gouvard, «La Chanson de la plus haute tour est-elle une chanson», Parade Sauvage, 10, Charleville-Mézières, Musée Rimbaud, p. 45-63 ; «Mètre, rythme et musicalité», dans Le vers et sa musicalité, J. Foyard (éd.), Dijon, Publications de l’Université de Bourgogne, 2001, p. 13-26. | 5 | J.-M. Gouvard, La versification…, p. 195-197. | 6 | Marmontel, Éléments de littérature [1787], Paris, Desjonquères, 2005, cité par P. Martinon, Les strophes…, p. 318. | 7 | Sur ce sujet, voir R. Garrette, La phrase de Racine, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995 ; V. Beaudouin, Mètre et rythmes du vers classique
: Corneille et Racine, Paris, Champion, 2002. | 8 | J.-M. Gouvard, «Métrique et rhétorique : l’alexandrin au XIXe siècle», dans Parole, écriture, discours
:
littérature et rhétorique au XIX
e
siècle, A. Vaillant (éd.), Saint-Étienne, Éditions Printer (Lieux littéraires), 1997, p. 215-238. | 9 | S. P. Verluyten, Recherches sur la prosodie et la métrique du français, Thèse de doctorat, Université d’Angers, 1982. | 10 | J.-M. Gouvard, «L’analyse distributionnelle en métrique», dans Studia, 42e année, Cluj, Universitatis Babes-Bolyai, 1998, p. 129-162 ; et Critique du vers, Paris, Champion, 2000, p. 115-127. | 11 | S. P. Verluyten, Recherches…, p. 311. | 12 | Pour des compléments sur la métrique de Hugo, consulter J.-M. Gouvard, «L’alexandrin de Hugo. Questions de méthode», dans Le sens de la démesure, J.-L. Aroui (éd.), Paris, Champion, 2003, p. 365-383. | 13 | J.-M. Gouvard, Critique…, p. 107-108. | 14 | Sur ce sujet, voir M. Dinu, «Structures accentuelles de l’alexandrin chez Racine», Langue française, 99, septembre 1999, p. 63-64 ; et J.-M. Gouvard, «L’analyse…», et Critique…, p. 115 sq. | 15 | J.-M. Gouvard, «Le vers français : de la syllabe à l’accent», Poétique, 106, 1996, p. 223-247. |
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