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Le verbe voir dans le Ravissement de Lol V. Stein: construction d’une trace mnésique entre souvenir et fantasme
Laurence Bougault
Université Rennes-II
bougault.laurence@wanadoo.fr
Le Ravissement de Lol V. Stein offre une sorte de terrain expérimental de l’élaboration d’une perception du monde qui s’organise d’abord autour du voir du narrateur, un voirqui non seulement collecte des images comme souvenirs narrativisés, mais se construit grâce à une orientation de tout l’esprit vers l’objet du désir. On essaiera donc de mettre en évidence comment se construit, chez Jacques Hold, l’objet de perception que constitue Lol V. Stein, objet de perception essentiellement visuel, situé dans la postposition du verbe voir employé à la première personne, mais qui déborde le simple perceptif pour atteindre à une forme de connaissance ontique qu’on tentera de définir.
Le Ravissement de Lol V. Stein is an experimental way of elaborating a perception of the world, through the specific use of voir. We’ll try to establish the links between perception, memory, desire, in structuration of the object, through the occurrences of je vois by Jacques Hold.
Le verbe voir est éminemment polysémique. Pour être bref, on retiendra deux grands axes :
1°) le sens premier de «percevoir par la vue» ; qui peut devenir, selon les contextes
– être spectateur, témoin ;
– rencontrer;
– observer;
2°) le sens de «percevoir une image par l’esprit»; qui peut s’orienter soi vers l’idée d’imaginaire soit vers l’idée de savoir/concevoir.
Cette polysémie n’est pas un hasard, comme l’a montré Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception ou, plus encore, dans Le visible et l’invisible. La vision n’est jamais une pure objectivité et la perception ne se construit que dans un va-et-vient entre désir et réflexion.
Le Ravissement de Lol V. Stein offre une sorte de terrain expérimental de l’élaboration d’une perception du monde qui s’organise d’abord autour du voir du narrateur, un voir qui non seulement collecte des images comme souvenirs narrativisés, mais se construit grâce à une orientation de tout l’esprit vers l’objet du désir, comme en témoigne le début du roman :
Voici, tout au long, mêlés, à la fois ce faux-semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T. Beach. À partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein [1].
J’essaierai donc de mettre en évidence comment se construit, chez Jacques Hold, l’objet de perception que constitue Lol V. Stein, objet de perception essentiellement visuel, situé dans la postposition du verbe voir employé à la première personne.
Typologie des occurrences
La fréquence du verbe voir dans le Ravissement de Lol V. Stein, permet à Marguerite Duras de l’employer avec une grande variété de significations.
Voir : «percevoir par la vue»
Jacques Hold, en tant que sujet grammatical du verbe voir, se construit à la fois comme narrateur intra-homodiégétique qui dit je, et comme spectateur d’un objet de la vision : Lol, le plus souvent.
Les occurrences mettent en évidence plusieurs manières de voir.
1°) Le voir est celui d’un observateur caché qui espionne son personnage :
(1) J’ai vu en la suivant – posté caché face à elle – qu’elle souriait parfois à certains visages, ou du moins on aurait pu le croire [2].
(2) Je retourne à la baie d’où je les vois – Je les entends et je les vois [3].
(3) Cette fois c’est Tatiana qui se lève et enlace Lol. Je les vois bien [4].
2°) Le voir est celui de l’amant, il joue explicitement comme moteur du désir amoureux :
(4) Quand Tatiana ne voit pas, je l’écarte un peu pour voir ses yeux. Je les vois : une transparence me regarde. De nouveau je ne vois pas, je l’ai plaquée contre moi, elle ne résiste pas, personne ne nous remarque je crois. La transparence m’a traversé, je la vois encore, buée maintenant, elle est allée vers autre chose de plus vague [5][…]
3°) Le voir est celui d’un observateur qui reconnaît ce qu’il cherche :
– de manière évidente :
(5) Elle était déjà là lorsque je suis arrivé. Je l’ai vue tout de suite, seule, entourée de tables vides [6].
– ou au contraire de manière plus subtile, comme on devine :
(6) Lorsque je suis allé à la fenêtre de la chambre de l’Hôtel des Bois où j’attendais Tatiana Karl […] et que j’ai cru voir à mi-distance entre le pied de la colline et l’hôtel une forme grise, une femme [7].
La modalisation par le semi-auxiliaire croire opère une sorte de transition entre le voir effectif et le voir fantasmatique. Le désir de voir se substitue déjà ici à la vision elle-même.
– enfin le dernier emploi du verbe voir au sens de «percevoir par la vue» est un emploi nominal où le verbe est surthématisé :
(7) À la voir je pense que cela sera peut-être suffisant pour moi, cela, de la voir et que la chose se ferait ainsi qu’il sera inutile d’aller plus avant dans les gestes, dans ce qu’on se dira [8].
Dans cette phrase, la voir passe de l’acte à l’être, de l’événement à la chose. L’infinitif opère une sorte de sortie ek-statique qui rend tout avant et après inexistant. Le pronom neutre cela, anaphorique du circonstant «à la voir» puis cataphorique du complément «de la voir», permet de créer une sorte de chiasme : la voir – cela – cela – la voir qui accentue encore ce figement dans l’instant d’un désir qui est sa propre fin et son propre objet.
Le sens de la vue, à proprement parler, apparaît donc d’emblée comme un sens inobjectif : la subjectivité du narrateur oriente tous ses regards, de l’enquête à la recréation imaginaire, pour s’achever dans une pure contemplation ek-statique qui vaut pour acte sexuel.
Voir : imaginer, inventer
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le verbe voir prenne régulièrement le sens de «imaginer, inventer», c’est-à-dire «recréer une image dans l’esprit».
Dans la plupart des occurrences, cette signification est signalée par une structure syntaxico-typographique récurrente : Je vois + deux points, le plus souvent suivi d’un passage à la ligne.
(8) Je vois ceci : La chaleur d’un été qu’elle a distraitement subie jusqu’à ce jour éclate et se répand. Lol en est submergée [9].
(9) Je vois ceci : Prudente, calculeuse, elle marche assez loin derrière lui [10].
(10) J’invente, je vois : Elle ne ressent l’étouffement de l’été que lorsqu’il fait un geste supplémentaire à cette marche […] [11] . Je crois voir ce qu’a dû voir Lol V. Stein [12].
(11) Lol, je la vois : elle ne bouge pas. Elle sait que si on n’est pas prévenu de sa présence dans le champ personne ne peut la découvrir [13].
Cette présentation évoque à la fois celle du discours direct et celle du théâtre. L’imaginaire est une scène sur laquelle Jacques Hold recrée les événements auxquels il ne participe pas, soit parce qu’ils appartiennent au passé, soit parce qu’ils ont lieu sans lui. Cette théâtralisation a pour fonction d’aprésenter l’événement manquant. Elle a sans aucun doute quelque chose à voir avec le «mot-trou» : dans le vide qui s’installe entre «Je vois :» et la scène imaginée, le mot-trou, l’expression impossible du Désir en sa forme transcendantale, se déploie. Par l’écriture et la typographie, un pli est recréé, au cœur duquel se tient l’indicible. Le voir n’est plus alors seulement un phénomène de perception d’images, mais aussi un moment propre de l’écriture phantasmatique.
Seules deux occurrences, ayant cette signification, échappent à cette structure :
(12) Je vois comment elle y arrive. Très vite, elle gagne le champ de seigle, s’y laisse glisser, s’y trouve assise, s’y allonge [14].
(13) J’ai vu Lol dévêtue, inconsolable encore, inconsolable [15].
La première évoque encore le discours rapporté, indirect cette fois, à cause de la proposition subordonnée qui s’apparente fort à une proposition interrogative indirecte. Mais la proximité de l’événement avec le narrateur semble combler la distance qui existe entre Lol et Jacques Hold. Ici, le Désir retombe dans l’immanence, devient palpable à défaut d’être nommable.
Dans l’occurrence (12), plus rien n’indique la signification/imaginer/du verbe voir. Ce n’est pas un hasard si cette occurrence, unique en son genre, se trouve à l’acmée du fantasme, dans la reconstitution par Jacques Hold de la scène du bal. Non seulement le narrateur imagine cette scène, mais de plus Lol ne s’y est pas dévêtue, elle aurait peut- être souhaité le faire, mais cette dénudation de Lol par Michael Richardson n’a pas eu lieu. Du coup, le participe passé (du verbe voir lui-même mais aussi de dévêtue) prend véritablement un sens tragique : il s’agit d’un toujours-déjà accompli du présent, ou, pour le dire autrement, d’un présent toujours déjà dépassé qui n’aura donc jamais de lieu. Irréversible, le moment accompli sans avoir eu lieu est la temporalité même du trauma. On comprend dès lors que c’est le voir qui seul pourra remettre en mouvement cette temporalité immobile, c’est le voir de Jacques Hold qui seul pourra faire passer Lol de cette éternité achevée à un présent perpétuel.
Voir : comprendre, constater
Mais le désir, pour fantasmatique qu’il puisse être, n’en est pas moins un outil heuristique («je connais Lol de la seule façon que je puisse, d’amour»). Voir peut alors prendre le sens de «comprendre» ou celui de «constater».
Là encore, on ne s’étonnera pas de rencontrer cette signification essentiellement dans la seconde moitié du roman. Cette compréhension ne peut arriver que lorsque Jacques Hold s’est suffisamment rapproché de Lol, psychologiquement et physiquement.
La première occurrence apparaît lors de la première «rencontre» physique de Jacques Hold et de Lol : Lol est présente par hasard au moment où Tatiana et Jacques Hold seséparent après un rendez-vous à l’hôtel des bois. C’est à la suite de cette rencontre fortuite que Lol commence ses «promenades» dans les rues de la ville :
(14) «La relation entre ces sorties et le passage du couple, je ne la vois pas tant dans la ressemblance entr’aperçue par Lol, de la femme, que dans les mots que celle-ci a dits négligemment et que Lol, c’est probable, a entendus [16].
On est encore proche ici du sens d’«inventer». Mais le croisement des corps semble amorcer déjà une compréhension plus profonde, qui va se retrouver sans ambiguïté dans la seconde occurrence, située naturellement au moment où Jacques Hold, Tatiana et Lol sont réunis :
(15) Je le vois, ses yeux cherchent les miens [17].
Le verbe voir est encore ici proche de sa signification première. Néanmoins, dans ce constat, pour la première fois, le narrateur comprend quelque chose de Lol, cette compréhension fonde leur complicité face à Tatiana qui se retrouve isolée dans ce nouveau triangle du Désir. Par la suite, cette complicité permettra à Jacques Hold de comprendre l’univers de Lol, en particulier son mari :
(16) S’il redoute quelqu’un c’est Tatiana Karl, le regard insistant de Tatiana sur sa femme, je le vois bien, je le regarde souvent, il l’a remarqué [18].
(17) Dans cette douce amabilité – observée également par son mari – je vois le signe de l’inquiétude passée et à venir, constante, dans laquelle doivent vivre tous ses proches. […] L’inquiétude est-elle plus accusée ce soir que d’habitude ? Je ne sais pas. Si elle ne l’est pas, elle me rassure, j’y vois une confirmation de ce que m’a dit Lol sur son mari [19].
(18) Il doit savoir le reste de l’histoire aussi, je le vois bien. Cette reconnaissance échappe complètement à Lol [20].
La connaissance que Jacques Hold acquiert de Lol va s’accroître lors du premier rendez-vous que Lol lui donne :
(19) Mais lorsqu’elle a levé les yeux j’ai vu une joie barbare, folle, dont tout son être devait être enfiévré [21].
Ici, la vision passe clairement du percevoir au comprendre. Le complément de voir: «une joie barbare», met nettement l’accent sur la psychologie de Lol et sur son état d’esprit.
Le sens de voir dans le Ravissement de Lol V. Stein
Mais ces différentes significations du verbe voir ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Deux occurrences mettent clairement en évidence la profonde unité sémantique du verbe, unité que j’ai choisi d’appeler, à la suite de Deleuze, le sens et que ce dernier distingue nettement et de la désignation (la référence) et de la signification :
De la désignation à la manifestation, puis à la signification, mais aussi de la signification à la manifestation et à la désignation, nous sommes entraînés dans un cercle qui est le cercle de la proposition. La question de savoir si nous devons nous contenter de ces trois dimensions, ou s’il faut en adjoindre une quatrième qui serait le sens, est une question économique ou stratégique [22].
Faisant ce choix, Deleuze définit alors le sens comme :
l’exprimé de la proposition, cet incorporel à la surface des choses, entité complexe irréductible, événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition [23].
Dans le Ravissement, le sens de voir apparaît, nous semble-t-il, dans deux occurrences en particulier :
(20) Je vois tout. Je vois l’amour même. Les yeux de Lol sont poignardés par la lumière. Je vois à la fois la lumière et le noir qui la cerne. Elle avance vers moi, toujours, au même pas [24].
(21) Je vois qu’un rêve est presque atteint [25].
Ces deux occurrences se trouvent à deux moments-clefs du récit. L’occurrence (20) se situe au moment où Lol et Tatiana, en présence de Jacques Hold, évoquent le moment crucial du bal. L’occurrence (21) apparaît au moment où le désir de Lol s’accomplit (l’acceptation par Jacques Hold du trio amoureux qu’il forme avec Tatiana et Lol, lors de leur premier rendez-vous).
Le Désir permet de faire fusionner les significations de voir pour en créer le sens plein : le regard physique rejoint le regard intérieur du fantasme pour faire accéder Jacques Hold à une connaissance profonde de Lol. L’intensité du surgissement du sensdu verbe voir, coprésent à l’accomplissement du Désir, obligera d’ailleurs Jacques Holdà mettre fin à la scène, lors de leur face-à-face : «Je cesse de regarder le temps que dure la fin très longue de cet instant» (p. 131).
Ce n’est pas un hasard si Deleuze réserve le mot sens à ce qu’il appelle la «quatrième dimension du langage», et s’il en fait le véritable événement du langage. Car ce sens, en tant que somme des significations les débordant toutes, est aussi ce qui permet le surgissement de l’être.
Voir et structuration de l’être : la trace mnésique, ni vraie ni fausse, présente
Langage, désir, voir et surgissement de l’Être
Ce rapport entre le sens (plein), en tant qu’événement, et l’être est particulièrementvisible justement dans ce verbe voir qui traduit/trahit l’articulation du corps à l’esprit, et de l’image au signe, comme j’aimerais tenter de l’expliquer en reprenant l’occurrence (20) dans son contexte :
(20) Je demande encore : Que désiriez-vous ? Avec strictement la même hésitation, le même intervalle de silence, elle répond : Les voir. Je vois tout. Je vois l’amour même. Les yeux de Lol sont poignardés par la lumière : autour, un cercle noir. Je vois à la fois la lumière et le noir qui la cerne. Elle avance vers moi, toujours au même pas. Elle ne peut avancer plus vite ni ralentir. La moindre modification dans son mouvement m’apparaîtrait comme une catastrophe, l’échec définitif de notre histoire : personne ne serait au rendez-vous. Mais qu’est-ce que j’ignore de moi-même à ce point et qu’elle me met en demeure de connaître ? Qui sera là dans cet instant auprès d’elle [26] ?
Ce passage illustre de manière très concrète le mouvement même de l’écriture durassienne. Le langage («demande», «silence», «répond») forme une triangulation avecle Désir («désiriez») et le Voir (de Lol puis du narrateur), ce qui permet le déclenchement de l’événement («elle avance»), qui induit lui-même le surgissement du Problématique (formes interrogatives), lequel donne accès à l’Être («tout», «moi-même»).
On le voit, le langage est d’abord dialogue et sonorité, relation entre question et réponse à travers un espace silencieux. Désir et voir apparaissent quant à eux comme des instances pleines, qui semblent s’échapper de toute attache subjective. Voir passe sans transition de Lol à Jacques Hold (il est d’ailleurs d’abord dans sa forme impersonnelle d’infinitif) et le désir est nommé par Jacques Hold, tout en ayant pour sujet Lol. C’est entre le Désir et le Voir que l’événement surgit, événement qui est mouvement de Lol vers Jacques Hold, du désir de voir de Lol au voir pur de Jacques Hold. Et ce voir pur de Jacques Hold provoque ce que Heidegger appellerait l’apparaître de l’Être, Deleuze, l’accès au Problématique, Rilke, l’Ouvert. La mise en question de soi et l’ouverture sur l’être qui n’est pas le «moi-même» mais plutôt le «tout» («je vois tout») de l’amour dégagé du sujet et de l’objet.
Toute l’histoire du Ravissement est cette histoire d’un dégagement rêvé du Désir grâce à un voir qui ne donne lieu à aucune possession (ni du côté de Lol ni du côté de Jacques Hold). Mais cette «histoire» est inséparable d’une écriture, écriture originaire qui pourrait se laisser décrire comme la trace mnésique elle-même, telle que Freud lui- même la décrit.
Le Ravissement de Lol V. Stein : une mimêse de la trace mnésique ?
On est saisi à la lecture d’une lettre où Freud expose sa théorie de la structure du psychisme, de la parenté entre les trois significations du verbe voir qui se font jour dans Le Ravissement et les trois «strates» de l’esprit, du perçu jusqu’au signe. Voici ce qu’écrit Freud :
je travaille sur l’hypothèse que notre mécanisme psychique s’est constitué par une superposition de strates, c’est-à-dire que de temps en temps le matériel présent en fait de traces mnésiques est soumis à une restructuration, selon de nouveaux rapports, à une transcription. La nouveauté essentielle de ma théorie, c’est donc l’affirmation que la mémoire n’est pas présente une seule et simple fois mais se répète, qu’elle est consignée en différentes sortes de signes… Quel est le nombre de telles inscriptions, je n’en sais rien. Au moins trois, vraisemblablement davantage… Les inscriptions individuelles sont séparées/…/ selon leurs porteurs neuroniques… Perception. Ce sont les neuronesdans lesquels naissent les perceptions, auxquels se lie la conscience, mais qui ne gardent en eux-mêmes aucune trace de l’événement. Car la conscience et la mémoire s’excluent. Signe de perception. C’est la première des inscriptions des perceptions, tout-à-fait incapable d’accéder à la conscience, constituée par association simultanée… Inconscient. C’est la deuxième inscription. Préconscient. C’est la troisième inscription, liée aux représentations verbales, correspondant à notre moi officiel… Cette conscience pensante secondaire, survenant à retardement dans le temps, est vraisemblablement liée à la reviviscence hallucinatoire de représentations verbales [27].
Il y aurait donc trois strates qui correspondent pratiquement aux trois significations de voir que nous avons rencontrées :
1°) la perception brute ;
2°) le «signe» de perception, inconscient, qui est une première «écriture» de la perception et forme la première couche de la mémoire, inaccessible. En tant que première «écriture», le signe de perception impose déjà une torsion à «l’objectivité» de la perception et pourrait s’apparenter au fantasme (qui est bien lui aussi inconscient) ;
3°) la trace mnésique accessible (préconsciente) qui a partie liée avec la conscience réflexive et représentationnelle et avec son corollaire, le langage. C’est le voir au sens de «constater».
Mais, on l’a vu, comme dans l’espace psychique, il s’agit bien de strates, c’est-à- dire qu’elles ne se distinguent les unes des autres que par l’analyse. C’est l’ensemble qui constitue l’espace psychique. Voir serait donc l’archétype du phénomène perceptif et mémoriel le plus fondamental de l’esprit humain. C’est en tout cas ce que laisse à penser son emploi dans le Ravissement de Lol V. Stein.
Si l’esprit est structuré comme un livre, ce ne sont pas des images que nous voyons mais déjà des «signes», qui renvoient bien à des images mais de manière insaisissable pour nous. La trace laissée par la perception pure dans l’esprit est recouverte immédiatement par d’autres signes – fantasmés. Cette première empreinte se fait essentiellement selon deux axes qu’on pourrait résumer par Eros et Thanatos, plaisir et douleur. Dans ces conditions, l’objectivité du voir n’existe jamais. Tout est toujours nachträglich, après coup. L’écriture, la narration, apparaissent dès lors comme l’exhibition de cet après-coup de la vision. Mais cet après-coup est aussi le seul présent disponible, la seule aprésentation du phénomène : ce qui a lieu entre Jacques Hold et Lol V. Stein. Cet après-coup apparaît symboliquement dans le retardement du dévoilement de l’identité du narrateur. Mais sa radicale présence est transcrite par l’emploi récurrent du présent de l’indicatif dans cette sorte de «présentatif de narration» que constitue le «Je vois» du narrateur qui indique autant le revoir de l’événement que son retrait absolu de toute forme de temporalité. Ce présent n’est pas un «présent de narration», il peut être caractérisé comme présent absolu de l’esprit qui place sur un même plan souvenir, fantasme et vision. Ce que Duras offre à voir est l’enchevêtrement des signes sur le bloc magique, un enchevêtrement qui se construit par l’empilement des strates temporelles et l’effacement de la distinction entre l’écriture de la trace extérieure (vision) et l’écriture de la trace intérieure (fantasme). Dans cette intériorité qui est celle de l’originaire à reconquérir, toujours déjà perdu, le voir de Jacques Hold, quelle que soit sa signification précise, participe du sens, toujours polysémique, qui tient son unité de la construction d’une anamnèse qui met au jour rien moins que l’être de Lol V. Stein et celui de Jacques Hold. De là, peut-être, que ce roman tient une place à part dans la littérature, mettant en échec les théories narratologiques de la fiction et fascinant les psychanalystes.
1 | M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein [1964], Paris, Gallimard (Folio), 1981, p. 14. | 2 |
Ibid., p. 42. | 3 |
Ibid., p. 92. | 4 |
Ibid., p. 93. | 5 |
Ibid., p. 155. | 6 |
Ibid., p. 129. | 7 |
Ibid., p. 120. | 8 |
Ibid., p. 107. | 9 |
Ibid., p. 53. | 10 |
Ibid., p. 55. | 11 |
Ibid., p. 56. | 12 |
Ibid., p. 59. | 13 |
Ibid., p. 65. | 14 |
Ibid., p. 62. | 15 |
Ibid., p. 49. | 16 |
Ibid., p. 39. | 17 |
Ibid., p. 96. | 18 |
Ibid., p. 143. | 19 |
Ibid. | 20 |
Ibid., p. 182. | 21 |
Ibid., p. 129. | 22 | G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 27. | 23 |
Ibid., p. 30. | 24 | M. Duras, Le Ravissement…, p. 105. | 25 |
Ibid., p. 131. | 26 |
Ibid., p. 105. | 27 | S. Freud, Lettre 52 du 6-12-96 traduite dans J. Derrida,L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil (Points/ Essais), 1967, p. 306. |
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