Dossier : Écriture et Mémoire


Le Ravissement de Lol V. Stein
entre cohésion textuelle
et (in)cohérence sémantique

Laure Himy-Piéri

Université de Caen Basse-Normandie

lhimy@wanadoo.fr

Cet article se propose de montrer comment l’écriture de Duras utilise à contre temps noms propres, pronoms anaphoriques et système temporel, renouvelant ainsi le mode narratif, et les voies tracées d’accès au sens.

We here try to establish how, by an unusual use of proper names, anaphoric pronouns, andtemporal system, Duras’s writing works on renewing narrative modes, and the trodden paths to make meaning appear.

Pourquoi Lol. V. Stein nous ravit-elle, ou pourquoi, ce qui somme toute est une question similaire, provoque-t-elle tant d’irritation? Le titre choisi est l’obscure réponseà une question claire. Je voudrais donc d’abord expliciter les termes proposés, et rendre la réponse parlante. La cohésion textuelle est définie notamment dans le Dictionnaire d’analyse du discours de Charaudeau et Maingueneau : «Le mot cohésion désigne […] l’ensemble des moyens linguistiques qui assurent les liens intra- et interphrastiques permettant à un énoncé oral ou écrit d’apparaître comme un texte». Vient ensuite l’énumération de quelques «marqueurs» de cohésion : «anaphores pronominales et dé­finies, coréférence, anaphore rhétorique, connecteurs, succession des temps verbaux, pré­supposition, nominalisation, etc.». Ces éléments sont, on le voit, d’ordre grammatical : «Les marqueurs de cohésion ne sont que des indices d’une cohérence à construire par un travail interprétatif» [1]. Le rapport entre écriture et mémoire se trouve donc mis en jeu à double titre: la progression textuelle repose sur ce jeu d’anaphore et de renouvellement de l’information interne au texte ; mais par ailleurs, travail interprétatif et inférences ne peuvent se faire que en relation avec une mémoire intertextuelle, et avec des schèmes interprétatifs et cognitifs déjà présents à l’esprit du lecteur. En étudiant plus spécifiquement le statut du nom propre, de certaines anaphores pronominales, et de l’organisation des tiroirs verbaux, je voudrais montrer que la cohésion textuelle s’oppose aux principes de cohérence préétablis, et leur en substitue d’autres. Que l’on accorde du crédit à la littérature et à sa puissance de proposition – on sera ravi ; que l’on n’y voie que jeu fictif – sauf pour un auteur en perdition : on sera agacé.

Nom propre et indistinction

Le fonctionnement du nom propre est l’objet de nombreuses études, et de nombreuses disputes. Nous pouvons toutefois en retenir pour notre étude un certain nombre de traits. En premier lieu vient l’idée que le nom propre est théoriquement un désignateur rigide. C’est un élément qui permet de désigner un référent unique, de façon stable, à l’intérieur d’un énoncé donné. En ce sens, ce type de noms est dépourvu de sens lexical, et n’a pas d’autre valeur que désignative. Cependant, il faut dire que cette désignation n’est pas vide de représentations, dont on peut rendre compte par des périphrases (Lol V. Stein = la jeune fille de T. Beach, la femme de Jean Bedford, cette dingue…). Ces représentations désignent donc des qualités, non essentielles (les descriptions sont susceptibles d’évoluer, quand le nom propre reste fixe). Ces rappels sont très succincts, mais on peut tout de suite remarquer que l’utilisation du nom propre chez Duras contrevient à l’ensemble de ces règles, avec une systématicité qui ne peut être le fruit du hasard, et qui construit un sens, sur lequel nous reviendrons.

Si le nom propre peut désigner un référent, c’est qu’il est le lieu d’un consensus. X s’appelle Dupont, parce qu’il est inscrit dans une filiation reconnue, et qu’il a été ainsi nommé à sa naissance (même un nom par numérotation, refoulant l’individu dans l’anonymat, est cependant singulier, et singularisant). On peut d’ailleurs rattacher à ce souci de légitimation par la filiation les débuts de roman rappelant la généalogie des héros. Le ravissement de Lol V. Stein n’échappe pas à cette règle, puisque le premier paragraphe mentionne parents et frère, légitimant ainsi le nom de l’héroïne. Sa mère est par ailleurs évoquée, à la suite de la scène du bal. Ses propos sont rapportés, et signalés par une incise : «raconte Mme Stein» [2]. Enfin lorsque celui qui deviendra son mari rencontre Lol, il l’appelle «Melle Stein». Dans tous ces cas, le nom fonctionne comme convenu : la jeune fille porte le nom de ses parents (rapporté ici à la mère, bien que ce soit en fait probablement le nom du mari de la mère, donc du père). Portant ce nom, elle est désignée comme jeune fille, non mariée, son statut social n’est pas encore propre : c’est le sens de «mademoiselle».

Pourtant, une fois ces éléments posés, il faut dire que le nom propre chez Duras semble fonctionner de façon «parallèle et inverse», pour aboutir à ce que le texte propose lui-même :

Elle se croit coulée dans une identité de nature indécise, qui pourrait se nommer de noms indéfiniment différents, et dont la visibilité dépend d’elle [3]. Certes, le trouble identitaire peut précisément définir la folie, celle de Lol : aussi écarterai-je de cette étude le passage dans lequel Lol elle-même se nomme Tatiana, pour éviter les usages soupçonnés de tomber sous le coup de la folie ; et m’intéresserai-je davantage à la façon dont elle est désignée par les personnages (réputés sains d’esprit) dans les dialogues, ou dans la narration.

L’héroïne du texte est désignée de plusieurs façons, à commencer par celle du titre : Lol V. Stein (80 occurrences) ; Lol, (459 occurrences), Lola (9 occurrences), Lola Stein (3 occurrences), Lol Valérie Stein (1 occurrence), Lola Valerie (1 occurrence), Lol Stein (1 occurrence).

Examinons d’abord rapidement la nature et le contexte de chaque type d’occurrences.

Le nom complet de l’héroïne, Lol V. Stein, tout au moins celui par lequel elle est désignée le plus souvent dans le texte (80 fois) n’est pas son nom de baptême. On apprend que c’est ainsi qu’elle se désigne elle-même :

Elle prononçait son nom avec colère : Lol V. Stein – c’était ainsi qu’elle se désignait [4].

[…] la soi-disant Lol V. Stein [5].

Cette renomination est soulignée par l’écriture : le COD «son nom» est remis en question par la parenthèse explicative qui suit : «c’était ainsi qu’elle se désignait». Le pronom réfléchi «se» est alors à entendre dans son sens plein : c’est le nom qu’elle se donnait elle-même. C’est bien son nom propre, c’est-à-dire le nom dont elle estime qu’il lui est approprié, et non plus le nom par lequel elle est conventionnellement désignée, celui que ses parents ont choisi. De même, il faut entendre la remotivation sémantique présente dans «soi-disant». Certes, Jacques Hold, perdu devant la complexité du personnage, ou soulignant sa folie, souligne son inadaptation. Mais il faut surtout comprendre cette expression figée comme rappelant son sens de départ : celle qui se dit elle-même Lol V. Stein. Le nom du personnage est ainsi imposé par la façon dont elle se nomme, et ne correspond plus à la valeur du nom propre.

Lol fait ainsi du nom propre un nom approprié. Cela permet-il à cet outil linguistique de rester dans le cadre de sa définition, et d’être un descripteur rigide ? La désignation de Lol désigne-t-elle un référent stable, toujours le même dans un énoncé donné ? On voit que la réflexion linguistique est tout de suite entraînée vers des considérations parfaitement extérieures au linguistique, – mais pas moins pertinentes pour autant – ayant trait notamment à la folie du personnage ; c’est que cette même folie empêche le bon fonctionnement du linguistique. Que signifie en effet «référent stable» lorsque l’individu concerné est précisément instable – psychologiquement ? On peut répondre à cela que le nom peut parfaitement désigner de façon stable ce personnage dont la caractéristique est d’être instable. Tatiana Karl, jalouse de Lol, ne se prive pas de ce rapprochement caractérisant : «Lol – cette dingue».

Mais les désignations de ce référent pourtant unique que semble être la personne qui répond au nom de Lol se multiplient dans le texte. La multiplicité des désignations n’est pas sans précédent dans le fonctionnement référentiel des noms propres. Tout le monde a un nom complet (nom, prénom), et peut être désigné par l’ensemble de ce nom (Marguerite Donnadieu) ou une partie seulement (Mme Antelme, Melle Donnadieu) ;tout le monde peut être désigné par le seul prénom dans certaines situations, voire par un surnom affectueux notamment signalant un cercle plus ou moins étroit d’intimes. On peut dire que les variations du nom propre sont toutefois codifiées, et qu’elles correspondent à des situations sociales différentes (personne saisie dans son intimité, dans un environnement public ou professionnel, du point de vue de l’état-civil).

Le cas de l’héroïne est toutefois différent, parce que les dénominations se multiplient, et ne correspondent pas nécessairement à un cadre convenu d’utilisation.

Ainsi, le nom de baptême, Lola Valérie Stein, n’apparaît pourtant qu’une seule fois, à un stade assez avancé du texte, qui mérite d’être cité pour l’ensemble des problèmes qu’il pose :

Elle fait signe : non, dit mon nom.
– Jacques Hold.
Virginité de Lol prononçant ce nom ! Qui avait remarqué l’inconsistance de la croyance en cette personne ainsi nommée sinon elle, Lol V. Stein, la soi-disant Lol V. Stein ? Fulgurante trouvaille de celui que les autres ont délaissé, qu’ils n’ont pas reconnu, qui ne se voyait pas, inanité partagée par tous les hommes de S. Tahla aussi définissante de moi-même que le parcours de mon sang. Elle m’a cueilli, m’a pris au nid. Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas.
– Lola Valérie Stein.
– Oui.
À travers la transparence de son être incendié, de sa nature détruite, elle m’accueille d’un sourire. Son choix est exempt de toute préférence. Je suis l’homme de S. Tahla qu’elle a décidé de suivre. Nous voici chevillés ensemble. Notre dépeuplement grandit. Nous nous répétons nos noms [6].

«ainsi nommée» revient encore une fois, en opposition à «la soi-disant Lol V. Stein». Il y a une appellation consensuelle («ainsi», référence anaphorique se passant d’agent) et une autre volontaire («soi-disant»). Une critique de la nomination est ici formulée : la convention ne peut atteindre l’objectif qui lui est assigné, ce qui signifie implicitement que dans ce texte, nommer est autre chose que simplement désigner, que simplement permettre la reconnaissance parmi d’autres individus. Que pourrait alors signifier nommer ? Cela n’apparaît pas clairement : tout au plus peut-on dire que le personnage ne paraît pas assigné par son nom d’état-civil, qu’il reste avec lui dans un rapport d’extériorité. La question est de savoir si cette extériorité peut être compensée par le remplacement de ce nom inapte par un autre, qui serait, lui, choisi pour son aptitude: ici : Lol V. Stein. Or le choix du nom qui serait significatif est surprenant : ce n’est pas véritablement un choix (d’un nom radicalement autre), mais une correction, et une correction allant dans le sens d’une précision moindre. Le nom approprié s’efforcerait donc de signifier le rapport exact entre le nom et la chose : un rapport toujours incomplet, ou un rapport signifiant précisément l’incomplétude de l’être, ou contestant même la notion d’être. Si le nom ne nomme pas, c’est que précisément nommer c’est appeler à l’être, c’est donner une consistance unique au référent. Cette unicité, cette distinction, sont contestées par le texte. C’est ce que la suite de ce passage semble montrer.

L’extériorité de soi au nom explique l’usage de la troisième personne, distanciée par le démonstratif («cette personne»). De fait, le texte établit un curieux parallèle entre «ce nom» et «cette personne ainsi nommée». Il ne s’agit pas de confondre le nom et la chose, mais de dire que l’expansion «ainsi nommée» caractérise «cette personne», l’oblige à entrer en adéquation avec la façon dont elle est désignée. Une fois de plus chez Duras, c’est le langage qui informe la réalité, quand elle rêve d’une réalité qui informerait le langage. Si «cette personne ainsi nommée» se révèle inconsistante, c’est évidemment parce que le rôle désigné par le nom ne coïncide pas nécessairement avec ce que serait l’intériorité de cette personne (que l’on pourrait alors autrement nommer). Mais que signifie ensuite «inanité aussi définissante de moi-même que le cours de mon sang» ? La structure appositive et la juxtaposition semblent indiquer que le «nom» se voit doté de deux expansions : «fulgurante trouvaille», et «inanité partagée». Or ces deux expansions vont en sens contraire : l’une suggérerait que par-delà la personne sociale se trouverait une singularité («celui que les autres ont délaissé, qu’ils n’ont pas reconnu, qui ne se voyait pas») ; l’autre que la personne sociale, dans sa viduité, est pourtant partie intégrante de cette singularité, en est essentielle. À moins que «inanité» ne soit une expansion de «fulgurante trouvaille» : c’est alors la personne sociale qui aurait une consistance, tandis que la contestation de cette consistance reviendrait à reconnaître ce que l’on refuse de voir, l’essence de l’être, son inanité essentielle.

Lorsque «mon nom prononcé ne nomme pas», cela signifie-t-il qu’il échoue à atteindre la plénitude de l’être intérieur, coincé par le vide du paraître, ou que au con­traire il parvient à saisir le référent, son vide ; il reste pur signifiant, ne renvoyant à aucune autre réalité que conventionnelle, voire fictive, mais ontologiquement non fondée ?

Il ne reste plus alors, dans un acte dérisoire, qu’à répéter les noms («nous nous répétons nos noms»), puisque l’existence n’a pas d’autre réalité que sa profération, et s’efface dès que le mot disparaît. Répéter le nom, c’est un acte magique qui prétend fonder l’être, et qui faute d’avoir ce pouvoir fabrique un simulacre, sans cesse en quête de renouvellement.

La multiplication des désignations décrit peut-être cette réalité de simulacre, la désignation épousant l’absence de contours effectifs, de consistance.

Prenons le cas de l’appellation Lola Stein.

Il me semble qu’elle obéit à deux principes, qui déstabilisent encore la fonction traditionnelle du nom propre.

Le premier principe concerne le lecteur, et vise à l’entraîner dans une dérive parallèle à celle de Jacques Hold, par le jeu sur la nomination étrangère. Pour un lecteur français, ce nom comportant deux prénoms qui n’entrent pas dans un rapport de composition est inhabituel. Cette impression d’étrangeté est évidemment renforcée, quand on voit que ce nom complet n’apparaît qu’une seule fois. Ce qui fait que son remplacement par Lola Stein vient conforter les habitudes du lecteur, et son intuition (fondée sur son expérience personnelle, mais pas sur le texte), que ce nom complet était inadéquat. Et voilà que le nom tronqué, Lola Stein, est ressenti par le lecteur comme plus adapté. Ce travail fait ainsi partager au lecteur le sentiment que pourtant nous venonssans doute de dénoncer chez Jacques Hold. Dans ce passage où il éprouve intimement,avec Lol, le fait que le nom ne nomme pas, dans une sorte de révélation, il paraît sous le coup d’une exaltation certaine ; le lecteur n’est pas sans penser que la folie de Lol semble contagieuse, et prend ses distances vis-à-vis de Jacques Hold. Pourtant, c’est le même phénomène exactement qu’il vit à son tour, en estimant que le nom de Lola Valérie Stein ne nomme pas, ou qu’il nomme moins que celui de Lola Stein.

C’est là que le deuxième principe entre en jeu : que désigne au juste ce nom de Lola Stein ?

Ce nom de Lola Stein paraît être le nom social, celui que les étrangers lui donnent lorsqu’ils la reconnaissent dans la rue. Il revient à trois reprises. Voici les improbables propos prêtés à un éventuel passant lors des promenades de Lol dans les rues de Tahla :

Qui aurait dit : je me trompe peut-être, mais n’êtes-vous pas Lola Stein [7]?

Puis la description de l’homme qui fait entrer Lol et Jacques Hold dans le casino lors de la visite finale :

Il change d’expression, reconnaît mademoiselle Lola Stein l’infatigable danseuse, dix- sept ans, dix-huit ans, de la Potinière [8].

Enfin, le nom apparaît dans la narration elle-même :

[…] la seule chose qui eût pu le faire [la signaler à une attention plus précise] c’était son personnage lui-même, Lola Stein, la jeune fille abandonnée du casino de T. Beach […] [9].

Curieusement, bien que le temps ait passé, ce nom ne désigne pas le référent actuel, mais un référent passé et la situation qui l’entoure comme une aura : le terme «mademoiselle», les appositions développant le nom «l’infatigable danseuse», «la jeune fille abandonnée», l’allusion à un temps et un lieu révolus («dix-sept, dix-huit ans, de la Potinière»), insistent sur cette non coïncidence. Ce nom social est annexé à un «personnage», et fixe le référent présent dans le rôle du martyr d’amour, dans une position romantique à l’intérieur de laquelle Lol jouerait à son tour un rôle mythique. Mais il établit aussi l’idée que le personnage de Lol connaît une forme de permanence invraisemblable : elle n’a pas changé, pour reprendre l’expression courante, mais d’une façon cette fois pleine et entière. Lola Stein est une survivance présente du passé.

L’inconsistance du personnage, son caractère insaisissable, emprunte les voies de la désignation fluctuante : on trouve encore Lol Stein ;

C’est alors qu’il lui vint à l’esprit qu’elle était peut-être Lol Stein [10].

pense Jean Bedford, futur mari de Lol, la première fois qu’il la voit ; on trouve aussi Lol Valérie Stein, comme la nomme Jacques Hold cherchant à la rappeler à lui quand il la voit s’éloigner :

[…] elle est allée vers autre chose de plus vague, sans fin, elle ira vers autre chose que je ne connaîtrai jamais, sans fin [11].

Lorsque la narration rend compte du point de vue qu’a son mari sur Lol, c’est sous la désignation de Lola Valerie :

Il aimait cette femme-là, Lola Valerie, cette calme présence à ses côtés, cette dormeuse debout, cet effacement continuel qui le faisait aller et venir entre l’oubli et les retrouvailles de sa blondeur, de ce corps de soie que le réveil jamais ne changeait, de cette virtualité constante et silencieuse qu’il nommait sa douceur, la douceur de sa femme [12].

Les expansions ont toutes pour fonction de mettre en place une Lol dévitalisée, sans accent (et Valérie, pour la seule fois dans le texte, ne porte pas d’accent), parfaitement conforme. Viennent enfin les deux prénoms, Lola et Lol, utilisés en alternance par Tatiana, sans qu’il soit possible d’assigner clairement un contexte à chacune des deux appellations. Dans une phrase toutefois, Tatiana sous le coup d’une forte émotion utilise l’un, et semble le corriger par l’autre :

Fais attention à toi Lol, oh ! Lola [13].

Il semble alors que chez Duras le nom ne soit pas propre, mais approprié. Face à une Lol indéfinissable, manquant d’on ne sait quoi, le nom de Lol est justement non rigide, c’est-à-dire variable. Et dans cette variabilité même, il répond à une aspiration forte chez Duras : rendre le mot adéquat à la chose. Mais on voit qu’il ne s’agit pas d’une forme de cratylisme retrouvé. Pour Cratyle, le mot dit la chose, en saisit l’essence. Pour Duras, si saisie il y a, c’est du vide, si essence il y a, c’est celle qu’aurait le néant. Et la mutabilité du nom répond parfaitement à l’inanité du référent.

On n’a donc plus affaire à un désignateur rigide, mais au contraire «mou», inconsistant, qui s’efface, auquel il manque sans cesse une partie : apocope, abréviation, omission d’un des termes ; pour désigner ce référent lui-même instable, absent à lui-même au point de s’identifier à un autre, Tatiana, ou n’importe qui.

Et c’est en cela que de fait le nom propre n’est plus un désignateur rigide chez Duras : il fonctionne de manière générique. Ce phénomène existe dans le cas de l’antonomase, mais une interprétation de ce type est bloquée par le fait que Lol V. Stein n’est pas un type. À moins qu’elle ne repose sur l’extraordinaire ambition d’un texte qui prétend créer un type, et fait par avance usage du nom propre comme d’un nom de carac­tère, comme ce pouvait être le cas chez les moralistes – et on voit combien, par bien des aspects, Duras est décidément loin des avatars du Nouveau Roman.

Cohésion et anaphore pronominale

Ce phénomène de mutabilité se retrouve sur un tout autre plan. Quiconque s’efforce de distinguer qui parle chez Duras, quel est le type de focalisation, et quelle est la position respective des personnages par rapport au point de vue dominant se trouve en terrain très glissant.

C’est, on ne s’en étonnera pas, autour du pronom «moi» que se greffent quelques éléments qui relèvent de l’incohérence sémantique du point de vue de la progression textuelle : le principe de cohésion exige que le mode de discours (et le rang de la personne impliquée) soit constant, et que le changement de mode se fasse selon des normes répertoriées. C’est en partie sur la constance de ces règles que des analyses narratologiques peuvent être menées, et que le type de focalisation peut être déterminé. Or, il y a dans le texte de graves entorses à la reprise anaphorique pronominale, puisque l’anaphore ne respecte pas toujours le rang attendu. Et ces entorses changent du tout au tout la focalisation effective, et obligent de ce fait à réinterpréter des pans entiers du texte antérieur.

Le pronom «moi» peut apparaître dans des contextes apparemment figés :

[…] au décrochez-moi ça de quelles aventures parallèles à celle de lol V. Stein [14].

Cependant, il est possible aussi que sa valeur soit une clé de lecture pour les autres occurrences du texte : le pronom complément suppose une énonciation de rang 1. Il allie ainsi position de sujet (implicitement, la phrase dépend d’un sujet de rang 1), et d’objet explicite. Datif éthique, il est en position d’objet intentionnel : le procès lui est destiné. Cependant, le caractère figé de l’expression vide l’intentionnalité de son objet spécifique, pour renforcer simplement l’expression du prédicat. On se trouve donc devant une intentionnalité sans visée. Enfin, la tournure intervient dans un passage àla troisième personne. Un élan modifie brusquement la tonalité du texte, et sa structure énonciative, introduisant éventuellement une voix auctoriale par-dessus la voix du narrateur. Mais précisément, confusion des voix, passivité et volonté, prédicat sans objet sont les caractéristiques de ce texte, et de l’écriture de Duras en général.

Il y a donc remotivation du pronom, dans un contexte d’énallage de personne, emblématique du fonctionnement textuel.

Quelques exemples choisis en témoigneront :

On est souvent surpris dans le texte par l’extrême rapidité des changements de focalisation. Parfois, il semble qu’on puisse rétablir la progression selon une logique narrative traditionnelle :

Je baisse les yeux. Tatiana qui cherche à trouver mon regard le perd comme une monnaie tombée. Pourquoi Lol qui paraît se passer de tout le monde veut-elle me revoir, moi, Tatiana ? Je sors sur le perron [15].

On peut ici admettre malgré l’absence totale de marques de rupture qu’on est passé d’un type de discours à un autre, et peut-être d’une focalisation à une autre (du discours du narrateur, au discours direct de Tatiana, puis à nouveau au discours du narrateur). Mais reconstituer ainsi les modifications supposées de focalisation est parfois totalement impossible :

Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi [16].

En face d’elle, derrière Tatiana, Jacques Hold, moi [17].

Peut-être l’égarement du lecteur vient-il de ce qu’il cherche à comprendre la progression textuelle selon des critères de pertinence logique que le texte précisément abolit. Ainsi, l’impossible focalisation à la troisième personne du moi devient-elle pertinente dans ce texte. Le texte est d’abord à la première personne, mais une personne dont l’identité est inconnue : or on sait que le pronom «je» est sémantiquement vide. La troisième personne qui suit est celle de la non-personne. Et la collusion des deux permet de donner une identité au «je» initial, mais pour être aussitôt récusée. Le narrateur se définit lui-même de manière générique : «je suis l’homme de S. Tahla» [18].

Et cette formulation, souvent en position d’apposition, est le point de rassemblement de tous les héros du texte : Michael Richardson, Jacques Hold. L’erreur de Jean Bedford est de croire que sa femme ne peut rencontrer UN homme aux mesures de celui de T. Beach. Il raisonne de manière spécifique, quand Lol a un regard générique : elle cherche «l’éternel Michael Richardson», un «officiant», «l’homme».

Cela amène à faire plusieurs remarques concernant les rapports entre écriture et mémoire : l’anaphore fonctionne sur un système de mémoire textuelle. De même que le nom propre renvoie en principe à un référent unique, de même l’anaphore trouve son point d’ancrage dans un élément avec lequel elle entre dans une relation de co­référence. Tel pronom personnel renvoie à tel nom de personne, qui renvoient à un référent unique. Mais du moment que la personne est touchée, on ne s’étonnera pas que ces phénomènes de renvoi, et de coïncidence avec une mémorisation antérieure soient perturbés. Le procédé permet ainsi de faire participer le lecteur lui-même à cette indifférenciation généralisée. C’est en cela que la fabrique textuelle de Duras construit une forte cohérence, du fait même d’une connexion linguistique contrariante. De fait, les phénomènes de mémorisation du lecteur ne sont pas seulement construits par la progression thématique. Ils proviennent pour beaucoup d’habitudes de lecture, auxquelles une série de fausses pistes semées par Duras convie à se fier. Que Lol V. Stein soit une «histoire d’amour de quatre sous» est sous un certain angle incontestable, et le lecteur adopte automatiquement les canevas les plus sentimentaux qui soient, malgré les nombreuses dénégations de Lol («on s’est trompé sur les raisons»), dénégations que personne ne croit, puisqu’elle est réputée folle. Mais il s’avère que les schémas narratifs traditionnels ne fonctionnent pas, que les types sont révoqués, que Lol avait raison, que la folie n’est pas là où on la pense. Il y a donc une véritable contestation des assises traditionnelles du roman, d’une mémoire intertextuelle et générique, et proposition d’un ordre radicalement nouveau.

Écriture et temporalité

C’est sans doute la temporalité qui manifeste le mieux cette idée.

Le système temporel du texte est de prime abord simple : le narrateur entreprend de faire le récit de son enquête sur le personnage qui l’intrigue, Lol V. Stein. Ce récit porte donc sur des événements passés, sur une histoire dont il ne fait pas partie. Le passé du récit prend deux formes, selon que le narrateur raconte à partir du moment de l’énonciation (il émet des avis notamment) et les faits alors rapportés le sont par rapport à ce présent d’énonciation, au passé composé. Mais il peut aussi emprunter la voie du récit rétrospectif, surtout lorsqu’il construit son récit explicitement sur la base des propos rapportés par Tatiana. Les faits sont alors à l’imparfait itératif, ou suivent une alternance PS/imparfait.

Récit d’enquête, puis récit de la rencontre de deux personnages et de leur liaison, on s’attend à ce que le texte soit construit sur un système temporel narratif classique, de progression chronologique. Ce type de progression n’empêche nullement analepse ou prolepse, chacune des références temporelles désignées étant en principe aisément repérable, du fait du système de concordance des temps, étageant les événements en arrière-plan, moment de référence, avancée par rapport à ce moment. La cohésion textuelle concernant le système temporel va donc tenir au caractère systémique de la répartition des tiroirs verbaux, et des indications temporelles afférentes. L’arrêt sur image est alors rendu par la coréférence des tiroirs verbaux, tandis que la progression temporelle se fait par l’insertion d’une nouvelle référence temporelle, considérée comme le nouveau point d’ancrage des faits narrés [19]. La logique narrative réaliste impose que chaque nouvelle référence soit ultérieure à la référence annulée. On voit que la cohésion textuelle vient théoriquement coïncider avec une cohérence sémantique et logique extérieure au texte. Je considère intuitivement qu’un énoncé 1 est postérieur à un énoncé 2 du fait de rapport réel de postériorité, que les tiroirs verbaux viennent traduire, comme s’ils avaient en eux-mêmes une valeur temporelle de référence. Mais le traitement de Duras déconnecte les temps verbaux de cette logique extra-linguistique.L’incohérence va ressortir du constat de l’écart entre le fonctionnement des références temporelles textuelles, et l’interprétation extra-linguistique que nous leur accolons à tort. Obligés d’écouter le texte, nous sommes ramenés à une construction temporelle non référentielle : la cohérence textuelle, celle du fantasme, vient contrecarrer la cohérence cognitive.

Comment cela fonctionne-t-il dans Le ravissement de Lol V. Stein?

Revenons sur l’établissement de la référence temporelle dans l’incipit. Le texte s’ouvre sur un ensemble déictique, ancrant donc la référence temporelle sur le moment de l’énonciation. Les paragraphes 1 et 2 sont dans un rapport de coréférence : «Lol V. Stein est née ici, elle y a vécu» (§1). « Je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Lol V. Stein» (§2). Le § 3 s’ouvre sur une modification de la référence, accompagnée d’ailleurs d’un changement de rang (je > elles) : «Elles dansaient toutes les deux». Mais en fait, le § 3 est dans un rapport de subordination (au moins sémantique) au 2,puisqu’il adopte le temps du récit, récit lui-même introduit implicitement par le verbe de déclaration du § 2 : «entendre dire»). La nouvelle référence temporelle est identifiable grâce à une indication temporelle présente dans le § 2 («l’enfance de Lol»).

On a donc affaire à un système du type : discours annonçant le thème de la narra tion : l’enfance de Lol ; récit de l’enfance de Lol.

Mais il est évident que des interférences contrarient cette trop claire répartition.

(1) le jeudi/ce jour-là.

(2) Lol a rencontré/les parents consentirent.

Le cas 1 retient mon attention parce qu’il contrarie le principe de pertinence des informations. «le jeudi» signifie que le discours de Tatiana est synthétique : les imparfaits ont valeur itérative. Si la synthèse temporelle est rompue, c’est en principe au profit d’une scène, impliquant que quelque chose de différent a pu se passer, qui justifie la mise en relief d’un jeudi parmi d’autres. Or les informations données sur cette scène n’ont aucun intérêt particulier : les syntagmes se répètent («préau vide»/« seules dansle grand préau» ; «on danse Tatiana»/« allez viens on danse»). La seule différence tient à ce que les bruits de la rue parviennent aux danseuses. Mais l’information semble précisément extérieure à la scène elle-même, et détourne l’intérêt au lieu de le renforcer. L’indication temporelle faisant passer de la répétition à la ponctualité n’a donc apparemment aucune valeur informative. À moins qu’elle ne signifie que le ponctuel de la scène n’est jamais que répétitif, et qu’elle ne soit programmatique : la cohésion textuelle construit un temps qui va à l’encontre de l’intuition du temps. Le ponctuel ne se distingue plus du générique.

Dans l’exemple 2, le cas est différent, mais peut relever d’une explication dont les résultats seront concordants. On sait que le passé composé inscrit les événements narrés dans l’actualité du narrateur, tandis que le passé simple les coupe de toute référence au narrateur. C’est pourquoi Benveniste a fait du passé simple le temps de l’histoire (événements révolus qui sont sans rapport avec mon actualité singulière), du passé composé le temps du discours (événements passés, mais pourtant actuels : c’est ainsi que le passé composé peut s’interpréter comme le résultat présent d’événements passés). La répartition des tiroirs verbaux ici suit à la lettre cette distinction, et permet de trier l’insignifiant, ce qui ne concerne pas le narrateur ; de ce qui a encore aujourd’hui une résonance actuelle. Si l’on suit cette ligne, le mariage de Lol, ou le consentement au mariage, n’a rigoureusement aucune importance. En revanche la rencontre de Michael Richardson est essentielle, elle est actuelle, si l’on comprend qu’elle est en permanence rejouée. Il apparaît alors que les références temporelles sont duelles. Il y a un premier système, à peu près référentiel, qui prend en charge le récit de l’enfance de Lol, et de ses faits et gestes. Mais ce récit, reconstitué à partir des propos de Tatiana, est désigné comme sans intérêt : générique et ponctuel se rejoignent ; passé simple et passé composé indiquent qu’il y a deux séries. Il faut donc chercher le pendant à «a rencontré» ailleurs. Quelle est la suite de cet événement ? On trouve je crois la réponse un peu plus loin :

Les dix-neuf ans qui ont précédé cette nuit, je ne veux pas les connaître plus que je ne le dis, ou à peine, ni autrement que dans leur chronologie même s’ils recèlent une minute magique à laquelle je dois d’avoir connu Lol V. Stein. Je ne le veux pas parce que la présence de son adolescence dans cette histoire risquerait d’atténuer un peu aux yeux du lecteur l’écrasante actualité de cette femme dans ma vie. Je vais donc la chercher, je la prends, là où je crois devoir le faire, au moment où elle me paraît commencer à bouger pour venir à ma rencontre, au moment précis où les dernières venues, deux femmes, franchissent la porte de la salle de bal du Casino municipal de T. Beach [20].

Si l’on suit la progression du procès «bouger», on peut établir l’intrigue de ce texte comme suit : «commencer à bouger» ; «bougea», «se retourna dans son sommeil» [21]; 10 occurrences de «ne pas bouger» ; puis, «elle ne bouge PLUS» [22]. Une certaine progression temporelle, faite d’éléments organisés chronologiquement, est révoquée, au profit de la saisie d’une autre progression, échappant au temps référentiel dans la mesure où il est fait d’absence d’écoulement, et de permanence, quelle que soit la succession extérieure de ce que l’on appelle les faits. Le temps de la rencontre est celui de la sidération, si l’on veut entendre le rappel étymologique que suggère le verbe «considérer» :

Nous nous considérons. Notre rencontre est récente [23].

Ce temps devient alors celui de la répétition : à «elle commence» succède «elle continue» :

Elle vient. Continue à venir, même en présence des autres. Personne ne la voit avancer [24].

On le voit, les phénomènes d’anaphore privilégient des points d’ancrage à valeur aspectuelle (commencer, continuer, ne plus), au détriment de la structure de surface que serait l’intrigue romanesque, jalonnée de tiroirs verbaux permettant de construire une chronologie référentielle. Seule la structuration temporelle seconde permet de comprendre les phénomènes d’anaphore pronominale :

Enlacées elles montent les marches du perron. Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi [25].

qui fait évidemment écho à

pour venir à ma rencontre, au moment précis où les dernières venues, deux femmes, franchissent la porte de la salle de bal du Casino municipal de T. Beach [26].

Les deux types de texte que l’on peut voir à l’œuvre se rejoignent ici : Le ravissement de Lol V. Stein aurait pu être une banale histoire d’adultère. Le narrateur raconterait les faits qu’il reconstitue – il pourrait être par exemple un détective privé payé par le mari inquiet malgré tout des promenades de sa femme. Le narrateur raconterait donc les faits et gestes d’un personnage qu’il surveillerait, et dont il essaierait d’interpréter les motivations. Il serait extérieur aux événements, et présenterait les autres personnages à la troisième personne, dont Jacques Hold.

Mais cette hypothèse ne tient pas, puisque l’on comprend rétroactivement que l’homme rencontré et suivi par Lol, c’est précisément Jacques Hold. Les éléments de cohésion construisant une interprétation se révèlent faux, induisent le lecteur en erreur, l’obligent à réinterpréter selon une logique autre que traditionnellement narrative.

La reprise anaphorique de Jacques Hold suggère que rang 3 et rang 1 soient coréférents, ce qui devient possible dans cette temporalité seconde où l’événement est celui de la reprise du bal, et non pas celui, référentiel, de la journée chez Tatiana. Dans cette reprise, les personnages sont des officiants, le je est donc bien un il, un autre. Mais le fantasme fait que cette dissociation ne se fait pas seulement le temps de la représentation (ce qui maintiendrait la distinction entre personne et personnage), mais dans la réalité (ce qui permet la postulat de la fusion posé par Duras).

Temporalité seconde, altération de la distinction des rangs, et localisation seconde vont de pair. L’altération des lieux est indiquée également dès le début.

L’expression «commencer à bouger», signal du décrochage référentiel, est associée à la quête du lieu non référentiel :

[…] cherchant des portes imaginaires [27].

La sortie effective des amants appartient à l’univers réaliste (ils avaient finalementtrouvé la direction de la véritable porte), mais pas à celui du texte. Lol parvient à corriger le passé :

Elle ouvrira les portes qu’il faudra : ils passeront [28].

La porte s’ouvrira, je rentrerai [29].

Elle parle encore de Michael Richardson, ils avaient enfin compris, ils cherchaient à sortir du bal, se trompant, se dirigeant vers des portes imaginaires [30].

Tatiana, petit à petit, pénètre, enfonce les portes [31].

Nous sommes sortis par la porte qui donne sur la plage [32].

Le terme dominant pour la description du lieu est alors celui de l’égalité, plage ou champ de seigle proposent leur même monotonie, et les noms propres deviennent interchangeables.

Il semble donc que la construction anaphorique du texte, qui permet de suivre la progression thématique, qu’elle porte sur les tiroirs verbaux, sur les pronoms de personne, sur les reprises lexicales, construise patiemment le même type d’effet : la cohésion textuelle, qui sert en principe à inférer une cohérence sémantique, aboutit ici au plus grand désarroi du lecteur. Le voici obligé de refuser le protocole proposé, ou de renégocier ses propres attentes. Le texte récuse donc la mémoire intertextuelle, sur laquelle le lecteur construisait ses attentes ; mais récuse aussi le fonctionnement mémoriel lui- même, fondé sur des catégories contestées de façon virulente. Cette contestation rejoint d’ailleurs la tonalité satirique de certains passages du texte, et sa visée politique. Cependant, force est de constater que la solution esquissée par l’abolition de la distinction que constitue le primat du signe renvoie à un univers de type fusionnel et participatif dans lequel le moi se dissout aussi sûrement que les frontières génériques chez Duras. On constate alors que si Duras récuse certains schémas romantiques, elle en adopte pourtant le noyau dur : aspiration nostalgique à une forme idéale qui, dans son caractère inaccessible, ne suscite que douleur, vide le référent de toute substance, et renvoie à la mort.


1

Dictionnaire d’analyse du discours, P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Paris, Seuil, 2002, p. 99.

2

M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein [1964], Paris, Gallimard (Folio), 1981, p. 23.

3

Ibid., p. 41.

4

Ibid. p. 23.

5

Ibid., p. 112 (ce propos est à mettre au compte de Jacques Hold).

6

Ibid., p. 112-113.

7

Ibid., p. 41.

8

Ibid., p. 182.

9

Ibid., p. 40.

10

Ibid., p. 28.

11

Ibid., p. 155.

12

Ibid., p. 33.

13

Ibid., p. 109.

14

Ibid., p. 48.

15

Ibid., p. 86.

16

Ibid., p. 74.

17

Ibid., p. 109.

18

Ibid., p. 113.

19

Sur ce point, voir l’article de Jacques Moeschler, «Aspects pragmatiques de la référence temporelle : indétermination, ordre temporel et inférence», Langages, 112, décembre 1993, Temps, référence et inférence, J. Moeschler (éd.), p. 39-54.

20

Ibid., p. 14.

21

Ibid., p. 14 pour la première citation, p. 39 pour les deux suivantes.

22

Ibid., p. 188 (c’est nous qui soulignons «plus»).

23

Ibid., p. 183.

24

Ibid., p. 106.

25

Ibid., p. 74.

26

Ibid., p. 14.

27

Ibid., p. 22.

28

Ibid., p. 71.

29

Ibid., p. 104.

30

Ibid. p. 106.

31

Ibid., p. 133.

32

Ibid. p. 182.