Dossier : Écriture et Mémoire


India Song, l’air de rien

Sylvie Loignon

Université de Caen Basse-Normandie

sylvie.loignon@wanadoo.fr

India Song, fruit d’un travail de réécriture et de transgression de la «loi du genre», selon le mot de Derrida, s’accompagne d’un questionnement de la représentation. Un tel questionnement en fait une œuvre hybride, en ce qu’elle s’ouvre aux autres arts (musique, cinéma, photographie, peinture…) comme elle se confronte à l’altération qu’une telle ouverture suppose. Travaillant sur les genres établis, sur l’intertextualité, sur les autres arts, pour les déstabiliser, les déformer, India Song fait tout pour ne ressembler à rien…

Working on established genres, on intertextuality, on other arts, to destabilize them, deform them, India Song tries it best to be unlike anything else.

Le cycle indien, comme l’œuvre durassienne dans son ensemble, joue de la réécriture, comme il se façonne sur la dialectique de la mémoire et de l’oubli. Précisément, ce sont les traces laissées par les textes antérieurs, l’intertextualité et «l’hypertextualité» [1], qui sont constitutives de cette constellation indienne. Celle-ci interroge notamment la question du genre et la mémoire formelle, quoique souvent déformée, dans une confrontation à la représentation. Ainsi, l’œuvre India Song semble emblématique d’une telle liaison entre genre, mémoire et représentation. La genèse d’India Song suggère ce questionnement du genre, puisqu’on constate une alternance entre texte et film, entre dire et voir, au sein d’une écriture elle-même très visuelle, jouant de métaphores et de figures géométriques, dont le fameux triangle du bal… Les deux caractéristiques de ce cycle indien seraient donc l’hypertextualité et la déconstruction. S’il commence avec Le Ravissement de Lol V. Stein publié en 1964, la même année paraît sur les écrans le court-métrage de Marin Karmitz Nuit noire Calcutta, dont le scénario et les dialogues sont de Marguerite Duras [2]. C’est un film de commande d’un laboratoire pharmaceutique, pour une campagne d’information sur l’alcoolisme et pour lequel, à la demande du réalisateur, Marguerite Duras a imaginé une personnalité «psychopathique d’alcoolique». Or, la double difficulté rencontrée, dans le court-métrage, par l’homme alcoolique à la fois d’écrire et de quitter l’alcool, rejoint celle rencontrée à la même époque par Duras elle-même aux prises avec l’écriture du Vice- consul et sortant tout juste d’une cure de désintoxication. Le découpage par scènes est ainsi suivi par un commentaire intérieur de l’homme qui fait d’ailleurs état d’une évocation partielle de Calcutta, que l’on retrouve dans Le Vice-consul: «l’odeur de la vase que remuent les ventilateurs», le «Gange qui charrie les morts» notamment. À cet égard, Nuit noire, Calcutta pourrait se voir et se lire comme un pré-texte au Vice- consul… Ce livre paraît en 1966, suivi en 1971 de L’Amour où les personnages sont décrits comme des «restes» : le processus de déconstruction, voire de destruction, semble enclenché. Les personnages errants de L’Amour se retrouvent dans le film La Femme du Gange qui se caractérise par le dispositif des voix extérieures au récit, devenues voix off, en décalage avec l’image montrée à l’écran. Le film est tourné en 1972, présenté en 1974, et le texte du même titre est publié en 1973. On voit ici comment ce passage du texte au film interfère dans la genèse même d’India Song dont on sait qu’il est écrit pour le théâtre en 1972, et que, devenu film, il est présenté en 1975. Enfin, dans Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976), la déconstruction et l’hypertextualité semblent menées à terme, puisqu’il s’agit ici de la reprise de la bande-son d’India Song sur les images du château Rothschild, figurant l’ambassade de France, en ruines, dévasté. Le cycle indien s’achève sur la ruine d’India Song et ses restes. Ces jeux de déconstruction et d’hypertextualité sont autant d’expérimentations, de textes ou films-limites : des films et textes au risque de se perdre… ou de perdre tout spectateur/lecteur éventuel ! Différents titres ont été envisagés pour In­dia Song, avant d’opter pour ce qui apparaît comme une dérive de la partition présente dans Le Vice-consul (Indiana’s Song). Ainsi, dans Les Parleuses, Duras énumère un certain nombre de titres possibles : Les Amants du Gange, Les Iles, Le Ciel de mousson, La Route du delta, La Route de Chandernagor . De tels titres associent l’histoire racontée au lieu. Or, chez Duras, la mémoire est une «chose répandue dans tous les lieux» [4]. Par ailleurs, ces titres donnent l’idée d’une destination, d’un cheminement, comme s’il s’agissait d’un air qu’il faudrait suivre à défaut d’en connaître la chanson… Ces titres, par les lieux évoqués – à l’exception de Le Ciel de mousson, tendent tous vers une fin, puisque les îles, le Delta, sont le lieu même de la disparition d’Anne- Marie Stretter. Par là, India Song rappelle la fascination exercée par la femme de l’ambassadeur, et la nécessité pour l’auteur de s’en débarrasser, de la mettre à mort. Ainsi, India Song est un chant funèbre qui s’élève à travers l’importance accordée aux voix…

Or, par le flottement générique qui entoure cette œuvre, il y aurait une mise en mouvement de la représentation : précisément, c’est bien une impossibilité à voir, une représentation impossible qui est mise en scène ici. Dans le film, par exemple, Delphine Seyrig figure Anne-Marie Stretter, mais celle-ci n’est présente qu’à travers la photographie posée sur l’autel qui lui est dévolu. India Song illustre les propos de Barthes dans sa Leçon, à savoir : il n’y a pas de parallélisme entre le réel et le langage, mais une inadéquation, ce qu’il appelle un «délire». Or, l’instance énonciatrice première nous précise que «les voix de ces femmes sont atteintes de folie. Leur douceur est pernicieuse. La mémoire qu’elles ont de l’histoire d’amour est illogique, anarchique. Elles délirent la plupart du temps.» [5]. De plus, les éléments propres aux arts du visuel (théâtre, film), soit le temps, l’espace, le son, la lumière, sont «ventilés» – le ventilateur régule le déroulement de l’œuvre et son arrêt correspond presque à sa fin – au cœur du texte. Il s’agit donc d’étudier en quoi il peut y avoir une confrontation des différents genres (texte/théâtre/film) ou au contraire une interaction, liée à la transgénéricité.

Ainsi, se pose chez Marguerite Duras la question de la «loi du genre» (Derrida), et en cela l’auteur est bien de son temps. En effet, il semble bien qu’il y ait chez cet auteur un rejet du «genre», rejet qui est propre à une époque, comme le souligne notamment Michel Foucault dans Les Mots et les choses où le philosophe montre que la littérature après Mallarmé s’élabore par «rupture avec la notion de genre» et qu’elle exerce une sorte de réflexivité sur sa propre forme. De plus, on peut voir chez Duras l’influence du structuralisme des années 60-70, et d’une conception marxiste de la littérature. Ainsi, la notion de genre est perçue comme une notion propre à l’idéologie dominante (celle de la bourgeoisie), l’institution littéraire. Sans être une théoricienne, Duras, par sa pratique d’écrivain, suggère si ce n’est un rejet, du moins une subversion du genre, ce que désigne le terme même de «texte» – si l’on en croit Barthes –, terme qu’elle emploie pour désigner India Song. Par ailleurs, il s’agit d’un texte politique, ce que signale la date de l’histoire racontée (septembre 1937) où résonne le colonialisme, date que l’auteur relie aussi à la seconde guerre mondiale. Ainsi, les descriptions ne sont jamais complètement neutres tout comme la focalisation ne semble jamais complètement «externe». Se donne à lire en filigrane une dénonciation. Il en est ainsi dans l’évocation de l’ambassade de France à Calcutta :

C’est une demeure des Indes. Vaste. Demeure de «Blancs». Divans. Fauteuils. Meubles de l’époque d’India Song [6].

On remarque la mise à distance du terme «Blancs» par l’emploi des guillemets, ce qui renvoie à la désignation d’une réalité bipartite, où règne la logique de l’exclusion.

Le genre fait forcément «mauvais genre» chez Duras, ce que souligne d’emblée le paratexte de l’œuvre. Maurice Blanchot s’interrogeait déjà à propos de Détruire dit- elle, premier film écrit et réalisé par Duras seule : «Est-ce un “livre” ? un “film” ? l’intervalle des deux ?». L’une des caractéristiques de cette œuvre multiple serait sans doute ce goût et ce jeu de l’intervalle, de l’entre-deux, ou encore de ce que Madeleine Borgomano appelle la «dérive des genres» [7]. C’est donc d’abord le paratexte qui pose la question du genre et qui est régi par un principe de dédoublement. Bien que composé de trois termes, une opposition claire se dégage entre d’un côté l’écriture, la lecture, et de l’autre, les arts visuels. Il n’y a pas de respect de la chronologie dans la métamorphose annoncée puisqu’au lieu d’avoir «théâtre texte film», apparaît en premier lieu le «texte», ce qui lui confère une sorte de primat sur les arts visuels. Un tel paratexte donne à lire une fissure, une séparation ou un entre-deux entre le texte d’un côté et ce qui relève des arts du visuel de l’autre. Est donc mis en évidence le jeu de l’altérité même des autres genres. Mais si l’on s’en tient au texte lui-même, cet entre-deux générique trouve la voie de sa manifestation à travers sans doute la polyphonie, les dialogues et le dialogisme. Le texte est aussi bien virtuel que précaire, écartelé dans cet intervalle, dans ces fissures révélées aussi bien par le paratexte que par la polyphonie elle-même. Duras nous confronte ainsi et d’emblée à la déliaison, ce dont rendent compte la juxtaposition des trois termes, et l’absence d’enchaînement qu’elle met au jour. Or, cette absence d’enchaînement n’empêche pas la succession, mais déconstruit le récit à proprement parler. Elle prend la forme de connecteurs logiques – comme «puis» dans «Puis, deux coups de feu» [8] – ou d’adverbes – par exemple «brusquement», de façon à mettre en valeur l’instant, fût-il pétrifié. Duras n’affirme-t-elle pas que «la mendiante, c’est l’instant» ? Ce principe de dédoublement soulevé par le paratexte permet de renvoyer à un autre rapport au dédoublement, celui qui fait sentir la présence dans l’absence – et inversement l’absence dans la présence, et pour cela le texte n’a de cesse de renvoyer l’ici à un ailleurs, le présent à un passé, fût-il formel.

Les arts visuels auxquels se réfère India Songsont ainsi eux aussi tiraillés par un dédoublement où se fait sentir le poids de la tradition, de l’inscription dans un genre, dans le même temps qu’ils affichent clairement une volonté de rupture ou de transgression. Ainsi, pour ce qui concerne la référence au théâtre, on retrouve ce principe de dédoublement puisque, selon les analyses d’Arnaud Rykner, s’il s’agit d’un théâtre de l’anti-crise, la crise ayant déjà eu lieu (ici la mort d’Anne-Marie Stretter ou le scandale du Vice-consul), ce théâtre est avant tout une «parole incantatoire, à la fois chant et vision» [9]. En tant que double fondement, cette parole fait advenir au regard son objet par la voix. Par ailleurs, il y a une véritable mise en écriture du dédoublement puisque deux versions possibles, deux façons d’envisager la conversation entre George Crawn et le Jeune Attaché existent, puisque les conversations au cœur de la réception sont dédoublées et qu’enfin s’opère un jeu de dédoublement entre le couple des voix 1 et 2 et celui des voix 3 et 4. À travers ce dernier dédoublement, le rapport au genre est aussi bien un rapport textuel qu’un rapport sexuel… ce rien à voir de la passion qui fascine voix et spectateurs. Mais si l’on tente de rattacher India Song à un genre théâtral défini, celui de la tragédie semble s’imposer, même si l’on peut hésiter entre la tragédie classique et la tragédie antique. Le point commun serait la présence de la fatalité dans un monde où l’on est «chrétien sans Dieu». De même, la tension se fait de plus en plus forte au fil des actes : s’il y a bien dramatisation, le drama, c’est-à-dire l’action, est singulièrement évacué, ce qu’indique la notation suivante : «Tension terrifiante. Mais rien ne rompt le calme enchantement de la mort.» [10]. Cette co-présence de la fatalité et de la tension s’effectue de fait par le biais d’un récit qui se fait a posteriori, ce dont rend compte le jeu sur les temps verbaux dans les voix extérieures au récit. Relater a posteriori un événement le rend inexorable, ce qui est renforcé encore par la modalisation du point aveugle que représente la mort d’Anne-Marie Stretter, évoquée par la voix 4 :

Elle a dû rester là longtemps, jusqu’au jour – et puis elle a dû prendre l’allée… (Arrêt) C’est sur la plage qu’on a retrouvé le peignoir [11].

Le découpage d’India Songen cinq actes renvoie à la structure de la tragédie classique, découpage appuyé par les passages au noir à la fin de chaque acte. On connaît par ailleurs les influences raciniennes qui persistent chez Duras, les personnages au théâtre étant toujours pour elle des «récitants». Toutefois, la règle des unités n’est pas respectée, puisque le temps est lui-même dédoublé (deux jours), le lieu et l’action sont éclatés, à l’image du parc éclaté [12]. Bien plus, on pourrait voir à travers cette œuvre des réminiscences de la tragédie antique : l’évocation du vice-consul fait penser à un masque, à la persona du théâtre antique, si l’on suit cette évocation dans Les Parleuses:

[…] fait de pièces et de morceaux, il est, le vice-consul. C’est comme s’il avait une voix empruntée, un visage greffé, oui, une marche qui est pas à lui, un peu comme un Picasso [13].

Par ailleurs, par la distinction qui est faite entre les voix extérieures au récit et ce qui est donné à voir par l’instance énonciatrice première, ressurgit le dédoublement du chœur et de la scène, ou encore du chœur et des héros. C’est aussi la question même de la responsabilité et du crime, centrale dans India Song, qui fait écho à la conception de la tragédie. Ainsi Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet rappellent que «la culpabilité tragique s’établit entre l’ancienne conception religieuse de la faute-souillure, maladie de l’esprit, délire envoyé par les dieux engendrant le crime et la conception nouvelle où le coupable est défini comme celui qui, sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit» [14]. Précisément, l’acte du vice-consul, qui tire sur les lépreux, reste inexpliqué ; les commentaires de cet acte oscillent entre le délire, la folie, et l’acte délibéré. Enfin, comme dans la tragédie antique, le chœur a pour rôle moins de vanter les mérites des héros que de les mettre en question devant un public. Précisément, les voix et les conversations s’interrogent sur Anne-Marie Stretter et le Vice-consul, trouvant curieux justement qu’on s’interroge sur les activités de la femme de l’ambassadeur. S’il y a bien des références au genre de la tragédie, il semble cependant qu’India Songse rattache avant tout au tragique, ce que précise l’écrivain dans une note :

Ce qui peut être nommé tragique, ici, je crois que ce n’est pas la teneur de l’histoire racontée, ni le genre auquel elle se rapporte dans la classification habituelle, c’est aussi le contraire : c’est ce à partir de quoi cette histoire se raconte qui peut être dite tragique, c’est-à-dire la mise en présence corrélative et de la destruction de cette histoire par la mort et l’oubli, etde cet amour cependant que détruite elle continue à prodiguer. […] La mise en scène de cette histoire, la seule possible, c’est celle du va-et-vient incessant de notre désespoir entre cet amour et son corps: l’empêchement même à toutenarration [15].

Le texte n’en finit pas ici de dire son propre empêchement : c’est dès lors une tragédie de la narration qui touche aussi bien le texte, le théâtre que le film.

Le principe de dédoublement à l’œuvre dans le rapport de l’œuvre au genre se fait sentir également lorsqu’il s’agit du film. En effet, Deleuze a montré comment La Femme du Gange représentait l’entrée dans «l’image-temps», celle-là même qui se caractérise par un dédoublement entre présent et passé, et au cœur du présent par l’inscription de deux directions, l’une vers l’avenir, l’autre vers le passé. De plus, la dissociation entre le film de l’image et film des voix fait partie de cette entrée dans une nouvelle ère cinématographique. Par ailleurs, par cette dissociation, Duras souligne la trace du cinéma muet, symbolisé lui-même par la présence du piano. Enfin, dans le film, ce dédoublement est mis en scène par les miroirs qui créent un trouble de la perception et de la représentation.

Tout en se nourrissant de la mémoire des genres, l’œuvre durassienne ne cesse d’aller au-delà des classifications traditionnelles, en particulier par une tension permanente entre prose et poésie. Ainsi cette tension elle-même transcende les différents genres (texte théâtre film). Comme le rappelle Jean Cohen dans Structure du langage poétique, prose et poésie s’opposent si l’on en croit l’étymologie comme deux mouvements, l’un en avant (prorsus), l’autre en arrière (versus). Ainsi l’écriture durassienne serait écartelée entre «l’irrésistible devenir de la prose» et «cet éternel retour» propre au poème, revenant sur la métaphore spatiale qui définit poésie et prose, puisque les œuvres de Marguerite Duras mettent en scène des traversées de l’espace, d’avancée et de retour.De même, s’établit une opposition entre le «devenir» des protagonistes oude l’œuvre elle-même énoncé et mis en place par l’instance énonciatrice encadrante, et le lyrisme de la célébration de la mort et de l’amour fou chez les voix extérieures. La prose chez Duras est donc soumise à ce travail du poétique. Nombreux sont les effets poétiques présents dans cette œuvre : outre les réseaux métaphoriques et les jeux de reprise entre les différentes instances de l’énonciation – qu’il s’agisse d’un mot ou d’une séquence entière –, l’énumération des villes traversées par la mendiante semble bien donner à lire et à entendre ce travail poétique, procédé que l’on retrouve dans le film Hiroshima mon amour ou la pièce Savannah Bay:

Voix 2
On la trouve à Pékin.
Et puis à Mandalay.
À Bangkok.
On la trouve à Bangkok.
À Rangoon. À Sydney.
On la trouve à Lahore.
Dix-sept ans.
On la trouve à Calcutta.
Calcutta :
Elle meurt [16].

Cette énumération des villes joue de la musicalité propre à la valeur accordée à la géographie dans le cycle indien. Par ses jeux de répétitions, d’anaphores, elle se fait mouvement incantatoire qui tient aussi bien du tracé que de la trace. Or, la mendiante assimilée à une phrase en son procès dans Le Vice-consul avance et revient sur ses pas : elle est à elle seule cette tension entre prose et poésie. De plus, le jeu du poétique est sensible dans la déconstruction de la syntaxe et les effets de rimes qu’implique la disposition typographique. On note en particulier l’effacement des pronoms personnels et des verbes conjugués de telle sorte que seuls subsistent des mots égarés :

Immobiles, toujours, dans le silence cerné par le bruit.
Scellés. Arrêtés.
Longtemps.
Sur le couple scellé : [17]

Le jeu de répétition («scellé»), d’antithèse («silence»/ « bruit»), et de rimes («scellés», «arrêtés», «scellé») contribue ici à une écriture poétique fondée sur des mots égarés, rejoignant le souhait de l’auteur de trouver une écriture du non-écrit,

une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt [18].

C’est une telle écriture que revendiquait déjà Antigone, une écriture poétique et tragique par excellence. Or cette nouvelle grammaire affecte les différents systèmes sémiotiques qui répercutent ce travail sur le langage, par des scènes en écho, ou l’absence de plans intermédiaires [19]. C’est ce que précise Duras à Michelle Porte : «je voudrais reprendre le cinéma à zéro, dans une grammaire très primitive… très simple, trèsprimaire, presque : ne pas bouger, tout recommencer.» [20] On voit comment cette tension entre prose et poésie rejoint l’inscription de la mémoire (y compris formelle) : ainsi Anne Cousseau souligne que les procédés, tels que la musicalité, le rythme, les répétitions, sont destinés dans l’Antiquité à «susciter la mémoire du texte» [21]. De fait,une telle tension rejoint les réminiscences déjà évoquées : en effet, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet soulignent la dualité entre «d’une part le lyrisme choral ; d’autre part, chez les protagonistes du drame, une forme dialoguée dont la métrique est plus voisine de la prose» [22]. Or, dans India Song, il y aurait bien un chœur «lyrique», la plainte chantée des voix (en particulier voix 1 et 2) qui s’opposerait d’un côté aux indications de l’instance énonciatrice première (qui n’est pas dénuée cependant d’insertspoétiques), et de l’autre, aux conversations – prosaïques ! – de la réception. Ce rôle des voix est ainsi rappelé : «Les “voix” sont ralenties au rythme des gestes de l’homme, elles reprennent dans une plainte comme chantée, les thèmes adjacents au récit central» [23].

Ainsi, la distinction entre prose et poésie, tout comme celle entre les genres semble quelque peu caduque dans l’œuvre durassienne : la transgénéricité s’impose au sein d’une partition (à tous les sens du terme) que Duras s’emploie à effacer. L’auteur apparaît bien comme une «hors-la-loi» du genre… Elle inscrit l’altérité comme principe d’écriture, à tel point que celle-ci devient inquiétante. La question essentielle pour cet écrivain est sans doute de poser en équivalence le spectacle et la lecture, à moins que la lecture ne se fasse ici spectacle. C’est ce que suggère l’une des premières indications d’India Song:

Il est joué tout entier et occupe ainsi le temps – toujours long – qu’il faut au spectateur, au lecteur, pour sortir de l’endroit commun où il se trouve quand il commence le spectacle, la lecture [24].

On note la juxtaposition des termes qui confère à la lecture la valeur et le fonctionnement même du spectacle. La lecture renvoie ainsi au visuel. Dès lors, tout film, toute pièce ne sont-ils pas avant tout la mise en scène de cette lecture ? C’est ce que Duras confirme dans un entretien : «Quelqu’un qui lit quelque chose c’est déjà une image» [25]. Si l’on s’intéresse à la typographie d’India Song, on ne peut que constater le caractère éminemment visible de ce texte dans sa matérialité même. En effet, l’italique semble réservée – à de rares exceptions près – aux didascalies qui accompagnent les interventions des voix et des conversations, alors que l’emploi des majuscules s’inscrit aussi bien chez les voix que dans l’énonciation encadrante. Cette marque typographique est une forme d’insistance pour dire le cri et l’excès passionnels, ce que montre par exemple la mise en majuscule de «les voir» [26]. Bien plus, il s’agit par là de repérer les termes-clés, et au-delà les étapes nodales de l’histoire des voix aussi bien que de l’histoire des amants racontée par celles-ci. L’emploi dans l’instance encadrante donne en quelque sorte une troisième dimension au texte : comme si les termes en majuscule surgissaient et prenaient place dans l’espace même du texte de même qu’ils sont censés le faire dans l’espace de la scène :

(comme si les salons étaient dans une aile de l’Ambassade) [27].

Dans cet exemple, l’emploi des majuscules est redoublé par l’emploi des parenthèses : celles-ci sont surprenantes dans un texte où l’instance encadrante accumule les indications. Les parenthèses participeraient ainsi à la redondance comme mode de fonctionnement de l’œuvre. Dans un récit, elles forment une rupture dans le «déroulement narratif» : ici, le «narratif» est déporté vers les voix, il est contaminé par la description elle-même largement fragmentée et lacunaire. Dans l’instance énonciatrice encadrante, ces parenthèses ont pour but d’apporter des explications, ou une hiérarchisation des énoncés : «(Les voix sont lentes, sourdes, en proie au désir – à travers – ce corps immobile)» [28]. Or, cette hiérarchisation semble inversée, puisque l’énoncé principal est bel et bien ce qui a trait (l’emploi des tirets n’est pas anodin) au désir. Bien plus, les parenthèses font obstacle à la lecture : procédé de rupture au sein d’un texte morcelé, elles permettent de fait de représenter dans la typographie l’éclatement des genres. Enfin, elles apportent une certaine théâtralité au texte, puisque certaines parenthèses ne sont présentes, semble-t-il, que d’un point de vue graphique… aussi bien tout ce qui est énoncé dans l’instance encadrante ne pourrait-il pas se faire (entre) parenthèses ?

Inversement, les voix projettent leur pouvoir de fascination sur cette instance qui s’emploie à recréer un dialogue, fictif, par le biais du questionnement, du doute. Il s’agit de déchiffrer ce qui se donne à lire tout comme ce qui se donne à voir, et ce voir lui-même est restitué par les questions posées dans l’instance encadrante. Il en est ainsi dans la séquence suivante : «Ils se sont rapprochés./Que font-ils ?/ Ils dansent.» [29]. Si cette instance insère des commentaires, elle interprète (aux deux sens du terme) ce qui est donné à voir, puisqu’elle se fait actrice aussi bien qu’elle met en scène :

On peut supposer que les gens, au lieu de parler, les regarderont parler. Cet éloignement de la rumeur de la réception ne sera donc pas arbitraire [30].

Par le biais de ces commentaires, par le recours à des notations métatextuelles, par la co-présence des différents genres et de leur transgression elle-même, le texte est saturé, pris dans une virtualité qui l’ouvre aux différents genres et dans une virtuosité. Ainsi, le texte ne cesse de mêler le vocabulaire spécifique de chaque genre, pour désigner un envers du décor, le processus même de mise en scène et de mise en voix, le processus même d’interaction du cycle indien. Par exemple, la référence à la robe portée par Anne-Marie Stretter dans Le Ravissement joue comme une hypertextualité, tout autant que comme une indication de mise en scène. La présentation des personnages à l’ouverture de l’œuvre est propre au texte de théâtre ; il est absent du récit, et s’oppose au générique du film. De même, l’emploi de termes spécifiques à la pratique théâtrale, tels que «acte» ou «décor» n’exclut pas l’emploi d’expressions propres au cinéma comme le changement d’axe de vision au début de l’acte II ; le «noir» qui rythme les actes rendrait compte de cette virtualité et de cette virtuosité du texte durassien puisqu’il s’appli­que autant au cinéma qu’au théâtre.

Une telle saturation paraît caractéristique de la redondance à l’œuvre dans India Song. Elle se décline selon trois modalités : tout d’abord dans le fait de «réciter». On voit ici l’importance de la mémoire dans cet exercice de récitation. L’indication «comme lu» [31] indiquant le ton et le rythme des voix, est redoublée dans le texte par l’emploi des guillemets. Ainsi, la didascalie fait résonner le texte, à plus d’un titre. C’est à la fois une indication et un jeu sur l’intertexte. Or, Marguerite Duras privilégie le texte lu au théâtre, comme si seule importait la représentation du fait même de lire. Elle évoque d’ailleurs les acteurs comme des «récitants», ce que sont finalement les voix, à l’instar de la voix 2 qui «récite d’une traite le crime de Lahore» [32]. Or, une telle pratique est un trait commun au théâtre et au film puisque le jeu des voix off au cinéma instaure lui aussi un récitatif. De plus, Duras souligne elle-même le principe de redondance qui caractérise son cinéma : il faut dire ce qu’on entend, ce qu’on voit, ce qui fait partie de la représentation comme si la seule représentation possible était celle du Verbe. L’auteur déclare ainsi le côté «complètement positif» du pléonasme : «Quandon dit par exemple : méfiez-vous du pléonasme au cinéma ou au théâtre. Moi j’ai découvert le pléonasme avec une joie fantastique» [33]. Redire, telle serait la deuxième modalité de la redondance chez Duras. Elle prend la forme de la démultiplication des voix et des énoncés cités. Ainsi, lors de la réception, le Jeune Attaché, en discours direct, évoque le sujet de conversation entre le vice-consul et la femme de l’ambassade d’Espagne, à savoir la lèpre, puis l’instance encadrante redit que le Jeune Attaché a évoqué cette conversation, avant que celle-ci ne s’inscrive en discours direct dans le texte [34]. Enfin, la dernière modalité de la redondance consiste à reproduire, notamment les figures des spectateurs ou des lecteurs à travers celles des observateurs. Il s’agit de mettre en scène la fascination exercée aussi bien sur les voix que sur le lecteur, par des personnages-relais, tels le vice-consul ou Michael Richardson, à proprement parler pétrifiés, dans un univers voué à la danse et au mouvement. Ce sont autant de procédés qui évacuent le réalisme, qui rendent la représentation suspecte, voire impossible.

En effet, les récits de Marguerite Duras sont fondés sur le manque à voir. Or, paradoxalement, le même principe régit ses films, comme elle le déclare à propos d’Agatha notamment, marquant par là même un refus de la représentation. Ce manque à voir, pour être efficace, doit néanmoins se rendre sensible : il instaure ainsi un régime de frustration. Celui-ci se marque tout d’abord par une difficulté à voir, comme en témoignent les taches de lumière, la fumée ou le passage au noir. C’est le cas au début de l’acte III où la représentation, ou ce qu’il en reste, suit la dissipation du noir : «Nous sommes dans le même lieu de l’Ambassade que précédemment. Ils sont cinq dans l’obscurité qui, lentement, va se dissiper.» [35]. Par ailleurs, puisqu’il s’agit de donner à voir précisément ce qui manque, le texte renvoie sans cesse à un au-delà du visible : le Gange, la mendiante, ce qui est hors-champ et hors-scène. L’aspect lacunaire du texte appelle l’image, et déclenche la «cristallisation fantasmatique» selon l’expression de Jeanne- Marie Clerc [36]. De même ce régime de frustration est généré par une fragmentation del’histoire des amants, du bal, d’Anne-Marie Stretter ou du vice-consul. Ainsi, dans Les Parleuses, l’auteur explique cette fragmentation qui est à mettre en relation avec le traitement de l’espace :

Là, tu as la salle, tu as la scène, et tu as un autre espace. C’est dans cet autre espace que les choses sont… vécues et la scène n’est qu’une chambre d’écho. Sur la scène, il y a…, par exemple, la réception, elle est loin…, il arrive des débris de la réception, des petits morceaux, des gens qui passent dans un angle et puis disparaissent [37]…

Plus largement, c’est à une véritable isotopie de l’éclat (scandale) et de l’éclatement que se prête India Song. Cet éclat de voix et cet éclatement concernent tout autant les lieux (on se souvient du «parc éclaté»), l’ambiance au sens théâtral du terme, que les poses. C’est le cas dans l’indication suivante : «Brusquement, éclatement de l’immobilité» [38] La forme extrême de ce régime de frustration serait la suppression pure et simple dans la métamorphose d’un genre à l’autre, en particulier entre le texte et le film où l’on relève la suppression de la scène de l’échange des regards entre la mendiante et Anne-Marie Stretter [39] ou encore de l’indication quant à la prononciation «voix une, voix deuxième» [40].

Le manque à voir aboutit à un texte où il s’agit avant tout de dire le voir, ce qui n’est pas sans entraîner un régime de décalage : il y a une réelle difficulté à dire ce qu’on rend lisible et visible, ce dont rendent compte l’aposiopèse et les nombreuses modalisations. Ces deux procédés remettent en cause la représentation, à l’image de l’emploi récurrent de «comme» qui aboutit à une disjonction entre ce qui est perçu et la «réalité» : «Discours au loin, comme crié, dans une langue douce : le laotien.» [41]/ « Un endroit, dans le fond du parc, jusqu’ici très sombre, comme négligé par l’éclairage, apparaît peu à peu» [42]. Par ailleurs ce décalage est sensible dans la relation qu’entretiennent les voix avec ce qui est censé se passer sous leurs yeux (et les nôtres) : il oscille du retard, et donc d’une position d’aveuglement, à une annonce, et donc à une position de visionnaire. Ainsi les voix ne voient pas, notamment l’apparition du vice-consul [43], ce qui permet de renforcer la caractérisation de ce dernier en personnage inquiétant, en voyeur. De même, c’est parfois avec retard que les voix nomment ce qui est d’abord évoqué par l’instance première : grillages, bicyclette, tennis déserts, dont l’existence semble confirmée par les voix. Effectivement, c’est là l’un de leurs rôles que d’attester une réalité elle-même problématique :

Ils dansent toujours sur l’air d’India Song.
Ils dansent. C’est dit.
(comme si la chose n’était pas sûre. Et afin que coïncident l’image et les «voix», qu’elles se touchent) [44].

Inversement, les voix annoncent parfois à l’instance énonciatrice encadrante ce qu’elle n’a pu élucider. Il en est ainsi des conversations qui annoncent ce qui suit ou des voix qui donnent les noms des personnages déjà visibles [45]. Les voix, tout comme l’instance encadrante elle-même, oscillent entre invisible et visible, entre présence et absence. En cela, l’énonciation durassienne ne fait que mettre en œuvre – en donnant à voir cette mise en œuvre – la définition de l’écriture :

Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence [46].

Si India Song est une «chambre d’échos», il s’agit avant tout de faire surgir des images mentales dans ce qui est assimilé par l’auteur à la conscience du spectateur/ lecteur, cette «chambre noire» de l’écriture et de la lecture propice à la révélation des images…

L’écriture durassienne pourrait en effet se définir comme une écriture imageante, qui n’a de cesse d’inscrire le voir dans le dire. Le recours aux présentatifs («c’est», «voici») souligne la violence du surgissement des événements et des êtres, et participe de la tension dramatique. Plus que de représentation, il faudrait parler chez Duras de présentation, mettant en évidence l’événement pur et les effets de surprise qu’il entraîne. Le début d’India Song place d’emblée l’œuvre sous le signe de ce surgissement du voir dans le dire, comme l’atteste l’indication suivante :

Tandis que très lentement le noir se dissipe, voici, tout à coup, des voix. D’autres que nous regardaient, entendaient ce que nous croyions être seuls à regarder, entendre. Ce sont des femmes [47].

L’antithèse entre «très lentement» et «tout à coup» accentue ici l’effet de surprise, le dévoilement d’une réalité autre, qui échappait au visible. De même, les entrées des personnages, en particulier du vice-consul, sont théâtralisées par l’emploi de «voici» : «Voici que du côté droit de la pièce, l’homme de Lahore surgit.» [48]. Bien plus, de tels déictiques instaurent une théâtralité du dire lui-même.

L’écriture imageante est celle qui permet de susciter des images, puisque le mot prime sur l’image comme le rappelle l’écrivain : «Un mot contient mille images» [49], à tel point que l’écrit s’oppose au film. Ce dernier arrête le texte comme il arrête l’imaginaire [50]. L’image serait ce que ne cessent de créer les mots seuls, et le personnage qui fait fonctionner à plein cette écriture imageante est sans doute le vice-consul. Ainsi, les conversations, lors de la réception, tentent une approche de ce personnage énigmatique :

N° 2 – Il a dit au Directeur du Cercle une phrase qui me hante…: «chez moi, à Neuilly, dans un salon, il y a un grand piano noir fermé… sur le porte-musique il y a India Song. Ma mère jouait India Song. Je l’entendais de ma chambre. Le morceau est là depuis sa mort…»
– Qu’est-ce qui vous frappe à ce point ?
– L’image [51].

L’image serait ainsi la seule approche possible de l’homme de Lahore, alors même qu’elle n’est constituée que des mots se rapportant à la musique, à cet air si particulier qui enferme le vice-consul dans son enfance à Neuilly.

Précisément, l’écriture imageante fait jouer des réseaux symboliques en se fondant sur une esthétique du contraste. Ainsi, les personnages sont décrits selon l’opposition du noir et du blanc – ce qui n’est pas sans rappeler l’enfance muette des films. Les hommes qui entourent Anne-Marie Stretter, et la femme de l’ambassadeur elle-même sont en noir, alors que le vice-consul est en blanc (les autres personnages sont en couleur) : il s’agit ici peut-être d’évoquer ce tout ou rien de la passion, et de séparer les personnages centraux de la foule de la réception. Une telle opposition entre noir et blanc pourrait évoquer un antagonisme qui renverrait à une vision manichéenne. Mais alors qui incarnerait le mal, la souillure ? Le vice-consul, le criminel, est en blanc, ce qui souligne sa virginité, tandis qu’Anne-Marie Stretter porte la couleur du deuil. Toutefois, c’est moins à un antagonisme qu’à l’idée d’une complétude que renvoie cette opposition. En effet, dans Les Parleuses, Duras affirme que le blanc est associé à Lol V. Stein et le noir à Anne-Marie Stretter avant de dire qu’elles sont «pareilles», «envahies par le dehors, traversées, trouées de partout par le désir» [52]. Plus surprenant peut-être : l’écho de cette couleur au sein des voix. En effet, la voix 2 s’adressant à la voix 1 s’exclame : «comme vous êtes belle habillée de blanc» [53] ; c’est d’ailleurs l’un des rares cas de l’emploi de l’italique dans l’énoncé des voix. La voix trouve ainsi une incarnation, à moins qu’on ne joue ici sur les mots, et que cette voix douce ne soit en fait une «voix blanche» comme l’est celle de Jean-Marc de H. dans Le Vice-consul. Il semble que cette référence à la couleur blanche fasse des personnages – comme des voix – des apparitions, fantômes ou anges ; Anne-Marie Stretter n’est-elle pas «la messagère de l’invivable» [54] ? Plus largement, la description joue par traits contrastés : Michael Richard­son, «très beau», s’oppose ainsi au vice-consul au «visage comme mort» [55]. De même, le Jeune Attaché est défini par sa «voix douce, basse» alors que le vice-consul a une «voix sèche, presque stridente» [56].

Enfin, l’écriture durassienne tend à inscrire la durée (dimension propre au théâtre et au film) dans le texte. Pour ce faire, le recours aux répétitions, notamment des adverbes, ainsi que la disposition typographique font sentir cette durée à travers les mots, et leur intervalle. C’est le cas lorsque l’air d’India Song apparaît:

Encore India Song.
Encore.
Voilà, India Song se termine [57].

Ainsi se constitue une sorte de refrain qui donne une valeur incantatoire à cet air d’India Song, qui en fait une force d’enchantement propre au texte. Les procédés liés à l’écriture imageante ont valeur ici d’invocation : il s’agit de faire surgir ce qui a déjà eu lieu, de pointer un décalage, une discordance entre le réel et le langage jusque dans la durée elle-même. Un tel décalage entraîne une fuite du réalisme qui va jusqu’à la déréalisation.

En effet, c’est un univers factice qui se donne à lire et à voir dans cette œuvre. Le faux (à l’image des faux ors), l’erreur sont ainsi des principes mêmes de fonctionnement et de lecture. Ainsi, lorsque l’instance énonciatrice encadrante avertit dès l’ouverture que «Toutes les références à la géographie physique, humaine, politique, d’India Song, sont fausses.» [58], ou qu’elle précise que les «propos entendus seront rapportés mais d’une façon toujours plus ou moins erronée» [59] c’est moins pour permettre au lecteur ou au spectateur de rectifier quoi que ce soit, que pour lui donner un mode d’emploi de cette œuvre hors normes. Il faut jouer sur ce qui est mal entendu, pour en faire des malentendus, des méprises, des drames minuscules. Cette facticité se manifeste aussi à traversl’aspect mécanique de cet univers, aspect marqué par l’absence de naturel – on précise ainsi que la diction ne doit pas être tout à fait naturelle –, une géométrie et une symétrie déréalisantes. C’est notamment l’épisode de la réception qui est placé sous le signe du mécanique :

Le bruit de la réception commence brutalement, entier. La soirée se déclenche comme mue par un mécanisme : d’un seul coup, de derrière les murs, par les portes ouvertes ce bruit devrait éclater [60].

De même, la symétrie, en particulier dans les remarques liées à la lumière, révèle l’artifice des arts du visuel :

Dans un mouvement inversé, rigoureusement symétrique, en une fois, la lumière remonte à l’intensité à laquelle le premier coup de feu l’avait faite se baisser [61].

Cette facticité fait d’India Song une étrange boîte à musique, d’où émerge le caractère figé et stéréotypé des danseurs. Ce qui surprend, c’est sans doute cette transgression des genres et de la représentation qui en passe par des réglages minutieux, si tant est qu’India Song soit décrit comme une «machinerie» [62] par Duras elle-même. Tous ces éléments liés à la facticité sont repris, à la fois condensés et «ventilés», par le ventilateur «d’une “fictivité” de cauchemar.» [63] Dès lors, à quoi aboutit une telle déréalisation ? L’oscillation est constante entre un univers onirique et un univers cauchemardesque, ce que soulignent les changements de lumière, en particulier l’opposition entre la lumière lunaire [64] et les lueurs des crématoires…

Le refus de la représentation conduit le texte lui-même à faire obstacle à l’adhésion à la fiction, comme à son propre déroulement. S’instaure un jeu sur les limites de la représentation et sur son envers, qui rendent nécessaires les interventions «débordantes» de l’énonciation… Or, si l’éclatement des genres est caractéristique du XXe siècle, il se signalerait par un débordement des limites. De fait, il n’y a pas d’œuvre qui ne s’avère hybride, ce qui implique non seulement un travail de l’altérité mais aussi un travail de déformation et d’altération. C’est ce que Noëlle Batt appelle une «transaction» entre des éléments hétérogènes, transaction qui serait propre aux œuvres hybrides [65]. La transgénéricité que nous avons pu étudier précédemment participe donc de cette transaction : il s’agit aussi bien chez Duras d’une traversée des genres que d’une traversée des arts – dans une œuvre où la métaphore spatiale est décidément déterminante. Ainsi, l’œuvre durassienne en passe par un détour par les autres arts, qui consiste à maintenir l’écart avec l’autre art, c’est-à-dire «devenir étranger, dissonant à soi-même» selon le mot de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier [66].

Cette convocation des autres arts se dessine autour d’un tiraillement entre les arts du mouvement et ceux de la fixité. Ainsi, il convient tout d’abord d’évoquer la peinture, dont la trace semble présente chez Duras dans sa méthode même de description, pour le moins fragmentée, voire impressionniste. C’est ce que l’écrivain précise dans un entretien publié dans The French Review:

Dépeindre un caractère en son entier, comme le faisait Balzac, est révolu. J’estime que la description d’un signe, d’une partie seulement d’un être humain […] est beaucoup plus frappante qu’une description complète […]. J’appelle cette méthode qui est la mienne description par touches de couleur [67].

Par ailleurs, on peut penser qu’India Song, par l’importance accordée aux poses et à la lumière, procède par «tableau», terme utilisé aussi au théâtre. Cette convocation des autres arts a de fait un rapport étroit à l’espace, au cadre et à la perspective. Précisément, une forme particulière de tableau semble affleurer dans India Song, celle de l’anamorphose. Or, l’anamorphose intervient dans le traitement de la peinture et del’architecture, par le biais de la perspective. On retrouve cette étrangeté d’un autre art, à travers la métaphore de la déformation et de la projection (terme qui fait lien entre le film, la photographie et le dessin par l’intermédiaire de la perspective). Ainsi, l’ouverture du texte précise que les mémoires y sont «déformantes, créatives». Quant à la projection, elle a à voir avec l’anamorphose si l’on en croit Jurgis Baltrusaitis qui la définit comme une «projection de formes hors d’elles-mêmes» [68]. Or, cette idée de projection revient sous la plume de Duras pour évoquer la genèse d’India Song : «Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consulet projetés dans de nouvelles régions narratives» [69]. Si l’écriture et la réécriture revisitent l’espace, déforment les contours et dépassent les limites, le travail de déformation et de projection participe de l’aspect baroque du livre (et de l’ensemble du cycle indien).

Par ailleurs, la projection et la perspective renvoient à la «chambre noire», celle- là même qui pour Duras définit l’écriture en son procès. Or, il s’agit également d’une métaphore photographique, et le rôle du négatif (l’opposition entre noir et blanc) n’est pas négligeable dans cette transaction entre les arts. Cette chambre noire est commentée dans Les Parleuses en termes psychanalytiques, et est assimilée à l’inconscient :

Mais qu’est-ce qui est leur chambre noire, à eux ? C’est la scène où pas un mot n’est dit, ou bien cet espace où tout se passe, invisible ? La scène qui est vue, où rien n’arrive, ou bien cet autre espace dont on parle où tout arrive ? La chambre noire, c’est ce que j’appelle la chambre de lecture. […] C’est cet autre espace. La scène n’étant qu’une antichambre, la conscience claire [70].

Ce qui ressort de cette transaction est peut-être une poétique de l’oxymore, qui maintient le tiraillement initial entre les arts du mouvement et les arts de la fixité. Se dégage ainsi une poétique de la pétrification étroitement liée à la fascination passionnelle. India Song est traversé par des arrêts sur image, ce dont rend compte la pétrification des décors et des personnages. Ainsi Marguerite Duras évoque dans ses «Notes pour le théâtre sur le décor» : «Décor pétrifié. Arrêté vers un mouvement./Pompéï.» [71].Cette pétrification convoque non seulement la photographie qui prend les sujets sur le vif, mais aussi la statuaire, à l’image d’Anne-Marie Stretter statufiée sous le ventilateur. La pétrification, on le voit, renvoie à la mort, et fait des personnages de véritables gisants – on évoque ainsi leur «pose mortelle» [72] – ce qui contribue à la sublimation de ces derniers et de leur histoire. Il s’agit pour eux d’affronter l’éternité et de proposer l’image de l’amour même :

Les trois personnes sont comme atteintes d’une immobilité mortelle.
India Song a cessé.
Les voix baissent, s’accordent avec la mort du lieu [73].

Pour proposer une telle image, Duras a recours à l’oxymore associé à l’hyperbole, ce que montre le résumé qui suit le texte à proprement parler :

L’histoire est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. Autour d’elle, une autre histoire, celle de l’horreur – famine et lèpre mêlées dans l’humidité pestilentielle de la mousson – immobilisée elle aussi dans un paroxysme quotidien [74].

C’est en effet le tour de force opéré par les œuvres du cycle indien, et plus largement par l’œuvre durassienne, que de saisir l’état passionnel et la trouée dans la représentation qu’il suppose. La poétique de l’oxymore met en évidence cette contradiction propre à la passion, qui est d’être vouée à la disparition avant même que d’apparaître.

Un autre type de transaction convoque au cœur d’un univers musical – ce dont rend compte le titre même India Song – la musique comme discordance et dissonance. Cette dissonance est d’abord à chercher dans la disproportion au sein des actes, puis­que l’acte II est de loin le plus long, ce qui correspond à la place occupée par la réception, précisément ce lieu et ce moment où résonnent les airs les plus différents. Une autre discordance se fait entendre à travers les cris et sanglots du vice-consul qui sont les seuls sons entendus et vus en même temps. Or, se donne à lire et à entendre une discordance entre la musique mentionnée et l’histoire racontée, ou encore entre la musique mentionnée et les actes représentés. En effet, Heure exquise est l’un des airs joués lors de la réception. Le titre semble entrer en contraste avec l’épisode du vice-consul, Heure exquise arrivant au moment même où le scandale créé par le vice-consul éclate : «Sur le chant d’Heure exquise, mêlé au chant, le premier cri du Vice-consul de Lahore» [75]. Or, ce contraste n’est qu’apparent, puisque les paroles d’Heure exquiseredoublent la scène qui est en train de se dérouler. En effet, les mots suivants font partie de cette chanson : «gardez-moi puisque je suis à vous», ce qui n’est pas sans rappeler les mots criés par l’homme vierge de Lahore lorsqu’il est chassé de l’ambassade. Par ailleurs, on peut voir dans cette inscription d’Heure exquise un jeu possible sur l’intertexte avec un poème de Verlaine intitulé «L’Heure exquise» et extrait du recueil La Bonne Chanson, où l’on peut lire l’importance de la voix : «De chaque branche/part une voix/sous la ramée…». Verlaine est le poète par excellence de la musicalité, mais aussi de la méprise, du caractère boiteux et dissonant.

En définitive, India Song relèverait d’un principe synesthésique, associant étroitement le voir et l’entendre à travers celle qui est désignée comme le lieu de l’écrit : la femme de l’ambassadeur qui est aussi bien Anne-Marie Stretter, où la fugue au sens musical du terme apparaît, qu’Anna-Maria Guardi, où s’inscrit le nom du célèbre peintre de Venise. Ce principe synesthésique régit India Song comme le montre notamment l’indication : «Tous regardent le bruit de la pluie.» [76]. Ainsi, Anne-Marie Stretter, ce lieu de l’écrit, est définie par l’auteur comme une figure de la prostitution, ou comme la forme même de Calcutta : elle incarne l’autre en ses métamorphoses et ses déformations.

La transaction de cette œuvre hybride qu’est India Song fait passer de l’altérité à l’altération, notamment par le détournement, ou la confrontation des registres. Il s’agit tout d’abord de jouer sur les stéréotypes : si l’écriture est ici très codée, si elle met en scène des situations elles-mêmes très codées, elle n’a de cesse de montrer la transgression de ces codes, à l’image de l’ambassadeur qui précise que les «lois ordinaires n’ont pas cours ici». Le stéréotype va ici côtoyer la sublimation. Ainsi, et comme le confirmel’auteur dans de nombreux entretiens, le stéréotype de la femme fatale caractérise Anne- Marie Stretter, de la même façon que le vice-consul rejoint celui de l’amant transi…

Bien plus, une opposition s’instaure à l’intérieur d’un même genre. En l’occurrence, si la tragédie peut sans conteste se rattacher à l’évocation d’India Song, on y retrouve aussi le code du vaudeville et son fameux triangle amoureux, constitué par le mari (l’ambassadeur), la femme (Anne-Marie Stretter) et l’amant (le Jeune Attaché). De même, l’univers tragique est confronté à un univers beaucoup plus prosaïque, puisque le vice-consul fait une scène au sens domestique du terme. Au sein des références musicales, la même discordance se fait sentir : en effet, la 14 e Variation de Beethoven sur un thème de Diabelli côtoie l’opérette. La Veuve joyeuse est le titre d’une opérette créée par Franz Lehàre. Son sous-titre, «L’Attaché de l’ambassade», permet de mettre en valeur un personnage qui apparaît secondaire dans India Song, puisqu’il n’est pas même nommé. Or, l’apparition de La Veuve joyeuse au sein de la réception en fait à proprement parler un bal d’opérette, avec tout ce que cela implique de facticité et de stéréotype. Franz Lehàr commente sa création ainsi : «Dans La Veuve joyeuse, la danse joue un rôle inconnu jusqu’alors : le couple d’amoureux danse, dans le finale, une valse sans paroles, car la danse remplace les aveux intimes confiés d’habitude au langage». Cela insiste sur l’importance du corps chez Duras et le dispositif même d’India Song puisque la «valse sans paroles» pourrait se comprendre comme un rappel en musique du dispositif choisi par l’auteur, à savoir des personnages muets face aux spectateurs, dont les seuls faits et gestes, dont les seules danses font signe, sans vraiment faire sens, si l’on se réfère aux analyses d’Alain Badiou qui voit dans la danse une métaphore de la pensée «indécidée», «infixée» [77]. Enfin, les formes des danseurs entrelacées ne sont pas sans évoquer les formes textuelles entrelacées, la danse devenant la métaphore du rapport de Duras à la représentation et au genre. Or, la danse est essentielle dans ce cycle indien, en ce qu’elle permet un éternel retour à la scène du bal, scène qui est une sorte de programme de réécriture dans l’ensemble de ce cycle.

Mais l’œuvre hybride ne serait-elle pas en définitive celle qui fait une scène aux genres et aux arts ? Celle qui se fait la scène de ces genres et de ces arts hétérogènes ? La scène est ce qui permet de résoudre l’opposition entre fixité et mouvement, puisqu’il est question, comme le rappelle Florence de Chalonge, d’une «description d’actions, description en action». Par ailleurs, la scène se définit par le fait que quelque chose se passe, qu’il s’agit d’un «espace qui contient, forme et assigne l’action» et qu’y domine «un régime perceptif où les objets sont mis en mouvement de sorte qu’ils frappent l’œil autant que l’esprit» [78]. La scène a une dimension spatiale, et est propice à la théâtralisation. Il s’agit par là d’être au centre des regards comme d’être au centre des conversations. La scène met en scène le lien de l’espace et de la voix au désir et à la fascination. Or, on se souvient que dans la tragédie antique le héros fait l’objet d’interrogations et de commentaires de la part du chœur. La scène permet de mettre en espace l’écriture même, la phrase constitue la scène, ce que signale par exemple l’assimilation de la mendiante à une phrase («elle marcherait et la phrase avec elle») dans Le Vice-consul. La scène permet de rendre perceptible ce qui doit être lu. Elle est donc constitutive de la «légende».

En effet, l’histoire d’Anne-Marie Stretter est déjà devenue un livre ; il est question du «danger auquel est exposée la voix 1 de se perdre dans l’histoire d’India Song, révolue, légendaire» [79]. Lire constitue la scène passionnelle, ce que signalent les indications «comme lu» :

Voix 1 (comme lu)
Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne./Puis il y a eu ce bal./Ce bal de S. Thala [80]…

La légende se nourrit donc de l’intertexte et le fait résonner par le jeu des répétitions pour en exalter le caractère sublime. Ainsi, la légende se constitue sous le signe de l’hyperbole qui est le fait des voix, en particulier de la voix 2 : «Je vous aime jusqu’à ne plus voir/Ne plus entendre/Mourir…» [81] ou encore «Je vous aime d’un désir absolu» [82].La légende se construit également de l’intervention du pronom «on» qui est le pronom de la rumeur et de sa propagation. Selon Michel de Certeau, «on dit» «collecte toutes les sources de l’oralité». Il y aurait là une perte du sujet qui permettrait «l’advenue de quelque chose de sacré» [83], et qui participerait donc à la sublimation de l’histoire : «On disait qu’un jour on les retrouverait morts ensemble dans un bordel de Calcutta où ils allaient parfois pendant la mousson» [84]. Donc, la voix, et les effets qu’elle a sur la scène, actualisent la légende. La voix crée la scène, rend présent ce qui échappe à la représentation, à savoir la passion qui ne peut advenir que dans un récit rétrospectif. Une telle actualisation est sensible dans les moments où la voix interfère dans les gestes des personnages et leurs actions : «La main de Michael Richardson – l’amant – cesse dans le même instant de caresser le corps, tout comme si la dernière phrase de la voix deuxième l’avait arrêtée.» [85]. On retrouve ce même dispositif dans Roma, texte publié àpartir du scénario du film Dialogo di Roma, mettant en scène le dialogue d’un homme et d’une femme qui se rencontrent dans un hôtel à Rome. La vraie rencontre entre cet homme et cette femme se fait au sein du dialogue qui s’esquisse entre eux, avec des interrogations sur le faux [86] similaires à celles présentes dans India Song, et qui retrace la légende de Bérénice et de Titus :

– Ici, on pourrait parler aussi d’un amour célébré ?
– Je ne sais pas bien… Oui, sans doute…
Silence. Trouble. Voix modifiées.
– Qui aurait-elle été, celle de cet amour-là ?
– Je dirais : par exemple, une reine des déserts. Dans l’histoire officielle c’est ce qu’elle est : la Reine de la Samarie.
– Et celui qui aurait gagné la guerre de la Samarie, celui qui aurait répondu ?
– Un général des légions romaines. Le chef de l’empire.
– Je crois que vous avez raison [87].

La scène inscrit le dire et le dit dans l’ici et le maintenant, confronte le texte, le théâtre et le film. Il s’agit bien d’une mise en espace de la parole et de l’histoire, une mise en scène de la narration et de l’énonciation. Par la scène, se rejoue la tension entrela mémoire et l’oubli, entre la proximité et l’éloignement [88], ce qui rend problématique la coupure sémiotique puisque l’encens de la scène est censé se répandre dans la salle. La scène permet la gestion des entrées et des sorties, de la gauche et de la droite, de la traversée de l’espace, qui est avant tout, on l’aura compris, un espace littéraire.

À travers India Song, la question de la représentation et du genre aboutit à la mise en scène de la lecture (la chambre d’échos) et de l’écriture (la chambre noire). C’est une œuvre virtuelle, non seulement dans le choix des versions possibles ou dans la mise à disposition des éléments constitutifs (à l’image des événements sonores [89]), mais aussi dans la saturation d’éléments hétérogènes, appartenant à des genres, des registres et des arts différents. La «reconstitution» apparaît comme une interprétation, une réappropriation de l’histoire autant par les voix, par l’instance encadrante, que par le lecteur/ spectateur. La traversée des genres qu’implique leur transgression, ou encore la notion de transgénéricité, qu’induit la réécriture au sein du cycle indien, font retour au rapport à l’espace. C’est ce que rappelle Marie-Claire Ropars-Wuilleumier : «Mais si l’espace touche à l’écriture, et se forme avec elle, c’est en modifiant une réécriture qui en déplace les paramètres au moment où il les met en place.» [90]. La réécriture fait d’India Song à la fois un cheminement, un tracé et une trace, jusqu’en ses déformations les plus extrêmes. Or, si Marguerite Duras est sensible, dans les critiques de ses livres, au fait qu’on y dise que «ça ne ressemblait à rien» [91], elle semble avoir atteint son but ici :India Song n’a vraiment l’air de rien…


1

C’est le terme qu’emploie Madeleine Borgomano pour désigner le jeu de l’intertexte dans l’œuvre durassiennen; en référence à la définition que donne Genette à l’hypertextualité : «toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe» («L’Amant: une hypertextualité illimitée», Revue des Sciences Hu­maines, 202, 1986, Marguerite Duras, B. Alazet (éd.), p. 67).

2

Je me permets de renvoyer ici à mon article «Une traversée de la nuit ? Nuit noire Calcutta, aux marges du cycle», à paraître dans les actes du colloque international «Marguerite Duras : Marges et transgressions», organisé par Dominique Denès et Anne Cousseau, en 2005 à l’Université Nancy II.

3

M. Duras et X. Gauthier, Les Parleuses [1974], Paris, Minuit, 1985, p. 167.

4

M. Duras et M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras [1977], Paris, Minuit, 1987, p. 96.

5

M. Duras, India Song, Paris, Gallimard (L’Imaginaire), 1991, p. 11.

6

Ibid.,p. 15.

7

M. Borgomano, «L’œuvre de Marguerite Duras et la dérive des genres», L’Éclatement des genres au XX e  siècle, M. Dambre et M. Gosselin-Noat (dir.), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2000, p. 211- 220.

8

M. Duras, India Song,p. 28.

9

A. Rykner, Théâtres du Nouveau Roman, Paris, José Corti, 1988, p. 143.

10

M. Duras, India Song, p. 140.

11

Ibid., p. 144.

12

Ibid., p. 123.

13

M. Duras, Les Parleuses, p. 171.

14

J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, Paris, La Découverte/Poche (Sciences humaines et sociales), 2005, p. 38.

15

«Notes sur India Song», Marguerite Duras par Marguerite Duras et al., Paris, Albatros, 1988, p. 22.

16

M. Duras, India Song, p. 43-44.

17

Ibid., p. 20-21.

18

M. Duras, Écrire, Paris, Gallimard (Folio), 1995, p. 86.

19

On pense ici à Césarée qui retrace l’histoire de Titus et Bérénice par des mouvements de caméra qui se font écho, tandis que la voix off joue de mots juxtaposés, disant l’absence, la séparation absolues dans cette déliaison du verbe.

20

M. Duras, Les Lieux de Marguerite Duras, p. 94.

21

A. Cousseau, «Une dramaturgie de la mémoire», dans Lectures de Duras : Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, India Song, B. Blanckeman (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 45.

22

J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie…, p. 14.

23

M. Duras, India Song, p. 35.

24

Ibid., p. 13.

25

«Interview du 12 avril 1981», dans Marguerite Duras à Montréal, S. Lamy et A. Roy (éd.), Montréal – Malakoff, Éditions Spirale-Solin, 1984, p. 76. On renvoie aussi aux analyses de Florence de Chalonge : «Le film entendu par Duras comme une simple “proposition de lecture”, ne ferait qu’“accompagner le texte, par l’image” ; toutefois, à travers la voix, il offre en “écoute” le livre au spectateur et soumet le récit imagé à un recul énonciatif global, comparable au mode de la narration écrite.» («“La Région des voix” énonciation verbale et narration chez Duras», La Revue des Lettres Modernes, 19, 2002, Écrire, réécrire, bilan critique de l’œuvre de Marguerite Duras, B. Alazet (éd.), p. 132).

26

M. Duras, India Song, p. 38.

27

Ibid., p. 55.

28

Ibid., p. 31.

29

Ibid., p. 18.

30

Ibid., p. 56.

31

Indication que l’on trouve par exemple aux pages 15, 36, 120.

32

Ibid., p. 50.

33

Cahiers Renaud-Barrault, 1, 1976, p. 21.

34

M. Duras, India Song, p. 87.

35

Ibid., p. 107.

36

J.-M. Clerc, «Marguerite Duras, collaboratrice d’Alain Resnais, et le rapport des images et des mots dans les “textes hybrides”», Revue des Sciences Humaines, 202, 1986, p. 114.

37

M. Duras, Les Parleuses, p. 190-191.

38

M. Duras, India Song, p. 141.

39

Ibid., p. 78.

40

Ibid., p. 14.

41

Ibid., p. 24.

42

Ibid., p. 26.

43

Ibid., p. 45.

44

Ibid., p. 19.

45

Ibid., p. 109.

46

M. Duras, La Vie matérielle, Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, Gallimard (Folio), 1994, p. 35.

47

M. Duras, India Song, p. 13.

48

Ibid., p. 95.

49

«Interview du 11 avril 1981», dans Marguerite Duras à Montréal,p. 45.

50

«Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’imaginaire.», dans Marguerite Duras par Marguerite Duras…, p. 107.

51

M. Duras, India Song, p. 92.

52

M. Duras, Les Parleuses, p. 232.

53

M. Duras, India Song, p. 31.

54

M. Duras, La Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 64-65.

55

M. Duras, India Song, p. 71 et p. 72.

56

Ibid., p. 74.

57

Ibid., p. 13.

58

Ibid., p. 9.

59

Ibid., p. 57.

60

Ibid., p. 56.

61

Ibid., p. 29.

62

«India Song c’est une machinerie, il faut la faire fonctionner dès le lever du rideau. Mais à plein, tout de suite, sans mise en marche préalable, sans exposition. Si on n’est pas transporté tout entier dans le trou d’India Song, on ne pourra jamais rattraper ce retard.» («Notes pour le théâtre sur le décor», dans Marguerite Duras par Marguerite Duras…, p 72).

63

M. Duras, India Song, p. 15.

64

Ibid., p. 137.

65

N. Batt, «Que peut faire la science pour l’art ?», dans L’Art et l’hybride, Vincennes, PUV (Esthétiques Hors cadre), 2001, p. 74-75.

66

M.-C. Ropars-Wuilleumier, «En rêvant à partir de fictions énigmatiques», ibid., p. 146.

67

The French Review, entretien avec Bettina Knapp, mars 1977, p. 64.

68

J. Baltrusaitis, Anamorphoses, Les perspectives dépravées II, Paris, Flammarion (Champs), 2001, p. 7.

69

M. Duras, India Song, p. 9.

70

M. Duras, Les Parleuses, p. 191.

71

«Notes pour le théâtre sur le décor», dans Marguerite Duras par Marguerite Duras…, p. 73.

72

M. Duras, India Song, p. 118.

73

Ibid., p. 17.

74

Ibid., p. 147-148.

75

Ibid., p. 100.

76

Ibid., p. 22.

77

A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Paris, Le Seuil (L’Ordre philosophique), 1998, p. 97.

78

F. de Chalonge, Espace et récit de fiction, le cycle indien de Marguerite Duras, Lille, Presses universitaires du Septentrion (Objet), 2005, p. 132.

79

M. Duras, India Song, p. 12.

80

Ibid., p. 15.

81

Ibid., p. 20-21.

82

Ibid., p. 39.

83

M. de Certeau, «Marguerite Duras : on dit», dans Écrire dit-elle, imaginaires de Marguerite Duras, D. Bajomée et R. Heyndels (éd.), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 264.

84

Ibid., p. 115.

85

Ibid., p. 39.

86

M. Duras, Roma, publié dans Écrire…, p. 88.

87

Ibid., p. 95-96.

88

Ainsi les voix sont à la fois très proches et inaccessibles, et les indications «au loin» abondent.

89

M. Duras, India Song, p. 124.

90

M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écrire l’espace, Vincennes, PUV (Esthétiques Hors cadre), 2002, p. 77.

91

M. Duras, Écrire, p. 25.