Dossier : Formes du poétique


Chateaubriand et les moyens épiques de la poésie en prose

Luc Bonenfant

Université du Québec à Montréal

bonenfant.luc@uqam.ca

Résumé : Il s’agit ici de réfléchir au rapport poésie/récit, qui opère dans toute la prose chateaubriandienne, à partir de l’exemple des chansons d’Atala. Parce que ces chansons sont à l’origine de la forme du poème en prose telle qu’Aloysius Bertrand la formulera ensuite, l’hypothèse du texte est la suivante : la construction des chansons indiennes reste redevable à une esthétique de la longueur (épique) qui fonde en définitive la narrativité du genre poétique en prose moderne. S’appuyant sur les propositions de Bakhtine, il est en effet possible de remarquer que la « forme compositionnelle » de ces chansons relève de sous-genres épiques alors que leur forme architectonique se fonde sur l’idée originelle de l’epos. Le « poétique », dans Atala, semble reposer sur une conception épique de la littérature que les poètes reproduiront souvent ensuite, dans la forme du poème en prose proprement dite, mais aussi celle du verset.

Abstract : Taking Atala’s songs as a case study, this text examines the relationship between poetry and « récit », which operates in all of Chateaubriand’s prose. Since these songs seem to be at the origin of the form of the prose poem such as Aloysius Bertrand will formulate it, the assumption of the text is as follows : the construction of the « chansons indiennes » remains indebted to an aesthetics of length (epic length) which ultimately feeds into the narrativity of the prose poem. Using Bakhtin’s theoretical frame, one can notice that the « compositional form » of these songs relates to that of epic sub-genres whereas their « architectonic form » is based on the original idea of epos. The « poetic », in Atala, seems to rest on an epic assumption which poets will reproduce often, either in the form of the prose poem itself, or that of verse.

« Le poème en prose, écrivait Pierre Moreau, est devenu la forme naturelle, nécessaire, de Chateaubriand : ses Mémoires eux-mêmes subiront cette même transposition du mode narratif au mode poétique, d’où sont sortis Les Natchez et Les Martyrs » [1]. On a, depuis, souvent écrit que Chateaubriand compose « par pages », s’autorisant ainsi à isoler dans sa prose des extraits qu’on qualifie ensuite de poèmes en prose à cause, notamment, de leurs qualités rythmiques. La mise au point récente de Marie Blain-Pinel sur cette question est essentielle : « il ne saurait être question de poème en prose à propos d’une page inscrite dans un flux narratif, ce qui est évidemment le cas des Mémoires d’Outre-Tombe » [2], écrit-elle, pour ensuite réfléchir au « statut spécifique de ces pages dans l’écriture de Chateaubriand » [3]. Souvent évoqués, l’« Invocation à Cynthie » et le « Printemps en Bretagne » ne sont pourtant qu’apparemment indépendants du reste du texte des Mémoires : « la prose poétique chateaubriandienne se démarque du flux narratif sans pour autant s’en isoler, de telle sorte qu’elle tend à réaliser […] une fusion de la prose dans l’élan poétique [4]. » Pour autant qu’il semble contradictoire, ce mouvement synchronique de démarcation et de fusion qui opère au cœur de la prose chateaubriandienne joue d’un retour d’échanges stylistique et rythmique qui brouillent au premier chef l’existence de cette soi-disant accréditée frontière entre le poétique et le romanesque, sur laquelle Mallarmé avait fondé sa conception du « poétique » :

Crise de vers a ainsi cristallisé un ensemble de préoccupations convergentes qui travaillaient la poésie française depuis les années 1820 : la distribution des genres, la longueur du poème, la nature du lyrisme, la possibilité d’une épopée, la mimésis et le rapport à la réalité, le « message » philosophique, religieux ou politique, la pensée en poésie [5].

Ces enjeux que le texte de Mallarmé cristallise bel et bien, les « chansons indiennes » contenues dans Atala les soulèvent déjà, peut-être pour la première fois en France, montrant que Chateaubriand a réfléchi à ces problèmes qui infléchissent aujourd’hui la poésie contemporaine. Ce sont donc elles qui me retiendront ici, surtout qu’elles « annoncent déjà la composition et le rythme du poème en prose tel qu’Aloysius Bertrand le formulera » [6].

Cette composition à laquelle fait référence Suzanne Bernard touche la question de la clôture des textes, à propos de laquelle la critique reste ferme : la condition essentielle du poème comme forme reste sa clausule. Paradoxalement, les « chansons indiennes » de Chateaubriand sont pourtant bien littéralement intégrées dans un corps narratif plus vaste : celui d’Atala, plus épique que romanesque si ce n’est que parce que « le destin du héros […] a la sévère grandeur de ces légendes et de ces mythes qui constituent le trésor imaginaire de l’humanité » [7]. La construction de ces chansons renfermerait donc ceci de particulier qu’elle met en jeu une antinomie fondamentale entre la « nécessaire » clôture du poème et sa participation au développement du récit chateaubriandien. Partant, je fais l’hypothèse suivante : la construction des chansons indiennes reste redevable à une esthétique de la longueur (épique) qui fonde en définitive la narrativité du genre poétique en prose moderne [8].

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Chateaubriand avait initialement prévu qu’Atala serait un épisode des Natchez, texte qui n’existe plus depuis 1826 sinon dans une forme fantôme connue des seuls spécialistes : « Les Natchez, tels qu’on les lit habituellement, ne sont que les ruines d’un texte autrefois mutilé et qui n’a à offrir que ses manques et ses apories » [9], écrit Philippe Moisan. Rapidement, Atala est transféré dans le Génie du christianisme, autre texte d’ampleur épique, où il doit servir d’illustration aux « Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain ». C’est en 1826 que l’affaire semble réglée, avec la parution des Œuvres complètes où figurent désormais côte à côte Atala, René et Le dernier des abencerages sous le titre commun de « Romans ». Parler de « roman » à propos d’Atala reste néanmoins problématique, et Chateaubriand lui-même a longtemps hésité à qualifier son texte [10]. L’appellation « nouvelle » attribuée à l’Abencerage déteindra ultimement sur Atala et René qui sont, depuis, le plus souvent considérés comme des récits brefs. Ces déplacements d’Atala « dans des contextes éditoriaux distincts » [11] ont des implications diverses ; l’un des enjeux de ces variantes étant bien sûr celui de l’identité générique du texte.

Depuis Les Natchez qui disparaissent rapidement, le texte dit sa difficulté à fixer son identité générique comme s’il cherchait invariablement à clamer l’indétermination qui, sur le plan formel, fondera son caractère romantique. Et parce que l’histoire éditoriale d’Atala montre que le récit de Chactas n’a de cesse de s’extirper du contexte éditorial où il se trouve pour en gagner un autre, il convient de remarquer que c’est d’abord sur les ruines d’un texte premier qu’Atala s’inscrit. L’existence du texte repose sur des vestiges : ceux, épiques, du cycle des Natchez, qu’Atala reconduira bien évidemment peu importe le contexte où il se trouve. Pierre Barbéris écrivait, il y a une trentaine d’années, que

Chateaubriand s’avise en effet, dans une situation politique et idéologique nouvelle, d’une possibilité inattendue : transformer son roman en poème (c’est-à-dire en épopée) en prose et le faire ainsi plaider, non par la proclamation de principes abstraits mais par la pratique et l’exemple, pour un merveilleux chrétien [12].

D’un point de vue générique, on peut ajouter que Chateaubriand s’autorise d’une liberté plus grande encore en intégrant les ruines épiques des Natchez dans le texte même des chansons d’Atala, lesquelles confirment en retour le caractère profondément épique du récit de Chactas.

« L’Amérique, pour [Chateaubriand], va de pair avec l’homérique. Le nouvel aède fait une épopée indienne, et le rapprochement s’impose d’autant plus que Chactas, narrateur principal dans Atala, est aveugle, comme Homère selon la tradition » [13]. Cette observation de Pierre Brunel se vérifie sur plusieurs plans : simplicité structurelle accompagnée d’épisodes digressifs, présence des Dieux et de leurs interventions sont, pour ne nommer que ceux-là, des éléments qui font qu’Atala recouvre bel et bien la tradition homérique (même si, chez Chateaubriand, les interventions divines se font bien évidemment sur le plan spirituel et non pas physiquement). Chez Homère comme dans Atala, il s’agit en somme de « multiplier le merveilleux, et conserver à l’acte humain son poids charnel, sa tension dramatique : la gageure se tient grâce à la triade « destin, dieux, hommes » où une liberté limitée jaillit aux interstices, aux jointures des chaînes causales superposées » [14]. Mais Atala se rapproche aussi de la tradition homérique sur le plan générique. J’entends ici « générique » au sens de composition formelle et modale, ou plutôt, suivant Bakhtine, comme un condensé des formes compositionnelle et architectonique de l’œuvre [15].

Formes compositionnelles épiques des chansons

Pour Bakhtine, la forme compositionnelle, qui touche le matériau de l’œuvre, équivaut à sa construction extérieure. La première des deux chansons indiennes d’Atala se termine sur une répétition qui favorise à première vue une lecture tabulaire, donc poétique, du texte qu’elle referme sur lui‑même :

Je devancerai les pas du jour sur le sommet des montagnes, pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt. […]
Ah ! laissez-moi devancer les pas du jour sur le sommet des montagnes, pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt [16] !

Le rythme de la seconde chanson se fonde quant à lui sur la répétition d’un refrain, « Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger, et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères ! » [17], qui, rappelant le principe circulaire des structures versifiées, en fonde la poéticité dans la mesure où sa redondance appelle aussi l’idée « poétique » d’une clôture du texte. La critique associe généralement ces procédés formels d’itération à ceux de la ballade, que les auteurs romantiques auraient transposée dans le domaine de la prose afin d’assurer la poéticité de leurs textes devant leurs contemporains. Je prolongerais l’idée en remarquant que la ballade romantique est un récit de type épique qui trouve son origine dans la chanson de geste. Or par-delà les nombreuses formes qu’il a connues au cours des siècles, le genre épique est toujours organisé de manière telle que son « rythme [y] commande les formules » [18] puisque la langue s’y trouve à l’origine dépendante de la mesure hexamétrique. Le mode épique et les genres qui en découlent laissent toujours percer un rythme résultant des structures versifiées où il s’inscrit, que celles-ci soit l’épopée à proprement parler, ou un des genres poétiques, comme la ballade.

Écrites en prose, les deux chansons d’Atala transposeraient donc, par le recours intertextuel à la ballade, un système formel qui est en définitive celui de l’épique. On peut ainsi penser que Chateaubriand y aurait repris l’idée de commande rythmique de l’hexamètre dans un principe – prosaïque cette fois – d’« unité cyclique » [19] qui fonde en définitive le rapport compositionnel des chansons à la tradition homérique dont parle Pierre Brunel. Ce n’est pas dire que ces chansons sont des épopées : plutôt, leur rythme relève d’une forme compositionnelle privilégiée par la tradition modale de l’épique. Cette composition, bien sûr, n’est pas suffisante pour considérer la part épique des chansons d’Atala dont le lien à la tradition homérique passe aussi par ce que Bakhtine appelle la « forme architectonique », laquelle engendre selon lui l’individualité esthétique de l’œuvre littéraire : « les formes architectoniques sont les formes que prennent les valeurs morales et physiques de l’homme esthétique, les formes de la nature perçues comme son environnement […]. Ce sont les formes de la vie esthétique dans sa singularité » [20]. Ne dépendant pas d’un agencement scriptural ou formel particulier, la forme architectonique se profile sur un plan plus proprement philosophique et esthétique pour conférer à l’œuvre sa singularité ; elle est sa manière d’être et d’exister comme œuvre [21].

Architectoniques épiques des chansons

C’est toutefois à une conception première de l’architectonique épique que les chansons indiennes semblent nous ramener, c’est-à-dire à un moment historique où la parole elle-même s’est trouvée mise en jeu dans le récit épique. De fait, l’épopée, comme forme, repose dès son origine sur la mise en place d’« une parole primordiale (épos), proférée par les poètes primitifs » [22]. Cette profération de la parole constitue toujours, dans le récit épique, une mise en acte. Prenant en exemple l’Iliade, Pierre Brunel montre qu’elle « forme couple » avec l’acte du récit épique, « elle est la parole efficace, la parole qui est déjà action ou en acte, et qui est même, dans le second cas, une action guerrière » [23]. La consistance de l’épos dépasse celle de la parole unique ; en tant qu’elle est parole agissante, l’épos n’est pas retournée vers son énonciateur : « au cours de la narrativisation [de la parole] s’organise le chronotope épique : union du temps mythologique national, d’une historicité naissante, et d’un espace « signé » par le passé […] absolument coupé des incertitudes du présent » [24].

Pour le dire autrement, l’épos est une parole essentielle et agissante, formulée par un poète primitif [25], qui renvoie à un temps qui lui est externe. Pour simplificatrice qu’elle puisse paraître, la formulation permet rapidement de voir en quoi les chansons du récit chateaubriandien s’y apparentent. D’abord, ces chansons se font proprement voix, parole : quand il les introduit, Chactas insiste sur le caractère vocal de la profération [26]. Aussi, les deux « chanteurs », le guerrier et Atala, sont bel et bien des êtres primitifs : chrétienne, Atala n’a par exemple pas connu la culture européenne. Elle reste un être de nature à partir de qui Chateaubriand peut illustrer son propos.

On devine ensuite le caractère essentiel de l’épos chansonnier d’Atala quand on se rend compte que Chactas annonce ailleurs dans son récit une troisième chanson dont il ne donne finalement pas le texte : « Simaghan me dit : « Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi ; tu seras brûlé au grand village ». Je repartis : « Voilà qui va bien » ; et j’entonnai ma chanson de mort » [27]. Chactas poursuit toutefois son récit sans l’interrompre par le texte de sa chanson de mort. L’absence du texte chansonnier dans cet épisode me semble indiquer au premier chef le caractère essentiel de l’épos des deux autres chansons : on soupçonnera bien simplement que Chactas donne le texte des deux autres chansons parce qu’il les juge nécessaires à la continuation de son récit.

Cette nécessité des deux chansons fonde par ailleurs leur action : les paroles chansonnières sont agissantes en ce qu’elles offrent dans les deux cas une exégèse du récit offert par Chactas : « sous diverses formes, se répète la même histoire d’une passion funeste, à laquelle les personnages restent fidèlement attachés [28] ». Les chansons, en tant qu’elles sont des mises en abyme du récit livré par Chactas, agissent pleinement sur le texte dans lequel elles s’inscrivent. Cela dit, la chanson d’Atala n’est pas une simple reprise à la première personne des doléances dont a déjà rendu compte Chactas dans son récit, bien qu’elle confirme, en le reformulant, le trouble de la jeune femme exilée ; la chanson dit finalement le trouble de tous les exilés de la Terre. Cette union de la situation présente et particulière d’Atala à celle, plus vaste, de la situation fantasmée de tout exilé lui confère son caractère épique.

En effet, en tant qu’il est une parole jugée essentielle, l’épos a entretenu de tout temps un rapport privilégié avec le lyrisme. C’est ainsi que « les discours les plus simples – relation émotionnelle d’un événement, éloge, action de grâce, invocation, déploration… –, dès qu’ils se développent, se ‘narrativisent’, par une évidente logique interne, sur le modèle du récit mythique, pour répondre à une demande de l’auditoire » [29]. À rebours, je dirai que le lyrisme devient, lui, épique, du moment où il cesse d’être seulement vrai pour aussi devenir juste. Si tant est que « le sujet lyrique se détermine […] dans la relation qu’entretient sa propre voix avec celle d’une communauté humaine » [30], l’authenticité d’origine doit se transformer à travers l’adresse parce que l’auditeur ne possède pas de rapport immédiat avec l’événement relaté. La résonance lyrique créée par l’adresse proviendra donc de sa conformité à une expérience différente, cette fois vécue par l’auditeur, qui trouvera justes les propos d’abord authentiques de la voix lyrique. En relatant la chanson d’Atala, Chactas confirme la véracité de la situation qu’il narre. Dans un premier temps authentique, la chanson sera toutefois perçue comme juste, et donc épique parce qu’universelle, du moment où son auditeur peut la recevoir comme telle [31]. Partant d’une conception jakobsonienne de la poésie, Daniel Madelénat écrit que

la parole épique, forgée dans la récitation orale, se distingue donc par des traits spécifiques, qui révèlent une tension entre sa fonction référentielle – évocation verbale d’événements – et sa fonction poétique, « autotélique », qui valorise le signifiant : le texte doit être à la fois transparent – son axe syntagmatique construit une histoire –, et remarquable par des récurrences paradigmatiques [32].

Quand Chactas annonce une chanson de mort dont il ne donne pas le texte, il referme donc inévitablement celle-ci sur le moment précis à laquelle elle est attachée. L’absence de texte laisse toute la place à l’annonce de la mort. Au contraire de cela, la présence du texte de la chanson d’Atala ouvre celle-ci à une autre dimension temporelle, universelle en ce qu’elle laisse sourdre un hors-temps paradigmatique : celui, historique et suspendu, des exilés en général. L’épos chansonnier d’Atala fonctionne en effet précisément dans l’universalisation métadiégétique qu’il opère d’une situation particulière : son récit de connaissance de soi se transforme en un récit de connaissance des hommes, montrant bien que « s’extérioriser en un espace, c’est se structurer soi-même » [33]. Il en va de même de la chanson du guerrier qui, dès le moment où elle est énoncée, n’appartient plus au guerrier, mais à tout amoureux dans l’attente d’une réponse.

En reprenant de la sorte un récit tout juste énoncé par Chactas, les chansons indiennes établissent une tension certaine entre la temporalité de la narration épique et celle de la poésie. Dans un article stimulant, Laurent Jenny faisait remarquer que « ce qui fait l’originalité de la temporalité poétique, c’est qu’elle est exclusivement enchaînée à l’énonciateur, sans jeu avec un temps référentiel, hors-texte » [34]. Synchronique, la temporalité poétique ne connaîtrait pas la progression historique des genres du récit. Or, dans Atala, la temporalité du récit de la chanson du guerrier n’est pas entièrement compréhensible sans le contexte romanesque qui lui est externe. Bien que lisible pour elle-même – il serait possible d’inclure cette chanson dans une anthologie poétique sans pour autant la défigurer – la chanson expose son rattachement sémantique intrinsèque au récit plus vaste dans lequel elle s’inscrit. Or il me semble bien que cette amarre sémantique de la chanson en fonde la généricité particulière. En reprenant des éléments de sens au corps épique auquel elle est intégrée, la chanson en intégrerait aussi des éléments génériques, c’est-à-dire des manières de se constituer temporellement et formellement dans l’énonciation épique d’Atala. Nous assistons donc ici à un paradoxe : Atala, le texte de Chateaubriand, reste lisible sans le texte des chansons alors que les chansons peuvent être lues indépendamment du récit. Dans le même temps, l’intégration de ces chansons permet que le récit acquiert une authenticité lyrique certaine alors même que ces chansons, en reprenant un épisode narré pour le confirmer, se constituent en référence à des codes génériques qui semblent à première vue externes à la poésie, voire contraires à l’autotélisme poétique.

L’énonciation des paroles d’une chanson dans le récit chateaubriandien n’est donc pas une stratégie neutre : en tant qu’elles constituent deux commentaires métadiégétiques du récit livré par Chactas, ces chansons forment un continuum narratif de type épique. « Voix vive [s], parole [s] efficace [s], liée [s] à l’action » [35], les chansons d’Atala seraient des récits épiques au sens étymologique du terme. Leur distinction générique, qui provient de leur épos, fonde leur construction compositionnelle et architectonique.

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Cette « existence spectrale » [36] de l’épique dans le récit chateaubriandien repose vraisemblablement sur l’idée selon laquelle le « poète » est un être chargé de raconter une histoire « où résonn [ent] toutes les voix qu’emprunte l’homme » [37]. Emporté par l’idéal romantique alors naissant d’« unité », Chateaubriand compte certainement rendre au mot « poète » son sens premier, sa signification globale : il faut le dire malgré l’évidence, le « poète » n’est pas pour lui l’équivalent d’un versificateur. Pour conclure, je souhaiterais suivre Borges, pour qui l’épopée ne peut exister qu’en Amérique :

D’une certaine manière, les gens ont faim et soif de l’épopée. J’ai la conviction que l’épopée est un besoin pour les hommes. […] Je voudrais me garder de prophétiser – c’est toujours dangereux de le faire même si, avec le temps, les prophéties peuvent finir par s’accomplir – mais j’ai le sentiment que si de nouveau la narration d’une histoire et le chant du poème réussissaient à opérer leur fusion, ce serait d’une très grande portée. Peut-être cela se produira-t-il en Amérique – car l’Amérique a le sens éthique, le sens du bien et du mal [38].

Ce sens éthique du bien et du mal se trouve au cœur même du récit d’Atala [39]. Se trouvant face à un monde qui s’écroule, Chateaubriand se réfugie vers une Amérique où il peut retrouver l’unité perdue, où il peut à nouveau chanter globalement à la manière du poète antique, pour qui « la narration d’une histoire était une de [s] tâches essentielles […puisque] l’on ne considérait pas comme deux réalités distinctes la narration de l’histoire et la création du poème » [40]. Par ce recours thématique et géographique à l’Amérique, Chateaubriand semble indiquer qu’il a saisi que le potentiel éthique du Nouveau Monde fonde dans les faits la potentialité esthétique de la nouvelle littérature. Autrement dit, le paysage américain qui s’offre à lui ouvre des voies esthétiques inédites qu’il choisit d’investir génériquement dans l’illustration qu’il offre des « beautés poétiques et morales de la religion chrétienne » [41] dont il parle dans la préface de 1801. Cette préoccupation morale résulte en définitive dans une forme architectonique qui engendre le lien à la tradition homérique dans laquelle les chansons du récit d’Atala s’inscrivent aussi sur le plan de leur forme compositionnelle.

Le « poétique », dans Atala, semble reposer sur une conception épique de la littérature qui pourra désormais s’extirper du seul domaine de la versification afin de rejoindre celui jusqu’alors négligé d’une prose unificatrice où se trouvent transposés des principes de structuration et de narration qui ne sont finalement pas irréconciliables puisqu’ils participent d’une conception primordiale de l’acte littéraire dont il faut voir qu’elle n’est pas que structurelle (ou compositionnelle) puisqu’elle repose peut-être au premier chef sur la forme architectonique de l’œuvre chateaubriandienne, laquelle assure en retour la possibilité d’une importation de procédés formels (notamment l’itération), que les poètes en prose reproduiront jusqu’à aujourd’hui.

La naissance du genre poétique en prose, en France, se serait ainsi notamment faite à partir d’une extraction épique qui permet de relire la plus grande part de la poésie en prose française ; celle des romantiques d’abord, dont Bertrand, mais aussi celles, plus tardives, d’un Baudelaire, d’un Lautréamont ou d’un Huysmans, montrant bien que « le narratif de l’épique est mis au service d’une interrogation d’ordre ontologique et métaphysique » [42] dans le poème en prose.

S’il est vrai que « la poésie épique ne s’est jamais absentée » [43] de la poésie moderne, je remarque que la poésie épique versifiée diffère de la poésie en prose du point de vue du rapport fondamental que ces deux formes entretiennent à l’égard de l’épique. La poésie en vers, quand elle se fait épique, « doit avoir de vastes dimensions » [44]. Le poème épique versifié du dix-neuvième siècle, par exemple, est presque obligatoirement un poème long ; comme en témoigne au premier chef la poésie hugolienne, son souffle et son rythme sont ceux des genres nobles. Sans chercher à réduire l’épicité du poème versifié à sa stricte construction formelle et rhétorique, je remarque que le recours épique du poème en prose du XIXe siècle serait, lui, plus essentiel en ce qu’il concerne une manière d’envisager le dire poétique et littéraire dans sa globalité. Et peut-être est-ce surtout le verset qui poursuit ce recours au XXe siècle…

De fait, « il est incontestable que Saint-John Perse, par bien des aspects, est fidèle à une conception mallarméenne de la poésie […] ce qui ne l’empêche pas de pratiquer le poème discursif et narratif » [45]. Le récit du poème persien est au moins épique sur le plan formel, par la conception récitative qu’il engage de la narration. Mais n’apparaît-il pas aussi épique sur le plan architectonique dans la mesure où le verset relève d’une conception du dire poétique qui rejoint celle de l’épos ? Chez Péguy, le verset montre par exemple une absence patente de verbes en donnant la préférence aux substantifs. Monique Parent attribue cette caractéristique stylistique au fait que « Péguy s’intéresse moins à l’activité accidentelle des êtres, qu’à leur nature. […] il aime à contempler l’essence des choses et des êtres » [46]. Atemporel, le verset de Péguy ne rappelle-t-il pas le principe, formulé par Atala, d’une parole poétique pleine et englobante ? Car le verset, ce « vers à disposition de prose » comme l’appelle Jacques Roubaud, ne reconduit-il pas la volonté totalisante de l’épos qui informe la naissance du poème en prose ? En tant qu’il est une unité sémantique forte fondée sur un procès d’échange générique entre le vers et la prose, il semble répondre depuis la modernité à la volonté romantique chateaubriandienne de produire à partir de la prose une parole pleine, comme l’avaient fait déjà les poètes épiques.


1

Pierre Moreau, « La Tradition française du poème en prose avant Baudelaire », Archives des lettres modernes (19/20), 1959, p. 23.

2

Marie Blain-Pinel, « Réflexion autour des “poèmes en prose” dans les Mémoires d’Outre-Tombe », in Chateaubriand. La fabrique du texte, Christine Montalbetti (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 59.

3

Ibid., p. 60.

4

Ibid., p. 70. Je souligne.

5

Dominique Combe, « Retour du récit, retour au récit (et à Poésie et récit) ? », Degrés, no 111, 2002, p. b8.

6

Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 38.

7

Pierre Glaudes, Atala, le désir cannibale, Paris, PUF, 1994, p. 120.

8

Suivant Dominique Combe (« Retour du récit, retour au récit… », p. b10), je précise qu’il « faut distinguer clairement le récit comme tel, c’est-à-dire l’énonciation narrative qui répond à des critères linguistiques établis par Jean-Michel Adam, du narratif (ou de la narrativité), qui me paraît relever de la signification thématique, et que Genette nomme l’histoire, non sans ambiguïtés ».

9

Philippe Moisan, Les Natchez de Chateaubriand : l’utopie, l’abîme et le feu, Paris, Champion, 1999, p. 10-11. Certes, Les Natchez sont d’une certaine manière déjà plus romanesques qu’épiques dans la mesure « où un dénouement catastrophique emporte les héros positifs [ce qui est] une concession de l’héroïque au romanesque » (Daniel Madelénat, L’Épopée, Paris, PUF, 1986, p. 233).

10

« Le discours préfacier, chez Chateaubriand, est hanté par la question générique. On connaît les différents termes pour caractériser Atala (“anecdote”, “petite histoire”, “fragment”, “partie”, “épisode”, “tableau”, texte qui combine “peinture de mœurs”, “drame et narration”, c’est-à-dire encore “intérêt dramatique”, “peinture des mœurs” et “description de paysages”, avec une fonction démonstrative des “avantages de la vie sociale sur la vie sauvage”, “anecdote indienne”) ; on sait comment les Natchez ont hésité entre “roman” et “épopée”, “poème” puis “roman” dans la présentation finale caractérisée dans sa préface, qui associe “critique”, “éloge” et “plaidoyer”. Les aventures du dernier Abencerage seront qualifiées de “nouvelle”, contaminant alors Atala et René. » (Christine Montalbetti, « Écritures de l’Amérique : les aventures de la matière américaine : identité, variante et variation », dans Enfance et voyages de Chateaubriand. Armorique, Amérique, Jean Balcou (éd.), Paris, Champion, 2001, p. 70).

11

Ibid., p. 62.

12

Pierre Barbéris, Chateaubriand. Une réaction au monde moderne, Paris, Larousse, 1976, p. 55-56.

13

Pierre Brunel, Le Chemin de mon âme. Roman et récit au XIXe siècle, de Chateaubriand à Proust, Paris, Klincksieck, 2004, p. 29.

14

Daniel Madelénat, L’Épopée…, p. 154.

15

Mikhaïl Bakhtine, « Le problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire », Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p. 35-36.

16

Chateaubriand, Atala. René. Le dernier abencerage, Pierre Moreau (éd.), Paris, Gallimard (Folio), 1971, p. 59.

17

Ibid., p. 76-77.

18

Daniel Madelénat, L’Épopée…, p. 151.

19

Suzanne Bernard, Le Poème en prose…, p. 38. Bernard souligne.

20

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie…, p. 35-36.

21

Le tragique et le comique (deux exemples donnés par Bakhtine) sont des formes architectoniques puisqu’ils existent pour donner à l’œuvre sa saveur particulière, peu importe son aspect formel (le vers peut être comique ou tragique, ainsi de la forme théâtrale).

22

Daniel Madelénat, L’Épopée…, p. 17. « L’épique s’appréhende d’abord comme une parole : l’auditeur ou le lecteur perçoivent immédiatement certaines caractéristiques du texte, choix singuliers dans l’arsenal rhétorique, écarts par rapport à une norme, “stimuli” qui déclenchent chez eux une réceptivité adéquate à l’effet héroïque […] » (Ibid, p. 23).

23

Pierre Brunel, Mythopoétique des genres, Paris, PUF, 2003, p. 130.

24

Daniel Madelénat, L’Épopée…, p. 108-109.

25

Puisque la parole épique précède la codification des formes de l’épopée.

26

« Le guerrier, en se glissant dans les ombres, chantait à demi-voix ces paroles […] » et « […] tout à coup la fille de l’exil fit éclater dans les airs une voix pleine d’émotion et de mélancolie […] » (Chateaubriand, Atala…, p. 59 et 76).

27

Ibid, p. 50.

28

Pierre Glaudes, Atala…, p. 24.

29

Daniel Madelénat, L’Épopée…., p. 106-107.

30

Joëlle de Sermet, « L’adresse lyrique », dans Figures du sujet lyrique, Dominique Rabaté (éd.), Paris, PUF, 1996, p. 86.

31

Ajoutons que Chactas s’adresse dans les faits à René, c’est-à-dire à un représentant de la culture (occidentale) d’où provient l’épique.

32

Daniel Madelénat, L’épopée… p. 38.

33

Didier Alexandre, « Qui raconte dans le poème ? Narrativité poétique et identité narrative », Degrés, n° 111, 2002, p. e2.

34

Laurent Jenny, « Le poétique et le narratif », Poétique, 28, 1976, p. 448.

35

Daniel Madelénat, L’Épopée…, p. 19.

36

Jean-Louis Backès, Le Poème narratif dans l’Europe romantique, Paris, PUF, 2003, p. 35.

37

Jorge Luis Borges, « La narration d’une histoire », L’Art de la poésie, Paris, Gallimard, 2002, p. 44.

38

Ibid., p. 53.

39

Les Natchez « sont en quelque sorte le point de friction entre deux poétiques : d’une part une poétique de l’utopie ; et d’autre part, une poétique de la crise » écrit Philippe Moisan (Les Natchez de Chateaubriand…, p. 9).

40

Jorge Luis Borges, L’Art de la poésie…, p. 51.

41

Chateaubriand, « Préface à la première édition », dans Atala…, p. 258.

42

Didier Alexandre, « Qui raconte dans le poème ?… », p. e2.

43

Ibid.

44

Jean-Louis Backès, Le Poème narratif…, p. 18.

45

Dominique Combe, « Retour du récit, retour au récit… », p. b5-b6.

46

Monique Parent, Saint-John Perse et quelques devanciers, Paris, Klincksieck, 1960, p. 93.