Écriture et Mémoire

Le troisième volet de la revue Questions de style se propose cette fois, dans la lignée de l'axe fédérateur de l'équipe de recherche Textes Histoire Langages (mémoire et texte), d'explorer à propos d'auteurs du programme d'agrégation les rapports entre écriture et mémoire.

Bien entendu, l'approche pluriséculaire que nous avons choisi d'adopter, en partant de Marguerite de Navarre pour arriver à Marguerite Duras, suggère une première idée de ce rapport, qui reposera essentiellement sur l'idée d'intertextualité, et sur la façon chaque fois différente dont les écrivains postérieurs choisissent d'être les héritiers des écrivains antérieurs.

Ce n'est pourtant pas le point dominant de ces études, même si la réflexion, nous le verrons, y ramène nécessairement. Danièle Duport écarte en effet résolument de son approche la question de la «réadaptation de textes antérieurs», ou celle de la «transmission de savoirs antérieurs», pour porter son attention sur les procédés de mémorisation à l'œuvre dans le texte. Elle met en avant une véritable tradition de réflexion sur les facultés sensibles et intellectuelles de l'âme que sont imagination et jugement, sur les techniques aptes à s'adresser à chacune de ces facultés, et plus particulièrement sur la mémoire et ses mécanismes, rappelant que pour Aristote et ses sectateurs, la mémoire est d'abord «ordre». Le terme éveille évidemment des échos rhétoriques: l'Heptaméron est pour Danièle Duport la mise en pratique d'une «pédagogie mémorielle consciente», dont l'outil privilégié est la répétition sous toutes ses formes, appuyée sur la variation. La répétition sert alors à asséner véritablement un enseignement qui s'inscrit en faux contre les apparences humaines, et insiste sur la fabrique humaine de la mémoire, jeu de représentations langagières et idéologiques; tandis que la variation exploite toutes les formes d'association (ressemblance, différence, contiguïté) pour retrouver le même sous la forme de l'autre.

Laurence Bougault à son tour, mais cette fois à propos de Marguerite Duras, tente, plus en amont, non pas de poser le problème d'adéquation du matériau langagier à un quelconque contenu mémoriel, mais de réfléchir à la nature même du mémoriel. Le problème n'est pas tant de rendre compte du souvenir, que de se demander ce qu'est le souvenir.

Laurence Bougault s'appuie sur Freud pour distinguer trois strates qui aboutissent finalement à ce que nous nommons le souvenir, et insiste sur la nécessité de distinguer des stades antérieurs à la conscience (la perception brute elle-même, un «signe» de perception inconscient et inaccessible, mais qui déjà, avant toute intervention de la volonté, introduit une torsion par rapport à une perception dite objective; et enfin la trace mnésique, seule strate accessible, liée aux mécanismes de représentation, au langage). Laurence Bougault met très bien au jour l'impossibilité d'une mémoire vide de toute représentation culturelle; et le fait donc que «l'écriture, la narration, apparaissent dès lors comme l'exhibition de cet après-coup de la vision». Le verbe «voir», dans sa polysémie, permet de suggérer l'entremêlement de ces strates, et de faire de la «mémoire» dans le Ravissement de Lol V. Stein, selon Laurence Bougault, «la construction d'une anamnèse» où «s'efface la distinction entre l'écriture de la trace extérieure (vision) et l'écriture de la trace intérieure (fantasme)».

Les processus de structuration textuelle suivis par Marguerite Duras iraient alors à l'encontre de ceux qu'impose une discursivité logique et rationnelle. Laurence Bougault et Laure Himy s'attachent à souligner combien une telle conception du souvenir, de la mémoire, et du positionnement de l'énonciateur par rapport à la réalité ne peut qu'être lourde de conséquences sur l'écriture.

Laurence Bougault se penche plus particulièrement sur le remodelage de ce moment clé du texte qu'est l'incipit, et met en avant le rôle du passé composé pour construire une temporalité qui n'est évidemment plus celle d'une narration traditionnelle, mais celle du «présent passé de la mémoire vivante», «de la réminiscence de l'objet nommé» pour parler comme Mallarmé, c'est-à-dire de la présentification de cet objet du désir qu'est Lol pour le narrateur (on peut alors parler d'anamnèse fantasmatique)».

Laure Himy à son tour, par l'étude du statut du nom propre, de certaines utilisations des pronoms anaphoriques, et des tiroirs verbaux, souligne combien le texte de Duras construit, au regard des habitudes mémorielles et culturelles, une savante incohérence, qui somme le lecteur qui se prête au jeu de renoncer à un certain nombre d'éléments préconstruits. L'écriture de Duras apparaît comme une lutte contre le caractère préconstruit de la médiation langagière, dans sa syntase phrastique comme dans sa syntaxe textuelle; contre le caractère préconstruit des prétendus souvenirs, et de l'élaboration même de la mémoire; et comme une tentative de défaire le médium, pour une saisie de l'immédiat - tentative toujours vaine, toujours recommencée.

Dès lors, Marguerite Duras «questionne le genre de manière radicale» dit Laurence Bougault.

Cette radicalité est telle, que les indications paratextuelles d'un texte comme India Song sont «texte, théâtre, film». Sylvie Loignon pose la difficile question de la mémoire formelle «dans une confrontation à la représentation», et rappelle combien chez Duras, emblématique en cela d'une certaine époque, «le genre fait 'mauvais genre'». Cependant on peut noter combien cette problématique dépasse largement l'époque et la mode d'un moment: polyphonie, dialogisme, juxtaposition des étiquettes génériques ne sont pas des jeux formels, mais participent de toute une réflexion qui engage auteur, texte, et lecteur. Si l'écriture de Duras s'inscrit évidemment dans la reconsidération de la mémoire formelle qu'est «l'éclatement des genres» propre au XXe siècle, par la récusation des modèles narratifs, ou la lutte entre «devenir des protagonistes» et «lyrisme de la célébration», on a pu voir aussi comment Marguerite de Navarre introduit dans une forme de réécriture «certains moyens de la pastorale religieuse et à cette fin une rhétorique particulière».

Sommaire

Danièle Duport

L’Heptaméron et la mnémotechnique
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Laurence Bougault

Le verbe voir dans le Ravissement de Lol V. Stein: construction d’une trace mnésique entre souvenir et fantasme
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Laurence Bougault

Incipit du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras : reflet d’un roman anti-narratif
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Laure Himy-Piéri

Le Ravissement de Lol V. Stein entre cohésion textuelle et (in)cohérence sémantique
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Sylvie Loignon

India Song, l’air de rien
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